Apologie d’un arbre ou l’extrospection d’un ascète oisif

Écrits retrouvé dans les ruines d’une habitation troglodyte isolée, proche de la ville de Ad-Pyrra, dans la Chaîne de Ryou


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, ce sont les ramures invisibles qui, dans une recherche éternelle de bienfaits nutritifs, vont parcourir les terres les plus éloignées, s’enfoncer dans les sables les plus profonds, faire le tour de rochers incontournables dans le seul but d’obtenir l’ambroisie qui, bien qu’inutile à son propre intérêt, est essentielle à un organe supérieur, à une destinée plus grande, à une volonté plus mystique.

Elles n’ont que faire de cette vie grouillante dont la glaise est la nation. Elles ignorent que c’est cette vie, ainsi que la mort de cette vie, qui lui offre son nectar. Elles l’ignorent et les ignorent.

Une fois installées, il est impossible de les faire partir. Elles ancrent leur destin pour l’éternité, jusqu’à ce qu’elles s’effritent de l’intérieur, ce qui est la fin de leur éternité. Mais même au-delà de cet infini, une partie d’elle subsistera, à jamais enracinée, témoin d’une gloire passée, mais n’étant désormais plus que le cadavre d’un destin éculé et qui n’a plus l’utilité que de, dans une ironie qui constitue l’essence de notre monde, nourrir d’autres ramures souterraines.

En attendant ce sort funeste, elles progressent, avancent, s’enfoncent, percent, soulèvent, contournent, entourent, s’ancrent et se figent comme une fondation inamovible. Leur destin est pluriel, mais simple. Elles progressent, avance et s’enfoncent sans réfléchir. Elles percent, soulèvent et contournent sans se rendre compte des obstacles. Elles entourent, s’ancrent et se figent, car tout repose sur elles.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est le socle majestueux dressé vers le ciel, qui émerge des tréfonds pour octroyer la vie à son être sibyllin, qui est un phare dressé s’offrant à la faune, la flore et à sa propre existence, qui serait d’une laideur monstre s’il était livré à lui-même, mais qui est en réalité le canevas d’une beauté aussi complexe que complète, car il n’existe pas deux troncs qui offrent aux yeux la même peinture.

Mais il n’y a pas que cette esquisse métaphorique qui s’épanche sur sa peau écorchée, il est aussi l’échafaudage d’une vie qui se décrit à de nombreuses échelles. La plus petite d’entre elles se cachent sous sa peau, peinant à se prémunir des instincts de chasse de plus gros, dont les attributs sont spécialement fuselés pour percer celle-ci. Les plus imposants et plus agiles s’en servent à loisir d’abri, de garde-manger ou d’aqueduc. Les derniers, enfin, ont la patience des basidiomycètes et parasitent l’écorce dans un effort de survie.

C’est un pilier de la vie bien au-delà de son corps, car avec ces confrères ils soutiennent l’ombrageuse canopée qui offre un refuge aux être qui fuient les yeux célestes ou les rayons de feu. En famille, ils offrent un labyrinthe aux proie qui courent et aux prédateurs qui guettent. Ils sont le soubassement de la Vie

Le socle est généreux, car dans son immobilité séculaire, il permet à tant d’autres de se mouvoir et de vivre. Cette générosité s’étend bien au-delà de la mort, car lorsque la sécheresse et la pourriture auront pris la place de sa sérénité, la vie n’en sera que plus importante, grouillante et rampante.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est l’expansion fractale d’appendices qui explosent en milliers de mains sinoples. Partant du tronc, les nœuds mènent à d’autres nœuds qui mènent à d’autres nœuds dans une répétition exponentielle qui mène à une asymptote aussi dense que la surface d’une sphère pleine.

Cette infinité est porteuse d’ares cent fois plus conséquente que le sol sur lequel son pilier est posé, car la complexité est synonyme d’optimalité. Une optimalité dont la fonction première est de capter le nectar doré qui s’écoule de l’astre chaud, ainsi les innombrables mains sont tournées vers le ciel, suppliant pour avoir l’énergie d’accomplir le cycle de vie de cet atome forestier.

Le sang de jade affleure à cet endroit, s’abreuvant de la chaleur solaire avant de replonger dans le tube de copeaux. La sensibilité de l’être est la plus forte à l’extrémité de ses membres, car les ramures ne sont que le proxy entre la nutritive terre et les frondaisons lumineusement perméables.

Mais c’est lorsque le vent les caresse qu’elles révèlent leur plus beau secret : une harmonie mélodieuse, subtile et complexe, qui se superpose au chant aphrodisiaque des passereaux qui s’en servent comme promontoire. Ainsi, la vie prend tout son sens dans le creux de l’oreille des animaux et des observateurs qui ont l’intelligence de rester silencieux. Et lorsqu’elle se détache enfin, la petite pelure végétale n’émet dans son dernier souffle que le bruissement ponctuel de sa courbure qui se pose sur le tapis auburn formé des millions de ses congénères tombées avant elle.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est l’apparition miraculeuse d’un grain de vie, qui s’extrude de l’armature rigide qui en est la matrice et expose sa tendre fragilité aux merveilles du monde.

C’est une explosion de couleur et de senteur, qui lance un appel retentissant à la faune bariolée pour qu’elle l’aide à engendrer une génération nouvelle. C’est une explosion de couleur et de saveur, qui lance un appel retentissant à la faune volante et grimpante, pour qu’elle transporte le plus loin possible les petites étincelles de vie qui se cachent au creux de ses chairs.

La fleur est le fleuron de l’organisme, qui met tout en œuvre pour assurer le futur bois vert. Le fruit est le fruit de son travail acharné, la recette de ces nutriments accumulés et très justement dosés, pour être sûr que les petites mains le choisisse. C’est cette complexité ultime qui sonne le pinacle de la beauté de l’être, car tout y converge, de la plus vulgaire racine jusqu’à la plus fine branche.

C’est une bouffée grandiose, une inspiration profonde avant un grand souffle où culmine sa beauté dans la mince brume jaune et les jus sucrés qui sont jetés au monde. Cette respiration cyclant sur une année entière, laissant à chacun de contempler chaque mouvement qui l’anime. Ainsi, avec tous les individus en cœur, c’est la sylve tout entière qui respire à plein poumon pour croitre et s’épandre, un but qui se suffit à lui-même. Un but qui peint un tableau somptueux sans le vouloir. Un but qui s’appelle la luxuriance.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est quand le jonc dépose son dernier souffle, sa dernière chance de féconder la terre, avant de s’abattre sur cette même terre. Son sang est lentement drainé, son écorce lentement asséchée. Parfois, il vit plusieurs décennies de mort avant de choir, parfois il choit presque immédiatement, abattu par la lassitude ou l’instrument d’un bourreau.

Mais le bois mort n’est pas à proprement parlé une mort. C’est le début de la vie, car si son corps n’est, pour un sujet, plus qu’un déchet dépourvu d’âme, il se transforme en abris, en terre fertile où se mettent à habiter nombre d’animaux, de végétaux et de champignons, ce qui représente mille fois plus de vie que celle qui l’habitait quand il se tenait encore debout. Un petit monde qui n’existe que parce que l’écorce qui en est la terre a un jour connu la vie. Ce monde mettra de nombreuse années à être épuisé, tant la quantité de nourriture et la possibilité d’y trouver socle ou refuge sont grandes. Mais il finira par sombrer, comme tous les mondes.

Puis, quand ce corps usé aura perdu tout substance matérielle, que seuls d’abris effondré il ne peut être considéré, de champs épuisés pour les petites vies, il va pouvoir se fondre dans cette terre qui l’a si longtemps porté. Il se glissera alors sous le tapis douillet qu’il a longtemps contribué à pouvoir, et faire don de tout ce qu’il reste de son essence au manteau minéral qui nous a tous porté et nous portera tous, qu’on ignore et piétine à chaque instant. C’est après tant d’année, autant que sa propre vie, qu’on peut effectivement voir que ce corps et devient cendres.

Le cycle se renouvelle, éternel, car ces cendres deviennent le terreaux des nouvelles pousses.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est l’équilibre d’un monde complexe.

Heureuse(s)

Cité de La Féria, région des Milles-lacs, année 2066 du calendrier divin.

“Tiens-toi droite, Yot’.“

J’obéis machinalement, alors que ma sœur ajuste un peu plus d’épingles dans mes cheveux.

“Tu peux me rappeler pourquoi c’est pas moi qu’ai choisi ma coiffure ?” je lui demande.

“Parce que je suis ton aînée, que je suis déjà mariée et que moi, au moins, j’ai bon goût.” Elle ponctue sa réponse d’un petit rire espiègle.

Je baisse les yeux vers mes chaussures pour cacher mon sourire. Les souliers à hauts lacets dont je suis parée sont assez confortables et, il faut le dire, très élégants. Ma mère est en train d’y accrocher des petits fanions aux couleurs de notre famille. “Il ne faut pas négliger les détails.” murmure-t-elle à elle-même.

“Je vais serrer ton corset,” m’avertit mon père dans mon dos, lacets en main, “préviens-moi si c’est trop étroit.”

Il entreprend alors de tirer gentiment les lanières de cuir jusqu’à ce que je lui dise d’arrêter.

Pendant que ma famille s’occupe de moi, je laisse mon regard vagabonder par la fenêtre. Un passereau se pose sur la branche d’un cerisier et se met à chanter.

Mon sourire s’élargit un peu plus. C’est agréable de se sentir belle, apprêtée, tout en étant de centre d’attention de toute sa famille.

Je me rends compte alors que c’est la première fois que souris depuis l’annonce de mes fiançailles, il y a huit mois.

Ce constat agit comme un rappel à la réalité et me fait l’effet d’une enclume qui tombe sur ma tête. Mon sourire s’évapore d’un coup. Je change involontairement de position sur mon tabouret, ce qui provoque un éclat de douleur là où les baleines du corset percent mes côtes.

“Aïe !”

“Désolé. Attend, je desserre un peu.” Je l’entends manipuler les lacets de cuir, mais je ne sens pas vraiment de différence. C’est à l’image de ce qu’est ma famille : des personnes très aimables en façade, mais qui veulent me façonner, me faire rentrer dans un moule. Un moule aux couleurs de la noble maison Télehume dont je suis la cadette. Je n’ai jamais rien choisi dans ma vie : ni la coiffure que j’arborais, ni les souliers dont j’étais chaussée, ni les vêtements que je portais…

Ni même la personne que j’allais épouser.

J’ai presque toujours su que j’allais être l’objet d’un mariage arrangé. Il y a presque dix ans, ma sœur a épousé l’ainé d’une maison mineure dans le but de l’absorber. Ce jour, j’ai compris qu’on me réservait aussi comme monnaie d’échange pour une alliance politique.

Mais j’ai toujours pu rationaliser en me disant que l’amour était un sentiment forgé avec le temps. Je me disais que pour peu que mon futur mari soit une personne décente, j’aurai toute ma vie pour en tomber amoureuse.

Après tout, c’est ce qui est arrivé à mes parents : fruit diplomatique d’une puissante alliance, ils ont fini par asseoir la puissance de leur maison respective à travers un mariage stable et aimant. Je les ai toujours connus amoureux, alors qu’ils se sont rencontrés le jour de leur mariage. J’espérais que cela se passerai de la même manière pour moi.

Je me souviendrai toujours du jour où ma mère est venue m’annoncer mes fiançailles. Elle avait dit : “Ma fille, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Tu vas te marier. Grâce ton union, nous allons former une alliance militaire avec la maison Auriam.”

Je suis restée interdite un instant, ne comprenant pas la situation. “Mais, mère, si je me souviens bien, le seigneur Auriam n’a pas de fils à marier, juste une fille…”

C’est dans le regard incrédule de ma mère que je compris que mes espoirs d’amour avaient été vains.

Moi, Yotora Télehume, femme hétérosexuelle, allait épouser une autre femme.

Depuis ce moment, au cours des huit mois qui ont suivi cette annonce, j’étais désespérée. Je suis condamnée à être enfermée dans une relation qui ne me correspond pas. Qui ne pourrait jamais me correspondre. Les mariages homosexuels, même arrangés, ne sont pas vraiment rares, mais mon esprit empli de déni n’avais jamais envisagé cette possibilité.

Soudain, des coups lourds frappent à la porte. Le souvenir douloureux s’estompe et je reviens à la réalité.

Mon père va ouvrir la porte. Il s’agit du majordome de la maison Auriam, venant voir si j’étais prête pour la cérémonie.

“Oui, elle est prête.” lui répond-il. Un peu stupéfaite, je constate que ma rêverie douloureuse a duré assez longtemps pour qu’ils finissent de m’apprêter. Ma sœur place alors un grand miroir devant moi et m’invite à me lever pour me contempler.

Je suis effectivement magnifique. Une longue robe rose et rouge, avec des doublures blanches un peu partout, Des rubans colorés soigneusement entremêlés dans mes cheveux dans une coiffure sophistiquée et des bottines blanches, à hauts talons, auxquelles sont noués des petits fanions discrets de couleur bleu or.

J’enfile les longues mitaines de soie que me sœur me tend, couvrant mes bras jusqu’au-dessus du coude.

Je sens sa main s’attarder sur mon épaule. Quand je tourne mon regard vers elle, je vois la compassion dans ses yeux.

“Ne t’inquiète pas.” Me glisse-t-elle à voix basse. “Je l’ai déjà rencontrée. Elle est très gentille.”

Ces mots me touchent. Le fait de savoir que, à défaut d’amour, je passerai ma vie avec une personne décente atténue un peu ma tristesse. Un peu.

Ma mère me saisit par le bras et m’entraîne hors de la pièce.


À l’image des deux maisons majeures en train de sceller une alliance, le jardin où a lieu la cérémonie est somptueux.

Il fait la taille de deux grands champs. Un tiers de sa surface est recouverte par d’immenses parterres de fleurs, laissant juste assez de place pour marcher et se réunir en petits groupes entre les massifs efflorescents. Les fleurs sont de toutes les espèces et de toutes couleurs, dans un entremêlements de tracés sophistiqués, mêlant virtuosité, esthétisme et symbolisme.

Les arbres, parsemés de loin en loin, sont décorés d’arabesques colorées tracées à même l’écorce à l’aide de peintures spéciales, faisant s’entremêler les couleurs des deux maisons qui s’unissent. Ces peintures seront laissées telles quelles jusqu’à ce que la pluie les lave, témoins de l’évènement pour quelques semaines encore.

À quatre emplacements, chacun situés à distance égale du centre du jardin, se trouvent des estrades. Sur chacune trône une formation musicale différente, allant du groupe de musique traditionnelle au barde de renommée mondiale.

Le clou de la décoration reste l’estrade centrale. Elle est située au bout d’une allée tracée par deux très longues rangées de bancs bleus, autour desquels les longues tables de banquet, pour le moment vide, sont disposées.

L’estrade centrale est immense, obligeant tous les convives à lever la tête pour en voir le sommet. Elle se tient juste entre deux beaux cerisiers en fleurs, dont les branches se rejoignent dans une grande arche florale, qui accueillera les deux épouses et les deux marieurs.

Tous les convives sont déjà présents. Ils sont éparpillés dans le jardin, loin des bancs pour le moment, en petits groupes de discussion. On peut entendre une musique traditionnelle qui est interprétée par un petit orchestre, lui aussi traditionnel.

Ce décor se découvre à mon regard derrière le fin voile blanc qui sert à me cacher. Ainsi en est la coutume : les futures mariées doivent rester à l’abri des regards jusqu’à ce qu’elles entament leur progression vers la grande estrade. Mais le voile est assez fin pour qu’elles puissent observer la foule à leur discrétion.

Ainsi je découvre les coûteuses –mais somptueuses– décorations que ma famille et celle de ma future ont préparé.

Ma promise est proche de moi, mais une draperie épaisse nous sépare. Il nous est interdit de nous voir avant d’avoir prononcé nos prières aux dieux, qui est l’acte qui scellera notre union.

Nos familles respectives se trouvent derrière nous. Elle accompagneront notre avancée dans l’allée centrale.

Je me perds dans la contemplation de décor irréel. J’ai du mal à assimiler le fait que tout cela a été préparé pour moi, en mon honneur – même si en vérité il faudrait plutôt dire en l’honneur de ma famille, et de celle de ma fiancée.

Une trompe sonne une fois, annonçant que la cérémonie va bientôt commencer. Les convives se précipitent lentement vers les bancs, chacun désireux d’être le plus près possible de l’estrade, tout en laissant les bancs la première rangée libres pour accueillir la famille proche des fiancées.

Après cinq minutes, une fois tout le monde assis, la trompette sonne trois fois, marquant le début de la cérémonie. La musique change alors, passant à un morceau entraînant aux envolées lyriques interprété par un orchestre harmonique, car il est coutumier que les différentes formations musicales, sur leur estrade respective, s’enchaînent les unes après les autres au fil des festivités, à chaque fois dans un style différent du précédent, parfois avec des paroles, parfois sans.

Le voile devant nous tombe et l’assemblée nous découvre. Le drap qui se situe entre nous reste dressé.

Les deux marieurs arrivent, habillés de longues robes rouge et or, couronne de fleurs roses sur la tête.

La première marieuse est de haute noblesse, représentante de la plus grande famille de la région des Mille-Lacs. Sa présence indique que ce mariage est sous la protection de la tradition toute entière. Elle est grande, fière, a le visage austère et légèrement altier.

Le second marieur est un ovate, un spécialiste des dieux locaux. Il est présent pour guider la cérémonie et s’assurer que les dieux sont satisfait de l’évènement.

La noble se place à l’avant et l’ovate à l’arrière. Ils se saisissent chacun d’un côté du drap et le soulève, de manière suivre notre progression vers l’estrade.

Nous commençons à marcher dans l’allée, d’un pas lent et cérémonieux. Nos familles forment leur procession et nous suivent.

Je ne peux toujours pas découvrir mon épouse. J’entraperçois son ombre, qui caresse timidement le tissu nous séparant quand un rayon de soleil daigne dessiner sa silhouette.

Nous faisons quelques pas sans nous adresser la parole. Usuellement, la marche vers l’estrade est le moment où les futures mariées échangent quelques mots à voix basse. C’est voulu pour les rassurer, leur confier une intimité face à la foule afin de surmonter le trac qui s’ensuit.

Puis une voix claire et douce vient percer le voile.

“Bonjour…”

Je bafouille une réponse qui n’est certainement pas assez forte pour qu’elle l’entende.

“Nous n’avons jamais été présentées,“ enchaîne la voix d’un ton léger, “je m’appelle Pravée.“

Un peu raide, je lui réponds. “Enchantée Pravée, je suis Yotora Télehume.”

En entendant cela, elle rit d’un petit éclat contenu. “Ce n’est pas la peine d’être aussi formelle, Yotora. Nous sommes vouées à passer beaucoup de temps ensemble, alors autant se sentir tout de suite à l’aise, l’une avec l’autre, n’est-ce pas ?”

Je reste silencieuse, profitant de l’instant pendant quelques secondes. Je ne saurais pas dire précisément pourquoi, mais cet échange m’apaise. La légèreté de sa voix et de son attitude. “Est-ce que je peux vous… Est-ce que je peux te poser une question ?”.

“Bien sûr.”

“Es-tu lesbienne ?”

Juste après l’avoir dite, je regrette d’avoir posé cette question de manière aussi brusque. Je cafouille une excuse mais elle me coupe pour me répondre.

“Oui. Mais j’ai ouï dire que ce n’était pas ton cas. Tu es inquiète ?”

Je fixe mes chaussures qui battent l’herbe au rythme de mes pas lents.

“J’aimerais avant tout que tu te sentes bien avec moi”, reprend-elle, “que l’on se sente bien ensemble.

“Ce mariage est une opportunité pour nos familles respectives, mais nous pouvons le changer en opportunité de prendre soin l’une de l’autre, en marge de tout affect romantique.

“Le pire qui puisse nous arriver, c’est qu’on doivent respectivement passer nos vies avec une personne qui nous délaisse. J’aimerais autant éviter le pire, n’es-tu pas d’accord ?”

J’écoute son apologue avec patience. Depuis le début je me sens perdue, mais elle a l’air de savoir où elle veut aller. Et elle semble vouloir m’emmener avec elle.

“Tu veux dire, qu’on soit amies ?” je lui demande.

Nous nous stoppons. Je constate avec une légère amertume que nous sommes déjà en bas de l’estrade. La marieuse qui tient le voile à l’avant réajuste sa prise, puis commence à gravir l’édifice par l’escalier prévu à cet effet. Pravée et moi la suivons, toujours isolée l’une de l’autre.

“Oui, c’est exactement ça que je veux dire, Yotora.” me répond-elle enfin. Son timbre est si doux que c’est comme si je pouvais entendre son sourire à travers ses paroles.

Nous gravissons les dernières marches de l’estrade quand elle ajoute : ”J’ai hâte de découvrir ce que tu m’as préparé !”

J’ai envie de lui donner une réponse, de lui exprimer la réciprocité de mon transport, ne fut-ce que par politesse, mais je mets trop de temps à réfléchir et notre ascension arrive à son terme.

Le silence nous est imposé. L’orchestre s’interrompt. L’assemblée, qui murmurait jusque là des commentaires à notre égard, se tait également.

Ce silence de plomb dure plusieurs minutes. J’attends, face à la foule, le signal des marieurs pour la suite.

Les deux ecclésiastiques se tournent alors vers moi, m’indiquant d’un signe de la tête que c’est à moi de commencer. Je balai des yeux le sol autour de moi et finis par trouver ce que je cherche. Trois pinceaux et trois pots de peinture, de couleur rouge, orange et vert.

Je prends un des pinceaux puis me tourne vers les pots de peinture. Je réfléchis un instant à avec quelle couleur je devrais commencer, avant d‘opter pour l’orange. Je me retourne face au drap puis, après m’être assurée que la toilé était bien tendue par les officiants, je commence à peindre.

Dans la Tradition Expressionniste, chaque époux doit exprimer ses vœux à l’autre sous la forme d’une expression d’art. Moi-même je ne suis pas une grande artiste, au bas mot médiocre, mais j’affectionne la peinture. J’y consacre quelques heures par semaine. Je n’ai pas vraiment la fibre artistique, mais ça me détend.

Bien sûr, je me suis entraînée en vue de cette cérémonie. Mais je ne suis pas complètement confiante. Un drap n’est pas un canevas, et je veille bien à ce que mes gestes soient mesurés pour que le trait imprègne correctement le tissu et ainsi que l’image dessinée soit aussi élégante du côté de ma fiancée que du mien.

Mais je me suis surtout appliquée à choisir une représentation adéquate et pleine de sens. Utiliser la draperie comme support a été ma première idée. Cela me permet de me montrer originale tout en permettant d’en faire directement profiter ma future épouse. Il ne me restait plus qu’à trouver un sujet.

Au départ, j’avais pensé à une rose, dont les différentes symboliques sont très largement connues. Mais c’était trop simple et peu original. Pour marquer le coup –et honorer ma famille– j’ai plutôt choisi une fleur à la symbolique plus subtile : la fleur du câprier.

Je commence donc à dessiner des pétales orange, renvoyant aux espèces de câprier poussant au pays de Vael et des plaines alentour. Le câprier de Vael est connu pour être d’une persistance légendaire, n’ayant besoin que de très peu de ressources pour survivre. Il est également très peu envahissant, ce qui en fait un arbrisseau parfait pour décorer les jardins. Enfin, c’est une énigme pour les botanistes car bien qu’il soit très persistant, il ne pousse naturellement que dans un climat particulièrement doux.

Le câprier de Vael est donc un symbole de résilience et recherche de paix. J’avais trouvé que c’était une image subtilement adaptée pour un mariage forcé qui ne me rendra pas heureuse.

Cependant, après la petite discussion que j’ai eu avec Pravée, je trouve cette idée un peu amère. Bien sûr la symbolique ne vient pas entacher notre échange, mais je ne suis plus dans le même état d’esprit que lorsque j’ai pensé à cette peinture.

Une fois les pétales terminées, je me saisis alors de la peinture rouge. Par nature, le câprier de Vael a de longs et innombrables pistils jaunes. Mais il existe une espèce de câprier, le câprier épineux de Vael, qui a un pistils rouge. Cette espèce ne pousse que près des étangs forestiers qu’on peut trouver au pied des Pic Acerbes, la plus haute chaîne de montagne du monde.

Cela altère un peu la symbolique originale et représente pour moi une petite touche de solitude, que seuls les plus perspicaces dans l’assemblée pourront comprendre. Mais cela évoque aussi l’eau. Ayant grandi dans la région des Mille Lacs, j’ai un amour tout particulier pour les étendues d’eau.

Une fois les pistils terminés, je décide d’apporter la touche finale à mon œuvre : la tige. Cette espèce de câprier est, comme son nom l’indique, épineuse. Je dessine donc la longue tige verte et, répartis à intervalle régulier, de petits ovales orange. Ainsi, avec un peu de recul, on a l’impression que toutes les épines ont été arrachées.

Je fais quelques pas en arrière pour contempler mon œuvre. Je la trouve pas mal, étant donné le support. J’espère simplement que ma future saura l’apprécier.

Je laisse tomber les pinceaux. Quelques murmures critiques s’élèvent, autant du côté Téléhume que du côté Auriam de l’assemblée. J’essaie de ne pas y prêter attention.

Voyant que j’ai terminé, les deux marieurs pivotent et se tourne vers Pravée, toujours en tenant le drap entre nous.

Le silence enveloppe de nouveau toute la scène. Comme le drap est maintenant couvert de peinture fraîche, je ne perçois même plus l’ombre de ma promise.

Pendant de longs instants, rien ne se passe. J’en viens presque à me demander s’il n’y a pas un problème, lorsque soudain…

Je suis étourdie par la beauté subite d’un son cristallin qui déchire radieusement le silence. D’une douce puissance, aussi aigu que léger, il caresse mes oreilles et celles de l’auditoire comme la douce et chaude brise qu’on ressent à la fin de l’hiver, quand la fraîcheur glace cède enfin sa place au tendre baiser de la saison sèche.

Le son dure quelques longues secondes, avant de changer finalement de ton.

C’est quand commencent à s’enchaîner les notes que je comprends qu’il ne s’agit pas d’un instrument, mais de la voix de Pravée. Une magnifique voix de soprano, qui navigue sur les hauteurs de la tonalité comme un esquif agile effleure les vagues agitées de la mer.

Le chant est somptueux, et l’espace de quelques instants que je me retrouve transportée par la mélodie et ses envolées.

Je reviens à moi cependant, quand je commence à comprendre les paroles.

… Que je suis forte d’emprise et d’émoi
Serait-elle la compagne idéale ?
Une femme, une toile, un don floral
La rosée des Télehume, Yotora !

J’ai peine à y croire. Elle improvise.

Ce n’est pas qu’une chanteuse, c’est avant tout une poétesse.

Un frisson parcourt mon échine. Cette chanson est pour moi ? Aussi impersonnelle qu’était mon œuvre, ma future a été capable de chanter une ode à mon égard à partir de la seule chose qu’elle savait de moi : la peinture que j’ai faite pour elle.

Je me sens soudainement minable. Est-ce tout ce que je suis capable de faire ? Une répartie insipide et dessin fade ? Alors qu’elle a parfaitement maîtrisé la discussion, son rassurement et son art ?

Le chant se termine sur une note douce et légère. Le silence revient, faisant un lourd contraste avec le chant virtuose. J’ai l’impression que quelqu’un me tire les jambes par les chevilles pour me raccrocher au sol.

L’ovate, au plus proche de la foule, prend alors la parole, aussitôt accompagné par les musiciens traditionnels.

“Les deux personnes se trouvant de part et d’autre de l’estrade sont des sommités, représentantes de deux des plus grandes maisons de la région. À ma droite, Yotora de la maison vrécoltant Télehume. À ma gauche, Pravée de la maison vrévivant Auriam.“

L’ovate continue son monologue destiné à la foule, probablement conjointement écrit par nos deux familles. Mon attention est entièrement captée par la personne de l’autre côté du drap, qui ne bouge ni ne fait le moindre bruit.

L’espace d’un instant, je me demande si elle est encore là. Ce sentiment me glace, mais je parviens à rester rationnelle et me rappelle que, comme moi, elle doit attendre patiemment la fin de l’apologue.

“En ma qualité d’ovate, j’invite les deux femmes ici présentes à présenter leurs vœux à Uxa, dieu veillant sur les plaines alentour…”

C’est le moment où nous allons devoir adresser nos prières aux dieux.

“… à Ferria, déesse tutélaire du lac Ferreux…”

Le nombre de dieux à honorer lors d’un mariage est conséquent. Je laisse l’ovate continuer sa tirade, non sans une certaine impatience.

“… à Miléa, déesse veillant sur la région des Mille-lacs…”

L’assistance aussi à l’air de s’impatienter. Elle s’agite, car après deux démonstrations artistiques –dont une de grande qualité qui plus est– un acte aussi formel semble un peu insipide. Même s’il est important –très important– d’honorer les dieux, je me demande s’il n’existe pas de manière plus agréable de le faire.

“… aux dieux d’en-haut pour qu’ils leur apportent chance et bonheur…”

Je me demande ce que Pravée en pense. Elle semble immobile, attendant sagement son tour, mais là encore, je ne peux pas la voir. Qui sait si je pourrais lire l’impatience sur son visage s’il m’étais donné de le contempler ? Je me rends alors compte que ma fébrilité doit être visible de toute la foule. Je raffermis mon expression. Il ne faut pas fléchir.

“… et aux dieux d’en-bas pour qu’ils leur apportent prospérité et protection.“

L’ovate a enfin fini. Je réprime un soupir de soulagement.

La marieuse, dans un mouvement inconfortable dû au fait qu’il devait toujours tenir le drap, puise dans sa ciboire et en sort deux bouteilles de vin, qu’elle dépose par terre, de part et d’autre de la séparation. Je sens peser sur moi le regard de l’ovate, m’invitant derechef à m’exprimer en premier.

Je ramasse donc la bouteille qui m’est destinée. Sans trop m’y attarder, je lis l’étiquette manuscrite qui y est apposée. Il s’agit d’un Cépage des plateaux de Fer, un très bon cru pour ce que j’en sais. Je la débouche et laisse choir le bouchon.

Je dispose mes mains devant moi, perpendiculaires au sol et paumes tournées vers l’intérieur, toujours en tenant la bouteille. Je prends la parole en élevant la voix pour que toute l’assemblée perçoive ma prière.

“Uxa, dieu des plaines, veille sur cette union et fait que la cérémonie soit un moment de divine allégresse pour tous.” Je conclus ma phrase par le versement d’une libation sur le sol, en prenant soin de la verser par-delà l’estrade, directement dans l’herbe.

“Ferria, veille sur notre maisonnée, où que nous logions, et porte nos vœux à travers le pays.“ Derechef, une libation.

“Miléa, fais en sorte que nos paroles et nos actes apportent gloire, honneur, richesse et humilité sur les deux maisons qui scelle une union.“ Une troisième libation.

Je prends une seconde pour respirer. S’adresser directement aux dieux, en particulier devant une foule, est plus fastidieux que ce que j’avais imaginé.

Et le plus dur reste à faire.

Une fois mon souffle calme, je tourne les paumes vers le ciel. C’est assez délicat de le faire sans échapper la bouteille, mais je n’ai pas le droit à l’erreur. Toute incartade au moment le plus solennel de la cérémonie serait terrible pour l’image de ma famille.

L’image de ma famille. Je ne cesse d’y penser depuis que je suis sur l’estrade, probablement parce que rien de ce qui s’y passe n’est destiné à mon bien-être. À défaut de mon bonheur, il ne reste que mon nom à honorer.

“Dieux d’en-haut, apportez-nous chance et fortune au cours de notre vie conjointe, et puissiez-vous nous porter vers le dénouement séculaire de nos existences.“

Une fois de plus, je verse une libation. Je fais bien attention à verser un peu plus de vin pour ces dieux-là. Cela de fait pas vraiment partie de la coutume, mais les dieux d’en-haut m’ont toujours inspiré la crainte. Responsables de la bonne fortune et de l’avancée inexorable du temps, j’ai toujours eu l’impression que je n’étais pas dans leur bonne grâce.

Puis, enfin, je tourne mes paume vers le sol. “Dieux d’en-bas, préservez-nous de maladie et des maux dont l’existence humaine est pourvue, comme nous resterons pieuses toute notre vie.”

Je penche la bouteille une ultime fois, et comme je l’avais bien calculé, la bouteille est complètement vide à l’issue de l’hommage.

C’est maintenant au tour de Pravée de déclarer ses vœux aux dieux.

Son discours ne se démarque pas du mien. Et pour fait : il s’agit exactement du même. Comme les prières ne doivent pas être prononcé à la légère et que c’est la réputation des deux familles qui est en jeu, les seigneurs de nos deux maisons –à savoir ma mère et le père de Pravée– les ont rédigées ensemble avant de nous les faire apprendre par cœur.

Alors, plutôt que d’écouter les mots, je me laisse transporter par le fluet dansant de celle qui est désormais ma femme. Car c’est au moment où les vœux sont déclamés aux dieux que le mariage est acté.

Ce discours est donc le chant du cygne de mon célibat volontaire et de mes espoirs d’amour. À l’instar du panégyrique velouté mais sans substance de ma jeune moitié, cet instant est doux-amer. La porte de la cage dorée se ferme ainsi sur moi.

Je tente en vain de mettre en bride mes émotions, mais ne peux empêcher une larme de s’échapper fautivement de la commissure de mon œil pour aller creuser un sillon humide à travers mon maquillage qui jusque là était parfait.

Puis, sur ordre de l’ovate, le drap tombe, et je peux enfin découvrir le visage de ma femme.


Je garde les yeux fermés. Juste quelques instants encore, je me dis. Le son régulier des vagues s’échouant sur les berges du lac m’apaise.

Je sens quelque chose de soyeux effleurer le dos de ma main. Pravée.

“Tu peux me laisser une minute de plus ?” dis-je sans rouvrir les yeux. “Je ne me sens pas tout à fait prête.“

“Pas de soucis. Je voulais juste te signifier que j’étais toujours là, avec toi.”

Un courant d’air léger fait bruisser les buissons autour de nous.

“Nous sommes seules”, appuie-t-elle, “et nous avons tout notre temps.”

J’inspire profondément par le nez. J’ai l’impression que c’est la première fois que j’arrive à prendre une bouffée d’air frais depuis la cérémonie.

Nous sommes actuellement aux abords du lac Ferreux, à l’abri des regards indiscret au sein d’un petit bosquet.

La tradition veut qu’après les vœux, les épouses descendent de l’estrade et partent s’isoler dans la nature, dans un coin convenu à l’avance, afin d’avoir l’intimité nécessaire pour faire connaissance – même s’il est courant que, lorsque les époux étaient en couple avant le mariage, ils s’adonnent à une autre forme d’intimité.

J’expire par la bouche. Je me sens recouvrer le contrôle de mes sens.

J’ouvre enfin les yeux. L’étendue aqueuse couvre la majorité de mon champ de vision, jusqu’à une petite ligne horizontale au loin.

La main de Pravée effleure de nouveau la mienne. Je sens sa présence à ma droite, légèrement en retrait. Émane d’elle un halo de léger trouble.

Je me perds dans la contemplation du lac. “J’aimerais te poser une question, Pravée”, lui dis-je.

Je la sens se figer, à l’écoute.

“Est-ce que je peux te faire confiance ?“

La question me semble absurde, tournée ainsi, au vu de nos interactions jusque là. Alors je décide de préciser.

“J’ai l’impression que tu es une personne bien, mais j’ai peur que ça cache autre chose. J’aimerais entendre la vérité, de ta bouche.

“Les dés sont jetés pour moi, nous sommes unies jusqu’à la mort pour le bien de nos familles respectives. Je ne ferai jamais en sorte de rompre ou de braver cela. Ne soit donc pas inquiétée, tu n’as pas besoin de façade. Ce que tu pourras m’avouer ne changera pas mon comportement.

“Mais j’ai vraiment besoin de savoir. Si tu me réserves une vie toxique, néfaste, j’ai besoin de m’y préparer.“

Le silence tombe. Lourd. J’espère que poser la question de manière aussi directe la poussera à être sincère. Je sens des larmes me monter aux yeux mais je fais tout pour les retenir.

C’est après ce qui me semble être une éternité qu’elle me répond enfin.

“Tu as si peur de moi ?“

Mes yeux s’embuent. Je les clos pour m’empêcher de pleurer, mais une larme s’échappe malgré tout.

“Je ne te dirai pas ce que tu veux entendre, tout simplement parce que c’est faux. Tu es libre de me croire ou pas.“

J’ai effectivement du mal à la croire. Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment.

“Mais j’ai une question à te poser,“ reprend-elle, “est-ce que tu m’aurais posé cette question si j’étais hétéro ?“

Surprise, je me tourne vers elle. Son regard s’est sensiblement endurci.

“Non, je… c’est pas ce que je voulais dire“ balbutiais-je.

“Réponds moi honnêtement, s’il te plaît.“

Je baisse les yeux. La question est légitime. Aurais-je posé cette question si elle avait eu la même orientation sexuelle que moi ?

“Non,“ je réponds, sans lever les yeux. “Si tu avais été hétéro, j’aurais pas posé cette question.“

“Est-ce que tu sais pourquoi ?“

Je réfléchis un instant sans parvenir à trouver de réponse satisfaisante. Aucune raison logique du moins.

“Tu as peur que notre relation soit asymétrique.” répond-elle à ma place. “Tu as peur que parce que j’aime les femmes, j’aurais de facto un ascendant sur toi. Parce que j’arriverai à vivre cette relation comme une relation normale.“

Elle a raison. C’est effectivement une crainte qui m’habite. Je ne sais pas si c’est ce qui a effectivement motivé ma question, mais cette peur, je la ressens bel et bien.

“Mais je vais te dire une chose : je n’aime pas les femmes hétéros. Je n’aime que les lesbiennes.“

Comme je lève vers elle des sourcils froncés, elle explique : “Crois moi, j’ai déjà eu le béguin pour toute sorte de femmes. Mais l’amour, le vrai, celui qu’on construit autour d’une relation, je ne peux le connaître qu’avec une femme homosexuelle.“

Elle a mis une emphase particulière sur le mot relation. En effet, l’amour, le couple, se définissent au-delà de l’orientation sexuelle.

“Dans ce couple, je suis exactement dans la même situation que toi : coincée avec une femme de qui je ne pourrai jamais vraiment tomber amoureuse…“

Un voile de tristesse recouvre son visage. Je la dévisage. Elle m’apparaît soudainement sous un jour nouveau – sous son vrai jour. Elle n’est pas la femme que j’avais pressentie lors de la cérémonie, pleine d’aménité parce qu’elle était au-dessus de mes craintes et de mon malheur. Elle n’est qu’une femme qui a fait don de gentillesse et d’espoir parce qu’elle-même en avait cruellement besoin.

Pour la deuxième fois aujourd’hui, je découvre une femme que je ne connaissais pas. Un silence navré nous enveloppe, me laissant l’occasion de redécouvrir le tableau qui m’a été offert en mariage.

Le reflet du soleil déclinant coule dans ses longs cheveux auburn, des cheveux incroyablement soyeux qui se laissent soulever par le vent avec une légèreté sans égale. Son teint, très clair, fais ressortir la profondeur de ses yeux en amande, couleur bleu lagon, et l’expressivité de ses traits, parsemés de petit rides espiègles. La touche finale de ce tableau somptueux, vide de tout maquillage tant il est parfait, est sa lèvre inférieure, écarlates et parsemées de petites paillettes argentées.

Ses vêtements sont d’une simplicité élégante. Sa tunique de soie brune est fendue des épaules jusqu’au bout des manches, n’ayant pour fantaisie que quelques broderies noires. Elle descend jusqu’aux genoux, ouverte en haut et en bas pour mettre en valeur son décolleté d’une part et son nombril d’autre part. Ses jambes sont habillées d’un élégant pantalon blanc de coupe droite, qui plonge dans des bottes de cuir d’excellente facture.

Je sens alors, que par mes préoccupations cavalières, c’est à moi de briser ce silence et de faire mea culpa.

“Je comprends, je…“ je laisse traîner la dernière syllabe, ne sachant trop quoi ajouter. Finalement, je sors un simple “Désolée“.

Elle pose sa main sur la mienne. “C’est pour ça que nous devons être ensemble, soudée, parce que cette adversité, nous la partageons.”

Elle caresse de son pouce la base de mon poignet, un geste de sororité. “Si nous parvenons à être amies, nous seront plus fortes, et nous pourront être heureuses.“

Je l’écoute sans rien dire. Je suis transportée par son optimisme et sa bonne volonté, qui survient malgré ses aveux et le fait que sa réalité est aussi dure que la mienne. Cela fait germer en moi une graine d’espoir.

Elle se tourne vers le soleil, plissant ses yeux brillants. “Et qui sait ? Peut-être connaîtrons-nous un jour, chacune, l’amour ?“

Je tique, interloquée par la contradiction de cette dernière phrase avec son discours d’amitié. Elle parle toujours de nous deux ?

Je lui fais une moue interrogatrice, mais son regard et toujours tourné vers l’astre diurne.

Elle se lève alors et me tire gentiment la main. “Viens, il faut que je te montre quelque chose.”

De plus en plus intriguée, je décide de la suivre. Elle m’entraîne sur une vingtaine de pas dans les buissons, en faisant attention de choisir un chemin qui n’éprouverait pas nos tenues délicates.

Au milieu des fourrés, elle s’arrête puis appelle à la cantonade.

“Caloé !“

Je m’ébaubis quand une femme émerge des broussailles. Elle devait être cachée ici avant même qu’on arrive, sinon on l’aurait entendu. Elle est restée là plus d’une heure, à nous attendre ?

L’inconnue s’avance vers Pravée qui lui prend la main.

“Caloé, voici Yotora, ma femme. Yotora, je te présente Caloé, mon amante.“

Cette révélation me laisse sans voix. Je dévisage la femme sans parvenir à contenir une moue contrariée.

C’est de toute évidence une roturière, à en juger par le style négligé de sa coiffure et la mondanité de ses vêtements. Ses cheveux sont courts et roux, sa peau légèrement dorée et ses yeux verts éclatants. Elle porte un chemiser noir sous une salopette vert feuille. Elle est chaussée de solides bottes de travail. Elle ne porte pas de bijou, mais je décèle un maquillage simple, qu’elle n’a visiblement pas l’habitude de porter.

Malgré son port vulgaire, elle a une stature digne et déborde de confiance en elle. Elle fait bien une demi-tête de plus que moi, a les bras d’une charpentière et ne sourcille pas quand je plante mon regard dans le sien, ce malgré notre différence de statut. Ajouté à cela un brin de nonchalance, une main plantée dans une poche de salopette, lui donne – il faut l’avouer – un certain charme.

Pravée lâche alors la main de son amante pour se positionner face à moi et me prendre les épaules.

“Tu vois, rien ne nous empêche de trouver l’amour. Je connais Caloé depuis mon enfance, et nous avons toujours été ensembles. Tu pourras toi aussi te trouver un amant, tant que nos familles ne le savent pas.“

Elle jette un regard par-dessus son épaule vers sa maîtresse qui, silencieuse, observe la scène. Cela la fait sourire.

“Tu verras, Caloé est très gentille, attentionnée et protectrice. J’espère que vous pourrez devenir amies.“

Pravée s’écarte et, maladroitement, Caloé fait quelque pas vers moi pour poser une main caleuse sur mon épaule.

“Enchantée, Yotora.“ sa voix est plus aiguë que ce que j’imaginais, et incroyablement plus douce. “J’espère que tu prendras soin de Pravée.“ Elle ponctue sa prière par un sourire timide.

Tout va si vite. En une journée, je me suis mariée, ai rencontré ma femme, eu une discussion sérieuse sur l’avenir de notre couple, appris que ma femme avait une amante et me suis faite priée par cette même amante de bien prendre soin de ma femme.

Émotionnellement, c’est le chaos. Je suis passée par tellement de sentiments différents que je serais incapable de tous les nommer. J’ai énormément de mal à mettre le doigt sur ce que je ressens actuellement. Gène ? Espoir ? Adultère ? Circonspection ? Probablement un peu de tout ça à la fois.

Je ferme les yeux et me concentre sur ce que je sais. Sur les éléments qui forment le noyau dur de cette journée et de mon avenir. Pravée est ma femme. Elle veut devenir amie avec moi. Elle a déjà une relation. Elle essaye d’être heureuse et de me rendre heureuse.

Le bilan est sans appel. Je rouvre les yeux et souris à mon tour. “Je vais essayer.”


Un flash illumine la pièce. Le tonnerre retenti presque immédiatement après. Je sursaute, manquant de faire tomber le livre qui est posé sur mes genoux.

Je jette mon regard à travers les carreaux de la grande fenêtre. La nuit est noire et un épais rideau de pluie cache le paysage.

J’entends la porte d’entrée qui s’ouvre. Des pas boueux retentissent. L’instant d’après, Pravée entre dans la pièce. Elle a les cheveux, le visage, et les yeux ruisselants.

Elle se laisse tomber en silence dans le fauteuil qui jouxte le mien, alors que je reprends ma lecture.

Elle observe un instant les ouvrages que j’avais disposés à mon propre égard sur la table basse, puis prend celui en haut de la pile.

“Je croyais que tu détestais la philosophie“, dis-je d’un ton que j’ai voulu taquin, mais que l’ambiance morose de cette soirée orageuse a rendu sombre.

“Tout pour oublier cette journée de merde.“ Elle ouvre une page au hasard et se plonge dedans.

Le silence retombe quelques instants, mais je remarque que son regard, au lieu de suivre les lignes, passe à travers le bouquin et se perd dans le vide.

Cela fait maintenant quatre ans que nous vivons ensemble, je commence à connaître ses schémas de pensée. Quelque chose la tracasse et elle n’arrive pas à s’en soustraire.

“Tu penses toujours à elle ?” tente-je.

“Évidemment !” explose-t-elle. “Ça fait à peine trois jours qu’elle est partie… Comment je pourrais penser à autre chose ? On se connaissait depuis qu’on était enfants, j’te rappelle.”

Je ne sais pas trop quoi dire, alors je ne dis rien. Elle essuie son visage humide du revers de la main.

“Je ne sais pas ce que sera ma vie sans affection, sans personne pour s’occuper de moi, émotionnellement.“

Elle me fait de la peine, j’aimerais pour l’aider sur ce plan-là.

Elle reprend. “Je sais pas comment tu fais pour rester seule, toi.“

“J’ai beaucoup trop de travail” je lui réponds, “je n’aurais jamais le temps de m’occuper d’une autre personne.“

Pravée tourne des yeux humides et suppliants dans ma direction. Je réalise alors ma faute, car c’est exactement la raison que Caloé a invoqué pour la quitter.

Je me précipite pour compléter ma pensée : “Mais, si un jour je trouve le bon, ça changera sans doute la donne. Il me suffit de tomber sur un homme à qui ça conviendra, qui acceptera le fait que je suis quelqu’un d’occupé. Tout n’est qu’une histoire de compatibilité, non ?“

“Oui, sans doute.” Elle baisse les yeux. “Mais j’ai toujours du mal à croire que Caloé n’était pas la bonne pour moi.”

“C’est normal.”

Le silence retombe. Je tente de me replonger dans ma lecture, mais sans succès. Le poids du malheur de mon amie m’empêche de me concentrer, mes yeux lisent les mots sans les comprendre.

Je sens le regard de Pravée posé sur moi. Je la vois hésiter, alors je l’enjoins à me parler : “Tu veux me dire quelque chose ? Tu peux continuer à me parler si tu veux.“

Elle prend une grande inspiration, puis se jette à l’eau. “Yot’, est-ce que tu veux bien dormir avec moi ce soir ?“

Je tourne la tête vers elle, les sourcils levés. Après quatre ans de chambre-à-part, c’est assez inattendu comme requête.

Elle insiste en plissant ses yeux en amande. “S’il te plaît ! Je ne me suis jamais sentie aussi seule, je veux juste un peu de chaleur humaine…”

Je reste interdite un instant, subissant la supplique de ma femme.

Malgré ces années de “vie commune”, nous ne sommes pas si proches que ça. Nous avons toutes deux des attributions bien distinctes dans notre vie professionnelle et avons des loisirs différents. Les seuls moments que nous partageons sont les repas du soir et les quelques veillées nocturnes que le hasard des calendriers nous fait partager.

Je ferme le livre qui est sur mes genoux, le pose sur la table et me lève. Je m’approche de Pravée, qui me suis du regard en attendant ma réponse. Je pose une main sur son épaule.

Aussi épars soient nos moments partagés, ce sont tout de même des moments d’intimité. Des moments où nous partageons nos tracas, où nous parlons sans tabou et sans inhibition, comme toutes les meilleures amies le font. Je ne peux pas rester indifférente à ce qu’elle endure.

“Allez, viens“ dis-je en l’enjoignant à se lever. Elle sourit doucement et se lève.

Je la prends dans mes bras. Notre étreinte dure plusieurs minutes, au cours desquelles j’ai l’impression d’entendre des sanglots étouffés.

Une fois finit, je saisis sa main et la mène vers sa chambre.

Timidement, elle murmure de sa voix d’or, “Merci.“

Les Chasseuses et l’Aiguille

Aguilerra, désert de Kayis, année 2481 du calendrier divin.

Un courant d’air moite caressa mon visage quand j’ouvris la porte de la taverne. Une odeur de sueur, de bière et de graillon. Dans tous les rades du monde il y avait ce fumet caractéristique. Les vrais baroudeurs l’appréciaient comme celle de leur propre maison. C’était une fragrance universelle dans laquelle je me complaisais.

“Putain, ça fouette…” me glissa Sigéa à mi-voix quand elle passa la porte à son tour.

L’entrée donnait directement sur la grande salle de la taverne. Il y avait un bar, mais peu de gens y étaient assis. Comme c’était l’heure du repas, la plupart de clients étaient à table. L’homme derrière le bar nettoyait des chopes avec un chiffon sale et deux employés faisaient le service.

Mon regard se posa sur un serveur, qui se rendait à la table la plus éloignée de l’entrée. Là-bas se tenait une femme, seule. Elle semblait assez vieille, des cheveux gris, coupés court, la peau noire des gens du désert. Un de ses yeux était aveugle et barré d’une cicatrice.

Mon attention fut attirée par le fait qu’elle était la seule cliente à ne pas avoir d’assiette. À la place, sur la table, étaient posées quelques bourses de cuir, un petit paquet de feuilles de vélin et une chope que le serveur venait remplir.

Je m’avançai dans sa direction en incitant Sigéa à me suivre. Quand nous croisâmes le serveur, je lui fis signe de nous apporter à boire. Il acquiesça en silence.

Nous arrivâmes devant la table de la femme. Elle fit semblant de ne pas nous voir, les yeux rivés sur ses papiers. Deux tabourets étaient disposés en évidence face à elle. Je m’assis. Sigéa posa son gardard et m’imita.

“Bonsoir” dis-je d’un ton ferme.

Elle leva les yeux sans bouger la tête, comme si elle adressait à des importuns. “Vous êtes ? “

“Sigéa et Xeltes,” répondis-je en nous désignant respectivement du doigt, “chasseuses.”

Elle reporta alors son entière attention vers nous, laissant de côté son papier, et croisa ses mains sur la table.

“Chasseuses de prime, hein ? J’ai quelques cibles sous le coude, mais rien de bien juteux. Ne vous attendez pas à faire fortune dans cette ville.”

Sigéa et moi échangeâmes un regard amusé. À ce moment-là, le serveur apporta nos boissons. Je me penchai au-dessus de la table pour saisir les chopes et m’approcher du visage de notre interlocutrice.

“Chasseuses de démons.”

La femme prit du recul sur sa chaise. Elle haussa insensiblement les sourcils, si subtilement que je faillis ne pas le remarquer.

“Ça explique tout. Je suis plutôt bonne pour jauger les gens et vous me sembliez un peu trop aptes pour traîner dans une ville de seconde zone comme celle-ci.”

Maintenant que nous nous étions présentées, je me détendis un peu. Je tendis sa chope à Sigéa et sirotai la mienne. C’était de la corma.

“Bon”, reprit-elle, “passons aux choses sérieuses.”

“Juste une question, avant cela.” interjetai-je.

Elle se stoppa, un peu surprise.

“Oui ?”

“On aime savoir pour qui on travaille. Vous êtes de la police, ou bien cautionnaire pour une coterie locale ?”

Elle fronça les sourcils. La question était très indiscrète, mais les chasseurs de démons étaient suffisamment rares pour qu’on puisse exiger ce genre de détail.

“Je suis indépendante.”

Elle travaillait donc pour une coterie locale. Cela ne nous donnait pas beaucoup d’information, à part celle de se méfier. Les indépendants pouvaient aussi bien être du crime organisé qu’une maison noble réglant ses propres intérêts. Dans tous les cas, il faudrait surveiller nos arrières et exiger une avance.

“Et vous, qui vous a indiqué qu’il y avait un contrat ici ?” rétorqua la cautionnaire avec animosité.

Elle voulait sans doute nous intimider, nous faire comprendre qu’elle avait compris qu’on avait été tuyautées, mais c’était une question dangereuse pour elle. Elle n’était pas en position d’exiger quoi que ce soit, car si nous décidions de partir, elle n’aurait pas d’autres chasseurs de démons avant des semaines, voire des mois.

C’est Sigéa qui lui répondit avec sa voix tranchante. “Un broker de Uestea. Il connaît bien la route entre Slevaria et le Bazar et n’aime pas qu’on s’intéresse à son business.” Elle ponctua sa phrase d’un cul-sec.

La cautionnaire comprit le message et ne se fit pas prier. “Bon, voici le contrat.” Elle sortit la dernière feuille de la pile sans même la regarder, puis nous la tendit.

Cible : Démon (clan inconnu)
Signalement : Peau blanche, cheveux blancs, yeux blancs. Visiblement malade (bubons jaunes sur une partie du torse et le bras gauche)
Méfaits : Démon, agression et tentative de meurtre, dégâts agricoles.
Récompense : 5’000 étoiles

Je l’étudiai un instant avant de demander à Sigéa : “Qu’est-ce que t’en pense ?”

“Hum, comme ça, je dirais : aberrissant. Ou désintègre, mais ce serait bizarre qu’il soit tout seul.”

Je reportai mon attention vers la cautionnaire. “Est-ce que des témoins ont vu une marque sur le démon ?”

Elle secoua la tête. “Je n’en sais pas plus que ce qui est marqué sur la feuille.”

“Du coup vous ne pouvez pas nous dire quels sont les dégâts agricoles ni même quelles plantations ont été touchées ?”

Elle secoua de nouveau la tête.

“C’est pas grave, on trouvera un moyen de se renseigner.”

Sigéa et moi échangeâmes un regard. Je croisai les mains et dit à la cautionnaire, avec l’air le plus sérieux du monde :

“On veut bien prendre ce contrat. Par contre, vous vous rendez compte que cinq mille étoiles, pour ce genre de travail, ça ne correspond qu’à l’avance qu’on va vous demander ? La vraie valeur de ce genre de contrat tourne autour de vingt-cinq mille étoiles.”

Elle fit la moue sans grande conviction.

“Vous savez, je n’ai pas le contrôle sur ce que mes employeurs paient et…”.

Je l’interrompis d’un geste. “Si c’est tout ce que vos employeurs ont prévu de payer, sachez qu’aucun vrai chasseur de démons n’acceptera ce contrat, surtout avec aussi peu d’information.”

Je commençai à me lever et Sigéa fit de même.

“Désolées, mais nous ne pouvons pas faire affaire avec des personnes qui ne sont pas renseignées sur la valeur de notre expertise.”

La cautionnaire se dépêcha de nous interrompre. “Attendez, attendez. Je peux faire un addendum au contrat. Je suis sûre que mes employeurs consentiront à payer ce que vous avez demandé”.

Nous nous rassîmes pendant qu’elle prit une plume et griffonna quelques mots sur le contrat. Elle le signa et nous le tendit. “Voilà, vingt-cinq mille étoiles dont cinq mille payées d’avance. Ça vous convient ?”

Je pris un instant pour lire l’addendum. “Tout m’a l’air en règle.”

Elle farfouilla dans un sac qu’elle gardait par terre à côté d’elle et sortit une bourse de cuir. Elle me la passa et je la tendis à Sigéa, qui commença à compter son contenu.

“… vingt-quatre, vingt-cinq. Il y a vingt-cinq stel, ce qui fait cinq mille étoiles. Le compte y est.”

Elle rangea la bourse dans son sac, puis je fis de même avec le contrat.

“Bonne chance” articula la cautionnaire.

Je me levai et déposai quelques pièces pour nos boissons. Sigéa pris son gardard et ensemble nous quittâmes la taverne.


Il ne nous fallut pas très longtemps pour trouver où le démon était apparu, l’incident ayant été enregistré à la bourgmestrerie. Il s’était produit dans un petit verger de cormiers désertiques.

Le cormier désertique était un des rares arbres fruitiers à pousser sous la chaleur sèche du pays des diseurs et était la principale source de revenus d’Aguilerra. Malgré l’entretien intense que requiert ces plantations, souvent développées autour d’un puits, c’est grâce au fruit des cormier, la corme, qu’on fabrique la corma, boisson fermentée plus saine à boire que l’eau des puits et que l’on cuisine pour accompagner le gibier au goût fort et la chair des cactus plutôt fade. Ainsi, les habitants du Grand Désert peuvent avoir une nourriture saine, variée et goûtue.

C’est pour cela qu’une attaque sur des plantations de cormier, aussi minime soit-elle, peut mettre en émoi toute une ville.

Quand nous arrivâmes à l’endroit qu’on nous avait indiqué, à presque une kalieue de la ville, nous pûmes constater les dégâts. Ils étaient bien plus conséquents que ce que nous imaginions.

“D’accord, là je mets tout mon argent sur le clan aberrissant…” me glissa Sigéa.

Je vis un paysan s’approcher de nous. Il devait être proche de l’âge de sagesse, car ses traits étaient plissés, ses cheveux décolorés et sa peau noire tannée par les décennies de travail rural. Ce devait être le propriétaire.

“Z’êtes qui ? Vous ressemblez à des bandits, avec vos armes, là !” nous jeta-t-il en guise d’introduction.

“On est des chasseuses de démons.”

Il écarquilla les yeux. “Vrai de vrai ? Bons dieux, par Aguilerra et par Kayis, nous sommes enfin sauvés !“

Le vieil homme s’approcha de moi comme pour me prendre dans ses bras. J’eus un mouvement de recul.

J’enchaînai plutôt. “Décrivez-nous ce qu’il s’est passé, s’il vous plaît. Sigéa, tu peux essayer de voir ce qu’il y a à tirer de ce… cette contamination ?”

Elle hocha la tête et s’approcha de la zone en question. Elle était experte dans ce domaine, je la laissai faire. Je me tournai vers l’homme pour recueillir son témoignage.

“Ben, y’a pas grand-chose à dire, madame. Ça s’est passé la nuit. C’est mon fils qui a entendu. Alors j’ai pris l’épée familiale, d’habitude ça suffit à éloigner les voleurs, et je suis sorti dans le verger.”

“J’ai vu la silhouette de quelqu’un qui rôdait, à la lumière de la lune. On était à la mi-nuit, Mina était haute dans le ciel. Je me suis approché en criant, en brandissant mon épée, mais il s’est figé. J’ai marché dans un truc moite. J’ai essayé de regarder ce que c’était mais il faisait trop sombre.“

“Quand j’ai relevé les yeux, le rôdeur me fixait. Ses yeux brillaient comme deux petites lunes. Blancs et brillants. Je pouvais plus bouger. J’ai fait deux pas en arrière. Le rôdeur s’est approché de moi et j’ai compris que c’était pas un humain. J’ai vu sa peau, blanche comme du lait, et ses cheveux, pareils.“

“Il a levé un bras et j’ai vu qu’il avait un genre de maladie. Des grosses cloques jaunes, ou un truc du genre. Il a donné un coup avec sa main – ou sa patte, j’sais pas comment on dit – un coup dans un arbre, par trop loin de moi. L’arbre est tombé comme si le tronc avait été tranché net. Puis le démon est parti en courant.”

J’écoutai avec attention. Il ne s’épanchait pas sur les détails utiles, mais étant donné les circonstances ce n’était pas étonnant.

“Vous avez remarqué quelque chose d’autre en particulier, ce soir-là ? Une marque sur sa peau, par exemple.”

Il se gratta le crâne avec ses doigts épais. “Non, j’ai pas vu de marque. Mais pour sûr que si le démon avait voulu me tuer, il aurait pu facilement le faire. J’sais pas pourquoi il s’est barré, mais je suis bien content d’être en vie.”

C’est normal, le modus operandi des aberrissant n’était pas de tuer directement les humains. Mais je gardai ça pour moi.

“Vous avez vu dans quelle direction il est parti ?”

Il pointa un doigt en direction de l’unique relief de la région. L’Aiguille de Sable. Une montagne très pointue se dressant au-dessus d’un massif rocheux assez dense.

“Mon fils a de bons yeux, il a vu le démon s’enfuir au loin. La nuit, on peut voir les ombres sur le sable clair du désert, même de très loin.“

Je vis que Sigéa avait fini d’étudier la scène et s’approchait de nous. Je la laissai prendre la parole.

“Bon, voici ce que vous allez faire. Il va falloir que vous creusiez une tranchée d’au moins une disse et demie de profondeur, à deux disses minimum de la zone sinistrée. Si vous tombez sur des racines, arrachez-les toutes. Vous allez remplir cette tranchée de mortier et ériger un mur de deux disses de haut.”

“Comment ? Mais c’est impossible, je…”

Sigéa coupa net sa protestation. “Est-ce que des gens ou des objets ont été en contact avec la corruption ?”

“Euh… juste ma botte. C’était assez dégoutant alors je l’ai jetée. Mais c’est tout.”

“Vous l’avez jetée où ?”

“Dans la grande corbeille, là-bas” dit-il en montrant une corbeille en osier qui faisait facilement la taille d’un humain.

“Vous allez jeter la corbeille et son contenu dans la zone contaminée. Tout de suite et sans discuter. Surtout, quoiqu’il arrive, ne brûlez jamais un objet corrompu.“

Le paysan s’énerva. “Mais… mais c’est n’importe quoi ! Je ne vais tout balancer comme ça et construire un mur autour de mes plantations ! Comment je fais, moi, après ? Là, vous me demandez tout simplement de laisser tomber un tier de mes arbres ! C’est pas possible, j’peux pas faire ça moi, j’ai une famille à nourrir ! Vous pouvez pas utiliser une magie ou un truc pour réparer ça ?”

Je vis les joues de Sigéa s’empourprer de colère et ses sourcils se froncèrent de manière indignée. De deux longs pas qui martelèrent la terre meuble, elle rejoignit l’homme et le saisit par le bras.

“Regardez ! Non mais regardez l’œuvre du démon ! Vous pensez que quelque magie peut guérir ça ?”

Elle balaya de la main la partie du verger qui était corrompue. En effet, l’œuvre du démon était atroce. Tous les arbres étaient noirs comme l’encre. Les branches et les feuilles semblaient sèches, effritées. De long fils noirâtres, épais comme le poignet, s’étendaient d’arbre en arbre, les reliant tous dans une espèce de réseau corrompu. Mais le pire de tout cela était que les arbres et les fils suintaient. Une moisissure vert foncé s’écoulait périodiquement de toutes les plantes corrompues et formaient sur le sol un tapis malfaisant de décomposition végétale.

Comme le silence était retombé, on pouvait entendre un suintement visqueux, faible mais constant. La corruption progressait. Lentement, mais sûrement.

Le regard du vieil homme avait balayé la scène en même temps que le mien. Sigéa se plaça alors devant lui, les bras écartés pour mettre l’emphase sur ce qu’elle venait de lui montrer.

“Impossible de réparer ça ! La seule méthode est d’isoler la zone contaminée pour éviter qu’elle ne touche le reste de la plantation, ou pire, des humains ! Alors maintenant vous faites ce que je vous dis et vous la bouclez !”

Sigéa me fit un signe de tête pour m’inviter à la suivre et partit.

Je restai un moment en arrière pour m’assurer que l’agriculteur avait bien compris ce que ma collègue avait essayé de lui dire et qu’il ne fasse pas de bêtise. Il avait les yeux perdus dans le vague, la bouche entrouverte, les traits affaissés par le désespoir.


”N’oublie pas, Xeltes, pas de composant organique.”

“Ah oui, c’est vrai.”

Je reposai le flacon d’épices rares sur l’étagère. Je regardai un peu autour de moi et réalisai que j’étais dans la section alimentaire du magasin. Ce ne serait pas ici que je trouverai de bons composants.

Sigéa, quant à elle, était à quelques pas de moi, en train de choisir des graines. Je m’éloignai et me dirigeai de l’autre côté de l’échoppe.

Voyant que je musardais, la tenancière s’approcha de moi.

“Vous cherchez quelque chose en particulier ?”

“Je suis mage de la destruction et je cherche de bons composants pour mes sorts.”

“Je vois. Vous avez besoin d’objets à sacrifier. À quel point avez-vous besoin qu’ils soit onéreux ?”

“Un objet de bonne facture et fabriqué par un maître artisan devrait suffire. Sinon des objets relativement précieux, comme des petites gemmes, feront l’affaire”.

“Nous avons toute sortes de bijoux et autres objets fait mains. Par contre, l’artisanat que nous vendons ici est assez mondain, je ne sais pas s’il fera l’affaire…“

“Les bijoux iront très bien je pense. Voulez-vous me les montrer ?”

La vendeuse me mena au rayon bijouterie et me laissa faire mon choix.

J’essayai d’estimer combien de bijoux je pouvais me permettre avec l’avance que nous avait donné la cautionnaire.

Du coin de l’œil, je vis Sigéa se glisser à mon côté.

“J’ai fini.” me dit-elle simplement.

J’arrêtai finalement mon choix sur des bagues relativement bon marché en espérant que cela suffirait et commençai à les collecter.

”Pourquoi tu as menti à ce pauvre paysan ?” lui demandai-je.

“J’voulais pas qu’il se fasse d’idée. Les mages capables de soigner la corruption sont extrêmement rares et chers. Si je lui en avais parlé, ça lui aurait fait un faux espoir.“

“En plus, comme il n’y en a probablement pas dans cette ville, à tous les coups il nous aurait demandé d’aller en chercher un nous-même.“

“Ça fait partie de notre métier, non ?” lui rétorquai-je.

“Oui, mais le pauvre bougre a perdu une partie importante de sa plantation. Il ne peut pas se permettre de payer des chasseuses de démons pour trouver un type. Surtout s’il doit payer le type après. Et nous, ben on a besoin de manger.”

“Je sais que ça t’embête, mais on ne peut pas donner dans la charité.”

Elle avait raison. De bout en bout. Mais je ne pus m’empêcher de me sentir triste en repensant à ce malheureux qui n’avait rien demandé à personne et qui avait vu sa vie chamboulée du jour au lendemain.

Nous nous dirigeâmes vers la caisse et réglâmes nos achats.


La chaleur du désert était moins pesante que lorsque nous sommes arrivées en ville plus tôt dans la journée. Il était midi passé et à cette heure, le soleil était plus clément qu’en début de matinée. Mais surtout, nous avions délaissée nos armures de cuir pour revêtir des robes, par-dessus nos gambisons.

Le cuir faisait partie des matériaux qui pouvaient être corrompus par les démons du clan aberrissant et nos armures étaient trop précieuses pour le risquer. Nous avions quand même pu garder nos brassards et jambières, qui étaient métalliques.

L’Aiguille de Sable se dressait devant nous, à plusieurs heures de marche. Nous ne savions pas si nous pourrions trouver où se terre le démon avant la fin de la journée, et quand bien même, dans tous les cas, nous devrions faire le chemin retour de nuit.

“Dis-moi, Sigéa, il y a quelque chose que j’ai du mal à comprendre.”

Ma compagne de chasse, qui ouvrait la marche, ne daigna pas tourner la tête.

“Les démons aberrissants corrompent la nature, n’est-ce pas ?”

“Oui, pour ce qu’on en sait.” me répondit-elle.

“Alors comment ça se fait que la corruption puisse s’étendre au cuir ou aux toiles de tissu ? Ce sont des matières mortes, non ?”

Sigéa resta quelques instants silencieuse.

“On ne sait pas trop, mais c’est un fait assez connu. L’hypothèse la plus en vogue, c’est que les aberrissants ne peuvent pas corrompre directement les animaux, mais que la corruption peut très facilement passer des végétaux aux animaux.

“Tu as toi-même vu ce que des animaux aberrants peuvent faire – c’est assez cauchemardesque. Du coup, même mortes, les matières animales sont susceptibles de se faire contaminer.”

Je baissai un instant les yeux sur mes vêtements. Nos gambisons étaient en coton, mais les robes que nous avions achetées ? Poils de chèvre ? Il faudrait faire attention.

Nous marchâmes longtemps. Le soleil était presque à l’horizon et Crepus avait largement passé le zénith. Les montagnes entourant l’Aiguille de Sable étaient à moins d’une heure de marche.

Pendant la saison sèche du désert, le soleil se couchait au monde, derrière le massif rocheux. De longues ombres distendues léchaient nos pas et obstruaient notre vision des environs. Les saillies rocheuses qui au loin projetaient des reflets d’argent et d’airain sous les rayons torrides étaient désormais ternes et sombres.

“On va commencer la traque maintenant.” déclara Sigéa.

Nous prîmes alors nos armes en mains pour nous parer à toute éventualité. Je saisis la lance qui était accrochée à mon sac et la portai à deux mains, pointe vers le sol.

Sigéa avait son gardard accroché à l’épaule droite et elle le sangla au reste de son bras. Ainsi, elle pouvait utiliser l’énorme plaque de métal pour se protéger et me servir de couverture. Elle tenait la poignée qui saillait à mi-hauteur de l’arme avec sa main gauche ce qui lui permettait de la manier plus aisément.

Le gardard de Sigéa avait la forme d’une larme inversée, large au niveau de l’épaule pour une protection optimale et fin à la pointe pour plus de maniabilité.

L’épieu qui était serti à la pointe de l’arme était un des plus lourd que j’avais vu sur un gardard. Mais je connaissais bien ma compagne d’arme et je savais qu’elle était assez forte pour alterner rapidement entre les postures de protections et les attaques à l’épieu, aussi lourde son arme soit-elle.

Une fois parée, elle sortit le sachet de graine qu’elle avait acheté tantôt et les glissèrent dans un petit récipient de verre. Elle accrocha ensuite le récipient à son gardard, de sorte à ce qu’elle l’ait toujours sous les yeux.

Mon rôle au sein de notre binôme était de surveiller les flancs de notre formation. Sigéa s’occupait du pistage et de protéger nos avants.

Ce qui voulait dire que notre point faible était nos arrières. Tant que l’on avançait, ce n’était pas un gros souci, mais plus la traque se préciserait et plus il faudrait que je sois vigilante.

Les ombres rocheuses limitaient notre visibilité mais il ne fallait pas non plus qu’on soit voyant de loin. Nous décidâmes donc de ne pas allumer de lanterne.

Nous mîmes plusieurs heures à traquer le démon. Mina était levée dans notre dos et éclairait un peu mieux notre chemin.

Sigéa avait repéré çà et là des traces de passage du démon. Il s’agissait soit de traces minimes de corruption sur la végétation rare du relief rocheux, soit de traces de pas là où le sable fin parvenait à se glisser sur les roches du massif.

Au bout d’un moment, Sigéa s’arrêta et leva le poing à mon intention. Elle me montra son récipient : les graines étaient partiellement noircies. Nous étions proches d’une forte zone de corruption. Le démon était probablement tout près, accompagné d’un lot de plantes contaminées.

Nous redoublâmes de vigilance. Notre progression se faisait désormais pas à pas. Je gardai sans cesse un œil sur nos flancs, guettant l’embuscade, et sur Sigéa qui pouvait à tout moment me faire signe.

Nous passâmes un petit détroit de roches au bout duquel ma compagne se stoppa. Étant légèrement plus grande qu’elle, je pu voir par-dessus son épaule et son gardard. Il s’agissait d’une sorte de petite oasis recluse, nichée autour d’un petit réservoir d’eau de pluie stagnante. Le sol était couvert d’herbes du désert et quelques buissons fruitiers avaient poussé. Il y avait même une armée de petits reptiles.

Sauf que tout était corrompu. Pire que dans la plantation de cormiers, une couche de moisissure verdâtre recouvrait absolument toute la végétation. Elle était tellement épaisse qu’on pourrait facilement s’y enfoncer jusqu’au mollet.

Les reptiles étaient contaminés, monstrueux et difformes. Ils nageaient dans la moisissure et s’attaquaient les uns les autres, avec des griffes et des dents disproportionnées pour leur nature. Des morceaux de reptiles mort – tantôt une tête décapitée, tantôt des boyaux répandus – jonchaient le tapis corrompu à divers endroits.

Nul doute que s’ils nous avaient vues, ils se seraient jetés sur nous pour tenter de nous lacérer, mais ils étaient trop occupés à se massacrer entre eux.

La conclusion était évidente : on avait trouvé l’antre du démon. Par contre, pas un signe du démon lui-même. Pis, on ne pouvait plus avancer à cause de la corruption…

Un déclic se fit dans ma tête. Le détroit rocheux, la zone corrompue… l’endroit parfait pour un guet-apens.

Je fis volte-face, ma lance en position de défense pour anticiper une éventuelle attaque. Je vis une ombre au-dessus des rochers me surplombant, sur ma droite. Je criai aussitôt “Contact !”.

J’entendis Sigéa manœuvrer derrière moi. Étant donné la l’étroitesse du détroit rocheux, nous ne pouvions pas échanger nos place.

“Garde haute !” me répondit-elle

L’instant d’après je vis deux projectiles arquer haut dans les airs et fondre directement sur moi.

Dans un réflexe entraîné, je me baissai.

Deux bruits mats firent résonner le gardard que ma compagne avait mis au-dessus de ma tête pour nous protéger. Elle s’était accroupie juste derrière moi et nous couvrait toutes les deux d’éventuelles attaques de projectiles.

Je pouvais voir les muscles de ses bras bandés à l’extrême pour maintenir l’arme de métal à l’horizontale.

J’analysai la situation rapidement. “Soit il passe à l’arrière et on inverse la formation, soit il passe à l’avant et on se replie de dix pas.”

Sigéa acquiesça brièvement. “D’ac.”

Sous la couverture du gardard, à dix ou quinze pas devant moi, je vis deux mollets blanc et faméliques se poser lourdement sur le sol poussiéreux.

Je ne me fis pas prier. “Inversion !”

Je me recroquevillai et bomba l’échine. Je sentis Sigéa prendre pied sur mon dos pour se hisser par-dessus moi et interposer son gardard entre notre ennemi et ma lance.

Je dû serrer les dents à cause du poids de la guerrière et de son attirail qui étaient d’autant plus lourd que je n’avais pas mon plastron de cuir pour amortir la pression.

Je me redressai et me mis en formation. Le monstre, entièrement blanc de peau, avait de longues griffes couleur cendre et une série de bubons jaunes ornaient son bras droit. Il avait des cheveux blanc cassé et ses yeux étaient si vide qu’ils reflétaient la lumière de la lune. Son visage était figé dans un rictus de douleur.

Sa posture suggérait qu’il pouvait utiliser son bras droit pour nous envoyer des projectiles, probablement grâce à ces bubons. Nous savions aussi que ses griffes étaient assez tranchantes pour que, avec la force qu’il avait, il puisse trancher un tronc d’un seul geste.

Mais Sigéa ne se senti aucunement intimidée par le mostre. Elle se mis à avancer vers lui, en poussant un grognement rauque ponctuant chacun de ses pas. Je mis mes pas en rythme avec les siens et accompagnai ses grognements. Nous avancions d’une seule femme, d’un pas ferme et déterminé.

Le démon n’avança pas mais ne recula pas non plus. Il n’avait pas l’air intimidé.

Quand nous arrivâmes à portée efficace, le démon prit l’initiative d’attaquer et leva ses deux jeux de griffes. Sigéa se stoppa pour se préparer à l’impact en poussant un simple “Ho !”.

Comme il n’y avait pas d’ouverture dans la garde de ma compagne, le monstre frappa le gardard métallique avec une force considérable. Elle amorti les impacts sans difficulté et enchaîna rapidement avec un ordre. “Alt !”

Je levai ma lance au-dessus de son épaule gauche. Au moment où je lançai un coup d’estoc, le gardard s’effaça pour laisser passer mon arme qui visait l’épaule droite du démon.

Un peu surpris par cette contre-attaque rapide, il n’eut pas le temps de complètement esquiver le coup. La lance ne perça cependant pas le cuir épais du monstre et ne fit que l’érafler.

Le démon leva derechef ses griffes pour tenter une nouvelle fois de percer la défense de Sigéa.

Cette fois-ci, la guerrière n’attendit pas l’impact pour donner son ordre. “Passe-trois !”

J’amorçai la passe d’arme commandée. J’assenai un coup d’estoc en position basse, à la gauche de Sigéa pour viser le mollet droit du démon, puis enchaîna rapidement avec trois coups d’estoc sur la droite, pour frapper successivement la cuisse, le flanc et le poitrail de l’ennemi.

À chaque mouvement, le gardard de ma compagne s’ouvrait légèrement pour laisser passer ma lance tout en nous protégeant.

Je ne voyais pas les effets de mes coups, mais je sentais que le fer ne pénétrait pas profondément dans la chair.

Nous échangeâmes quelques passes supplémentaires. Nous bloquions sans mal les coups du monstre et contre-attaquions sans problème, portant plusieurs coups à chaque fois.

Sigéa et moi étions parfaitement entraînées. Nous avions un langage de combat bien rôdé et notre synchronisation était sans bavure.

Mais cela ne suffit pas à tomber le démon. Les blessures que nous lui infligions semblaient superflues et ses assauts ne ralentissaient pas.

J’essayai de penser à une autre stratégie quand l’ennemi changea soudainement de comportement.

Il brandit son bras bubonneux vers nous. L’instant d’après tous les bubons explosèrent, faisant jaillir leur contenu contaminé dans notre direction. Sigéa leva son gardard et absorba la corruption qui nous était destinée, mais l’attaque était large et les parois rocheuses qui nous encadraient se retrouvèrent également aspergées.

Une odeur de moisi emplit mes narines. “Attention ! Ne touche pas les murs, Sigéa !”

“Il prépare la même attaque !” me lança-t-elle en guise de réponse. En jetant un coup d’œil risqué par-dessus l’épaule de ma compagne, je pus voir que le démon gardait une distance respectable. Ses bubons, qui était maintenant vides et flasques, commençaient à se remplir d’eux-mêmes. On n’avait que quelques secondes pour agir avant d’être aspergées de nouveau.

J’avais une stratégie en tête, mais il fallait l’exécuter rapidement. J’économisai les mots pour en faire part à Sigéa.

“Je purifie, tu protèges, puis on perce.”

“D’ac.”

J’ouvris une des bourses qui était à ma ceinture. Je saisis une des bagues que j’avais achetées tantôt et commençai à incanter un sort.

Détruit la corruption.”

Des fissures brillantes apparurent sur le bijou puis il se désintégra dans ma main. Au même moment, tout le liquide corrompu qui se trouvait dans un rayon de six pas autour de nous disparu dans un claquement sec.

En parallèle, je vis que des arabesques irisées apparurent sur le gardard de Sigéa, qui elle-même était en train de lancer un sort. “Je nous protègerai“ articula-t-elle. L’instant d’après, un vent glacial commença à tourner autour de nous en guise de bouclier protecteur.

Mais elle ne s’arrêta pas là. Aussitôt eut-elle achevé son sort qu’elle prépara la percée que je lui avais indiquée.

Défiant toute forme de défense, elle se projeta en avant, ouvrant son gardard pour brandir l’épieu dont il était pourvu. Je lui emboîtai aussitôt le pas dans une formation qu’on avait maintes fois travaillé, brandissant ma lance dans l’ouverture qu’elle venait de faire.

Le démon, constatant notre charge, fit quelques pas rapides en arrière pour creuser la distance. Cela lui laissa le temps de lancer son attaque contre nous. Les bubons explosèrent de nouveau et la corruption fusa comme des projectiles. Sauf que cette fois-ci, nous étions à découvert.

Mais la magie de Sigéa se révéla plus puissante que l’attaque du démon. Au contact de la barrière glaciale, le fluide contaminé se gela en plein vol, le rendant inefficace.

Cependant, cela ne ralentit ni ne détourna la trajectoire des projectiles et nous fûmes percutées par des dizaines de petits glaçons.

Nos gambisons absorbèrent la majorité des impacts, mais je ne pus éviter un des projectiles qui me frappa en plein visage. Ma joue fut entaillée comme si elle avait été frappée d’une flèche.

Mon élan ne fut pas interrompu, mais ma vision se voila un instant sous le coup de la douleur intense. Me fiant à mon instinct, mon entraînement et mes autres sens, je continuai mon attaque. Je frappai là où le démon se situait d’après moi.

Ma lance heurta quelque chose de dur et je sentis le fer se déformer à la pointe. Le bois de la hampe craqua entre mes doigts, probablement fendu par la puissance de l’estoc.

Tout cela dura une fraction d’instant, et ma vue recouvrit rapidement.

Ma lance s’était enfoncée jusqu’à la hampe dans le ventre du démon et était ressortie de l’autre côté, heurtant le sol de pierre. L’épieu de Sigéa avait perforé son cou de part en part, ne laissant sa tête accrochée à son corps que par un mince lambeau de chair.

Le corps blanchâtre du monstre ne bougeait plus. Le démon était mort.

Je sentis un liquide chaud couler dans mon col, sous ma robe et mon gambison.

“Je suis blessée” signalai-je à Sigéa, “il faut que je panse. Tu es indemne ?”

Sigéa, sans mot dire, décrocha les sangles de cuir qui fixaient son gardard à son bras. Elle le laissa tomber par terre et se tourna vers moi.

Je vis alors qu’elle n’était pas à proprement parler indemne. Une giclée de pus contaminé tachait sa robe de l’épaule jusqu’à la hanche.

Était-ce dû à une défaillance dans son sort ? Non, c’était probablement issu de la première attaque. Ce qui voulais dire qu’il ne fallait pas perdre de temps et que chaque seconde comptait.

Je tirai une dague qui était accrochée dans mon dos au niveau de la ceinture. Sigéa se tint droite, les bras légèrement écartés. Je tranchai les lacets de la robe qui se situaient au-dessus des épaules. Le vêtement glissa sur le sol.

Je sorti une lanterne de mon sac et l’allumai. Je commençai à examiner le gambison de ma compagne d’arme, afin de détecter une éventuelle trace de corruption. Nos gambisons était principalement faits de coton, plutôt résistant à la corruption des démon aberrissant. Mais l’avant et l’arrière du poitrail, ainsi que les manches étaient reliés entre eux par des lacets de cuir.

Après un examen attentif, je remarquai que le lacet se situant sous son aisselle commençait à se faire corrompre.

“Le gambison est touché” lui dis-je. “Je vais te l’enlever pour voir si tes sous-vêtements sont affectés aussi.”

Elle ne broncha pas ni ne manifesta la moindre émotion. Si la corruption était passée à travers toutes les couches de vêtements et avait atteint sa peau, il faudrait l’amputer. Si ce n’étais pas possible, Sigéa serait condamnée à devenir une aberration. Elle savait ce que ça signifiait et me forcerait à ne pas la laisser aller jusque-là.

Je détachais, toujours à l’aide de ma dague, le lacet contaminé. Je défis les autres lacets sans les abîmer. J’ôtai ainsi son gambison et révélais ses sous-vêtements. Elle avait des bandages qui tenait sa poitrine en place, ainsi que des rubans de lin pour empêcher les frottements sur le haut des bras, les poignets et les hanches.

Je procédai à un autre examen minutieux.

“C’est bon, aucune trace de corruption.” lui annonçai-je, soulagée.

Mon adrénaline retomba et je pus sentir le poids de la traque et du combat tomber sur mes épaules. Le ciel s’était couvert et il faisait nuit noire maintenant.

Le vent se leva légèrement et me glaça la joue. En palpant le sang poisseux, je me souvins que j’étais blessée. La douleur se réveilla, intense.

“Je vais te soigner.” me dit ma compagne.

Elle récupéra sa sacoche de soin et entrepris de panser ma plaie. Elle était consciencieuse et prenait le temps nécessaire pour s’assurer que cela ne s’infecterait pas. Elle se lava les mains à l’eau claire, alluma un feu pour stériliser les bandelettes à l’eau bouillante et au savon et commença à appliquer un onguent apaisant sur la plaie.

Voyant tout cela, je ne pus m’empêcher de penser à voix haute. “On devrait quand même apprendre la magie de la guérison. Ça nous ferait gagner beaucoup de temps, non ?”

Tout en continuant sa besogne, elle me rétorqua calmement. “Tu as déjà essayé de l’apprendre, Xeltes. Tu sais comme moi que tu n’as pas réussi.”

Je grimaçai. La douleur était vive.

“Chaque magie nécessite une philosophie, une compréhension, un état d’esprit particulier. Ni toi, ni moi, ne sommes faites pour le Cercle de la Vie.”

Je tombai dans un silence contemplatif. Sigéa avait fini d’appliquer l’onguent et commençait à sécher les bandages.

“Et si on engageait un guérisseur pour nous accompagner ?” dis-je sans grande conviction.

“Tu le ferais venir avec nous sur le terrain ? Qu’il sache se battre ou pas, ça nous embêtera plus qu’autre chose. On a développé nos techniques de combat en binôme. On ne peut pas s’enticher d’un troisième guerrier ou d’une personne à protéger. Il faudrait tout revoir. Et puis, la magie de guérison a aussi ses limites.”

Elle commença à me bander le visage, en utilisant des épingles à nourrice pour que bandage sans qu’elle ait à me couvrir la bouche.

“Et ça ne servirait à rien de le laisser en ville. Les blessures, il vaut mieux les traiter le plus vite possible.”

“Sans parler qu’il faudra le payer. Non pas qu’on gagne mal notre vie, mais même si on le paye moitié moins que nous, ça réduira considérablement notre salaire.“

Elle avait la voix de la raison, sans le moindre doute, mais je ne pus m’empêcher de renchérir.

“Ce ne sont pas de vrais problèmes, au fond. D’accord on devra partager notre paie en trois, mais ça fera quand même une personne de plus dans l’équipe. On pourra travailler mieux et plus vite. Au final, on pourra retomber sur nos pieds.”

“Et puis, si on doit réapprendre à se battre, on le fera. Toi et moi on a bien dû apprendre à se battre ensemble non ? Il ne faut pas avoir peur du changement non plus.”

Elle recula d’un pas pour contempler son travail à la lueur de la lanterne.

“D’accord” dit-elle. “Si on trouve une personne assez compétente pour nous être utile et qui connaît la magie de la vie, on pourra y réfléchir. Mais il y a des chances pour qu’on ne rencontre jamais une telle personne.”

Je touchai le bandage du bout des doigts. La blessure me faisait mal, mais beaucoup moins qu’avant. “Merci, Sigéa.”

Nous entreprîmes de récolter les résidus de notre combat. Nous transportâmes les cristaux de fluide corrompu et les vêtements endommagés dans le nid de corruption que nous avions vu plus tôt.

“Tu veux remettre ton gambison ? Je dois avoir un lacet de rechange dans mon sac.”

“Je ne préfère pas. Il y a toujours un risque qu’il reste du pus dessus. Je voudrais l’examiner à la lumière du jour avant. Je vais l’accrocher à mon sac jusqu’à ce qu’on rentre en ville.”

“La nuit est fraîche. Tu veux ma robe ?”

Elle ricana. “Non merci. Après avoir passé la journée à bouillir dans une armure matelassée, je préfère rentrer torse nu. Et je sais que tu es plus frileuse que moi.“

Le vent glacial mordait toujours ma plaie et je frissonnais de sueur froide à cause du sang que j’avais perdu. Je ne me fis pas prier.

“Il me faudra une nouvelle lance aussi.” signalai-je en montrant le fer plié et la hampe fendue. Sigéa acquiesça sans un mot et finit de nettoyer son gardard, qui était couvert de pus.

Nous avisâmes ensuite le cadavre du démon.

“Tu vois sa marque quelque part ?” demandai-je à ma collègue qui était meilleure que moi dans ce travail.

Du bout de son arme, et fit tourner le corps sans vie et découvrit sa marque à la base de son dos.

Je lui tendis ma dague. Elle commença à découper un rectangle de peau autour de la marque pour la prélever. Elle sécha un peu la peau à la chaleur de son feu et la rangea dans son sac.

Ensuite, nous balisâmes les alentours pour prévenir les éventuels voyageurs que la zone n’était pas sûre et qu’ils devaient la contourner. C’était un travail plutôt long et fastidieux, surtout en pleine nuit et avec la fatigue du combat. Cela ne figurait jamais sur les contrats, mais c’était une partie des attributions tacites des chasseurs de démons.


Quand nous partîmes en direction de la ville, Minas était sortie des nuages et l’échait l’horizon. Il nous fallut quelques heures pour traverser le désert et c’est en milieu de matinée que nous entrâmes dans la taverne où était stationnée la cautionnaire.

“Vous revoilà. Je suppose que vous avez exterminé le démon ?”

Il y avait du sarcasme dans sa voix. Sans doute ne s’attendait-elle pas à ce que nous réglions l’affaire en moins d’une journée.

En guise de réponse, Sigéa sortit la peau fraîchement découpée et la jeta sur la table. La cautionnaire eut un mouvement de recul.

“Qu’est-ce que c’est que ça ?”

“C’est la marque du démon. La preuve qu’on a réalisé notre travail. Maintenant, notre salaire, s’il vous plaît.”

Il y avait de l’animosité dans sa formule de politesse. Je n’aimais pas être agressive avec mes employeurs, mais je ne pouvais pas lui en vouloir non plus. On nous traitait trop souvent comme des exécutrices bas-de-gamme, des guerrièrres lambda qu’on embauche pour un travail, sans se rendre compte du degré d’expertise que notre métier exige.

Elle tripota le trophée avec le bout de sa plume d’écriture. “Bon, très bien…” Elle hésita. “Je vais prévenir mon commanditaire. Il vous amènera lui-même votre récompense. Rendez-vous dans une heure à la résidence Milamova.“

Elle se leva, prit ses affaires et partit.

Sigéa se laissa tomber sur un tabouret. “Si tu veux mon avis, ça ne sent pas bon…”

Je fronçai les sourcils et prit un ton impérieux. “Lève-toi Sigéa, on a du boulot. On va se racheter des vêtements, trouver un armurier et faire tanner notre trophée.”

“Pas de repos pour les chasseuses de démons, hein ?”

“On se reposera quand on sera payée.”

Sigéa se releva. “C’est juste. Allons-y.”


La résidence Milamova était extrêmement pompeuse. Des jardins exultant d’une richesse visant à impressionner quiconque s’y rendait, et une villa recouverte de marbre de toutes les couleurs, de dorures et autres fantaisie architecturales.

Je reconnu immédiatement le genre de noble à qui elle appartenait. Des gens hautains qui étalaient bien plus de richesses qu’ils n’en avaient réellement dans le seul souci de l’image qu’ils projetaient. Ce n’était pas la première fois que nous travaillions pour ce genre d’individus et à chaque fois ça me mettait mal à l’aise.

“Ces rupins vont nous tenir la jambe toute la journée pour nous payer moins que ce qu’ils ont promis, alors qu’une seule dalle de leur jardin vaut trois fois notre salaire.” En prononçant ces mots, Sigéa affichait un sourire vénal. “On aurait dû leur demander dix fois plus.”

Le grand portail orné de pierres rares était ouvert et un valet nous attendait à mi-chemin de la demeure.

Nous avions dépensé ce qui restait de notre avance pour me racheter deux belles lances que j’exhibai fièrement dans mon dos et nous racheter des vêtements de voyage. Nous avions également enfilé nos armures de cuir clouté par-dessus nos vêtements.

“Veuillez patientez quelques instants ici, je vous prie.” Nous dit le valet quand nous arrivâmes à sa hauteur. “Sa glorieuse seigneurie Potrovec Milamova va daigner vous rencontrer dans quelques instants.”

Je détestais les types mielleux dans son genre. Je jetai un œil à Sigéa. Son sourire avait disparu.

Le noble qui passa la porte de sa propre demeure était un homme ayant facilement passé les cinquante ans et qui était aussi richement habillé que ce à quoi on pouvait s’attendre. Ses poignets, ses chevilles et son cou était débordant de bijoux faits d’or, d’argent et de pierres précieuses. Son physiom prenait la forme de longs et fins barbillons qui tombait le long de ses joues jusqu’aux épaules. Ils étaient percés d’anneaux d’or.

Il s’approcha de nous, souriant et affable, les bras écartés dans un geste amical. Une bonne douzaine de personnes l’accompagnait. Il y avait quelques domestiques mais surtout des gens d’arme. Ils ne portaient chacun qu’une jacque et une épée longue à la ceinture. Probablement des nobliaux, pas de vrais guerriers comme nous.

En regardant attentivement, je vis également que la cautionnaire faisait partie des gens, mais qu’elle essayait de se faire discrète en restant à l’arrière.

À l’approche de la troupe, le valet ne put s’empêcher de hurler. “Sa glorieuse seigneurie Potrovec Milamova et sa suite !”

Sigéa émit un petit soupir d’exaspération.

“Ah, voilà les héroïnes de la journée !” nous lâcha le noble.

“Sigéa et Xeltes, chasseuses de démons, monseigneur.” lui dis-je pour qu’il sache à qui s’adresser.

“Très bien ! Sigéa et Xeltes ! Je tâcherai de retenir ces noms pour en faire l’éloge à tous ceux qui auront besoins de services efficaces et rapides.”

“… services qui sont fournis pour un salaire adéquat.” précisai-je.

“Ah ! Tout de suite dans le vif du sujet, n’est-ce pas ? Promptes à vous embarquer le plus rapidement dans votre prochaine aventure, c’est cela ? Ou bien tout simplement êtes-vous trop modeste pour supporter le moindre compliment à votre égard ? Dans tous les cas, je respecte ça.”

Il joignit les mains devant lui et pris un air plus sombre.

“Néanmoins, je crains que nous ayons un petit problème. Mon employée ici présente m’a signifié que vous aviez déjà perçu la prime de cinq mille étoiles que j’avais réuni en guise de récompense.” Il désigna la cautionnaire qui sorti légèrement du rang à son appel, l’air gêné.

“Vous vous méprenez” lui répondis-je. “Les cinq mille étoiles correspondent seulement à l’avance sur le travail que nous allions effectuer. Le salaire total est de vingt-cinq mille étoiles. Il vous en reste donc vingt-mille à payer.”

Je sortis le contrat sur lequel la cautionnaire avait griffonné l’addendum. “Voici le contrat qu’elle a signé en votre nom suite aux négociations que nous avons faites.”

“Voilà qui est malheureux.” nous glissa le seigneur avec un air faussement désolé, “car mon employée n’a pas le pouvoir de signer des documents à ma place. J’ai bien peur que vous vous soyez faites embobinées par cette personne. Mais soyez rassurées : elle sera punie à hauteur de son exaction.“

Je me pinçai l’arête du nez en soupirant. Le noble continua sa tirade.

“Maintenant que vous réalisez que nos dettes ont été payées depuis longtemps, je vous prierai de quitter notre domaine. Faute de quoi, mes gens d’arme se verront contraints de vous indiquer eux-mêmes la sortie.”

Le noble se tourna pour repartir. Je levai ma main et claquai des doigts. Le bruit sec le stoppa dans son élan.

C’était un signal pour Sigéa, qui ôta son sac à dos, l’ouvrit, et jeta son contenu sur le sol, devant la troupe.

Le geste eut pour impact de regagner l’attention du seigneur qui examinait maintenant l’étalage sur le sol, perplexe.

“Qu’est-ce ?” demanda-t-il un peu craintif.

“Il s’agit de peaux tannées. Comme vous pouvez le voir, sur chacune d’entre elle se trouve un symbole. Ce symbole signifie que la peau était autrefois celle d’un démon.“

Il y avait une soixantaine de peaux sur le sol. Le résultat de nombreuses années de carrières.

“Chacun de ces démons aurait facilement pu massacrer votre petite troupe d’opérette. Nous les avons tous tués.”

Je commençai à m’approcher, l’air menaçant, vers notre débiteur. Plusieurs gens d’arme firent un pas en avant en portant la main à l’épée, mais aucun n’osa dégainer.

“Les chasseurs de démons sont payés pour que des rapaces dans votre genre puissent prospérer. Combien pensez-vous qu’il y a de chasseurs de démons dans le monde ? Mille ? Dix mille ? Si le bruit commence à courir que cette ville ne paie pas correctement les chasseurs, vous pouvez être assuré que personne ne viendra à votre secours lors de la prochaine attaque.“

“Qui croyez-vous qu’on lynchera en premier quand cela arrivera ? Si le peuple apprend qu’il n’y aura plus jamais de chasseur de démons dans cette ville parce que le soi-disant seigneur Milamova ne règle pas ses dettes, que pensez-vous qu’il se passera ? Survivrez-vous au moins la première nuit ?“

J’étais assez proche de lui pour sentir son souffle rapide sur mon visage. Il évitait mon regard. Je saisis brusquement son poignet pour le forcer à me regarder. Les miliciens ne bronchèrent pas.

“Si on n’était pas intervenues, la corruption aurait pu se propager à toutes la plantation. Si cela s’était produit vous seriez ruiné. On vous a évité de perdre cent fois – que dis-je, mille fois ! – la somme qu’on vous demande aujourd’hui. Alors, maintenant, vous nous payez.“

Le seigneur suait à grosse goutte. Je jetai un œil furtif autour de moi, les gens d’arme ne savait pas quoi faire et les domestiques étaient terrorisés.

Le noble sorti de son égarement et se libéra de ma prise. “Je… Très bien.” bégaya-t-il. “Kalev, allez chercher la récompense demandée.”

Le valet partit en courant vers la demeure.

Le seigneur fit mine de partir. Pour se donner de la contenance, il se permit d’ajouter “Ramassez-moi votre bazar, là, et fichez le camp avec votre récompense.”

Sa voix tremblait trop pour être convaincante. On pouvait voir dans le regard de ses gens qu’il avait baissé dans leur estime.

Quand Kalev le valet revint avec notre récompense, Potrovec Milamova et sa suite était partis.

En quittant nous-même la résidence, je dis à Sigéa “Bon, ben ça s’est finalement plutôt bien passé.”

Elle leva les yeux au ciel “Ouai, enfin à chaque fois c’est la croix et la bannière pour se faire payer convenablement.”

Nous marchâmes dans les rues ensoleillée d’Aguilerra en silence, pendant quelques instants. Puis Sigéa déclara finalement :

“Parfois, je me demande ce qu’est le plus dur. De combattre les démons, ou de se faire respecter des humains ?”

Divagations en La mineur

Extrait d’un recueil de poèmes datant du début du Deuxième Âge, trouvé dans une tombe anonyme du pays d’Arop et intitulé “Divagations en La mineur”.

Note du transcripteur : Le style de l’auteur varie beaucoup d’un poème à l’autre et emprunte des formats de poème variés venant de pays et d’époques très différentes. Néanmoins, les thématiques restent très similaires dans la globalité du texte, ce qui laisse penser qu’il s’agit bien d’un auteur unique et non plusieurs auteurs. Il est néanmoins impossible de se prononcer avec certitude.

Note du transcripteur : un certain nombre de feuillets ont été rendus illisibles à cause de l’humidité.


Les voix du fleuve

D’où vient cette musique annonçant le trépas ?
Cette philharmonie d’où retenti le glas ?
Quelques sourds violoncelles, une boîte à musique,
Sont-ils le prélude d’un requiem tragique ?

Ce sont des dissonances instiguant la souffrance
Et conduisant les âmes à la désespérance,
Une fanfare qui fourvoie en fulminant
Et qui veut aveulir la vigueur des vivants.

Laissons couler nos peines dans l’onde insipide,
Buvons cette eau amène à l’arrière goût acide,
Plongeons dans la fontaine et ses remous fétides,
Embrassons cet éden et ses flots génocides.


Rencontre avec un Psychopompe

Ma volonté morte
Me supplie d’abandonner;
On frappe à la porte.

Avec précaution
Je me force à avancer;
Sans invitation.

Sur le noir chemin
On m’agresse violemment;
Un étranger vient.

Couvert de blessures
J’échoue et je chois, mourant;
Divine figure.

Je suis allongé
Et redeviens silencieux;
Salut échangé.

Une lueur brève
Apparaît devant mes yeux;
La fin de mon rêve.


Joie invisible

Harmonie millénaire emplissant mon organe !
Enhardie par mes pairs ambroisant les profanes,
Ravie par le tonnerre éclatant mes membranes,
Tu fais vivre et enterres tous les mélomanes.

Ondulation gracieuse exultant de foi,
Définition du beau, du parfait, de l’émoi
Je veux, pour l’éternité, me lier à toi,
Mais tu es la seule maîtresse de ta voix.

Alors je caresse tes enfants mécaniques
Chantants la complainte de ma vie ironique
Je fais vibrer, jouir tes organes acoustiques
Pour invoquer ta divine essence phonique.

Puisse-tu m’accompagner, de plus en plus fort
Au cours de ma vie, mes joies, mes peines et ma mort
Reste avec moi, juste quelques instants encore,
Ainsi, fatiguée mais apaisée, je m’endors.


Haikus

Haiku n°1

Le vent facétieux
Soulève la jupe brune ;
L’automne est joyeux

Haiku n°2

Petite tortue,
Donne tes œufs au destin !
Comme tant de fois.

Haiku n°3

Il est plus joyeux
D’écrire avec une fleur :
L’hivers, pas de plume…


Comme de l’eau sur une lyre…

Comme de l’eau sur une lyre,
S’épanchent mes plus grands désir,
Mes joie, mes peines, mes idées.
Mon âme se pâme, aliénée.

Quand je noirci le papier blanc
Pour faire parler mes sentiments,
Qu’il soit rayé ou quadrillé
C’est le plus beau des messagers.

Alors laissons choir à l’envi
Les mots nous venant à l’esprit.
Et l’encre coule avec loisir
Comme de l’eau sur une lyre…


Haikus

Note du transcripteur : le texte original du haiku numéro 4 est illisible.

Haiku n°5

Dans tout ce chaos,
Vers la folie salvatrice
Il n’y a qu’un pas

Haiku n°6

Beauté de la pluie
Qui inspire le lyrisme,
Muse nostalgique.


Tankas

Tanka n°1

Les grands patriotes
Se déchirent et se suicident,
Ce depuis toujours.
Quand réaliseront ils
Qu’il n’y a pas de pays ?

Tanka n°2

Quand l’esprit s’éveille
Il se demande toujours
Comment s’élever.
En recherchant la sagesse ?
En accueillant la folie ?


L’Autre côté

La musique
Qui apaise mon esprit
Est silencieuse.

La folie
Est une façon lucide
De vivre la mort.

Quand l’envie
Est plus grande que la peur,
Étrange enthousiasme.


La Solitude

Je regarde au loin.
Tant de papillons passent devant mes yeux,
Mouvement perpétuel.

J’aime rester seul,
Je me plaît dans cet univers infini
Où je suis protagoniste.

Toujours, je médite.
J’aime le gris, neutre, ascète, misanthrope.
Sérénitude complète.


Tankas

Tanka n°3

Chacun a le droit
D’emprunter le long chemin
De la rédemption.
Ne sont pas des monstres ceux
Qui y mettent des barrières ?

Tanka n°4

Le destin est clos.
Même si la route est longue,
Aucune jonction.
Peu valent le vent, la neige,
Le devoir est accompli.


Éminence grise

Il ne parle pas mais mord
Aussi fort que l’autre aboie,
Tous seuls ils sont deux.

Maître de ce qui l’entoure
Préfet de ceux qui l’entourent
Ce pion est un roi.

Voir croire les êtres maîtres,
Mirer vers ces bleus béjaunes,
Se sentir puissant.


Vaguelettes

Doux romantisme

Note du transcripteur : le poème intitulé “Doux romantisme” est en grande partie illisible.

Marche impériale

L’unification
Mène vers la tolérance et le progrès.
Mais trop de grand conquérants
Ont pavé de sang le chemin y menant.

Vaguelette n°3

Ni blanche ni noire,
La routine est grise et elle prend racine.
Le monde, les gens se fanent,
Je me transforme en albinos achromate.

Voie et illumination

Une feuille morte
Voyage sereinement sur l’eau paisible
Visage sans nom, sans voix
Mais qui aime l’autre plus que lui-même


Courteaudes

Art

Regard attentif
Sert à l’analyse.
La contemplation
Doit être éphémère.

Rêves et Songes

Nos rêves déments
Sont un exutoire.
Ce sont les cautères
De notre folie.

Rêves et Folies

Le fou ne sais pas
Qu’il est dérangé.
Le rêveur ignore
Ce qui est réel.


Rêves, réalité et souvenirs

Les sermons aveuglants m’emplissent de frissons,
Mais le soleil radie et réchauffe mon cœur.
Il épanche l’espoir, le rêve et la tiédeur.
Bientôt main dans la main nos désirs brûleront,

L’orage frappe l’horizon de ses éclairs,
Mais la pluie lave mon désespoir et mes craintes.
En chœur nous récitons une douce complainte
Et résonne dans les cieux nos voix de tonnerre.

Nous penchons en arrière un regard nostalgique.
Pour ces jours difficiles où nous semblions morts,
Pour ces moments où nous voulions être plus forts,
Nous arborons un sourire mélancolique.

Poème dédié à la personne qui m’est la plus chère


Haikus

Haiku n°9

Dans la solitude
Mon esprit se chauffera
Entre les deux cieux

Haiku n°10

Boisson de soleil,
Mon âme est une tableau vierge
Qu’il se faut graver

Haiku n°11

D’un jaune éclatant,
Le feu repousse le blanc
Qui cache le pourpre


Note du transcripteur : le reste des textes (estimé à une douzaine de feuillets) est complètement illisible.

L’écho de la douleur

Année 2774 du calendrier divin.

Le silence est… divin. Je suis assis dans une rue calme, étroite et éclairée par quelques lampadaires de forcelle. L’aube ne se lèvera pas avant au moins une heure. Cette ville, je ne la connais pas, mais je suis venu ici investi d’une mission.

Je contemple la porte de la demeure qui se trouve face à moi. Je vérifie que je suis bien au bon endroit. Je me concentre un peu et commence à lancer un sort en utilisant la magie de la Vision. Je ne suis pas un très bon mage, alors je dois incanter pendant un petit quart d’heure. Ce n’est pas gênant, il n’y a personne dans la rue.

Quand l’incantation se termine et que le sort se lance, je le sens. Le flux qui émane de cette maison est intense, puisant. Il est dangereux.

Je m’approche de la porte de la maison et raffermis ma poigne sur mon outil. Je ne vais pas m’annoncer, il est toujours compliqué d’essayer de discuter avec les gens qui émettent du flux. Je pousse la porte et entre.

J’arrive dans un genre de grand salon, qui fait presque toute la taille du rez-de-chaussé. Au fond de celui-ci j’aperçois un large escalier menant à l’étage. Il y a un coin lecture sur ma droite, avec un sofa, une bibliothèque et la cheminée, un coin fumoir à ma gauche, près de la fenêtre qui donne sur la rue, et une grande table à manger, en plein milieu de la pièce.

Le coupable se tient là, à table, prenant son petit déjeuner. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années. Il a les cheveux crèmes et le teint bleuté des gens d’Ekina. À peine l’aperçois-je que je sens son flux qui empeste l’endroit.

“Que– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ?” me demande l’homme, surpris. Puis, son regard se pose sur la longue lance que j’ai en main. Il devient blême.

Il tente de se lever. Malheureusement pour lui, je suis rôdé à ce genre de situation. Je le prends de vitesse et parcours en une fraction de seconde la distance qui nous sépare. Il essaye de reculer, mais s’emmêle les jambes dans sa chaise.

D’un coup sec je plonge la pointe de ma lance dans son cou, sur le côté gauche. Il émet un petit cri de surprise. Malgré le fait que je l’ai transpercé de part en part, le fer est passé à côté de la trachée. Je fais levier sur ma lance avec mes deux mains et lui arrache l’avant de sa gorge, dans une gerbe de sang qui asperge son repas. Il est maintenant à moitié décapité, sa trachée lacérée et béante.

Le corps tombe avec mollesse sur le sol. Dans ses derniers instants de vie, il se débat en agitant ses extrémités de manière saccadée, émettant de petits sifflements rapides par ce qui reste de son orifice respiratoire. Une fois son dernier souffle passé, il devient immobile comme une poupée de chiffon qu’on a jetée sur le tapis.

Je le contemple en prenant de grandes bouffées d’air. Je ressens le flux qui se libère, rafraîchissant la pièce, faisant l’effet d’un courant d’air glacé. C’est la sensation la plus grisante que je connaisse.

Mais le travail est loin d’être fini, sur ce corps souillé de flux. Au contraire, cela ne fait que commencer.

Je traîne le corps en dehors de la mare de sang qui commence à se former. Des yeux, je cherche dans la pièce un instrument plus adapté à ce que je m’apprête à faire. Je trouve mon bonheur sur la table du salon : un couteau.

Alors que je m’approche pour le prendre, mon regard est attiré par une petite silhouette qui se détache dans l’escalier. Il s’agit d’une petite fille. Je ne sais pas ce qu’elle fait là, mais elle ne dégage pas beaucoup de flux.

Je me dis que cette scène doit la surprendre, aussi je lui fais mon plus beau sourire et la salue d’un geste de la main. Elle ne me regarde pas, elle contemple bouche bée l’homme que je suis sur le point d’opérer. J’essaye un peu d’attirer son attention, mais elle ne bouge pas.

Tant pis, je retourne à ma besogne.

Je pose ma lance à portée de main et m’assure que ma poigne sur le couteau est solide. J’arrache la chemise de l’homme et palpe son torse encore chaud. Je trouve l’endroit idéal pour l’incision, juste entre deux côtes. D’un geste sûr, je fais glisser le tranchant de la lame sur la peau en prenant bien soin de ne pas trop l’enfoncer pour ne pas abîmer les organes.

La petite fille, qui est toujours en haut de l’escalier, se met alors à hurler. Cela m’agace. Dois-je la faire taire ? Je n’arriverai pas à opérer ainsi, et de plus en plus de flux émane d’elle. Je lorgne un instant ma lance, hésitant à laisser mon travail en plan pour régler ce menu détail. Puis, juste au moment où je m’apprête à y aller, l’enfant et les cris s’éloignent et se perdent dans l’étage.

Bien. Une distraction de moins.

Je reprends mon travail d’incision. Une fois les chairs bien entaillées, je fais levier avec le plat de mon couteau pour écarter légèrement les côtes. Du sang se met à couler de la blessure et se répand sur mes braies et le tapis. Je me dépêche d’aller chercher un coussin sur un des fauteuils du salon et je le place juste en dessous de l’ouverture pour qu’il éponge et l’empêche de trop me salir. Le sang, c’est poisseux.

Une fois cela fait, je réitère mon opération, faisant levier avec le couteau pour créer une large fente. Calant la lame d’une main, je prends la lance que j’avais laissée à portée de l’autre et positionne la large pointe à la place du couteau.

Prenant soin de rien abîmer à l’intérieur, je plonge la lance sur le côté de la cage thoracique jusqu’à ce qu’elle bute à l’arrière des côtes. Puis, me redressant et prenant des appuis solides sur le sol, je fais levier de mon poids et de toute la longueur de la lance.

Une série de craquements secs se font entendre quand les côtes se brisent et s’écartent. La fente étant maintenant beaucoup plus large, je me penche pour étudier l’intérieur de l’homme. Je constate ainsi que son flux vient de son cœur.

“Original” dis-je, malgré moi à voix haute.

J’écarte tous mes instruments pour être sûr de ne pas abîmer l’organe par accident. Je repousse le coussin qui est maintenant si imbibé qu’il n’éponge plus rien et tire le cadavre un peu plus loin sur le parquet, pour le sortir de la nouvelle mare de sang. S’étant un peu refroidit, il ne devrait plus beaucoup saigner à présent.

Je m’agenouille entreprends de lancer un sort. Je psalmodie une phrase incantatrice tout en traçant des symboles avec les doigts de ma main droite tout en maintenant ma main gauche sur la poitrine du cadavre. Mes yeux piquent un peu, signe que l’incantation fonctionne. Je reste concentré. D’ici un quart d’heure, le sort sera terminé et je pourrai enfin passer à autre chose.

“Y-a quelqu’un ?”

La voix vient de la porte, toujours ouverte. Comme j’ai commencé à incanter, je ne peux pas m’arrêter. Je ne réponds pas.

Une silhouette apparaît sur le pas de la porte, puis entre dans la pièce. Il s’agit d’un homme de bonne carrure et à l’air un peu benêt, avec un casque gondolé sur le chef. Il est suivi pas une autre personne, une femme. Elle porte des vêtements très similaires et le même genre de casque que l’homme. Ils ont tous deux une grande épée à leur flanc.

“Qu’est-ce qui s’est passé ici ?” s’exclame l’homme en nous voyant tous les deux sur le sol.

“Monsieur, vous allez bien ?” demande la femme. Je ne sais pas si elle pose cette question à moi ou à mon sujet, mais dans les deux cas je ne souhaite pas répondre.

“Vous avez vu ce qui s’est passé ?” insiste-t-elle.

Ils ont tous les deux un flux plutôt perturbateur. Je m’en occuperai dès que j’aurai fini avec celui-là.

“J’ai l’impression qu’il est en état de choc…” dis l’homme.

“J’ai plutôt l’impression qu’il incante”, lui répond la femme.

“Hein ? Mais pourquoi il incante ? Il est dérangé ou quoi ?”

“Il a dû voir une scène horrible, si j’en juge par le capharnaüm qui se trouve ici.”

Ils sont stupides. Ils ne sont même pas capables de voir la quantité de flux qui émane de cette personne, et ils sont tous deux inaptes à comprendre que je suis en train de les sauver.

L’homme se met en face de moi et me regarde dans les yeux. “Quel sort tu es en train de lancer mon gars ?”

Son flux perturbe ma concentration. Il va faire échouer mon sort. Je consens à lui répondre pour qu’il me fiche la paix. “Amélioration.”

“Un sort d’amélioration ? Mais pourquoi faire ?”

Qu’est-ce qu’il est con. Il lui suffirait d’attendre quelques minutes pour le voir. Au lieu de cela il m’emmerde avec ses questions.

Devant mon silence de pierre, il se relève et s’adresse à sa comparse. “J’crois qu’il a un souci, il fait n’importe quoi. Pourquoi il utilise un sort d’amélioration sur un cadavre ?”

Et elle de lui répondre à mi-voix. “Je suis un peu d’accord. Tu as entendu le timbre de sa voix ? Froid, détaché. Il est complètement en état de choc.”

“Je vais chercher le médecin et les enquêteurs” dit l’homme avec une espèce d’urgence dans la voix. Puis il s’en va.

La femme me contemple avec une étrange attitude. Je sens son flux s’agiter autour d’elle. Elle a envie de me parler, de comprendre, mais elle sait que c’est vain. Brave fille, tu es moins conne que ton compagnon.

Enfin, mon incantation se termine. Je peux lâcher ma concentration et apprécier mon travail. Satisfait, je plonge une main dans la fente que j’ai ouverte tantôt. Je dois m’enfoncer jusqu’au coude pour avoir une poigne suffisante. Fort heureusement, les veines et artères qui relie le cœur au système vasculaire sont désormais faciles à arracher. Je tire un coup sec et le cœur se détache. Je contemple l’objet.

Le cœur est maintenant complètement cristallisé. Il est désormais formé de dizaines de petits rhomboèdres rouges serrés et reliés entre eux par une membrane solide. Le cœur est désormais aussi robuste que souple.

Satisfait, je le tends à la femme. “Voilà, j’ai fini.”

Mais je ne découvre qu’une expression d’horreur sur son visage, contemplant le résultat de mon travail comme s’il s’agissait d’une ignominie.

Comme prise par une soudaine réalisation, elle me dit : “Alors… c’est vous qui avez fait ça ?”

Je soupire. À chaque fois c’est pareil : j’essaie de partager le fruit de mon travail, de montrer aux autres qu’un peu de bien a été réalisé en obstruant le flux d’une personne, mais non, ils sont hermétiques à toute bonne foi. À chaque fois j’essaie d’être le plus amical possible, mais rien n’y fait. J’ai l’impression de parler à des murs.

Le pire, c’est qu’à chaque fois cela se termine de la même manière.

Transie par la peur, elle tente de dégainer son arme. J’avais prévu le coup et en me relevant j’avais discrètement ramassé le couteau. Je pointe mon arme vers elle et me laisse tomber de tout mon poids dessus. Je vise l’aisselle de son bras gauche, qui est mal protégée par son vêtement et exposée à cause de son geste.

La lame s’enfonce jusqu’au manche.

Elle crie alors que nous tombons tous les deux sur le sol. Elle hurle comme une folle. Dans un genre de dernier réflexe, elle gesticule et essaie de me frapper avec son arme, mais celle-ci est toujours enchevêtrée dans son passant.

Je prends appui sur le manche du couteau pour me relever. Une fois debout, je saisis l’outil à deux mains et l’extrait. La blessure saigne abondamment – j’ai sectionné une artère.

Je la regarde un instant en silence, me demandant s’il serait mieux de la laisser exsangue ou de l’achever. Je ferme les yeux et essaie de percevoir son flux. C’est plus difficile de le sentir sans lancer de sort, mais c’est beaucoup plus rapide.

Je sens que son flux se concentre et éructe au niveau de sa gorge, à la base de son cou.

Comme elle a déjà pas mal perdu de sang, elle gesticule beaucoup moins et ses mouvements n’ont plus de sens. Elle continue de crier cependant. Je la saisi par derrière, une main sous le menton tandis que l’autre manie le couteau. Je la hisse un peu, pour la faire tenir en position semi-assise et me délester en partie de son poids.

“Chut… tout va bien se passer” je murmure à son oreille pour la rassurer.

Tout en maintenant son menton en position haute, je fais glisser la lame sur toute la largeur de son cou, en appuyant très légèrement. La gorge se tranche avec une facilité jouissive. Comme son cou est cisaillé vers l’avant, sa tête bascule en arrière, exposant sa trachée à l’air libre et transformant son cri en gargouillis sordide.

“Ah ! Tu sens cette sensation ? C’est ton flux qui se libère. Il n’empoisonnera plus le monde. Tu as fait une bonne action aujourd’hui.”

Inutile, elle a déjà perdu connaissance. J’entends ses poumons qui se remplissent de sang. Elle va bientôt se noyer. Au moins elle ne souffrira pas plus.

Je me lève et lâche le couteau. Je n’en ai plus besoin. Avant de partir, il me reste un dernier détail à régler. Je traverse le salon, enjambe ma lance – qui ne m’est plus d’aucune utilité non plus – en direction de la table du salon. Je prends la poêle dans laquelle l’homme avait cuisiné son petit déjeuner, puis je me dirige vers les escaliers.

Une fois à l’étage, j’entre dans chaque pièce à la recherche de la petite fille. Je la trouve recroquevillée dans ce qui semble être sa chambre. Sa tête est cachée dans ses bras et elle est en train de sangloter.

Elle n’a pas beaucoup de flux, mais je préfère ne pas prendre de risque. Me voyant approcher, elle s’apprête à me dire quelque chose, mais je l’en empêche en lui envoyant le tranchant de la poêle à travers la tête. Je déteste quand les gens me parlent. Surtout quand il s’agit d’enfants. Ils ne font que supplier.

Elle respire encore, mais je ne pense pas que ça change grand chose. Tant qu’elle est sonnée, je prends mon temps pour lui casser les poignets et les chevilles. D’abord la main gauche, qui fait un petit craquement caractéristique. Je sens déjà le flux qui s’amoindrit. Puis le poignet droit. J’ai beaucoup plus de mal avec les chevilles, mes bras commencent à fatiguer.

J’abandonne mon effort quand j’entends une cohorte débouler au rez-de-chaussée. Je m’alarme – il s’agit probablement de l’homme qui revient avec des renforts.

D’un coup de mon instrument, je frappe les croisillons de la fenêtre la plus proche, ce qui brise le verre et laisse une large ouverture. La fenêtre donne sur l’arrière-cour de la maison. J’entends alors quelqu’un qui se précipite et commence à monter l’escalier à grands pas.

J’attends une fraction de seconde et je lance la poêle vers l’entrée de la pièce au moment où j’estime que la personne va arriver dans la pièce. Mon jugement est bon, et l’homme qui s’apprêtait à entrer se prend l’instrument en fonte de plein fouet. Par réflexe, il parvient à limiter les dégâts avec en se protégeant avec ses bras, mais cela le stoppe dans sa course et me donne l’opportunité de m’enfuir. Je me jette par la fenêtre.

Incapable de contrôler ma chute, j’atterris de biais, sur mon pied droit. La douleur jaillit dans ma cheville. Je succombe sous la force de la chute et pars en roulé-boulé dans la boue. Ignorant la douleur, je me relève et me met à courir en direction de la plus proche ruelle.


Je contemple la scène morbide. Je passe ma main dans mes longs cheveux gris avec lassitude. C’est la troisième fois ce mois-ci que l’assassin fait des victimes. Cette fois-ci, c’est un vrai carnage.

“Vous voyez, maîtresse Eupope, que je ne vous ai pas faite venir pour rien.” Tib me regarde d’un air à la fois dégouté et résigné.

Le seigneur local l’a chargé de régler cette histoire de meurtres en série depuis le début, ce qui remonte à presque un an. Bien qu’il ne soit pas mauvais dans son travail, l’affaire est compliquée et il a fait chou blanc. Il m’a appelée il y a quelques temps pour que je vienne l’aider. Je suis arrivée le mois dernier et, pour le moment, nous n’avançons pas plus.

Nous avons deux soldats avec nous, pour notre protection, en plus du garde qui est venu nous chercher. Quand nous sommes arrivés dans la maison, le garde a vu le cadavre frais de sa collègue. Comme nous entendions du bruit à l’étage, il s’est précipité dans l’escalier pour tenter de rattraper le criminel. Nous sommes restés sur la scène de crime pour faire notre travail.

De manière formelle, je compte à voix haute les cadavres et la manière dont ils ont été tués. “Un homme, tué d’un coup de lance dans la gorge, et une femme, tuée de…” je me penche près du corps pour confirmer la nature du décès “… probablement étouffée par son propre sang.“

“Il y a une troisième victime.” Le garde qui était monté revient avec le corps inanimé d’une petite fille dans les bras. Elle n’a pas de blessure évidente, mais un mince filet de sang s’écoule d’une de ses tempes.

“Elle est vivante ?” je lui demande.

“Plus pour longtemps. Elle est assommée. Si un jour elle se réveille, elle aura des séquelles.”

Probable, mais il faut tout de même s’en occuper. Je désigne une soldate “Toi, prends la fille et amène-là chez le médecin le plus proche. Demande lui de tout faire pour la sauver.”

Elle m’obéit sans broncher. Je me tourne ensuite vers le garde.

“Pouvez-vous me décrire ce qu’il s’est passé, s’il vous plaît ? Depuis le début ?”

Le garde prend un air penaud, sans quitter des yeux le cadavre de sa collègue. “On était en train de patrouiller dans les rues, juste avant l’aube. Un citoyen est venu nous prévenir qu’il y avait du bruit inquiétant dans cette maison. Quand on est arrivés, la porte était ouverte.”

“On est rentrés et on a vu deux personnes. La première était… lui. Il était en sang, sur le sol. Il y avait aussi des armes pas loin. La deuxième personne était un homme, bien vivant, qui avait l’air de prier près du corps. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un de ses proches et qu’il priait pour sa mort.”

“Comme on a mis plusieurs minutes à arriver, j’ai pensé que l’assassin avait déjà pris le large. On s’est après rendus compte que l’homme qui était là ne priait pas mais qu’il lançait un sort d’amélioration. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il avait sans doute besoin d’aide. J’ai laissé ma collègue pour le surveiller et je suis venu vous chercher.“

Il fait une courte pause.

“En revenant avec vous, j’ai vu… ce qu’il lui avait fait. Il y avait du bruit à l’étage, je me suis dit que ce fou dangereux était encore dans les parages, alors je me suis précipité pour l’arrêter. Il m’a surpris en me lançant… une poêle… au visage. Ça m’a un peu sonné, et quand j’ai repris mes esprits il avait disparu. La fenêtre était cassée, alors je me suis dit qu’il avait probablement sauté. Mais il y avait l’enfant et j’ai préféré m’occuper d’elle.”

Je commence à y voir un peu plus clair. Je sonde la pièce de mon regard exercé, et finis par remarquer quelque chose d’étrange : il y a un objet sous le cadavre de la garde.

“Tib, viens m’aider à la retourner.”

Ensemble, avec précaution, nous parvenons à faire basculer le corps sur le côté. Je découvre un indice plutôt unique : un cœur presque entièrement cristallisé. Un rapide examen me permet de confirmer qu’il s’agit bien du cœur de la première victime.

“C’est donc ce qu’il est venu faire ici…” dis-je en montrant l’objet aux soldat et à Tib. “Nous pouvons donc rétablir les faits ainsi : le coupable est venu ici, a abattu le résident avec une lance puis a lancé un sort pour cristalliser son cœur. Il a tué la garde qui le surveillait et s’est enfui, non sans malmener la fille du résident.“

“Alors c’est ça, l’effet de son sort ?” réalise le garde.

“Mais pourquoi a-t-il laissé le cœur ici, si c’est ce qu’il voulait ?” me demande Tib.

Je réponds à question. “Réfléchis, Tib, s’il l’a laissé derrière, c’est qu’il n’avait pas besoin de le prendre, il avait juste besoin de le faire. Quant au sort, on peut dire que, subjectivement, le cœur cristallisé peut être considéré comme amélioré.

Je tâte un peu l’objet avec mes doigts. Il a l’air très résistant tout en restant souple. “Mais si cet homme considère cela comme une amélioration, c’est qu’il a de graves problèmes mentaux.”

Je suis dardée de regards inquiets et interrogatifs.

“Nous avons affaire à un psychotique.”


Assis sur mon trône de pierre, une couverture couvrant mes jambes, je réfléchis à mon futur proche. Je suis anxieux à l’idée que quelqu’un vienne me chercher ici, dans mon petit sanctuaire. En plus, j’ai toujours mal à la cheville.

Quand j’ai fui la ville, j’ai vu que des paysans m’avaient aperçu, boitant et trébuchant. Cet endroit a beau être loin de la ville, Il s’agit de la seule destination possible pour la route qu’on m’a vu prendre. Si les gardes me cherchent, ils finiront par arriver ici.

Je change de position sur mon séant. Ce trône est inconfortable, mais il s’agit du seul mobilier intact du fort. Quand j’ai trouvé cet endroit, il s’agissait d’un petit château-fort abandonné qui avait brûlé quelques décennies auparavant. J’ai commencé à le squatter, car comme il est loin de tout, perché sur la plus haute falaise du monde, je peux m’y reposer sans être dérangé en permanence par le bruit des flux qui débordent de chaque être humain.

Mais je ne peux pas y séjourner trop longtemps. Plus je me reste dans le silence de ces lieux, plus mon ouïe s’affine. Au bout d’un certain temps, je finis toujours par entendre le flux des gens, même s’ils se trouvent à plusieurs kilomètres d’ici. Quand cela arrive, je dois aller en faire taire quelques-uns avant de revenir me reposer.

Je ferme les yeux et essaie de me concentrer sur les sons qui viennent de l’extérieur. Le sifflement du vent à travers les fenêtres, le bruissement des arbres dans la cour. Le son de la nature me calme, la normalité des lieux m’apaise.

Je reste ainsi, immobile et à l’écoute, pendant plusieurs heures. Le feu qui brûle en moi se calme, le désir de taire le flux s’apaise.

Alors que l’après-midi commence à être bien avancée, mon repos est perturbé. J’entends des bruits de pas qui foulent la terre battue de la cour. Plusieurs personnes, probablement quatre ou cinq.

La grand-salle dans laquelle je siège se trouve juste derrière la grande porte, qui elle-même se trouve au bout de la cour.

Les pas s’arrêtent juste devant la porte. J’entends la voix étouffée d’une femme. “Occupez-vous de bloquer toutes les issues. Nous, on va passer par l’entrée principale.”

Quelques secondes plus tard, quelqu’un entreprend de pousser la porte. Un grincement sinistre résonne dans la grand-salle. Je me redresse un peu, pose ma main gauche sur l’accoudoir de pierre et passe ma main droite sous la couverture.

Deux curieux personnages apparaissent dans l’entrebâillement. Le premier est une femme plutôt vieille, aux longs cheveux gris et habillée de vêtements riches mais pratiques. Elle a le port altier des gens importants et le regard déterminé des gens dangereux.

L’autre personne est un homme qui doit avoir la trentaine, aux cheveux bruns, beaucoup plus modeste dans ses atours et sa démarche, mais qui a l’œil vif de ceux qui sont intelligents.

Ils sont… étranges. Et intéressants.

Après que ses yeux se soient habitués à l’obscurité du lieu, la femme me remarque. Mais avant qu’elle ne me prenne à partie, je lève un doigt vers elle et déclare : “Vous. Vous n’émettez aucun flux. Comment est-ce possible ?“

Elle s’arrête et me dévisage. Elle est de manière évidente en train d’essayer de m’analyser, mais je sens qu’elle a du mal. L’homme, qui reste un peu derrière elle, lui demande : “Maîtresse Eupope, qu’est-ce qu’on fait ?“

Je remarque alors qu’ils sont tous les deux armés. La femme a une grande hache à son flanc et l’homme une lance dans son dos. Ce dernier effleure le manche de son arme avec appréhension, mais ne se montre pas ostensiblement belliqueux.

Il me dérange cependant.

“Toi par contre”, dis-je en le pointant à son tour, “il a beau être ténu, mais le flux s’écoule de ton être.”

Celle qu’il a appelé Eupope plisse les yeux. Je pense qu’elle a compris. Je vais devoir être plus rapide qu’elle.

D’un geste vif, je retire la couverture qui était sur mes genoux et brandit l’arme que je cachais entre mes jambes. Il s’agit d’un fusard, bien huilé et chargé d’une balle de ma propre composition, spécialement conçue pour s’occuper des gens qui portent le flux en eux. Je le pointe vers l’homme et tire.

Eupope doit avoir vécu une vie pleine d’action et de situation tendue, car elle est plus rapide que moi et a le temps de pousser son compagnon sur le côté, profitant de l’appui qu’elle prend ainsi pour se projeter elle-même dans l’autre direction. La balle passe entre eux deux et vient se ficher dans un pilier. Au moment précis de l’impact, le sort contenu dans la balle se libère et la pierre éclate sous l’effet d’une puissante torsion, laissant un trou béant en forme de spirale.

Les deux gaillards sont à terre, aussi je m’empresse de saisir une autre balle dans la petite bourse que j’ai à ma ceinture. Je recharge mon arme et me lève.

Ils ont disparu.

Ils ont tous les deux profités du fait que je rechargeais pour se cacher parmi les décombres et les restes brûlés de mobilier. Je tends l’oreille et ouvre l’œil, aux aguets.

Il faut que j’anticipe leurs actions. J’essaye de me mettre à leur place. Ils sont en surnombre et intelligents. Vu ce qu’il s’est passé, il se sont sans doute séparés, un de chaque côté de la pièce. J’en conclus que l’un d’entre eux va très certainement faire une diversion pour permettre à l’autre de me prendre par derrière.

Pendant quelques instants la salle reste silencieuse. Tous mes muscles sont tendus, le bras qui porte mon arme tremble.

Soudain, j’entends un vacarme venant de ma droite. La diversion ! Je me tourne et brandit mon fusard vers la gauche. Je vois l’homme qui se rue vers moi, tête baissée et pointe de lance en avant. Sans réfléchir je ferme les yeux et tire sur le levier de mon arme. Je sens la ficelle de mon fusard qui se relâche et entends le son de la balle qui fend l’air.

Une demi-seconde plus tard je suis percuté par mon assaillant. Mon flanc est tailladé par son arme et tout son poids se retrouve projeté contre moi. Je tombe à la renverse.

Je garde les yeux fermé quelques instants de plus, car je sens une odeur familière et délectable. Le flux qui s’écoule ! Cette réalisation s’accompagne d’un cri terrible derrière moi. “Tib ! N– Non !”

J’ouvre finalement les yeux et contemple mon œuvre : le corps de l’homme gît au-dessus du mien, avec à la place de la tête un amas déformé et torsionné de chairs, orné d’un trou béant en son centre. Le sang chaud goutte sur mon visage, mes yeux et ma bouche.

Je bascule son corps sur le côté et entreprend d’arracher ce qu’il reste de sa tête. Il faut que je finisse le travail.

C’est alors que je reçois un coup au niveau de ma tempe. Je mets quelques secondes à revenir à moi pour constater que Eupope vient de se ruer sur moi et me donner un coup de pied à travers la tête.

“M– Mais pourquoi ? Tu n’as pas de flux, Eupope ! Tu es en sécurité maintenant !”

Elle ne m’écoute pas et va ramasser quelque chose, un peu plus loin. Il s’agit de sa grande hache. Elle a dû la laisser tomber pour courir et me frapper.

Je ne comprends pas. Pourquoi veut-elle me tuer ?

Sa hache est presque aussi grande qu’elle, aussi je vais finir pulvérisé si je la laisse faire. Elle se rapproche. Elle a les yeux remplis de larmes. Je ne comprends rien.

Ma vie est menacée. Je ne réfléchis pas. Je lâche mon arme et m’enfuis.


Quand je sors dans la cour du fort, le monstre n’y est plus. Il a pris ses jambes à son cou à une vitesse que sa cheville foulée ne devrait pas lui permettre. Je regarde alentour. Quelques soldats sont revenus vers la grande porte, attirés par les cris.

“Est-ce que vous l’avez vu s’enfuir ?” je demande dès que je suis à portée de voix.

Un des soldat désigne un chemin de terre menant à une autre cour. “Il est parti en courant en direction des jardins des dieux. On a hésité à le poursuivre mais–”

Je ne le laisse pas finir sa phrase et me dirige dans le sens qu’il m’a indiqué. “J’y vais. Occupez-vous de Tib.”

Ils se regardent, perplexes et redoutant le pire – à raison. Je prends la direction des jardins des dieux, qui est envahi de végétation sauvage. Une pluie fine et glacée commence à tomber.

Je suis éprise d’une rage étrange. Il ne s’agit pas d’une colère bouillonnante qui rugit, mais d’une rage froide, glaçante et détachée.

Ma main gauche se ressert sur le manche de ma grande hache et ma main droite sur celui de la lance de Tib. Malgré la pluie, le sang de mon disciple reste accroché à mes paumes et mes avant-bras.

Il va payer.

J’aperçois à intervalle régulier des petites tâches marronâtres sur le sol et les plantes. Il saigne. Les traces mènent jusqu`à l’autre bout des jardins.

En sortant par la porte des dieux, je tombe sur un chemin de terre battue, envahi de mauvaises herbes, qui sort de l’enceinte du fort et file dans la campagne, en direction des falaises. La piste de sang continue.

Après une heure de marche et de pistage, j’arrive au bout du chemin, qui se trouve être le sommet des falaises de Gaelid, se dressant à plusieurs centaines de mètres au-dessus la Mer Intérieure.

Le monstre est là, de dos et à genoux, à quelques mètres du précipice.

La pluie s’intensifie.

Serrant mes armes, je m’approche de lui, prête à lui faire payer ses crimes.

“Tu le ressens, toi aussi, n’est-ce pas ?“

Il a prononcé ces mots avec une voix vide, comme s’il n’y avait plus rien, sinon la fatigue et la lassitude. Il se tourne vers moi et je vois un visage ridé, plissé, morne. Il n’a plus rien à voir avec le monstre dément que j’ai confronté tantôt.

“Je le vois dans tes yeux. Ce besoin de tuer. Tu n’aimes pas ça, mais tu sais que c’est la meilleure chose à faire. Tu es une femme intègre, Eupope.”

Je le dévisage avec mépris et incompréhension. Il se lève, me fait face et écarte les bras.

“Moi aussi, tu sais. Moi aussi, je suis intègre et prêt à protéger ce monde, quoiqu’il en coûte.”

Ces paroles m’agacent. Je ne ressens que mépris et pitié pour un être aussi abject.

Je lui crache : “Alors quoi ? Tu vas me faire croire qu’on est pareil, que je suis une machine à tuer comme toi ?”

Il secoue la tête, contrit. “Non, Eupope, ce que je te dis, c’est que je déteste tuer.”

Il fait un pas vers moi, et malgré moi je fais un pas en arrière.

“Je fais partie des rares personnes à ressentir le flux qui corrompt le monde, Eupope. Il s’écoule des gens et je dois le libérer. Je sais que cela rend le monde meilleur, à long terme. Il s’agit tout simplement de la meilleure chose à faire. La chose à faire.”

Il se met de profil et contemple ses mains.

“C’est cela que je sens en toi, Eupope, là et maintenant. Une intégrité à toute épreuve. Un détachement froid pour passer outre ta sensibilité et faire ce que tu as à faire.”

J’ai l’impression qu’il me provoque. Je n’aime pas ça. Je fais un pas en avant, commençant à brandir ma hache, mais je me stoppe quand il lève vers moi un doigt impérieux.

“Ne prends pas ce chemin-là, Eupope. À effacer tes sentiments, tu vas finir pas oublier qui tu es.“

Essaie-t-il de gagner du temps ? Pense-t-il pouvoir encore s’en sortir ? Je devrais le tuer sur place, sans autre forme de procès, mais une partie de moi me retient. Mon humanité me retient. De ma vie, je n’ai jamais exécuté personne de sang froid et n’espérais jamais avoir à le faire. Plus que cela, une partie de moi est frustrée. J’ai besoin de comprendre ce monstre. J’ai besoin de comprendre pourquoi Tib est mort.

“Pourquoi as-tu fait tout cela ? Tu avais le choix ! Tu savais que tu te mettais à dos le monde, tes pairs, en te soumettant à tes pulsions. Tu sais que tes actions sont moralement mauvaises, même si tu penses qu’elles servent un plus grand bien.”

Il me lorgne d’un œil moqueur.

“Tu penses que j’ai le choix ? Chaque seconde de ma vie, mes sens se soumettent au flux. Je le sens, le vois, l’entends chaque seconde de plus en plus fort, jusqu’au point où j’ai l’impression qu’on m’enfonce des bouts de verre dans la tête. Le seul moyen que j’ai pour me soulager est de le libérer.”

“J’ai essayé, Eupope, de partir le plus loin possible de toute civilisation. J’ai vraiment essayé. Mais quand la douleur dans ma tête devenait trop forte, je m’évanouissais et me réveillais le lendemain, à des kilomètres de là, avec du sang sur les mains et des dizaines de cadavres autour de moi.”

À chaque phrase il fait un pas de plus vers moi. À chaque pas qu’il fait je recule.

“J’ai dû apprendre à apprivoiser cette sensation, la comprendre et m’y soumettre juste assez pour que je puisse faire effectivement du bien dans ce monde. Mais quel que soit le bien que je fais, tout le monde me rejette, tout le monde me poursuit, tout le monde cherche à me tuer.”

“Ils ne peuvent pas comprendre ce qu’il m’arrive, car ils n’ont jamais ressenti la douleur. Ils ne voient que le mal que je répands, sans voir ma propre souffrance. Tout le monde voit la pluie, mais personne ne voit mes larmes.”

Je suis tétanisée, mes mains tremblent. Je vois dans ses yeux la détresse, dans les spasmes de sa bouche la douleur, dans le roidissement de ses maigres mains un mal bien plus profond et insidieux que celui qu’il a commit.

Mais plus que tout, je suis tétanisée par l’empathie que je ressens pour ce monstre. La souffrance, l’impossibilité de gérer ses pulsions, le simple fait d’être une tumeur pour la société…

À sa place, je ne verrais qu’un seul moyen pour régler tout cela.

Je prends une grande inspiration et ferme les yeux un instant. Je parviens à me ressaisir et ressens de nouveau cette détermination froide. Je m’approche prudemment de lui et dis :

“Je pense que je comprends un peu ce qui t’arrive. Ne t’inquiète pas, je sais ce qu’il me reste à faire.”

Il se détend un peu et me dévisage pour être sûr que j’ai réellement compris. Je fais en sorte de n’exprimer aucune équivoque dans mon regard. Il expire longuement. “Très bien.“

Il se tourne et s’approche de la falaise. Il parcours des yeux l’horizon, de gauche à droite, avec une lenteur contemplative. Je l’entends prendre de grandes respirations et profiter du vent qui ébouriffe ses cheveux.

J’attends qu’il soit prêt.

Au bout d’un petit moment, il s’agenouille et regarde le sol. “Vas-y, tu peux y aller.”

Je m’approche de lui. Chacun de mes pas est lourd, et les armes que je tiens toujours dans mes mains le sont tout autant. Je sens peser sur moi les conséquences de ce que je m’apprête à faire.

Je récite mentalement une petite phrase à laquelle je me suis toujours raccrochée dans les moments difficiles. C’est par mon intégrité que j’aiderai mon prochain.

Ce mantra m’aide à faire les derniers pas.

J’arrive à un mètre de lui, dans son dos. Je lève ma lance et oriente la pointe au niveau de son buste.

Au moment où je déploie mon bras de toute ma force vers l’avant, je l’entends murmurer. “Merci”.

La lance traverse son poitrail et ressort de l’autre côté. Je lâche le manche. Son corps bascule vers l’avant, choit sur le sol et glisse dans le précipice.

Dans sa chute, son corps tourne sur lui-même et j’ai l’occasion de voir une dernière fois son visage. Ses traits sont apaisés et ses deux yeux sont braqués vers le ciel. Il embrasse enfin la mort à laquelle il aspirait depuis des années mais qu’il ne pouvait atteindre lui-même, pour une raison que seule sa folie peut expliquer.

La folie, la mort, la liberté.


Les funérailles de Tib sont sobres. Il y a sa famille proches, à savoir ses deux parents, les représentants des seigneurs locaux et moi. Traditionnellement à la culture shamanique, son corps est exposé une dernière fois à la vue de tous pour les hommages, nu, avec un voile recouvrant son intimité. Par respect, on a aussi placé un voile au-dessus de ses épaules.

Les discours que chacun adresse sont concis, minimalistes. Le mien ne fait pas exception.

Depuis qu’il n’est plus mon apprenti et s’est mis en service du seigneur du Cercle Abis, il y a plus de quinze ans, je n’ai plus beaucoup eu l’occasion de le fréquenter. Cette pensée seule me chagrine.

Pendant le discours d’un bourgmestre quelconque, je suis approchée par une femme que je reconnais par l’insigne qu’elle porte à sa manchette. Il s’agit d’une magistrate, probablement la supérieure directe de Tib.

“Maîtresse Eupope, c’est bien vous ?”

Je hoche imperceptiblement la tête. Sa simple présence m’irrite. D’après la tradition, il est interdit de parler affaire pendant cette partie des funérailles.

“Je me présente, je suis la magistr–”

“Venez-en au fait” l’interromps-je. J’ai assez bonne réputation à travers le monde pour pouvoir envoyer balader une simple magistrate, alors je ne m’en prive pas. De plus, l’inconvenance de sa démarche me donne raison.

“D’accord. Je suis ici pour récolter les informations concernant le meurtrier. En particulier son identité et ses motivations. Malheureusement, Maître Tib n’est plus mais j’ai entendu dire qu’il s’était associé à vous lors–“

“Maître ?” Je suis surprise par l’emploi de ce titre car, aux dernières nouvelles, il n’était pas un maître assermenté.

“Oui, nous avons décidé, afin d’honorer sa mémoire, de lui accorder le statut de maître à titre posthume.”

C’est stupide. Il est insultant de donner le titre de maître de manière posthume. C’est un haut titre qui, dans la tradition shamanique, désigne un expert capable de donner des enseignements complets. Les morts ne peuvent pas enseigner. C’est une belle démonstration de décision bureaucratique futile.

“Si vous vouliez honorer sa mémoire, il aurait été bon de commencer par ne pas entacher ses funérailles de votre démarche impertinence.”

J’ai dû dire ça un peu trop fort, car quelques regards se tournent vers moi. Mais cela suffit à contraindre la magistrate à se retirer.

“Vous avez raison. Je vous attendrai à la fête.”

Un peu plus tard, les hommages à Tib s’achèvent. Il est alors temps, toujours d’après la tradition, de se rendre à la fête où le défunt sera mis en avant dans la liesse, dans une volonté de fêter sa vie plutôt que de pleurer sa mort.

J’ai cependant la sombre impression que la liesse sera mitigée. Les représentant officiels ne participe pas à cette partie de l’évènement, en général, ce qui restreint la fête aux parents de Tib et à la magistrate.

Moi-même, je prends la décision de ne pas y aller. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est qu’il s’agit d’une bonne manière de fausser compagnie la magistrate. La deuxième, c’est parce que mes funérailles pour Tib se finiront ailleurs.

Je sors du cimetière, reprends mon cheval et me prends la direction du centre-ville.

Quand j’arrive à l’auberge où je séjourne, la tenancière m’accueille en souriant.

“Un paquet est arrivé pour vous, Maîtresse Eupope. Je vous l’ai déposé dans votre chambre.” Je lui rendd son sourire et va récupérer le paquet. Il est rectangulaire, d’environ cinquante centimètres sur trente, pour une épaisseur d’à peine dix centimètres.

Avec difficulté – à cause de son poids – je le traîne jusqu’aux écuries et je le hisse et le met dans une des sacoches de mon cheval. Je retourne ensuite voir la tenancière pour régler ma chambre.

“Vous nous quittez déjà ?”

Je hoche la tête. “J’ai une dernière affaire à régler dans la campagne proche puis je rentre chez moi.“

Je commence à partir, mais je sens qu’elle hésite à ajouter quelque chose. Avant que je ne franchisse la porte, et me dit finalement : “J’ai entendu dire pour votre… affaire. Toutes mes condoléances.”

Je lui lance un dernier sourire – qui a dû avoir l’air plus triste que je ne l’aurais voulu – puis quitte définitivement l’endroit.

Je chevauche pendant environ une heure avant d’atteindre le fort où le meurtrier avait élu domicile. De là, il me faut moins d’une heure de plus pour retrouver l’endroit de la falaise où tout s’est terminé.

Un soleil radieux illumine toute la côte.

Ma grande hache, que j’avais abandonnée sur place, est toujours là. Je retrouve un peu de sang séché à l’endroit où j’ai scellé le destin du meurtrier.

Je récupère mon arme et utilise le manche pour creuser un peu la terre et enlever le sang. Puis je plante la hache dans la terre, la tête en bas, et utilise des pierres pour la caler et faire un genre de cairn.

Je vais ensuite chercher le paquet que j’ai pris avec moi et le déballe. Je contemple le travail. La pierre est lisse, noire, et l’écriture est fine et bien lisible. Exactement ce que j’avais commandé.

Je place la plaque de pierre sur le cairn pour faire une épitaphe, puis recule de quelques pas pour contempler mon travail.

Sobre, mais suffisamment symbolique à mon goût.

J’arrache ensuite l’insigne que je porte à mon col, une rose rouge. Il représente mon statut, ma profession et mon titre de maîtresse.

D’un geste sûr, je le jette dans le vide, par-dessus la tombe.

Je ferme ensuite les yeux et ouvre les mains devant moi, paumes vers le sol.

“Dieux d’en-bas, je vous conjure de veiller sur Tib dans la mort comme j’aurais aimé le faire dans la vie.“

Puis, après avoir jeté un dernier regard à l’épitaphe, je me détourne et quitte les lieux à dos de cheval, laissant derrière moi un souvenir et une inscription.

En souvenir de Tib et de tous ceux qui souffrent dans le silence.

Un jour à l’Université

Académie Universelle de Ketarop, Ketarop-sur-lac, année 2990 du calendrier divin.

L’agitation intense qui secouait l’aile de la Recherche et du Développement Technologique en ce milieu de matinée n’ébranlait en rien le docteur Wolsenwulei Yggiarl qui, comme à son habitude, se rendait tranquillement dans son laboratoire en esquivant mollement les divers obstacles tels que les chariots remplis de matériel d’ingénierie, les laborantins chargés de fioles colorées en équilibre les unes sur les autres et les étudiants internes qui déplaçaient des montagnes de documents, laissant une piste de feuillets perdus dans leur sillage. Sa queue touffue, qu’il faisait systématiquement sortir de son pantalon – par confort – et qui se baladait de gauche à droite, accentuait son air désabusé.

Il arriva devant une porte qui était ornée d’une plaque de cuivre pourtant l’inscription :

Laboratoire de recherche
Forcelle et énergie
Ludakenec – Yggiarl

Accompagnée d’une feuille sobrement agrafée juste en dessous :

ATTENTION DANGER
Usage de matériel dangereux
(Explosifs, Combustibles, Forcelle)

Sans jeter un seul regard à ces inscriptions, le docteur poussa la porte et entra.

“C’est pas trop tôt !” rugit une voix à l’intérieur. “Tu te rends compte que ça fait plus d’une semaine que tu arrives systématiquement après le premier quart ?“

Wolsenwulei, toujours imperturbable, accrocha son caban au porte-manteau, passa la main dans sa chevelure grise et s’approcha de sa collègue, la doctoresse Alesskissia Ludakenec. Celle-ci était occupée à nettoyer un fuseau de fourneau, objet ressemblant à un tube au bout duquel on peut insérer du combustible.

Quand Wolsenwulei arriva à sa hauteur, il sortit un journal de la poche intérieure de sa veste et le jeta sur la paillasse, juste sous ses yeux.

“Tiens, regarde ça, Aless !”

Tandis qu’il s’éloignait pour enfiler sa blouse de laboratoire, Alesskissia pris le papier et lu le gros titre.

Deux scientifiques de l’Enclave découvrent un remède miracle
capable de guérir presque toutes les maladies !

“Qu’est-ce que c’est que cette tisane ?” demanda Alesskissia.

“Un druide et une clergesse ont trouvé un moyen de combattre toute une catégorie de maladies. Ils ont baptisé leur remède antibiotique. Je me suis un peu renseigné, et c’est assez miraculeux. Ils ont découvert qu’une grande partie des maladies sont d’origine biologique, des infections ils appellent ça. Ils ont été capables de les cultiver en laboratoire et de trouver un remède très générique. Les antibiotiques peuvent apparemment guérir toutes les infections. Cela correspond à environ un tiers des maladies mortelles.
– Le journal dit presque toutes les maladies.
– Il exagère, comme tous les journaux. Mais malgré ça, ça reste très impressionnant. Une vraie révolution de la médecine.“

Alesskissia resta pensive un moment, puis, reposant le journal, demanda :

“Mais pourquoi tu me montres ça, en fait ? On s’en fiche, nous, on ne donne pas dans la médecine que je sache.“

Wolsenwulei fit volte-face dans sa direction, bras écartés.

“Non mais tu te rends compte ! Un druide et une clergesse ! Mais où va-t-on si ce sont les druides et les clercs qui font de grandes découvertes scientifiques ? Moi je te le dis : le monde de la science est sur le déclin.”

Alesskissia se retourna à son travail de nettoyage, incrédule.

“Ils pratiquent la magie de la Vie, c’est normal qu’ils soient bons médecins.
– Si tu le dis.“

Wolsenwulei concentra finalement son attention sur les deux grosses caisses qui étaient posées sur sa table de travail.

“Qu’est-ce que c’est que ça ?” demanda-t-il en les pointant du doigt.

Alesskissia se tourna vers lui avec un grand sourire.

“Ça, mon ami, c’est la raison pour laquelle je t’attendais avec impatience ce matin.
– Ne me dis pas que c’est…
– Si ! Précisément ! La commande que tu avais faites du filtre thermique est enfin arrivée !”

Wolsenwulei fit une moue incrédule.

“Mais comment c’est possible ? Ils m’avaient dit que tant qu’ils n’avaient pas reçu la forcelle qui était censée accompagner la commande, ils ne me l’enverraient pas ! J’étais censé attendre un mois de plus avant d’espérer la recevoir ! Ils ont réussi à avoir de la forcelle plus tôt que prévu ?”

Alesskissia hocha négativement la tête.

“Je me suis dit que si nous on arrivait à se procurer la forcelle par nos propres moyens, ils pourraient nous envoyer le filtre en avance. Du coup, je suis allée ce matin voir le bourgmestre pour lui acheter une partie de son surplus de forcelle. Du coup, en revenant je suis passée chez le fournisseur pour récupérer le filtre. Le reste de la commande arrivera plus tard, mais au moins, on peut commencer les expériences !”

Wolsenwulei resta sans voix.

“Et oui, mon petit Wolsy. Pendant que toi tu te plains que la science avance plus vite chez les autres, il y en a qui font vraiment avancer la science, ici !
– Tu es vraiment le fleuron des alchimistes !
– Et toi, la honte des arcanistes !”

Ils éclatèrent de rire.


L’ordonnateur Evensteiner Volganisiel courrait dans les couloirs de l’aile RDT en semant le chaos. Il bousculait chariots, laborantins et étudiants sans se soucier un seul instant des débris de métal, de verre et de papier qu’il laissait derrière lui.

Il entra en trombe dans le laboratoire de recherche sur la forcelle et l’énergie, et ce malgré le petit papier mentionnant les dangers potentiels.

“Docteur Yggiarl !” hurla-t-il en entrant. Mais, voyant l’étrangeté de l’expérience que les deux scientifiques étaient en train de réaliser, il s’interrompit dans son élan.

“Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?”

Les deux collaborateurs avaient en effet disposé un tube étrange, dont une extrémité était bourrée de charbon de bois et l’autre recouverte par un filtre brunâtre. Le filtre n’empêchait surprenamment pas la lumière émise par la combustion de passer et l’ensemble projetait un disque de lumière sur une substance mi-liquide, mi-gélatineuse, de couleur bleutée – un bloc de forcelle. Tous les instruments étaient maintenus par des tréteaux et des pinces métalliques dans un équilibre qui semblait assez précaire.

Surpris dans leur intimité, les deux docteurs mirent quelques secondes pour assimiler les mots de l’ordonnateur. Ce fut Wolsenwulei qui prit ensuite le temps de lui répondre.

“Et bien, nous sommes en train de tester notre théorie en tentant de charger un bloc de forcelle en utilisant de l’énergie lumineuse, et en utilisant un filtre pour que l’énergie thermique ne le parasite pas.”

L’ordonnateur se rappela soudain qu’il était très pressé et invectiva Wolsenwulei.

“Docteur Yggiarl ! Vous parlez tradivi, n’est-ce pas ?
– Et bien, oui, mon père vient de l’Enclave et…
– Venez vite ! Nous avons un notable perfectionniste qui a besoin d’un interprète et nous n’avons que vous sous la main !”

Wolsenwulei fronça les sourcils.

“Non mais attendez, il est hors de ques…
– Pas le temps de discuter !” Volganisiel attrapa le docteur par le bras et l’entraîna avec fermeté en direction du couloir. En passant devant Alesskissia, il lui lança avec aigreur : “Le doyen a reçu une facture étrange ce matin, portant votre signature et celle du bourgmestre. Préparez-vous à devoir rendre des comptes !”

Et il quitta la pièce, emportant son otage avec lui.

Sur le chemin de l’aile administrative, Wolsenwulei tenta quand même d’interroger l’ordonnateur.

“Votre notable, là, il ne parle pas arsom ? Ni aucun sico d’aucune sorte ? Il ne parle vraiment que tradivi ?”

Volganisiel lui jeta un regard haineux.

“Vous croyez que ça m’amuse de traîner un de nos meilleurs chercheurs par la manche à travers toute l’académie ?”

Wolsenwulei, un peu excédé par toute cette violence à son égard, lui répondit d’un air taquin :

“Depuis le temps qu’on vous dit d’ouvrir une faculté de linguistique !”

L’ordonnateur ne répondit pas, sinon un grognement dans lequel le docteur crut entendre le mot budget.

Quand ils arrivèrent devant une des salles de réception qu’on réserve habituellement aux visiteurs de marque, Volganisiel reprit un peu de contenance. Il ajusta son vêtement, sa lavallière et ce que son alopécie lui avait laissé comme cheveux, et fit signe à Wolsenwulei d’entrer en premier.

Le docteur ouvrit la porte et se retrouva dans une salle superbe, aux teintures de cuivre et de turquoise – couleurs de l’arcanisme – aux fenêtres hautes dans le style Expressionisme du Deuxième Âge et avec en son centre une grande table d’ébène blanche, octogonale, autour de laquelle étaient disposés seize sièges molletonnés de velours, et sur laquelle on avait mis des rafraîchissements à disposition.

Sur un des sièges se tenait un homme, aux alentours de la cinquantaine, assez petit mais élancé, non sans être musclé. Toute la partie supérieure de son corps était nue et dépourvue de pilosité, y compris son crâne qui reflétait la lumière soleil qui filtrait à travers les fenêtres. Ses jambes et ses hanches étaient habillées de braies brunes ainsi que d’un pagne ocre. L’homme avait le phénotype du Pic-Brume, à savoir la peau légèrement bleuté et les yeux rose clair. Son physiom, visible de tous, consistait en une unique écaille hexagonale, semblable à celle d’une tortue, qui se trouve au milieu de son front.

Quand ils furent entrés tous les deux dans la pièce, l’homme les salua dans un langage que Volganisiel ne connaissait pas. Du regard, il incita le Wolsenwulei à lancer la discussion.

Le docteur s’assit donc sur un siège, de manière à ne pas être trop loin de l’homme tout en n’ayant pas à trop se tourner pour lui parler. Il lui rendit son salut, et commença à l’interroger.

“Il dit qu’il est venu de loin pour recourir aux services de l’Université” traduisit Wolsenwulei à l’intention de Volganisiel. “Il se dit honoré d’être reçu aussi richement et malgré le fait qu’il ne parle pas la langue arcanique.“

L’ordonnateur resta perplexe.

“Vous pouvez lui demander la raison précise de sa venue ?”

Les deux hommes échangèrent de nouvelles paroles en tradivi, puis Wolsenwulei résuma :

“Il souhaite qu’on lui procure un produit qui lui permettrait de faire tomber ses poils et ses cheveux.”

Devant l’air ahuri de Volganisiel, il jugea bon de préciser :

“Monsieur considère qu’il doit atteindre la perfection physique pour le travail artisanal et les arts martiaux. Sa quête l’a amené à chercher à rendre son corps le plus aérodynamique possible. Il se rase très régulièrement, mais est à la recherche d’une solution plus pérenne.”

L’expression d’incompréhension de l’ordonnateur ne changea pas. Le docteur haussa les épaules d’un air désolé et fataliste. Volganisiel se gratta la partie chauve de son crâne.

“Je vous avoue, docteur, je ne sais pas trop quoi lui répondre…”

Wolsenwulei se munit d’un sourire malicieux et lui dit :

“Ne vous inquiétez pas, je prends les choses en mains.”

S’ensuivit une longue discussion qui fit regretter à Volganisiel d’avoir choisi de rester debout. Les deux hommes échangeaient paroles et gestes et le perfectionniste alla même jusqu’à sortir des objets de sa besace pour les montrer à son interlocuteur.

Au bout de trente minutes de discussion, le perfectionniste se leva, tendit une poignée de pièces d’argent à Wolsewulei et quitta la pièce non sans lancer à Volganisiel un large sourire de satisfaction et une formule de politesse prononcée en arsom avec un accent à couper au couteau.

L’ordonnateur se tourna vers le chercheur.

“Vous m’expliquez ?”

L’intéressé se leva de son siège et commença son explication en se servant une tasse de thé.

“Et bien, disons que j’ai commencé en essayant de lui faire comprendre que les prix de l’Université étaient très élevés, mais le bougre est sacrément riche. Vu les sommes qu’il est capable de sortir, je pense qu’il s’agit d’un haut noble ou un truc comme ça. Du coup, je lui ai dit que comme c’était une idée originale et inédite, il faudrait au minimum dix ans de recherche pour la mener à bien. Au minimum. J’ai ajouté que de fait il fallait du financement, que c’est un projet à durée indéterminée et que ce serait probablement moins coûteux pour lui de chercher à atteindre son but d’une autre manière. On a échangé sur les alternatives – je vous passe les détails – et nous avons conclut qu’un changement alimentaire serait peut-être la meilleure solution. Malheureusement, comme nous n’avons pas d’expert en alimentation dans cette académie, nous ne pouvions l’aider. Du coup, il m’a remercié des conseils, et il a même tenu à payer la consultation.”

L’ordonnanceur ne comprenait pas.

“Mais pourquoi vous ne lui avez pas simplement dit que l’Académie Universelle ne pouvait pas accepter les requêtes des particuliers et que son financement était entièrement issu du gouvernement arcanique ?”

Wolsewulei haussa les épaules.

“Je n’avais pas envie de le froisser.
– Mais du coup il vous a payé ? Il vous a donné combien ?”

Le docteur compta les pièces qu’il avait entre-temps posées sur la table.

“Un peu moins d’un leg, en petite monnaie…”

L’ordonnanceur fit la moue.

“C’est ridicule !
– Le bougre ne doit pas connaître le cours du change. Mais bon, ça me payera une petite brioche demain matin !”

Wolsenwulei empocha les pièces et quitta la pièce, un sourire goguenard sur les lèvres.


Le réfectoire restait ouvert un quart entier. À partir de midi, il commençait à accueillir le personnel et les étudiants et restait à leur disposition jusqu’à la fin du troisième quart. Malgré ce temps d’ouverture relativement long – 3 heures au total – il était toujours bondé.

Le petit plaisir du docteur Yggiarl, quand il naviguait avec son plateau au milieu des tables serrées agrégeant nombre de scientifiques, était de chercher la table où se poursuivait le débat le plus épineux, qu’il soit scientifique ou non, et de s’y immiscer.

En tant qu’éminent chercheur, à peine plus jeune que le doyen de sa faculté, tout le monde le connaissait et peu de gens se risquerait à le refuser à sa table. Du coup, il prenait ça comme un jeu, dont le but – en tout cas le sien – était d’aiguiser l’esprit critique de ses collègue et d’attiser le débat, quitte à devenir pour quelques minutes l’avocat du démon.

Ce jour-là, il opta pour la table des chimistes, où se trouvait trois personnes. La première, la doctoresse Syvélium, tentait d’expliquer à ses deux collègues pourquoi il fallait d’abord rénover les laboratoires avant même de penser à rénover d’autres pièces de l’Université. D’ordinaire, ses sourcils qui étaient faits de paille de fer dorée lui donnait déjà un air sévère, mais là elle avait l’air particulièrement remontée. Wolsewulei remarqua d’ailleurs qu’elle agitait ses couverts comme s’ils étaient des instruments de persuasion, plutôt que de consommer le contenu de son écuelle avec.

Parmi les deux personnes qui l’écoutaient, l’une d’entre elles avait l’air de particulièrement s’ennuyer. Il s’agissait de la doctoresse Ludshneidess, une subordonnée de la doctoresse Syvélium. Elle tentait vainement d’interrompre sa supérieure pour proposer un compromis conclusif à son monologue, mais n’avait pas assez de charisme pour se faire entendre. La troisième personne, le docteur Jonhoo, écoutait en silence la tirade tout en ayant le visage fermé et les bras croisés, attendant impatiemment de pouvoir prendre la parole pour envoyer un flot de contre-arguments. Avec ses ongles, qui étaient faits d’une matière cristalline, il grattait nerveusement le tissu de sa tunique, à tel point qu’il avait fait un trou dedans.

Quand Wolsenwulei s’assit sans cérémonie à la table, les trois regards se tournèrent vers lui. Ils avaient tous une pointe de surprise, de désillusion et de mépris.

“Allons, allons, quelle chaleur dans votre accueil !“ lança l’importun au reste de la tablée.

“Ne venez pas nous embêter, docteur Yggiarl, il s’agit d’une discussion sérieuse.“ répondit Syvélium. Wolsenwulei dut contenir un fou-rire quand, à ces mots, Jonhoo roula des yeux et Ludshneidess plongea son visage dans ses mains dans un geste de désespoir.

Wolsenwulei s’amusa bien, ce jour-là. Il argumenta un temps en faveur du statu quo, aidant la jeune Ludshneidess à prendre la parole pour calmer Syvélium, mais lorsque le débat se dirigea vers une trêve, il renchérit en faveur de cette dernière et la dispute se relança de plus belle, faisant presque hurler de rage Jonhoo qui frappait du poing en faveur de la rénovation des lieux de vie du personnel avant celui des laboratoires.

Lorsqu’il eut terminé son dessert, Wolsenwulei décida de porter le coup de grâce :

“En notre âme et conscience, il faut en appeler à la raison : ce genre de priorité est très subjectif et les arguments avancés dépendent entièrement de la sensibilité de chacun. Rappelez-vous que c’est pour cela que le conseil d’administration de l’Université pratique le scrutin démocratique pour ce genre de décision.”

La réplique avait jeté un froid glacial, soutenu par le regard de ses trois interlocuteurs qui semblaient n’éprouver que haine à son égard. Wolsenwulei se leva alors et quitta la table.

“En vous souhaitant une bonne fin de journée !”


Le troisième et quatrième quart étaient généralement réservés pour les cours aux étudiants. Ils étaient souvent donnés durant les deux dernières heures du troisième quart et les deux premières heures du quatrième quart, pour un total de quatre heures de cours par jour.

Le docteur Wolsewulei, en tant que chercheur fondamental de sa faculté, ne donnait généralement qu’un seul cours de deux heures par jour, juste après le repas de midi. Il n’en était pas moins assidu et mettait tout en œuvre pour donner un cours de qualité.

Ce jour-là, à cause de l’intervention qu’il avait dû faire avec le notable perfectionniste, il avait dû manger plus tard que d’habitude et risquait donc de ne pas être à l’heure pour son cours. Heureusement, c’était un homme prévoyant qui planifiait toujours avec de l’avance de telle sorte que, lorsque ce genre d’impondérable arrivait, il serait quand même à l’heure.

Quand il entra dans le grand amphithéâtre, il constata que ses cinq étudiants étaient déjà tous arrivés. En effet, comme il enseignait une spécialité pointue, seule une poignée d’élèves par promotion avaient les capacités et les ambitions de suivre ses cours. Il préférait cela ainsi : cela lui permettait d’avoir un meilleur taux d’interaction avec eux.

Satisfait que tous soient à l’heure, il prit la parole avant même d’avoir fini de s’installer à son bureau :

“Bonjour à toutes et tous. Nous allons aujourd’hui parler de la forcelle, rappeler ses propriétés fondamentales et tenter de mettre en équation sa formule d’acquisition d’énergie. La séance prochaine nous verrons quels sont les problèmes liés à la restitution d’énergie et pourquoi il n’est pas possible d’établir un modèle unique pour la mettre en équation.“

Les étudiants commencèrent à griffonner des notes dans leur folio.

“Pour commencer, voici une question assez basique : savez-vous quelles sont les catégories d’énergies en relation avec les propriétés de la forcelle ?”

Quelques-uns des élèves levèrent timidement la main. L’attention du professeur se porta vers une étudiante qui leva la main de manière beaucoup plus enthousiaste que ses camarades, avec le regard pétillant des personnes qui sont sûres d’elles.

“Oui, Hedeiness ?
– Il existe deux types d’énergie : l’énergie cinétique et l’énergie thermique.”

Le professeur lui lança un sourire radieux.

“C’est bien…”

L’élève était au comble de la fierté.

“… mais inexact.”

Toute expression de joie sur le visage de Hedeiness avait instantanément disparu. Et oui, pensa Wolsenwulei , la science s’arrête là où la certitude commence. Pour être un bon scientifique, il faut douter de tout, à commencer par ce que l’on sait. Il enchaîna.

“En effet, dans le cadre spécifique de la forcelle, les forces cinétiques sont à séparer en deux groupes : l’élan cinétique et le moment cinétique, qui interagissent de manière très différente avec la forcelle.”

Le professeur se leva, se saisit d’une craie et commença à écrire des équations sur la grande ardoise qui se trouvait juste derrière son bureau.

Après avoir couvert l’ardoise de symboles, il jeta un rapide coup d’œil en direction de Hedeiness. Elle notait avec un zèle exemplaire tout ce que le professeur avait écrit, plissant des yeux en essayant de comprendre chaque ligne. Elle apprend vite de ses erreurs, elle fera une bonne chercheuse. Une fois de plus, Wolsenwulei était content des performances de sa classe.

Le cours continua et, lorsqu’il arriva à la fin de ce qu’il avait préparé pour la journée, il constata qu’il lui restait encore un quart d’heure au bas mot. Plutôt que de libérer en avance ses étudiants, il décida de leur parler un peu de son travail de recherche, celui qu’il effectuait avec la doctoresse Ludakenec.

“Au départ, nous avons réussi à montrer qu’un pain de forcelle qui était exposée à la chaleur du soleil se chargeait légèrement plus vite qu’un pain de forcelle même taille exposée à la chaleur d’un four, si tant est qu’ils sont tout deux chauffés à la même température. Du coup, nous en avons déduit que la lumière était une quatrième forme d’énergie affectant la forcelle.”

“Actuellement, nous essayons de mettre en place un dispositif visant à charger de la forcelle en n’utilisant que de la lumière, sans émettre de chaleur, mais la manipulation est complexe.”

“Quand nous aurons réussi cela, nous essaierons de faire en sorte que l’énergie d’une forcelle soit émise sous forme de lumière, mais nous n’avons encore établi aucun protocole.”

Les étudiants se mirent à poser des questions, mais la cloche annonçant le début du dernier quart venait de sonner, indiquant aux étudiants qu’ils devaient se rendre au cours suivant.

“Ne vous inquiétez pas, je répondrai à toutes vos questions vernidi prochain !”


Alesskissia se frottait lassement l’arrête du nez en regardant Mina se lever à l’horizon, par la fenêtre, sous le ciel orangé du crépuscule.

“Qu’est-ce qui s’est passé ?” demanda Wolsenwulei, en regardant avec détail le filtre brun qui avait désormais un gros trou en son centre.

“J’ai augmenté l’intensité de la combustion,” répondit Alesskissia sans quitter la lune des yeux. “La forcelle ne se chargeait pas – en tout cas pas sensiblement – alors je me suis dit qu’en projetant une lumière plus intense j’obtiendrai de meilleurs résultats.”

Wolsenwulei eut l’air intrigué.

“Et tu ne t’es pas dit qu’en diminuant la quantité de forcelle ça marcherait aussi ?
– Si, j’y ai pensé… mais ça m’obligeait à tout démonter et à confectionner un nouveau récipient en verre. J’ai eu la flemme…”

Malgré le ton morne et empli de déception de sa consœur, Wolsenwulei éclata doucement de rire.

“Ha ha ha ! J’ai l’impression que je commence à un peu trop déteindre sur toi, si même toi tu te mets à commettre ce genre d’erreur !”

La chercheuse ne répondit pas, continuant de contempler l’horizon. Wolsenwulei s’approcha doucement d’elle et posa une main chaleureuse sur son épaule.

“Il y a quelque chose qui ne va pas, Aless ? J’ai l’impression que ton esprit est ailleurs en ce moment.”

Pas de réponse.

“D’habitude, à cette heure, tu es déjà rentrée dans ta famille. Tout va bien ?“

Aless prit une grande inspiration, puis déclara :

“Misteer est parti.”

Wolsen poussa un petit soupir de compassion. Misteer était le mari d’Aless, avec qui elle avait eu une fille prénommée Steison.

“Qu’est-ce qui s’est passé ?”

Aless se leva et se servit une tasse de café tiède. Elle s’enroula dans une petite couverture et s’installa dans l’unique fauteuil qu’ils avaient disposé dans le labo.

“On a longuement discuté. Il a commencé par me dire qu’il ne s’était jamais rendu compte que mon travail avait autant d’importance dans ma vie et qu’il regrettait de ne pas me voir souvent à la maison.
– Pourtant, il y a beaucoup de docteurs, ici à l’Université, qui ont des horaires bien plus larges que les tiens. À commencer par moi, qui quitte rarement le labo avant la mi-nuit.
– Je sais, mais pour lui, qui est homme au foyer, ça fait quand même trop.“

“Il a admis que je n’avais jamais caché mes intentions à ce sujet, mais qu’il ne pouvait simplement pas se rendre compte de ce que cela impliquait tant qu’il ne le vivait pas.“

Aless soupira.

“Il a besoin de changer d’air, d’accumuler un peu d’énergie familiale. Du coup, après en avoir discuté avec moi, il a choisi de retourner vivre chez ses parents.
– Pour toujours ?
– Non, pour deux semaines.
– Et Steison ?
– Il l’a emmenée avec lui. Mais c’est bien pour elle. Si elle était restée, elle n’aurait eu personne pour s’occuper d’elle en journée. Là, au moins, elle verra ses grands-parents.“

Wolsen resta un instant pensif.

“Ça va aller, pour toi ?”

Aless avala une gorgée de café et répondit :

“Les seize prochains jours vont être difficiles, mais c’est pour son bien. Je ne suis pas inquiète, on s’aime toujours et il est hors de question qu’on se sépare – du moins tant que la petite n’est pas adulte – mais c’est juste qu’il s’est rendu compte que notre mode de vie ne lui convenait pas et qu’il faillait qu’il se ressource de temps en temps.”

“Écoute, Aless,” dit Wolsen, “je t’aurais bien proposé de prendre quelques jours de vacances, mais vu que tu les passerais seule, ça ne t’apporterait rien de bon. Par contre, vu qu’on a nos hebdo-congés ensemble, on pourrait se faire une petit virée dans les tavernes de la ville pour rencontrer des gens et oublier un peu tout ça, qu’est-ce que t’en dit ?“

Aless pesa la proposition.

“En plus, notre hebdo-congé commence malkidi, dans deux jours. On travaille un peu demain et après-demain on se détend !”

Elle réfléchit quelques instants de plus, pour finalement déclarer :

“C’est d’accord.“

Elle se leva et se dirigea vers l’entrée du labo.

“Je vais me reposer un peu. Ça ne me sert à rien de ruminer mes soucis comme ça. Ne reste pas trop longtemps.”

Wolsen sourit.

“Repose-toi bien, Aless, et à demain !”

Juste avant de sortir, elle se retourna vers son collègue et ami :

“Wolsen… merci.”


L’Académie Universelle de Ketarop, couramment appelée l’Université, avait un secret que seule une poignée de vieux professeurs connaissaient. Parmi ces vieux professeurs, un seul prenait encore du plaisir à l’admirer. Il s’agissait de l’illustre docteur Wolsenwulei Yggiarl.

Le chercheur était, comme presque tous les soirs, confortablement assis au sommet de la grande fontaine qui ornait le centre du campus académique. À chaque fois, il grimpait avec assurance en s’aidant des prises qui étaient cachées parmi les moulures de pierres volcaniques dans lesquelles avait été taillée la grande et belle fontaine et s’asseyait dans le siège de pierre noire niché dans un cocon de roche blanche qui était invisible quand on était en bas de l’édifice.

Wolsewulei venait toujours à la même heure, quelques minutes avant minuit. Ainsi, quand Mina atteignait son zénith à minuit pile, un prisme placé au sommet de la plus haute tour de l’académie réfractait la lumière en un florilège de couleurs qui venait frapper la pierre blanche autour du spectateur dans un kaléidoscope hypnotisant. Le spectacle durait à peine quelques instants avant de s’évanouir jusqu’au lendemain.

De plus, l’angle d’approche de Mina changeant au fil des mois et des saisons, chaque jour le vitrail de lumière était légèrement différent de la veille, ce qui faisait que chacun des 390 jours de l’année le spectacle était unique.

À cette heure tardive, peu de personnes passait encore dans le grand campus, les rares noctambules préférant les couloirs abritées au climat nocturne venteux du lac d’Ilarop. Ainsi, au cœur de sa routine, le docteur était instinctivement et automatiquement au courant quand quelque chose sortait de l’ordinaire, avant même d’en identifier l’origine. Ce soir-là, cet instinct s’était éveillé.

Il ne mit pas longtemps avant d’en trouver l’origine, malgré l’obscurité de la nuit. Wolsewulei s’approcha d’un des bancs du jardin qui entourait la grande fontaine. Sur ce banc était avachie une personne, une jeune femme, en train de dormir, un in-folio ouvert sur les genoux. Visiblement, il s’agissait d’une étudiante qui s’était assise sur ce banc pour étudier, en début de soirée, mais qui avait vite été rattrapée par la fatigue.

Wolsenwulei alla pour toucher doucement son épaule, afin de la réveiller en douceur. Mais à peine avait-il effleuré la demoiselle qu’elle sursauta en poussant un petit cri de surprise, répandant de ce fait les feuillets du folio sur le sol.

“Que ce passe-t-il ?” s’exclama-t-elle. “Où suis-je ?”

“À l’Université.” répondit posément le professeur. “Il est minuit passé. Je pense que vous devriez rentrer chez vous.”

L’étudiante regarda avec désespoir la lune qui était haute dans le ciel.

“Oh non ! Mes parents doivent m’attendre !”

Wolsenwulei eut un nœud au ventre. Il connaissait bien cette situation, ces moments où l’Université commençait à happer votre vie pour que vous deveniez un peu d’elle, commençant à mettre de côté famille, amis, loisirs, pour finalement être complément avalé par elle. Wolsen et Aless eux-mêmes faisait partie de ces gens-là.

“Pas d’inquiétude,” tenta-t-il de rassurer, “Je peux vous raccompagner si vous le voulez.”

“C’est-à-dire que…“ commença l’étudiante d’un ait gêné “… c’est assez loin d’ici. J’habite à l’autre bout de la ville, à presque une heure de marche.”

Wolsenwulei sourit tendrement.

“Pas de problème, j’ai un véhicule.”

Le professeur aida la jeune fille à ramasser ses pages de notes qui commençaient à s’imprégner de rosée sur le dallage froid du jardin. Sous les rayons de la lune, il put voir sur certaines pages que l’étudiante se spécialisait dans l’astrologie, une science pointue et presque inexplorée. Elle devait être en dernière année. La plupart de ceux qui suivaient ce cursus n’avait – pour l’heure du moins – pas beaucoup de débouchés hormis la recherche. Il était donc assez probable que Wolsenwulei continue de la croiser dans les couloir de l’académie dans les années à venir.

“L’avenir de l’Université” murmura le chercheur pour lui-même.

“Pardon ?
– Excusez-moi, je pensais tout haut.”

Une fois les feuilles ramassées, Wolsenwulei prit l’étudiante par le bras et la guida jusqu’à la sortie. Dans la fraîcheur nocturne, le contact avec une consœur – potentielle consœur – était chaleureux. Hormis Aless, il n’avait que peu d’amis au sein de l’Université. Et si on ôtait l’arène qu’était pour lui le réfectoire, il n’avait presque aucun contact humain en dehors de son labo. Le fait d’avoir croisé l’ordonnateur Volganisiel et le notable perfectionniste ce jour-là était plutôt inhabituel.

Pendant un court instant, un sentiment de solitude frappa Wolsewulei.

Lorsqu’ils arrivèrent à la voiture magique du professeur – un magnifique véhicule moderne fonctionnant à la forcelle – celui-ci s’arrêta un instant.

“Attends-moi à l’intérieur, j’arrive tout de suite.”

Tandis que l’étudiante s’exécutait, il se retourna une dernière fois vers les immenses bâtiments. L’Université se dressait devant lui dans toute sa splendeur, sa gigantesque tour administrative encadrée par quatre longues ailes, dont deux s’étendait au-dessus des eaux du lac, ses bâtiments annexes, ajoutés au fil des siècles à mesure que la science progressait, ses jardins qui sont restés intouchés depuis sa fondation mais qui ont vu tellement de styles de décoration et de jardinage.

Le vent qui passait à travers les préaux en émettant un sifflement rauque donnait l’impression que l’Université respirait, qu’elle était bel et bien vivante.

Cela faisait quelques années que Wolsenwulei n’avait plus de proche, que l’académie était devenue ce qui s’approchait le plus d’une famille. Cet édifice gargantuesque, cette beauté dont il n’était qu’un atome, était une partie de lui autant qu’il était une partie d’elle.

Wolsenwulei le savait, le doyen de la faculté de physique allait bientôt prendre sa retraite, et en tant que plus ancien chercheur après lui, c’était lui qui allait devoir prendre les rênes. Wolsenwulei n’avait jamais aimé l’administration ou la gestion, mais le fait de devenir un organe fondamental de cet organisme, de devenir le poumon qui allait la faire respirer, était particulièrement grisant.

En un sens, Wolsenwulei allait trouver dans cette fonction un sens à sa vie.

“Professeur ?”

L’étudiante tremblait tellement elle était frigorifiée. Elle était enroulée dans son manteau, en chien de fusil sur le banc avant de la voiture, à gauche de la place du conducteur.

Wolsenwulei ne la fit pas plus attendre. Monta dans son véhicule et lança le sort de mise en branle du moteur à forcelle.

Sur le chemin, la jeune femme demanda au vieux professeur :

“Vous pensiez à quoi, tout à l’heure ?”

Wolsewulei mit un instant avant de trouver la réponse la plus adéquate :

“Il y a une chose que mon vieux mentor m’a appris, quand je n’étais qu’un étudiant. Une chose que très peu de gens connaissent à propose de l’académie. Le secret de l’Université, en somme. Ce secret, je vais te l’apprendre…“

Tout le monde ne sera pas heureux

Au village de la Tribu Klotisse, dans les steppes de Balanciel, quelque part au guide de la chaîne de Toelda, année 1818 du calendrier divin.

Je suis née dans un village de la tradition shamanique. Comme tous les shamans, j’ai été élevée avec des valeurs fortes, valeurs qui dictent de privilégier la communauté envers et contre tout, d’aider les plus faibles et de respecter les plus forts. Les trois valeurs fondamentales du Shamanisme sont l’Essence, une approche philosophique de la vie, l’Ambition, c’est-à-dire agir en modelant son entourage, et l’Harmonie, la volonté d’un monde en équilibre harmonieux. La philosophie shamanique, pour la résumer en une phrase, est : “Agis pour les autres, ensemble vous serez un tout.“

Depuis la création du village, au cours du Premier Âge, nous vivons de notre artisanat. Au début nous fabriquions des armes, mais quand Cosma a été fondée et que les mentalités ont évolué, nous avons suivi cette évolution et nous sommes spécialisés dans la fabrication du papier. Je dis “on”, mais c’était il y a presque cinq siècles que cela s’est passé. Plus récemment, il y a cinquante ans, une nouvelle technique de fabrication du papier a été découverte, révolutionnant le domaine. Ce nouveau papier, créé à partir de fibres de bois, est un meilleur support d’écriture et est plus facile à presser. Afin de rester à la page, nous avons adopté cette nouvelle technique.

Nous faisons principalement notre commerce avec la Tribu Vertor, une ville de taille raisonnable se trouvant entre la Chaîne de Toelda et la Jungle Primordiale, sur la grande route commerciale qui joint le Cercle Vlala au Cercle Mundi. Je sais qu’eux revendent le papier aux Archives du Monde, qui se trouve près du Cercle Mundi.

J’ai dix-huit ans, je suis donc une jeune adulte. J’ai fait mon apprentissage auprès de Elclapte, la maîtresse bûcheronne, et depuis trois ans je suis à son service en tant qu’artisane accomplie.

L’année 1818 correspond au cinq-centième anniversaire de la fondation de Cosma. Pour l’occasion, de grandes fêtes sont organisées partout dans le monde. La cheftaine a décidé que nous le fêterions la veille de ambidi, jour où on fête la valeur de l’Ambition. Cela signifie qu’elle aura lieu le dernier jour du mois d’ambiame, au milieu de l’hiver qui suit la saison sèche. Cet hiver est généralement doux, et si les montagne de l’Échine et de la Chaîne de Toelda ne nous accorde que peu de soleil, nous sommes à l’abri des vents forts qu’on peut trouver dans le reste des Steppes de Balanciel.


Aujourd’hui nous sommes le trente ambiame, c’est-à-dire l’avant-veille d’ambidi. C’est donc demain que devra avoir lieu la fête du penta-centenaire de la fondation de Cosma.

Tout le village participe aux préparatifs et je ne fais pas exception. Je ne me sens pas très à l’aise. Beaucoup de gens m’abordent et me demandent de les aider. Aussi, même si j’apprécie pouvoir me rendre utile, je n’aime pas la manière dont tout le monde – surtout mes aînés – part du principe que je suis à sa disposition. Ce genre “d’entraide” ne me sied pas vraiment, je préfère constater par moi-même où je peux être utile et aider selon mon propre jugement, plutôt que d’obéir bêtement aux membres de la communauté.

Elclapte me dit souvent que je peux aussi demander ouvertement de l’aide aux autres, que c’est du donnant-donnant. Je n’arrive pas à m’y résoudre. Pourquoi déranger autrui quand on peut s’aider soi-même ? Et puis, c’est par sa propre expérience qu’on s’améliore, le fait de tout le temps demander assistance ça nous empêche de progresser personnellement.

Elclapte m’a toujours répondu que la communauté, en s’entraidant, s’améliore elle-même, comme si elle n’était qu’un seul être. Je suppose que c’est une manière de voir les choses.

Cela dit, je consens tout même à vivre selon les règles de cette communauté. De fait, aujourd’hui plus que jamais, j’entraide.

Je passe la plupart de ma matinée à monter une estrade au milieu de la place du village. Elclapte n’étant pas que bûcheronne, mais aussi charpentière, le village nous a demandé à elle et moi de nous occuper de tous les travaux de bois. Ces derniers jours, nous avons taillé les planches et les poutres nécessaires pour l’estrade, aujourd’hui nous l’érigeons.

Mais comme je suis sans cesse sollicitée, mon travail prend du retard et je suis encline à sauter le repas de midi pour le rattraper. Cela ne me dérange pas le moins du monde, au contraire, j’apprécie la solitude qui m’est accordée pendant que les autres vont déjeuner.

Mais cette solitude est de courte durée, car alors que je suis occupée à clouer les planches de l’estrade, un homme sombre emmitouflé dans une cape de fourrure teintée en noir s’approche de moi.

“Acandisse…”

Au moment où il m’apostrophe, je sursaute. J’étais tellement focalisée sur mon travail que je ne l’avais pas vu venir.

“Xelti ! Tu m’as fait peur !
– Désolé, ce n’était pas mon but.”

Je le dévisage d’un air perplexe et méfiant. Xelti est un vieil homme, qui a le teint entre le blanc pâle et le jaune. Contrairement à la plupart des habitants du village, il a les cheveux argentés et des yeux d’un bleu intense. La particularité physique la plus notable chez lui est son physiom : sa canine gauche forme une excroissance courbée qui sort de sa bouche et remonte vers le haut de sa joue, comme une défense d’animal. Cela participe à lui donner un air inquiétant.

Il me dévisage en retour, bien que mon apparence soit plus banale. Comme tout le monde dans celle partie du monde j’ai la peau rouge et les yeux noirs. Mes cheveux sortent du lot car il s’agit de mon physiom : une chevelure faite de tiges et de feuilles, comme un petit buisson.

“Je peux faire quelque chose pour toi ?”

J’ai dit cette phrase machinalement, mais je le regrette. J’apprécie trop ce moment de solitude et je n’ai pas la moindre envie d’aider quelqu’un d’autre. Surtout cet antipathique Xelti. Je me dépêche de me rattraper.

“Enfin, si seulement si c’est urgent. Je suis un peu en retard sur mon travail.”

Tan pis pour le tact. Si un défaut d’étiquette me permettrait de passer un peu de temps seule, j’étais prête à le faire, quitte à me faire rabrouer par mes parents plus tard.

“Je ne souhaite aucunement t’interrompre dans ton travail“ me répond-il. “Mais j’aimerais échanger quelques mots avec toi. Penses-tu pouvoir concilier ces deux activités ?“

Ce langage mielleux m’exaspère. J’aimerais pouvoir l’envoyer balader. J’espère au moins que ça sera rapide.

“Ne t’inquiète pas, je ne serai pas long.”

Mon sang se glace. C’est comme s’il lisait dans mes pensées…

Je me ressaisis. Après tout, mon exaspération ne doit pas être difficile à voir, et c’est son travail de lire les gens.

“Très bien, “ dis-je en me tournant derechef vers mon œuvre, “je t’écoute.”

Je commence à marteler tandis qu’il prend la parole.

“Acandisse, dis-moi, te sens-tu à ta place dans cette communauté ?“

La question est si directe qu’elle me surprend un peu. Mon marteau reste suspendu dans l’air le temps d’un battement de cœur, puis je continue ma besogne.

“Bien sûr,” dis-je d’un air un peu trop faux, “la communauté est un tout et il faut savoir y trouver sa place.“

On m’a tellement répété cette phrase qu’aujourd’hui elle ne fait plus aucun sens à mes oreilles. Mais je suppose que c’est ce qu’il veut entendre. Il laisse passer un instant de silence, avant de reprendre.

“Tu sais, tant que tu n’admettras pas la vérité telle que tu la ressens, tu ne pourras trouver ta place nul part.“

Je commence à être agacée par ses manières. Je commence à hausser le ton.

“Je suis très au courant de ce que je ressens, merci bien. Quant à trouver ma place, on me rappelle assez souvent que ça n’arrivera pas.
– Tu sais ce que tu ressens, mais tu n’es pas capable de l’admettre. Tu mens à ta communauté, à tes proches et tente de te faire passer pour ce que tu n’es pas. Tant que tes actes ne seront pas raccord avec tes sentiments, tu ne seras pas entière.“

Je n’aime pas cette discussion.

“Écoute, je sais ce que tu essayes de faire. Ça ne prendra pas avec moi. Tu veux bien me laisser seule maintenant ?”

Il émet un petit soupir.

“Très bien, je ne veux pas te forcer. Mais sache que tout ce que je fais, c’est faire en sorte que tu te poses les bonnes questions. Tout dépend de toi.”

Il commence enfin à s’éloigner. Avant de disparaître au coin d’une maison, il se retourne une dernière fois vers moi.

“La dernière question qu’il faut que tu te poses est la suivante : pourquoi tu es devenue bûcheronne ?”


Xelti est le guide de ce village. “Guide” est le nom qu’on donne aux membres de la neuvième tradition, la tradition qui n’a pas de Psychopompe, l’Égérie.

Il y a un guide dans chaque communauté du monde. Dans toutes les villes et villages, quelle que soit leur taille, vous trouverez au moins un guide. Comme leur titre laisse penser, ils ont pour rôle de guider les membres des communautés, ceux qui sont spirituellement égarés, afin qu’ils trouvent leur voie.

Faire appel à un guide signifie en général de subir de gros changements. Parfois, il s’agit de changer de métier, mais il peut arriver que des personnes quittent leur ville et leur famille à cause de cela.

Cela fait que, même s’ils sont objectivement utiles pour tout le monde, ils ne sont pas vraiment appréciés par le gros de la communauté. Beaucoup de gens ont vu partir une fille, un fils, une épouse ou un époux à cause d’un guide. Si jamais vous révélez à votre famille que vous allez voir un guide, elle va tout faire pour vous en dissuader. Guide est synonyme de départ, de tristesse.


Dès le matin de la veille d’ambidi, la fête du penta-centenaire bat son plein. Au centre du village, autour de l’estrade que j’ai montée hier, ont été disposées des dizaines de tables débordant de plats. La nourriture est simple mais elle est profuse. Cinq grands brasiers ont été allumés autour de la place, permettant à tout un chacun de se réchauffer. Les musiciens et danseurs du village braillent sur l’estrade qu’ils frappent gaiement à l’aide de leurs talons, a priori en rythme avec leur musique discordante. De grandes bandes de tissu coloré ont été tendues entre les maisons qui entourent la place, créant une canopée bariolée, mais quelques rubans se sont détachés et traînent dans la boue.

Hormis ceux qui sont réunis en cercle autour de l’estrade pour danser en rythme avec les danseurs de scène, la plupart des gens se sont agglomérés en petits groupes, selon leurs accointances.

Mes parents sont avec leurs amis, en train de se moquer des danseurs amateurs qui battent la boue en rythme autour des danseurs professionnels, tout en se goinfrant de pâtisseries et de galettes de blé et en spéculant sur les coucheries qui auront lieu aujourd’hui et demain. Ma sœur, qui s’est mariée dans l’année, est avec sa femme, au sein du groupe de jeunes époux qui traditionnellement arbore des couronnes d’asters roses et distribuant des bouquets d’églantine à tous ceux qu’ils croisent – encore une tradition futile. J’aperçois près d’un feu le groupe formé par les jeunes bûcherons du village, des gens avec qui je n’ai aucune affinité, mais pour une raison qui m’échappe tout le monde s’attend à ce que je m’entende avec eux. Maîtresse Elclapte est avec d’autres maîtres artisans, au milieu d’un genre de débat où le but est de chercher à savoir lequel ou laquelle d’entre eux a été le plus utile cette année.

Les seules personnes qui sont isolées sont Xelti, qui est assis et sirote une choppe de vin épicé, et moi, qui suis plantée là, a milieu de tout.

“Ces deux jours vont être très longs…“ pense-je.

Je décide d’aller voir mes parents. Je tente sans succès d’esquiver ma grande sœur qui court vers moi dès l’instant où elle me voit et me couvre de fleurs et de vœux.

“Que tu trouves bientôt l’amour !“, la formule consacrée traditionnelle destinée aux célibataires. J’ai beau aimer ma sœur de tout l’amour fraternel qu’il est possible de ressentir, je hais le fait qu’elle soit aussi à l’aise dans cet environnement mièvre de camaraderie. Et puis, son physiom à elle est moins disgracieux que le mien : des arabesques scintillantes bleu profond qui ornent sa mâchoire inférieure.

Après avoir diplomatiquement accepté un collier de coquelicots oranges, je parviens à m’extraire de sa liesse pour rejoindre ma mère, qui s’est un peu mise à l’écart de son groupe pour se resservir un verre de bière épicée.

“Ah ! Voilà notre brillante bûcheronne !” s’écrit-elle sur un ton beaucoup trop joyeux pour ne pas être emprunt d’alcool. “Il paraît que c’est toi qui a monté l’estrade ?”.

Elle accompagne ses paroles d’un mouvement de la main approximatif, désignant les bouffons qui agitent leur extrémité et leurs cordes vocales avec frénésie.

“Tu sais, c’est grâce à ton métier que notre village prospère ! Le papier, c’est de l’or pour nous !” Et de finir d’un trait sa choppe de bière.

“Maman, vas-y doucement, il n’est pas encore midi…”

Elle ne m’écoute pas. D’un geste qui se veut gracieux, elle fait voleter sa chevelure scintillante de couleur bleu profond pour mieux apprécier les dernières gouttes de son brevage.

“Et ton père qui ne fait que couiner ragot sur ragot… Toi au moins tu n’es pas comme lui !”

Et voilà, je me suis condamnée toute seule à faire la conversation à quelqu’un qui adore s’écouter parler. Surtout sous l’influence de la boisson.

Je jette un œil vers mon père. Il se frotte malicieusement sa barde faite de mousse verte et touffue tout en déversant des flots de moqueries à qui veut bien l’entendre.

“Ta sœur est si heureuse depuis son mariage… Tu n’as pas de petit ami, toi, si ? Ne t’inquiète pas, tu as tout ton temps.”

Mon sang bouillonne, j’ai envie de m’enfuir. Mais c’est ma mère, elle et papa ont toujours pris soin de moi. Je peux au moins trouver la force d’être agréable avec elle.

“Je suis trop occupée par mon travail en ce moment. Je verrai plus tard.“

Sans parler du simple fait que strictement personne ne m’intéresse ici.

“Je vois.”

Un instant se passe dans le silence. Je sens que ma mère essaie de me dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

“J’ai parlé à Breneute avant de venir à la fête. Tu sais, le fils de la boulangère ? Il m’a dit qu’il t’avait aperçu hier midi en compagnie de Xelti.”

Elle laisse sa phrase en suspens. J’essaie de trouver quoi lui répondre, mais je sais pertinemment que la conversation est en train de sombrer doucement vers les réprimandes.

“Vous avez parlé de quoi ?”

Je décide de lui dire la vérité.

“De rien de spécial. Il est venu me déranger dans mon travail, et je l’ai envoyé balader, voilà. Si c’est à cause de ça que tu m’en parles, je m’excuse d’avoir été impertinente envers lui.
– Non non, tout va bien. C’est juste… inattendu.”

Le silence retombe. Je pense que la meilleure marche à suivre est de couper court à cet entretien aussi gênant pour l’un que pour l’autre.

“Bon, je vais voir des amis, à plus tard.”

Comme je m’éloigne, je peux voir par-dessus mon épaule qu’elle se ressert une autre choppe. Et voilà pour la gratitude filiale.

J’ai beau m’éloigner, je n’arrive pas à me sortir de la tête la conversion que je viens d’avoir.

La vérité ? Je lui ai vraiment dit la vérité ? Voilà que je me mens à moi-même maintenant. Je savais très bien ce qu’elle voulait que je lui dise, quelles étaient ses craintes. Et j’ai décidé de ne rien dire. À quoi bon après tout ? Je préfère qu’elle ne se fasse pas de soucis pour moi.

Il y a autre chose. Elle a dit que mon métier était ce qui faisait prospérer le village. Sur le coup, j’ai été surprise. Pourquoi ? Après tout, c’est grâce au bois qu’on fait le papier, et ce depuis des lustres. C’est juste que je n’avais jamais envisagé ça comme ça. Pour moi, couper du bois est surtout un moyen de m’éloigner un peu de la masse. Les arbres du pays sont fins et poussent à profusion, chaque bûcheron travaille donc seul, ça permet un meilleur rendement. Une aubaine pour une misanthrope comme moi.

“Bonjour.”

Je sors immédiatement de mes pensées en entendant la salutation.

“Tout ce monde, toute cette joie, et tu viens me voir moi, le vieux guide en noir ?”

C’était Xelti. J’avais marché sans regarder où j’allais, et à éviter inconsciemment les groupes de personnes, j’étais fatalement tombée sur l’autre misanthrope du village.

“Tu ne veux pas t’asseoir un peu ?“

Il a le coin de la bouche – celui où se trouve son physiom – tiré par un rictus malin. Je jette un œil alentour. Ma sœur musarde de l’autre côté de la place, ma mère est retournée dans son groupe. Pendant un court instant, j’ai l’impression que Elclapte me regarde, mais l’instant d’après je la vois discuter avec ses confrères.

Foutue pour foutue, autant mettre les pieds dans le plat.

Je prend donc un tabouret sous une table et m’assoie à côté de Xelti. Ainsi, je peux superviser le reste des festivités. Et puis, je n’ai aucune envie d’être en tête-à-tête avec lui. Il me tend une timbale en étain, que j’accepte, et dans laquelle il sert une rasade de vin d’une des cruches qui sont à disposition. Sirotant lui-même le vin de sa timbale, il me demande :

“Tu as réfléchi à la question que je t’ai posée hier ?”

Je m’en veux un peu de l’avoir fait à mon propre insu.

“Oui, malgré moi.”

Je suis en colère. Contre moi-même. Contre Xelti. Contre le village.

“Tu sais, Acandisse, il n’y a aucune malice dans mes intentions. Quel intérêt aurais-je de te parler si ce n’était pas, d’après moi, la meilleure chose à faire ? Je t’ai un peu observée, ce matin, et j’ai bien vu que tu étais en décalage total avec tout ça, que tu n’arrivais pas à trouver ta place dans ce petit monde.“

Il s’est tourné vers moi en me parlant. J’évite son regard. Mon visage est défiguré par la colère et la frustration.

“Pense un peu à toi et…
– Assez !“

En criant cette interjection, je frappe la table avec ma timbale, tordant celle-ci. Je me lève et lui fait face.

“Tu crois quoi ? Que je vais partir ? Trouver mon bonheur ailleurs ? Ça n’arrivera pas ! Il y a des gens que j’aime, ici ! Des gens qui comptent sur moi ! Ma sœur, mes parents, ma maîtresse, ils ont toujours été là pour moi et il n’est pas question que je les laisse tomber pour mon bonheur égoïste !”

Je commence à m’éloigner en frappant le sol terreux de mes pas. Derrière moi, j’entends la voix de Xelti, toujours aussi calme :

“Tu as le droit d’être heureuse, Acandisse.”

Sans me retourner, je lui rétorque :

“Tout le monde ne peut pas être heureux. Pour que les autres le soient, je ne le serai pas.”


Je me réveille alors que le soleil est déjà haut et m’asperge le visage de ses rayons. Je sens sur mes joues les traces de sel venant des larmes séchées que j’ai pleurées hier après avoir quitté la fête. À vue de nez on est au premier quart de la journée. J’entends les braillements des fêtards qui sont sur la place du village, à quelques rues de la maison familiale. Je me tourne dans mon lit, faisant dos au soleil, et tente de me rendormir.

À peine ai-je le temps de m’assoupir que des coups forts sont frappés à ma porte. J’entends la voix de mes parents de l’autre côté.

“Acandisse ? Ma chérie ? Tout va bien ?”

Je n’ai pas la force de répondre.

“On entre !”

Ce qu’ils font. Il semble qu’ils ont participé à la fête ce matin. Je vois çà et là sur leur vêtements des indices qui laissent penser cela.

“On a vu que tu n’étais pas à la fête ce matin, alors on s’est inquiétés.”

En prononçant cette phrase, mon père a passé sa main dans mes cheveux de feuilles. Il m’embrasse sur le front et je sens le contact frais de sa barbe moussue.

“Il s’est passé quelque chose hier ? Ou bien tu es malade ?“ me questionne ma mère en s’asseyant sur le lit, à l’opposé de son époux.

Je ne sais pas quoi leur dire. Je n’ai pas envie qu’ils s’inquiètent ni qu’ils me réprimandent sur mon comportement. L’idée de feindre la maladie m’effleure, mais je n’ai pas non plus envie de mentir. Je me redresse et m’assied.

“Je vais être franche, je ne suis pas à ma place dans tout cela. C’est comme si j’assistais en permanence à des coutumes que je ne comprends pas.“

Ils optent pour un air calme, plein de flegme. Je ne sais que trop bien que derrière cet air se cache l’incompréhension.

“Je veux dire, j’ai fait mon travail non ? J’ai aidé la communauté à organiser cette fête, non ? Je n’ai pas le droit de la vivre un peu comme j’en ai envie ?”

Ma mère me répond en tortillant le bout de ses cheveux scintillants du bout des doigts.

“Mais tu ne peux pas accomplir ton travail et ne pas en profiter… Si tu veux aider la communauté, il faut aussi que tu partages sa joie. C’est en te rendant heureuse toute la communauté est heureuse. Si tu n’en profites pas, alors c’est toute la communauté qui est mise en échec.“

Elle m’exaspère.

“Pourquoi ai-je sans cesse l’impression de me devoir à la communauté ? Mon bonheur, c’est ce qui me concerne moi d’abord, non ?”

Nouveau silence d’incompréhension.

“La communauté veut que je sois heureuse ? Et bien dites à la communauté que je suis heureuse dans la solitude, voilà.“

Ma mère se lève.

“Bon, d’accord, on va te laisser un peu seule. Mais essaie quand même d’aller voir des gens aujourd’hui, ce n’est pas sain de tout le temps rester seule.”

Quand ils ferment la porte, une rage qui bouillonnait dans mon ventre explose enfin. Je colle mon visage dans mon oreiller et hurle de toutes mes forces dedans. Au moins, ça me calme un petit peu.

Mais à peine une heure plus tard, d’autres coups frappent à la porte. Cette fois-ci, ils sont plus doux et discrets, comme si la personne de l’autre côté avait peur de me déranger.

“Entrez.” dis-je, à moitié résignée.

Il s’agit de ma maîtresse, Elclapte. Elle entre avec un plateau qu’elle pose à côté de moi, tout en s’asseyant sur le lit.

“Bonjour Acandisse. Il est presque midi, mais je t’ai apporté un petit déjeuner.”

Le plateau est bien garnis. Il y a du jus pressé, des flocons d’avoine, du lait de plogue et quelques pâtisseries venant probablement des buffets de la fête.

Je me redresse et commence à manger. Je sais qu’elle aussi est venue me convaincre, alors je la laisse ouvrir le dialogue. Elle me laisse un peu de temps pour apprécier ce qu’elle m’a apporté avant de se lancer.

“Écoute, je sais qu’il y a peu de choses qui peuvent te convaincre de venir. Tu ne te plais pas en communauté. Mais si tu commences à t’isoler, ça sera de pire en pire.“

Elle me laisse un peu méditer là-dessus. Je mâchouille mollement une natte pâtissière

“Tu vas finir par y trouver ta place, ne t’en fais pas. Ce n’est pas parce que tu mets plus de temps que les autres que ça n’arrivera pas.“

Je suis toujours partie du principe que je ne trouverai jamais ma place. Mais ma maîtresse, qui me connait depuis mes treize ans, a l’air convaincue du contraire. Qui sait, peut-être me trompe-je.

“Ta famille t’a toujours soutenue dans cet objectif, non ? Ils continueront de le faire quoiqu’il leur en coûte. Ils ne sont pas toujours très habiles, mais ils font de leur mieux.”

“Tu sais, il y a souvent des moments difficiles pour chacun d’entre nous. Se dévouer à la communauté n’est pas toujours simple. Mais cela permet à ceux qui sont dans le besoin de tenir le coup. Alors à chaque fois qu’on doute, qu’on ploie sous l’effort, on essaye de se rappeler pourquoi on le fait : pour aider ceux qui en ont besoin.“

“Pour toi, ces deux fêtes sont peut-être futiles et une démonstration de superficialité, mais pour d’autres, il s’agit du seul réconfort qu’ils peuvent avoir depuis plusieurs semaines. Pour ces gens-là, le fait que tout le monde n’y trouve pas ça place vient un peu gâcher ce moment de soulagement.“

C’est amusant, je m’attendais à ce que, comme les autres, elle me fasse culpabiliser. C’est bête, mais cela m’a attendri, car je n’ai aucun mal à me projeter dans ces personnes qui, à mon instar, attendent patiemment le moment où elles pourront se détendre un peu.

Je décide de donner sa chance à Elclapte. Après tout, peut-être a-t-elle raison, peut-être que mon heure viendra.


En arrivant sur les lieux de la fête, je constate que l’ambiance est quasiment la même que la veille. Dans un petit village reculé comme celui-ci, on ne peut pas vraiment s’attendre à plus d’originalité.

Moi, au contraire, ai décidé de faire un effort. J’ai laissé tomber mes braies de travail pour porter la robe traditionnelle de la tribu, une robe rouge à longues franges, très confortable, et de toute beauté quand on danse la danse traditionnelle, ce qui n’est d’ailleurs pas spécialement mon intention. Même celles et ceux qui ne dansent pas la portent la robe des jours de fête. Pour orner mes cheveux courts j’ai opté pour une couronne d’aster, une des rares fleurs qui poussent durant l’hiver balanci, de couleur rouge, pour qu’elles s’accordent avec ma robe.

Aujourd’hui, ma sœur a décidé de participer à la danse communautaire. Mes parents, ironiquement, l’accompagnent. Ma maîtresse a l’air de pratiquer le même exercice que la veille, mais avec d’autres personnes, assise à une table et avec un certain nombre de pichets de vin et de bière. Xelti est toujours assis à l’écart, et se repaît de la rare viande séchée que nous avons sorti pour l’occasion.

Ce n’était pas spécialement mon intention, mais je vais quand même le faire. Je vais danser, accompagnant les autres villageois, entourée de ma famille.

Je ferme les yeux, prend une grande inspiration, et me dirige vers le cercle de danse. En passant devant une table, je lorgne un pichet de vin épicé et décide de me servir un verre, histoire de me donner du courage.

Une fois arrivée au cercle formé par les danseurs folkloriques, j’attends le moment opportun et me glisse entre ma sœur et ma mère.

Je suis aussitôt happée par le rythme. Brièvement, j’aperçois le regard attendri que me porte ma mère et la liesse intense que ma sœur ressens à mon intervention. C’est pour ça que je persiste, c’est pour ça que je vis : pour voir mes proches aussi heureux.

Mais je n’ai guère le loisir de profiter de leur expression de joie, car je dois rapidement me concentrer sur mes pas. La danse que nous pratiquons à Klotisse est une variante de la danse folklorique shamane, mais dont le principe reste fondamentalement le même : tous les danseurs se tiennent bras-dessus bras-dessous, et effectuent une série de pas, en avant, en arrière, vers la gauche et la droite, souvent entrecoupés de petit bonds, de mouvements de hanches et d’entrechats, que l’on réalise tantôt de concert avec ses voisins et tantôt en opposition avec eux. Le tout est plutôt impressionnant à voir, donnant une impression de complexité organisée qui est typique de la tradition shamanique.

Un pas, deux pas, trois pas… Petit saut, hanches à gauche, hanches à droite… Et on inverse : un pas, deux pas, trois pas… deux entrechats et on recule.

Je rate un pas. Je me retrouve entraînée par le mouvement de mes voisines et tombe à genoux. Je me relève, aidée celles-ci et je me remets dans le rythme.

Des sauts, à droite, à droite et à gauche… Puis à gauche, à gauche et à droite… et on inverse le sens un danseurs sur deux.

Je tente de suivre mentalement les pas que je dois exécuter, mais je n’arrive pas à réfléchir assez vite. Je rate le dernier saut, et la reprise de la série de pas suivante me fait choir derechef. Je suis un peu décontenancée. Je n’ai pas le temps de reprendre appui que je suis littéralement hissée par ma soeur et ma mère qui ne désirent qu’une chose : me remettre dans le temps.

Une série compliquée arrive, au cours de laquelle on effectue des pas et des sauts en alternance, et chacun en opposition de phase avec son voisin. Je refuse de chuter une fois de plus et décide de m’accrocher coûte que coûte.

Je finis quand même par me décaler et rater des pas. Mais en m’appuyant sur le support que m’offre mes voisines, j’arrive à rester droite. Malheureusement, mon appui déstabilise ma sœur, qui trébuche et tombe de tout son long dans la terre humide et piétinée par les bottes.

Un hoquet de surprise parcours les danseurs alentour, en particulier ma mère qui se rue pour aider sa fille. Elle n’est pas blessée, mais les pans de sa robe sont entièrement imbibés de boue. Ses cuisses sont salie jusqu’à la hanche. Elle a perdu une botte et sa couronne de fleurs. Je ne peux pas supporter cette vision, cette horreur que j’ai causé et, les larmes me montant rapidement aux yeux, je pars en courant.


Quand je reprends mes esprits, je suis dans la forêt. J’ai couru sans réfléchir le plus loin possible, empruntant un chemin que je connais bien. Il s’agit de la petite forêt de boulots noirs qu’on entretient pour la coupe des arbres, que je connais par cœur. C’est le seul endroit où je me sens réellement bien, où je sais que je ne serai pas dérangée.

Je sais que plusieurs de mes collègues connaissent assez bien cette forêt, aussi je vais stratégiquement m’isoler dans un endroit reculé, que moi seule ait l’habitude de fréquenter. À cette distance, il me faudra presque une heure pour rentrer. Dans le ciel, entre les cimes des arbres, j’arrive à distinguer la lune Crepus au zénith, ce qui signifie que le dernier quart de la journée vient de s’entamer. Si je passe plus de deux heures ici, j’aurai au moins une partie du chemin à faire de nuit.

Je m’assieds au pied d’un arbre et, sans vraiment m’en rendre compte, m’assoupis.


Je me réveille en sursaut, au son de branches qui craquent. Des pas. Je n’ai pas le temps de me réveiller complètement que l’intrus est déjà face à moi. Il s’agit de Xelti.

Je ne vois plus Crepus au zénith, mais la lumière ambiante suggère qu’on est encore loin du crépuscule. Xelti arrête ses pas à une distance respectable de moi et s’appuie contre un arbre. Pour ma part, tentant de reprendre un peu de contenance, je me redresse et m’adosse au mien, les mains derrière le dos.

“Comment as-tu fait pour me retrouver aussi vite ?” je lui demande. “Il n’y a que moi qui viens dans ce coin-là de la forêt. Tu as pisté ma trace ?”

Xelti s’habille d’un petit air amusé, soutenu par l’asymétrie de son physiom, mais avec une bienveillance profonde dans son regard smalt.

“C’est le rôle des guides de retrouver ceux qui sont perdus.“ me répond-il de manière énigmatique. Je lui renvoie un regard incrédule.

Il se redresse et s’approche doucement de moi. Étrangement, malgré ce que je viens de vivre, je n’ai pas envie de le fuir, lui. Peut-être est-ce dû au fait que, ici, dans la forêt, je suis dans mon élément.

“Tu as des chaînes, Acandisse,“ commence-t-il. “Comme nous tous, tu as des chaînes, qui représente qui tu es, et tes attaches.”

Je roule des yeux devant ce discours un peu trop mélodramatique.

“La différence que tu as avec nous, c’est qu’une partie de tes chaînes te tirent dans une direction alors que les autres te maintiennent à un endroit précis.“

L’analogie est juste, mais un peu facile.

“Heureusement, la magie des guides est spécifiquement destinée à libérer les gens de leurs chaînes.“ Il lève sa main gauche dans ma direction. “Grâce à cela, tu seras apte à choisir ta voie.“

Il commence à tracer un signe dans les airs, avec ses doigts. Ses yeux changent subtilement de couleur, mais je suis trop loin pour voir précisément de quelle manière. Il est en train de lancer un sort. Une sensation de soulagement commence à m’enrober…

“Non !” rugis-je en me jetant sur lui pour interrompre sa gestuelle. “Arrête !”

Il s’exécute sans se faire prier. Son regard redevient azur et prend un air interrogatif.

“Je… Je sais que tu as raison et que tu essayes de m’aider. Ces chaînes comme tu les appelles font partie de moi. Ne prétend pas à me les ôter, c’est comme si tu m’enlevais une partie de mon libre-arbitre.”

Il penche la tête sur le côté, un peu pensif.

“Je pense que ton point de vue est erroné, mais soit, je vais le respecter. Je n’ai jamais eu pour but de te forcer à quoique ce soit. Si tu choisis d’affronter tous les obstacles par toi-même, qu’il en soit ainsi. Mais je te préviens, ce sera plus difficile.“

Je me moque des difficultés. Les difficultés, je les connais depuis que je suis née. Je refuse de céder à une facilité égoïste et qui m’enlèverait une partie de mon libre-arbitre.

“Écoute Xelti, j’apprécie vraiment le mal que tu te donnes pour moi, et je respecte ta profession, mais il n’y a rien que tu puisses faire ou dire pour m’aider.“

Il se pince la défense, toujours aussi pensif.

“Tu peux me laisser seule, maintenant, s’il te plaît ?“

Sans subvenir à ma prière, il me demande :

“Et si je te présentais quelqu’un qui, à ton instar, n’a jamais été à sa place dans sa tradition de naissance et a décidé d’en changer. Tu accepterais de lui parler ?“

Cette question me prend au dépourvu.

“Tu veux dire qu’il y a, à Klotisse, une personne qui n’était pas shamane à la naissance, mais qui l’est devenue et est venue s’installer ici après ?“

Il acquiesce d’un air solennel.

“Oui. Par respect pour les concernés, nous, les guides, ne révélons pas ce genre de choses d’habitude. Mais je suis sûr que dans ce cas précis, cela ne dérangera pas la personne en question.“

Je suis sincèrement intriguée par la proposition. Jusque là, je pensais que les sous-entendus de Xelti n’étaient que des élucubrations sans conséquences. Mais savoir que quelqu’un d’autre s’est fait aider par un guide… Cela a le mérite d’éveiller ma curiosité.

“Très bien, j’accepte.
– On y va maintenant ? La nuit ne va pas tarder à tomber.
– Oui.”


Le soleil se couche quand nous arrivons au village. Crepus est mi-haute dans le ciel, au-dessus du soleil. Sur ma gauche, à l’opposé du soleil et de Crepus, je vois la lune de la nuit, Mina, qui apparaît à l’horizon.

Comme on traverse le village, je constate que la fête est finie. De coutume, on ne range les articles de la fête que le lendemain, pour ne pas ternir les jours de liesse par du travail, ce qui laisse le village dans un désordre morne en ce début de soirée. Les volets fermés laissent çà et là filtrer la lumière des lanternes qui sont allumées à l’intérieur des maisons.

À cause du trouble qui m’habite encore et de l’obscurité, je ne reconnais pas les rues à travers lesquelles Xelti me mène. Nous arrivons finalement devant une petite porte, qui pourrait être celle d’une arrière-boutique.

Xelti frappe trois coups. J’entends des pas à l’intérieur. Quand la porte s’ouvre, je suis éblouie par la lumière.

“Bonjour Tété, comment vas-tu ?”

Alors que mes sens se remettent peu à peu de l’éblouissement, je commence à distinguer les traits de mon interlocuteur.

“Allons Xelti, cela fait longtemps qu’on ne m’appelle plus comme ça. Mais entrez-donc !”

Quand je distingue enfin l’identité de la personne en face de moi, je suis prise d’un vertige : il s’agit de Elclapte, ma maîtresse !

Ébaubie, je suis tirée à l’intérieur de la demeure par Xelti. Quand nous arrivons tous les trois dans le salon, celui-ci se tourne vers moi et, d’un air satisfait, me déclare en désignant notre hôte :

“Acandisse, je te présente Tété-Elclapte, anciennement druidesse, et shamane depuis déjà plus de trente ans !”

Ma maîtresse a un sourire attendri, presque mélancolique à ces paroles. Pour ma part, je n’arrive toujours pas à y croire.

“Mais comment ? C’est impossible ! Pour moi, vous êtes l’exemple typique de la shamane communautaire ! Comment est-il possible que vous soyez – que vous étiez – une druidesse ?”

Elclapte me pose une main amicale sur l’épaule.

“Ne crois-tu pas que c’est justement parce que l’idéal shamanique me correspond si bien que j’ai quitté les terres druidiques ?”

C’est une logique effroyablement simple, presque douloureuse. J’ai l’impression que ma vie est un mensonge.

Elclapte nous fait asseoir autour de la grande table de son salon. Son mari, qui nous rejoint, sert le thé.

“Et vous, Pétreude”, dis-je en m’adressant à l’époux de ma maîtresse, “vous saviez depuis le début que Elclapte était, avant d’arriver ici, une druidesse ?
– Bien sûr ! Elle ne l’a pas révélé dès le premier jour, bien sûr, c’est une information assez intime. Mais quand on a su qu’on allait se marier elle m’a parlé de tout ça.
– Et cela ne vous a pas choqué ?
– Peut-être un peu surpris, mais pas choqué, non.”

Je trouve ça incroyable. Je suis en train de me rendre compte que j’ai peut-être été trop rigide dans ma manière de penser. Visiblement, certains shamans sont plus ouverts que moi.

“Dis-moi Tété – pardon, Elclapte“, s’avance Xelti, “si je suis venu te voir aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour révéler à Acandisse ton passé. J’espère d’ailleurs que tu ne m’en tiendras pas rigueur.”

Elclapte s’esclaffe.

“D’aucune sorte, mon ami !
– Non, si je viens te voir, c’est aussi pour avoir ton avis sur un point crucial.”

Xelti se tourne vers moi.

“Pour elle, j’avais pensé que la tradition qui lui conviendrait le mieux serait le druidisme. D’ordinaire, j’aurais utilisé ma magie pour m’en assurer, mais elle préfère éviter cela. Alors je te le demande à toi, toi qui a vécu longtemps parmi les druides : penses-tu que cela lui conviendrait ?”

Elclapte réfléchit quelques instants.

“Et bien, je pense que le mieux c’est de lui demander à elle. Après tout, elle a l’air décidé à se faire un avis par elle-même. Tu en penses quoi Acandisse ? Tu connais les druides, non ?”

Effectivement, je connais assez bien – du moins, en théorie – les grandes lignes des préceptes druidiques. Il s’agit d’une tradition proche du shamanisme, mais qui favorise la pureté plus que l’ambition en tant que valeur. Ainsi, bien que l’altruisme soit une des facettes prépondérante de leur philosophie, les druides favorisent le développement personnel et intérieur, d’une manière très philosophique.

“Euh… je connais un peu les druides oui.” répond-je.

“Et que penses-tu donc de leur tradition ?” enchaîne Elclapte.

“Et bien… Je n’y ai jamais réfléchi sous cet angle… mais je crois que cela me plaît bien. C’est une philosophie tournée vers le développement intérieur non ? J’ai… l’habitude, pour ainsi dire, de faire cela.”

Xelti s’exclame alors, d’un ton satisfait :

“Très bien ! Maintenant que ce détail est réglé, passons au plus gros morceau.”

Il se tourne vers moi.

“Pourquoi ne te décides-tu pas à partir, Acandisse ? Je sais tu m’en as déjà parlé, mais j’aimerais que tu en parles avec maîtresse Elclapte ici présente.”

Je prends une longue inspiration. Je sais très bien quoi répondre, mais je n’aime pas trop en parler. Ceci dit, pour ma maîtresse, je veux bien faire un effort.

“Principalement pour ma famille. Je sais que ça les rendra particulièrement triste de me voir partir, surtout après tout ce qu’ils ont fait pour moi. Je n’ai pas envie de leur faire subir cette tristesse indélébile.”

Elclapte hoche de la tête comme si elle comprenait parfaitement que je ressens.

“Oui, je vois très bien de quoi tu parles. Moi-même ça m’a déchirée de quitter ma famille proche. J’ai souvent été tentée de rentrer, du moins au début. Puis, quand je me suis mise à leur écrire, je me suis rendu compte que c’était de moins en moins douloureux pour eux, qu’ils étaient de plus en plus contents que j’ai trouvé mon bonheur.“

“Ils sont venus à mon mariage, à quelques uns de mes anniversaires, et moi-même je retourne de temps en temps au pays pour passer un peu de temps avec eux. Contrairement à ce que tu penses, ce n’est pas une porte que tu fermes si tu t’en vas, mais un entrebâillement que tu laisses en passant dans la pièce d’à-côté. Rien ne t’empêches de revenir quand tu veux.“

Elclapte prends un air un peu plus grave et Pétreude pose sa main sur la sienne.

“Tu sais Acandisse, tes parents ne veulent que ton bonheur. Je le sais, je le vois quand on se parle. Ils n’ont juste pas le recul nécessaire pour voir que ton bonheur n’est pas ici. Si tu persistes à chercher ta place dans une tradition qui n’en n’a aucune pour toi, tu finiras par leur faire du mal.“

“On a toujours voulu des enfants avec Pétreude, mais nous n’avons jamais réussi à en avoir. Mais j’ai beau ne pas avoir de descendance, je sais une chose : le bonheur des enfants passe avant celui des parents. Les parents souffrent pour que leurs enfants ne souffrent pas. Les parents donnent pour que les enfants reçoivent. D’après moi, c’est le cours naturel des choses. C’est pour cela que ton bonheur doit passer avant leurs considérations, quelles qu’elles soient.”

Je reste muette un instant. Puis je dis :

“C’est eux ou moi, donc. Si je veux être heureuse, si je veux faire valoir mon droit inaliénable au bonheur, je dois forcément les faire souffrir, c’est ça ?”

“Leur tristesse suite à ton départ sera leur propre fardeau à porter” me répond Xelti. “Je serai bien sûr présent pour les aider, c’est mon rôle, mais ils n’ont pas à te lester de ce poids.”

Ils ont réussi. Ils m’ont finalement faite changer d’avis. Ils m’ont fait briser la dernière chaîne qui me retenait en me faisant comprendre que je n’étais pas coupable de la tristesse que j’engendrais.

“Très bien,” dis-je d’un air las, avec une pointe de soulagement dans la voix. “Je vais partir. Je vais devenir druidesse.“

À cet instant précis, à ce moment-clé de ma vie, je ressens une sensation étrange et inédite : je me sens complète.


Le lendemain j’annonce la nouvelle à ma famille. Je suis accompagnée par Xelti et Elclapte, qui me soutiennent.

Ma famille le prend particulièrement mal. Au début, ils font tout pour essayer de me convaincre de rester, allant même jusqu’au chantage affectif. Mais tout ce que j’arrive à entendre c’est leur panique, la panique de me voir quitter la communauté.

Bien entendu je suis triste. Triste de quitter les gens que j’aime, mes parents, ma sœur, ma maîtresse. Bien entendu j’ai peur. J’ai peur de cet inconnu, si irréel que j’ai encore du mal à y croire. Mais ma conviction, ma volonté sont un roc inamovible et inaltérable.

Nous nous posons une bonne partie de la journée pour expliquer à ma famille pourquoi il s’agit de la meilleure décision, qu’il s’agit de ma décision, et qu’il ne faut pas s’y opposer. Nous expliquons également l’histoire de Elclapte, qu’ils tiennent en grande estime, ce qui finit de les convaincre.

Quand nous nous quittons, le soir venu, Elclapte me prend entre deux portes :

“Écoute, Acandisse… Depuis hier soir j’ai envie de te dire une chose : je suis désolée. Si j’avais compris plus tôt que ta place n’était pas chez les shamans, alors je n’aurais pas tant insisté sur nos valeurs. Excuse-moi.”

Je lui renvoie un sourire triste :

“Merci, mais étant donné que c’est toi qui m’a finalement ouvert les yeux, il n’y a pas lieu de t’excuser.”

Et nous nous faisons une accolade amicale.


Quelques jours plus tard viens le jour de mon départ définitif. Pour ne pas ameuter tout le village, j’ai gardé ma décision secrète : je laisserai le soin à mes parents de l’annoncer officiellement plus tard.

Ce voyage, je l’entreprends avec Xelti. Il a déjà fait le trajet en sens inverse pour Elclapte, il connaît donc la route. Une fois dans la forêt sacrée, il me laissera à un village druide qu’il connaît et reviendra à Klotisse.

En serrant contre moi chacun de mes proches, je leur promet de leur écrire régulièrement. Ils me souhaitent bon courage, bonne chance et de vivre heureuse.

Mais dans chaque voix, dans chaque regard je perçois une tristesse. La tristesse de perdre un membre de sa famille.

J’ajuste mon sac et tourne le dos à mon ancien village. Alors que j’entame une marche longue et décisive au côté du guide, je me dis une chose : Pour le moment, et les dieux savent pour combien de temps encore, tout le monde ne sera pas heureux.

La bataille de la Vallée de Tibro

Synopsis : un jeune soldat raconte son expérience de la célèbre bataille de la Vallée de Tibro, qui eut lieu durant la Guerre Triangulaire et qui marqua le début du déclin des séparatiste, déclin qui permit aux neutralistes d’imposer l’armistice onze ans plus tard.


Vallée de Tibro, Pays de Dichos, 1304ème année du calendrier divin

Cela faisait plus de quatre longues semaines que nous marchions. Nous étions partis du camp fortifié de la Passe, qui se trouvait à trois jours de marche au-delà de Passy. Plutôt que de rejoindre le front dans les Monts Brumeux, nous étions partis en direction de l’abandon, traversant ainsi la Plaine du Printemps. Quelques jours après avoir quitté la Passe, nous nous étions éloignés de la grande route menant à Ketarop-sur-Lac pour couper à travers la grande plaine, en direction du fleuve Tessand, qui marquait la frontière, et des Monts Dichos se trouvant de l’autre côté. Vingt-cinq jours, soit trois semaines et un jour, avaient été nécessaires pour rejoindre le fleuve. En moins d’une journée, nous avions trouvé un gué et fait un sacrifice au dieu Tessand pour obtenir sa bénédiction. Cela faisait à présent trois jours que nous marchions en terrain montagneux, en plein territoire neutraliste.

Notre détachement n’était pas très grand, deux bataillons pour une centaine d’hommes au total, mais c’était presque trop grand pour les manœuvres que nous comptons faire. Un bataillon d’infanterie lourde formait notre avant-garde et un bataillon de lanciers montés, troupe légère, était chargée de tirailler l’ennemi et de contourner les lignes. Faisant moi-même partie des cavalier, j’étais de ceux qui étaient les plus épargnés par cette longue escapade. Et pourtant, j’étais épuisé.

Certes, je devais bien l’avouer, le fais d’être le plus bleu de tous y était pour quelque chose : mes compagnons de cavalerie avaient tous l’air de mieux supporter le voyage que moi. J’avais dix-neuf ans et n’avais connu que la guerre. J’étais né dans une famille arcaniste bourgeoise. À l’âge de douze ans, on reconnut mes talents de soldat. On m’a envoyé au camp militaire de la Passe pendant sept ans pour que j’apprenne la lance, l’épée, la monte et la tactique. Trois semaines avant le début de ce récit, on me donna ma première affection : tenter une percée violente dans le territoire neutraliste, une opération éclair ayant pour but de faire réagir l’armée ennemie pour soulager la pression qu’ils exerçaient dans notre dos, à l’orée du Marais Fertile. Là-bas, nos troupes étaient engorgées au Détroit des Dieux, face à l’armée séparatistes puritaines, qui tenaient bon en profitant du terrain, pendant que les neutralistes nous harcelaient dans le dos pour nous forcer à relâcher la pression. Les détachements exaltés de Passy se trouvaient loin de ce front, ce qui faisait que notre opération surprendrait les neutralistes et les forcerait à se replier. Ainsi, nos armées au Détroit des Dieux pourraient avoir du renfort.

Mais pour le moment nous errions dans les montagnes du pays de Dichos, bordant la Côte-Franche. La Côte-Franche était le siège de la tradition alchimique, tradition qui dirigeait les armées neutralistes de ce côté-là. Fréquemment, le capitaine nous faisait stopper quelques minutes en formation, le temps de faire le point sur sa boussole-guide, afin que nous gardions bon cap. Pendant ces moments de menu repos, j’eus loisir d’observer d’un peu plus près le bataillon d’infanterie lourde que nous côtoyions. Beaucoup d’entre eux avait enlevé leurs brassards ou leurs jambières et ce malgré les réprimandes répétées de leurs supérieurs. Un certain nombre avait même ôté leur casque, ne gardant que leur brigandine. Sur ces quelques visages découverts on pouvait voir la fatigue, mais surtout la lassitude. La hiérarchie avait insisté pour que les soldats réalisant cette manœuvre soient montés et lourdement armurés, pour éponger au mieux les pertes que l’on pourrait subir. Après tout, le but était de faire paniquer l’ennemi, pas d’attaquer sérieusement, et l’ennemi irait, selon toute probabilité, assurer sa défense plutôt que de contre-attaquer, ce qui permettrait à nos troupes lourdes de battre en retraite malgré leur lenteur. Mais en voyant ces soldats alourdis par les kilomètres et fourbus par le poids de leur armure, je ne pouvais m’empêcher de penser que cette initiative était plus handicapante qu’autre chose. Avoir des soldats à moitié déshabillés en territoire ennemi n’était jamais bon augure.


Heureusement, le climat des Monts Dichos était océanique et le printemps était doux. Quand la nuit arriva enfin, le camps fut monté dans le creux d’un vallon. Le capitaine envoya des vigies en poste sur les quatre monts alentour. Les distances étaient grandes, ainsi chaque vigie était composée de trois soldats qui devaient chevaucher une heure durant à vive allure et qui devaient se relayer pour monter la garde toute la nuit. Au moindre mouvement suspect, elle était censées allumer un feu, qui sera vue par les gardes du campement. Cette nuit-là, j’étais moi-même affecté à une de ces vigies.

Les deux soldats que j’épaulais étaient Steveiner, un jeune expressionniste venant d’un village au nord du pays de Vael, et le sergent Beikoe Weihaosi, un vieux perfectionniste de Havrelac. Comme moi, Steveiner avait la peau jaune pâle et les cheveux flamboyants, mais notre distinction se faisait dans nos regards, que j’avais verts et constamment fatigué, alors que le sien était bleu et empli de détermination farouche. Beikoe, plus proche du phénotype des montagnes de l’Échine où se nichait Havrelac, avait une peau joliment bleutée, des yeux rose pâle, des cheveux de nacre et les traits creusés d’un guerrier qui avait déjà son comptant de combat bien avant le début de la Guerre Triangulaire.

“Avolf”, m’apostropha-t-il, “tu prendras le premier tour de garde. C’est le moins dangereux et tu es le moins expérimenté. Je prendrai le second, je suis habitué à fractionner mon sommeil. Steveiner, tu prends le dernier, entendu ?”

Il se saisit d’un fagotier, un bâton d’une trentaine de centimètres, gradué et fait de bois et de paille, dont on se servait pour mesurer le temps. Il l’alluma. Le fagotier rougeoya d’une lumière diffuse, assez facile à dissimuler dans la nuit.

“Tu sais comment ça marche, n’est-ce pas ? Chaque fagotier dure un quart, Notre garde durera donc chacun un fagotier et un tiers. Tu peux arrondir si tu veux, je ne suis pas à ça près.”

Il me passa ledit fagotier et rejoignit Stev qui avait déjà commencé à s’installer pour la nuit. Je me décidai enfin à poser la question qui me taraudait depuis plusieurs jours déjà.

“Dites, sur quel genre d’ennemi on risque de tomber, par ici ? Il paraît que les Monts Dichos sont considérés infranchissables par les alchimistes, alors risque-t-on seulement de croiser âme qui vive ?”

Même si la question ne lui était pas réellement adressée, c’est Stev qui me répondit.

“Qu’est-ce que ça change ? On a pour ordre de monter la garde et on le fait, c’est tout. Le capiton sait mieux que nous ce qu’il faut qu’on fasse, alors on obéit.“

En disant cela, il s’était blotti dans son duvet comme s’il était déjà prêt à dormir sur ces deux oreilles. Beikoe se tourna vers lui.

“Avolf a raison, c’est toujours mieux de savoir à quoi s’attendre afin de s’y préparer, même en tant que simple soldat.“ Il se tourna alors vers moi, le regard un peu désolé, “… mais dans ce cas précis, je ne sais pas. Il y a toujours le risque qu’on tombe sur un village montagnard, mais ça c’est le travail des éclaireurs diurnes, pas de la vigie nocturne.“

Il respira profondément et entra à son tour dans son duvet.

”Sincèrement, j’ai du mal à croire que les alchimiste laisse leur flanc complètement à découvert. Mais je les vois mal mobiliser des forces conséquentes pour patrouiller un territoire vide d’intérêt…”

Il laissa ces pensées en suspens tandis que je m’installai pour prendre mon tour de garde.


Le lendemain, quand nos trois chevaux atteignirent le camp principal, de sombres rumeur parcouraient les troupes. Les regards et les voix étaient basses, les soldats étaient agglomérés en petit groupe.

Beikoe prit l’initiative de s’avancer pour questionner un écuyer.

“Qu’est-ce qui se passe ?”, demanda-t-il. L’écuyer, voyant que nous servions dans le même bataillon, lui répondit avec une voix de conspirateur.

“Il paraît que les éclaireurs qui sont partis ouvrir la voie à l’aube ont aperçu des troupes. Il paraît qu’à cause de cela, que le mage pisteur du capitaine est en train d’incanter un sort pour se préparer à ça.“

Beikoe eut l’air surpris.

“Toquapi Pyvéum est sur le coup ? La vache, ça veut dire que c’est sérieux.”

Il lança un regard inquiet dans notre direction. Il nous invita à partir mais l’écuyer le retint.

“Cela reste entre nous mais… certains pensent que l’ennemi utilise la magie de la Vision pour traquer les armées infiltrées dans le pays… Si c’est le cas, il seront sur nous avant midi.“

Cette remarque interpela Stev

“La Vision ? Ce n’est pas vraiment la spécialité des alchimistes pourtant…
– Mais ils peuvent quand même la connaître”, rétorquais-je. “Il suffit d’une poignée de bons mages s’étant spécialisé là-dedans pour guider un bataillon. Sans parler que l’armée neutraliste a aussi des druides dans ses rangs. Et eux connaissent le domaine de la Vision.
– Nous aussi nous avons des mages !”, renchérit Beikoe. “Nous sommes même censés être une unité de cavaliers-mages, pardi ! Et Pyvéum connaît bien le domaine de la Vision si j’en crois les rumeurs, faisons-lui confiance et préparez-vous !“

Quelques minutes plus tard, nous avions rejoint les rangs de notre bataillon. Stev était sur les flancs de l’unité, car maîtrisant la magie de l’illusion, il faisait partie de ceux censés camoufler l’unité le temps que nous faisions nos manœuvres de contournement si besoin était. Les sergent Weihaosi était en première ligne, il utiliserait sa magie de l’amélioration et la protection pour que la première charge soit aussi brutale que solide. Moi, surnommé à raison le petit génie par mes camarade, tenait mon poste au milieu de la formation et était chargé d’improviser, terme qu’on entend dans la bouche d’un supérieur que lorsqu’il est inapte à décider d’un rôle ou d’une marche à suivre. Cela ne rendait pas la vie simple. Étant donné que c’était ma première mobilisation, je n’avais pas vraiment le bagage pour improviser en combat réel, surtout en tant que mage. Je serrais fort ma lance et ma besace à composant en priant Dichos que nous n’aurions pas à nous battre aujourd’hui.

Ma monture hennit. Il s’agissait d’un vieux bourrin que l’armée m’avait prêté, un vieil arnash mâle qui était un peu usé mais très docile et facile à diriger. Son museau retroussé était sec, ses oreilles rondes étaient presque chauves, sa longue queue de fourrure était grisonnante, plusieurs de ses sabots étaient fendus et une de ses six pattes était boiteuse, mais son dos était solide et ses grands yeux étaient d’un blanc éclatant, indiquant une bonne santé. Ce n’était pas un destrier de course, mais il était capable de suivre le mouvement lors d’une charge de cavalerie. C’est cela qui m’effraya : c’était la première fois que je le voyais renâcler. Même lorsqu’on avait dû traverser le fleuve, même lorsque j’avais maladroitement enfoncé un demi-centimètre sur fer de ma lance dans sa cuisse il n’avait pas grogné. Mais là, il sentait la tension générale qui nous entourait. J’étais terrorisé.

Le lieutenant nous avait demandé de maintenir une formation serrée et de nous tenir prêt au départ. Visiblement, il attendait les ordres du capitaine. L’incantation du sort de Pyvéum était-elle si longue ? Comment cela se faisait-il ? N’était-il pas censé être un archimage ? Peut-être devait-il lancer plusieurs sorts ? Ou peut-être étais-ce tout simplement le capitaine qui ignorait la marche à suivre ?

Moins d’une heure plus tard, nous reçûmes l’ordre de bouger. Avançant au pas, nous avions ordre de nous tenir, d’après ce que j’avais entendu, cinquante pas en arrière du détachement d’infanterie et vingt pas sur sa droite. La tension était à la limite de l’insoutenable. Avant cela, j’aurais été incapable de me figurer que l’anticipation d’un combat réel pouvait être aussi débilitante. Les minutes semblaient des heures. Nous avancions à la vitesse d’un détachement d’infanterie lourde en formation, c’est-à-dire à peine de quelques kilomètres par jour. Le capitaine nous faisait passer par les vallées, sans doute pour se dérober aux regards.

Aux alentours d’ad-auba, c’est-à-dire la mi-matinée, je constatais que cela faisait longtemps qu’aucun éclaireur n’était venu faire un rapport et l’état-major, en tête, avait l’air inquiet.

Puis, le chaos pris pied sur nous quand nous entendîmes un soldat crier de toutes ses forces “Contact !”. Les regards se tournèrent rapidement vers le guide de notre position, c’est-à-dire sur notre gauche. Une ligne de soldats se détachaient à contre-jour au sommet de la montagne et s’avançait dans notre direction. Nous ne pouvions voir leur bannière, mais cela ne pouvait être que des ennemis.

Rapidement, nos commandants prirent la direction des opérations et firent repositionner nos bataillons face aux troupes adverses. La cavalerie se trouvait désormais sur le flanc gauche de l’infanterie, à peine vingt en arrière. Le temps que nous faisions notre quart de tour, l’ennemi s’était entièrement positionné le flanc de la montagne, nous surplombant. Le capitaine nous fit un rapide discours en faisant des allers-retours sur son arnash, brandissant sa grande épée d’un air déterminé.

“Souvenez-vous, exaltés ! Nous nous battons pour la gloire de nos valeurs ! Nous nous attendions à ce genre de rencontre ! L’ennemi n’a qu’un seul bataillon d’hommes, et il est léger ! Nous n’en feront qu’une bouchée ! Gloire aux exaltés !“

Ces paroles étaient simple, triviales même, mais m’emplirent d’une force que je ne me connaissais point. Je me sentais galvanisé, et quand tous les soldats reprirent avec moi la dernière phrase du capitaine, “Gloire aux exaltés !”, un désir ardent brûlait en moi.

“Magès illusion ! Débordement gauche !”

Notre lieutenant avait ponctué le discours du capitaine par des ordres plus pragmatiques. Les mages illusionnistes commencèrent à incanter tandis que nous commencions à avancer au trot pour déborder l’ennemi. Nous ne lancerions que la charge lorsque nous serions camouflés et que l’infanterie engagerait l’ennemi. Mais les incantations allaient prendre quelques dizaines de secondes, voire quelques minutes, alors en attendant nous avancions prudemment. Les fantassins lourds, eux, avançait d’un pas ferme et décidé, gardards en avant, semblant inarrêtable.

Quand les sorts d’illusion furent enfin lancés et que nous étions désormais invisibles et inaudibles pour l’ennemi, le lieutenant donna l’ordre de prendre du champ.

“Galop gauche !“

Nous étions désormais trop loin pour entendre les ordres du capitaine, mais on pouvait voir que l’infanterie s’était mise au trot. Elle compterait cinquante secondes, le temps pour nous de nous positionner, et lancerait la charge coordonnée.

“Formation en V ! Magès protection !”

Nous opérâmes la mise en formation tout en nous mettant face à l’ennemi. Les mages de première ligne commencèrent à incanter leur magie de protection. Plus que trente secondes.

“Magès amélio !”

La première ligne incanta derechef sa magie d’amélioration lorsque…

Une rafale de cliquetis fusèrent du bataillon ennemi. Une fraction de secondes plus tard, les rangs de l’infanterie lourde étaient détruits par des dizaines d’explosions comme on n’en avait jamais vu. Une fumée épaisse cachait désormais les troupes alliées. Nous, comme nos ennemis, restâmes figés, attendant qu’elle se dissipe pour constater le résultat.

Le bilan était effroyable. Sur la soixantaine de soldats qui composait le bataillon, seule une vingtaine était encore debout. Les autres étaient soit à terre, soit blessés, soit mourants. Je vis le capitaine se relever difficilement, parvenant à s’extraire de la carcasse de sa monture, et hurler un ordre que je devine être le regroupement. À ces mots, le bataillon ennemi se mit en branle. L’instant d’après, une autre vague d’explosions ravageait notre infanterie.

Notre lieutenant sortit alors de sa torpeur et hurla l’ordre de charge. Nous étions toujours invisibles et inaudibles et notre première ligne était protégée et renforcée par magie. Quoique ce soit qui se trouve en face, dans quelques secondes ce serait ravagé par des fusions de lances, de montures armurée et de sorts de combat.

Alors que ma monture m’emportait vers nos ennemis, le fait de me rapprocher et de ne plus être à contrejour me permit d’examiner un peu mieux nos adversaires. À ma grande surprise, ils n’étaient qu’une vingtaine, portant une bannière affichant une mante verte sur fond jaune. Ils étaient tous armés de fusards, des genres de petits arcs posés à l’horizontale sur une crosse et permettant de tirer des cylindres creux, que l’on remplit généralement avec de la poudre noire. Cela dit, ça ne pouvait expliquer les explosions ayant décimé notre troupe, car les propriétés explosives de la poudre noire étaient trop limitées.

C’est alors que je me souvins d’un détail frappant. Un des cercles de magie de prédilection des alchimistes était l’infusion. Ce domaine, d’après ce que je savais, permettait de stocker un sort dans un objet, un liquide, ou toute autre matière, pour le déclencher plus tard. Une autre spécialité magique des alchimiste était le cercle de l’explosion, dont les effets ressemblent beaucoup aux ravages dont nous venions d’être témoin. Un brin d’imagination nous permettrait de deviner ce qu’un bataillon de mages alchimistes pourrait réaliser s’ils passaient des jours entiers à infuser la magie de l’explosion dans un liquide, liquide qu’ils placeraient alors en lieu et place de la traditionnelle poudre noire dans les cylindres servant de munition aux fusards. Cela permettrait sans effort de décharger des rafales explosives bien plus rapidement qu’une armée de mage incantant leurs sorts directement sur le champ de bataille.

La réalité revint me frapper quand notre première ligne éclata littéralement. Les sorts d’illusion venaient de tomber et les fusardier tiraient leurs munitions en feu nourrit, décimant cavaliers et montures, semant la mort dans nos rangs. Je restais impuissant au milieu de mes camarades qui tombaient autour de moi, jusqu’à ce que le souffle d’une explosion me projette au sol.


Lorsque je revins à moi, je fus surpris de n’être ni piétiné, ni fait prisonnier. Mon bras gauche saignait abondamment et je ne pouvais plus bouger ma main. Je constatai alors que ma vue était bouchée par ma monture qui, bien que blessée, s’était couchée contre moi, me cachant à l’ennemi. D’un rapide coup d’œil, je constatai que mon absence avait été de très courte durée, puisque les ennemis étaient encore en formation, armes chargées, prêtes à tirer sur quiconque se relèverait. Autour de moi, des corps. Des blessés graves agonisant, des blessés modérés tentant de bloquer leurs hémorragies, des blessés légers restant à terre pour ne pas se faire descendre.

Qu’allait-il se passer désormais ? Allions-nous être faits prisonniers ? Ma première bataille, je n’avais pas donné un coup, pas lancé un sort que j’étais déjà hors de combat. Cela-dit, caché comme j’étais par mon bourrin, j’avais le temps de lancer un sort avant qu’ils n’arrivent sur nous pour nous capturer. Mais que faire ? Attaquer ? Futile, j’étais seul contre vingt fusardiers, probablement mages, indemnes et armés jusqu’aux dents. Soigner quelqu’un ? Peut-être, mais ça ne changerait pas la situation. De toute manière, même capturé n’importe quel ennemi me laisserait soigner les miens. Faire diversion ? Je regardais autour de moi, il restait pas mal de soldat valide. En tant que cavaliers, nous étions légèrement armurés, nous pourrions tenter de transporter le plus blessés pour peu que la diversion soit efficace. Je préparai dans ma tête le sort que je m’apprêtais à lancer.

Le martyr… Le lyrisme… L’encre….

Je commence par appeler le domaine du martyr, faisant partie du cercle de la protection, en tant que composant de mon sort. Son principe est simple : plus l’interdit que je m’octroie est fort, plus mon sort sera renforcé. Je ne connais pas très bien ce cercle, je serai limité dans la puissance maximale que je pourrais appliquer. Je choisis de garder les mains dans mon dos durant quelques heures. Cela suffira pour ce que je souhaite faire. Je compterai sur mes compagnons pour m’aider.

J’en appelle ensuite au domaine du lyrisme, faisant partie du cercle de l’expression, en tant qu’appliquant de mon sort. J’ai toujours aimé lancer mes sorts en les chantant, j’ai toujours trouvé cela poétique. Ce n’est pas très approprié dans la situation actuelle, mais j’espère que le chaos ambiant couvrira suffisamment mon chant pour que mes ennemis ne l’entendent pas. Le fait de chanter permettra d’accorder à mes alliés une part de ma magie.

Enfin, j’invoque le domaine de l’encre, faisant partie du cercle de la rédaction, en tant que déterminant. Un des domaines de magie les plus puissants d’après moi, qui déterminera l’effet de mon sort. Un genre d’écran de fumée ou de poussière devrait suffire à faire la diversion voulue. Il faut juste que je trouve la formulation adéquate pour que cela fonctionne…

À mesure que je commençais à chanter, les effets secondaires de l’invocation commencèrent à se voir. Des cicatrices apparurent sur mon visage, barrant mes yeux et mes paupières de multiples traits, la pupille de mon œil se réduit et disparu complètement, ne laissant que mes iris émeraudes, et les blessés autour de moi eurent une sensation de déjà-vu.

Pendant deux minutes, j’entonnais une chanson. De ma voix aigüe, je narrai les évènements :

“♫ … car surgissant rapidement, la brume matinale, s’épaississant au sommet des montagnes, tombe sur les guerriers fourbus… ♫”

Une brume blanche et fraîche tomba sur la troupe. Le sort était médiocre, la taille de la brume était faible. Même si elle allait un peu s’étendre, elle ne suffirait pas à cacher tout le monde. Elle n’allait pas non plus durer longtemps, juste quelques secondes, une minute tout au plus, mais au moins tant que chanterais, ceux qui l’entendrait pourrait se guider. Tout ce que je pouvais espérer, c’était qu’au moins une poignée d’entre nous puisse s’échapper.

“♫ … et les guerriers, pour se préserver des fourbes, embrassèrent la fraîcheur et fuirent … ♫”

J’entendis alors des sifflement non-loin, comme si des balles de fusard étaient tirées, fendant l’air au-dessus de moi. Je fut soulagé lorsque je ne constatai aucun son d’impact ou d’explosion. Mais cette joie fut de courte durée, car l’instant d’après, un sifflement qui semblait effectuer une courbe au-dessus de moi vint me percuter à l’épaule. Je tombais à la renverse et sentis comme un liquide étrange et collant se répandre sur le haut de mon bras et sur mon pectoral. Il était grisâtre et semblait visqueux. Je tentai de me relever, mais la substance avait agrippé le sol et me maintenait fermement en position allongée. Je voyais autour de moi quelques-uns de mes compagnons qui fuyaient, courant sans demander leur reste, alors que moi allait imminemment me faire capturer. Je vis Beikoe, titubant, soutenant un Steveiner gravement blessé à la jambe. Il analysa rapidement la situation et conclu la chose la plus rationnelle à faire : me laisser ici et tenter de sauver Stev. Nos regards se croisèrent et je lui fis comprendre d’un subtil mouvement qu’il n’avait pas besoin de s’attarder. Il se détourna et partit. Cette action avait beau être héroïque, je me sentais abandonné, coincé par l’injustice de la situation.


La brume se dissipa, et le champ de bataille était redevenu calme. Les fuyards étaient hors de vue, ayant profité de la topologie pour rester à l’abri des regards des alchimistes. Seuls restaient les soldats trop blessés pour s’enfuir, et moi.

Les alchimistes commencèrent à faire des prisonniers, en soignant comme ils pouvaient les blessés. L’un d’eux se détacha du reste et se dirigea directement vers moi.

“Tiens tiens tiens, voici notre petit malin.”

Il avait une longue chevelure d’or, un teint jaune très pâle, presque blanc, et des yeux turquoise. Il portait une armure légère, un plastron ainsi qu’une épaulière en cuir bouilli, ornée des armoiries de Stellaroc, la capitale alchimique. Son fusard était finement ouvragé et il le portait de manière négligente, le tenant d’une seule main, par-dessus son épaule. Il me détailla de pied en cap.

“Dis-donc, tu es bien jeune pour être aussi versatile et ingénieux ! Tu as aimé ma petite surprise ?”

Il désigna la glu grise qui me clouait au sol.

“Qu’est-ce ?“ demandais-je.

“Une petite décoction assez banale. Ne t’inquiète pas, elle va bientôt se dissoudre.” il désigna mes mains jointes derrière mon dos. “De toute façon, tu t’es plus ou moins déjà capturé tout seul.
– Mais comment tu as pu me tirer dessus dans la brume ?
– Ah, ça, j’en suis plutôt fier ! J’ai simplement utilisé le domaine de la vision pour diriger ma balle vers ce qui faisait le plus de bruit. Pas mal hein ? On était trop loin pour entendre ton chant, mais on avait bien capté que quelqu’un faisait du lyrisme dans la brume. J’étais curieux de voir quel genre de mage avait le culot d’essayer de s’en sortir malgré la situation !”

J’étais littéralement impressionné.

“Ben quoi ?”, ajouta-t-il en voyant mon air ébaubi, “tu n’es pas le seul à savoir improviser !“

Cette discussion était presque sympathique. J’en avais même oublié ma situation.

“Vous comptez les poursuivre ?“

L’homme regarda dans la direction qu’avaient pris les fuyards d’un air goguenard.

“Non, on avait juste pour but de frapper fort et vite, pour montrer à tous les fesse-mathieux séparatistes que l’Escadron des Mantes est prêt à en découdre. Qu’ils y retournent, dans leur pays, raconter la déculottée qu’ils ont prise !”

Il s’approcha de moi d’un air mauvais.

“Ne t’inquiète pas, gamin, grâce à nous, vous allez bientôt comprendre que cette guerre doit se terminer, ou bien les neutraliste feront en sorte de vous le faire payer.”


Durant les jours qui suivirent, je fus le prisonnier personnel de cet homme. Il s’appelait Bidacl Tards et était considéré comme un mage émérite parmi l’Escadron des Mantes qui étaient lui-même composé de mage émérites. Il me ramena à Stellaroc en discutant avec moi. J’avais beau être son captif, il était curieux et avait l’air impressionné par mes talents de mage.

De retour à la capitale alchimiste, je fus mis en geôle, mais garda contact avec Bidacl. Je me comportais en prisonnier modèle et il s’arrangea pour qu’on m’accorde un peu de confort.

Après six années d’emprisonnement, Bidacl vint me voir avec un papier administratif : un ordre de libération conditionnelle à mon nom. Il avait reussi à me rendre la liberté sous condition que je me batte pour l’armée neutraliste. Depuis ma capture, j’avais eu le temps de me rendre compte que je ne partageais pas vraiment l’idéologie séparatiste, et que même si les valeurs arcaniques, mes valeurs natales, me tenaient à cœur, je préférais être un vecteur de paix pour enfin permettre à toutes ces familles de se réunir et de mener une vie normale.

Pendant cinq ans je fus entraîné intensément par l’archimage Bidacl Tards, pour enfin devenir, à l’âge de trente ans, moi-même un archimage reconnu.

La dernière fois que je vis mon mentor, ce fut lorsque nous nous préparions à quitter la ville pour ce que nous considérions notre dernier assaut, un assaut conjoint contre les séparatistes exaltés et les séparatistes puritains, chacun menant un des deux assauts. Ainsi, nous souhaitions montrer qu’étant les plus fort, nous pourrions prendre le pouvoir mais que nous ne le ferions pas. Que ce que nous souhaitions, c’était de vivre dans un monde ouvert où toutes les valeurs sont représentées. Que ce que nous souhaitions, c’était la fin de la Guerre Triangulaire.

Aujourd’hui encore, on parle de cet assaut conjoint comme la pierre de voûte de l’idéologie neutraliste et qui marque la fin de la Guerre Triangulaire. Aujourd’hui encore, on parle de ce jour comme celui où le grand archimage Binacl Tards a donné sa vie pour la paix et que le jeune archimage Avolf s’est fait connaître par ses exploits.

Les neuf merveilles du monde

Extrait d’un livre d’éveil pour les enfants de 8 à 14 ans.

Le Jardin de Brume

L’histoire de Rosarya, notre monde, commence lors de la Scission Originelle, où les dieux ont envoyé les huit Psychopompes sur le monde pour guider les humains et fonder les neuf traditions. Avant cela, l’humain était une créature primitive, mais les Psychopompes sont venus donner un sens à leur vie, et par leur biais, la civilisation a pu se développer.

À partir de là, notre monde a connu trois âges : le Premier Âge ou l’Ère des Hommes, âge de guerres et de conquêtes territoriales, le Deuxième Âge ou l’Ère des Esprits, âge de spiritualité et de conquête des convictions, et le Troisième Âge ou l’Ère des Démons, âge de progressisme et de survie conjointe.

Tout cela pour dire que, parmi toutes les merveilles du monde (qui ont toutes été construites au Premier Âge), le Jardin de Brume est la plus ancienne, à tel point qu’on n’est pas capable de précisément dater sa construction.

Il s’agit d’une île somptueusement posée sur le Grand Lac du Vallon-Havre, dans le pays de Tohava, qui reste fermé aux regards même les plus attentifs à cause des nappes de brumes qui l’enrobent. Les rares yeux qui ont pu s’y promener ont rapportés des assortiments de plantes inconnues mais d’une beauté indéfinissable, des senteurs et des sons si doux qu’aucun sentiment négatif ne peut sévir sur l’île et des monuments anciens conquis par les plantes dans une danse symbiotique de toute splendeur.

Malheureusement, l’accès est sévèrement contrôlé par les seigneurs locaux, siégeant respectivement à Havrelac et au Havre. Il est possible de demander une permission, mais ceux qui ne font pas partie de la caste noble n’arriveront même pas à obtenir le formulaire. En effet, la préservation du monument est primordiale pour la tradition perfectionniste, qui en a la charge.

La Porte des Ombres

Cet escalier, comprenant cent mille marches ornementées, permet de traverser le premier rempart des Monts Slevaria, menant à des nombreuses richesses, aussi nombreuses que les dangers qui les gardent.

Entre le climat, le terrain et les démons qui y rôdent, ce qui fit l’essor et la richesse de la tradition linguistique à son apogée n’est plus qu’un vestige du passé. Mais la Porte des Ombres est toujours présente, indélogeable, prouvant que cette apogée a bien eu lieu.

Aujourd’hui, beaucoup de chasseurs de démons s’y rendent pour étudier ces derniers, car là-bas on en trouve sous de multiples formes : des disgracieux, des monstrueux, des violents, des sournois, etc. Il paraît même que certains peuvent se faire passer pour des humains…

Le Belvédère des Dieux

Il s’agit d’une construction de bois gigantesque qui, située dans la Tundra, permettrait d’observer le Domaine des Dieux au-dessus du Golfe des Éléments.

Est-il nécessaire de rappeler que l’archipel que l’on nomme le Domaine des Dieux est un des quatre points cardinaux du monde ? Avec l’île rocheuse appelée la Rose-guide, le Cap du Bout du Monde, et l’endroit le plus inaccessible de Rosarya, le Cap de l’Abandon, il permet de se diriger lors des voyages partout sur le continent et en mer. Si d’aventure vous entendez les termes dieux, guide, monde et abandon, vous saurez qu’il s’agit de directions géographiques.

Le Temple Suspendu

Cet édifice religieux est dédié au dieu Vael, dieux qui supervise le pays éponyme, et dont l’influence s’étend du Bois de Vael à la Faucille de Vael en passant par le Gouffre de Vael. C’est suspendu au-dessus de ce dernier que le temple a été construit.

Ce monument est particulier, car contrairement à la plupart des autres merveilles du monde, il est ouvert à tous. Faites attention cependant, car quand on y pénètre il est alors impossible d’en sortir. Ceux qui s’y rendent promettent par leur seule présence d’honorer les tous les dieux et toutes les vertus, en échange de quoi ils peuvent vivre une vie de méditation et son protégés des maladies et des accidents. Ainsi, chaque moine est certain d’arriver au terme de ses cent ans d’existence et de rejoindre les dieux en plein état de spiritualité.

Il est cependant proscrit que des enfants, âgés de quatorze ans ou moins, y pénètre sans la bénédiction d’un guide. Mais que l’on soit adolescent (entre 15 et 24 ans), jeune adulte (entre 25 et 49 ans), vieil adulte (entre 50 et 79 ans) ou même vieillard (à partir de 80 ans), chacun à le droit de venir pour attendre sa mort séculaire en méditant.

Fertilenne

Fertilenne est le nom donné à une ville du passé, qui aujourd’hui n’est que ruine. L’architecture est certes avant-gardiste pour l’époque, mais ce qui la distingue du commun des villes est le fait qu’il s’agit d’une véritable cité bâtie sur des pilotis de pierres, se dressant ainsi au-dessus des flots moribonds du Marais Fertile, plus grand marais du monde.

Chacun sait que le Marais Fertile, bien qu’il porta autrefois bien son nom, a été empoisonné au cours de la Guerre Triangulaire, et donc depuis plus de deux mille ans il n’est plus qu’une vaste étendue de flots nauséabonds et corrosifs. La seule chose qui s’y trouve encore, parmi les animaux déformés et les plantes rachitiques, est la ville abandonnée mais toujours debout de Fertilenne.

La Roseraie

La rose est le symbole du monde. Chacun sait que porter une fleur à son col a une signification particulière, mais porter la rose est un acte conséquent et lourd de sens.

La Roseraie est le seul endroit du monde où les huit espèces de roses peuvent pousser conjointement. Ainsi on y retrouve des roses de toutes les couleurs : rouges pour la fougue, oranges pour la déférence, jaunes pour la repentance, bleues pour l’humilité, azurs pour la gloire, blanches pour la pureté, roses pour la fidélité et noires pour la sagesse.

Ainsi, si vous voyez des gens porter une rose ou sa représentation, il s’agit d’un vœu plein de sens qu’il vous faudra lire avec précaution, car même s’il vous en est donné un aperçu ici, leurs significations sont bien plus complexe que cela. De plus veillez à bien prendre en compte la manière dont elle est portée, car arborer la fleur vive est un dévouement bien plus fort que de la broder sur son vêtement ou l’afficher sur sa bannière, voire encore plus simplement de ne l’avoir qu’en tant que simple accessoire.

Les Archives du Monde

Il s’agit d’un lieu très sympathique, bien que reculé. Érigé par des membres de la tradition shamanique, il s’agit d’une bibliothèque cherchant à agréger tous les écrits, présents et passés, de l’humanité.

Les archives sont ouvertes au public et le visiteur sera émerveillé de voir de nombreuses espèces de magifestes s’affairer en ces lieux.

Comme chacun sait, les magifestes sont des créatures étranges et absurdes qui apparaissent là où la magie est utilisée en grandes proportions. Aux archives du monde, fait unique, ils participent à la maintenance de l’endroit et voir ces créatures à l’œuvre est aussi intrigant que fascinant.

Les Six Colonnes

Les Six Colonnes sont six édifices titanesques érigés en l’honneur de la réconciliation des valeurs à la fin de la Guerre Triangulaire. Sur ces grandes colonnes sont inscrits les noms de tous ceux qui ont péri par les armes durant le conflit.

Comme chacun sait, les six valeurs sont les piliers de notre civilisation. Elles sont réparties en trois axes, chaque axe pouvant se décliner en deux valeurs. Ainsi, chaque tradition représente une combinaison unique de ces trois axes, c’est la raison pour laquelle il y a huit traditions. Il y a bien entendu celle qu’on appelle la “neuvième tradition”, rattachée à aucune valeur en particulier mais servant à guider les esprits égarés.

Le premier axe est le Comprem, symbolisant une manière d’appréhender le monde. On peut le faire avec sagesse, voie de l’Essence, ou avec intelligence, voie de l’Esprit.

Le deuxième axe est le Modem, symbolisant la manière dont ont influe sur le monde. On peut le faire en entrant en symbiose avec lui, voie de la Pureté, ou en imposant sa volonté, voie de l’Ambition.

Enfin, le dernier axe est le Volem, symbolisant le but de nos actes sur le monde. On peut le faire pour apporter l’équilibre en toute chose, voie de l’Harmonie, ou pour élever le monde et surpasser de qu’il est, voie de l’Exaltation.

Un exemple qui parlera à tous est celui de l’Expressionnisme, tradition qui honore les valeurs de l’Esprit, la Pureté et l’Exaltation.

Cosma, la Cité-Univers

Cosma est la dernière merveille qui a vu le jour et dont la fondation a marqué la fin du Premier Âge et scellé une nouvelle ère. Il s’agit de la construction la plus conséquente de l’histoire de l’Humanité, un symbole d’unité.

Si le Premier Âge est un âge de guerre et de conquête, il a atteint son paroxysme lors de la Guerre Triangulaire. Il s’agit du premier (et seul) conflit mondial, impliquant toutes les traditions. Elle a commencé quand des dissensions ont scindé les expressionnistes et les clercs en deux factions au sein de leur propre tradition : ceux qui considéraient que la Pureté était une valeur plus importante que l’Exaltation, et ceux qui pensaient le contraire. Même si ces deux traditions n’ont pas le même comprem (les expressionnistes préfèrent l’Esprit et les clercs préfèrent l’Essence), ils se sont regroupés pour faire deux faction séparatistes : les puritains et les exaltés (qui, chacun contenaient des membres de l’Expressionnisme et de membres de la Foi). Leur but, à chacun, était d’imposer au monde la valeur qu’ils mettaient en avant, cherchant à écraser toutes les autres.

Parmi les autres traditions, celles qui honoraient l’une ou l’autre des valeurs se sont jointes au conflit, formant deux grandes armées pluri-traditionnelles, du jamais-vu jusque là. De leur côté, ceux qui ne partageaient aucune de ces deux valeurs et qui, du coup, refusait que l’une d’entre elles domine toutes les autres, fondèrent une troisième faction : les neutralistes. Trois grandes armées s’affrontaient donc, ce qui donna son nom à la Guerre Triangulaire.

Le conflit dura soixante-quatre ans. Au terme de celui-ci, les neutralistes avaient réussi à mettre une pression si forte sur les deux armées séparatistes qu’elles furent toutes deux contraintes de signer la paix et d’admettre qu’aucune suprématie n’était souhaitable. Suite à cela, chaque tradition conclut que la guerre armée n’était qu’une maladie intestine à l’humanité, et que désormais si guerre il y avait, ce serait une guerre spirituelle. Cet acte scella la fin du Premier Âge.

En guise de symbole de paix et d’unité pour l’entrée de l’humanité dans le Deuxième Âge de son existence, toutes les traditions ont conjointement bâtit Cosma, qu’on surnomme la Cité-Univers, plus grande ville jamais construite, et au sein de laquelle on peut trouver des résidents de toutes les traditions.


Le démon de Bagnade

En l’an 2756 du calendrier divin.

J’avais le regard perdu dans le vague, à l’horizon de cette plaine terne et vide.

“Maîtresse, monsieur Héliaume nous attend.”

Je repris mes esprits. J’ajustais mon grand manteau de fourrure pour combattre ce vent glacial et enfonça un peu plus mon capuchon. J’ajustais ma broche représentant une rose rouge, que j’affichais comme symbole de ma profession. Je fis signe à mon disciple de m’imiter et il accrocha sa broche, qui était une copie conforme de la mienne, à la différence de la couleur, qui était orange.

“Viens, Tib, ne faisons pas attendre plus longtemps notre commanditaire.“

Nous nous dirigeâmes vers le lieu de rendez-vous, laissant derrière nous notre véhicule. Nos bottes de cuir foulaient le sol spongieux et le bas de nos braies commençait à se tacher de neige à mesure que nous battions les congères.

Polius Héliaume était un riche marchand, dirigeant une petite troupe nomade de commerçants qui battait le guide du pays d’Undra pour dispenser les biens de première nécessité et quelques rares articles de fantaisie à la poignée d’éleveurs sédentaires qui avaient choisi la vie du grand froid.

Mais malgré son statut de chef de grande famille, il avait mauvaise mine aujourd’hui. Il se tenait dans l’encadrure d’une cabane isolée, serré dans son manteau, nous attendant manifestement.

“Maîtresse Eupope, je présume ?” m’apostropha-t-il. J’acquiesçai d’un mouvement du menton.

“Enchanté, messire Héliaume. Je vous présente Tib, mon disciple.” Ce dernier fit une courbette un peu trop polie pour la situation et notre client la reçue d’un air égal, lui rendant un salut silencieux. L’atmosphère était morose. Je décidai donc de me passer d’autre formule de politesse et d’aller directement au but.

“Le corps est à l’intérieur ?” demandais-je. Héliaume hocha la tête et s’effaça.

Lorsque j’entrai dans la pièce, je remerciai mentalement le froid de nous épargner les odeurs habituelles de ce genre de scène. Lorsque Tib, qui se trouvait juste derrière moi, aperçu le cadavre, il se rua à l’extérieur, main contre bouche. Il faut dire que la vue était autant originale qu’horrifique. Sans attendre qu’il ne revienne, je commençai à examiner le corps. Je pris soin de le détailler des pieds à la tête. Il…

“Vous n’êtes pas du coin, n’est-ce pas ?“

Héliaume avait interrompu mes réflexions pour poser cette question. Je lui répondis d’un air un peu distrait.

“N’est-ce pas vous qui m’avez fait venir de l’Étape ?”

Il fit un geste de dénégation.

“Non, je veux dire, vous n’êtes pas interprète. Je me trompe ?”

J’étais un brin surpris et, il faut bien le dire, contrariée par cette remarque.

“Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?”

Il désigna le cadavre.

“Votre manière de l’examiner. À la fois stoïque, froide, mais emprunt d’une détestation sincère pour l’auteur de cette infamie… Ce n’est pas très interprète d’avoir autant de contenance…”

Je ne comprenais pas vraiment où il voulait en venir.

“Non, effectivement, nous sommes tous les deux shamans.”

Il secoua la tête d’un air distrait, le regard dans le vide, toujours dirigé vers le cadavre. Visiblement lui non plus ne savait pas où il allait avec ces questions. Après cet interlude futile, je pus enfin m’agenouiller près du corps pour l’examiner en détail.


Le sol tanguait autour de moi. Je me sentais nauséeux et avait un goût bizarre dans la bouche. Je contemplais un instant mon petit-déjeuner qui formait une flaque jaunâtre sur le sol, puis décida de retourner à l’intérieur.

Ma maîtresse était en train d’examiner le cadavre. Je mis quelques secondes avant de le regarder directement, tentant tant bien que mal de refouler la bile qui tentait de remonter le long de mon œsophage. Avec Maîtresse Eupope j’avais vu beaucoup de cadavre au cours de ces deux dernières années, mais celui-ci était particulièrement horrible. On lui avait cisaillé le visage, d’une longue taillade qui joignait les deux oreilles en passant sous le menton, puis on lui avait retourné la peau pour dépecer complètement son visage. On avait fendu ses flancs des deux côtés et ses entrailles s’étaient lentement répandues sur le sol. Comme si cela ne suffisait pas, ses deux genoux avaient été retournés. Je pense que cette personne avait été une femme.

Ma Maîtresse se tourna vers moi.

“Et bien, Tib, tes premières impressions ?”

Ce genre de question était une torture, mais cela faisait partie du métier.

“Je dirais qu’elle a été torturée. D’abord les genoux, pour l’immobiliser, puis le visage. Je pense que les blessures aux flancs ont été faites pour l’achever, lui garantissant une mort lente et douloureuse.”

Je m’interrompis un instant. Eupope attendis patiemment que j’enchaîne.

“De toute évidence un meurtre, de toute évidence une vengeance. Si je devais trancher, je dirais qu’il y a plus de chance que ce soit par conflit d’intérêt que passionnel, mais je n’en suis pas certain.“

Un sourire satisfait se dessina sur le visage de ma maîtresse. J’avais visiblement visé juste.

“Excellente analyse préliminaire, Tib !“ elle se tourna ensuite vers Héliaume, en sortant une loupe de sa poche “Je vais maintenant utiliser un sort pour être sûr que rien ne nous échappe. Cela prendra un petit quart d’heure.“ Puis elle commença à incanter.

En attendant qu’elle termine son incantation, notre client m’invita à patienter dehors avec lui. En bonne et due forme, je commençai à lui poser des questions.

“Avez-vous une idée de qui a pu en vouloir à la victime ?“

Il sortit une pipe, qu’il alluma avant de me répondre.

“Dans les villages alentour, il paraît qu’un démon rôde en assassinant des gens.“

Je hais quand les gens se croient plus malins que moi et ne répondent pas aux questions que je leur pose.

“Avez-vous la connaissance d’un humain qui aurait pu lui en vouloir ?“

Il se tourna d’un air mauvais vers moi. Visiblement, il ne m’accordait pas autant de respect à moi qu’à ma maîtresse.

“Si je vous dis qu’il s’agit probablement d’un démon ! Certains affirment l’avoir vu à Bagnade, juste à deux kilomètres d’ici ! Si je vous ai fait venir, c’est pour que vous le traquiez et le retrouviez.“

Il faudra être diplomate pour lui faire entendre raison. Je soupirai.

“Vous connaissez le Fil de Meyis ? C’est un dicton fort populaire parmi les enquêteurs, qui permet de facilement trancher certains dilemmes selon les faits établis.“

Héliaume fit la moue de ne pas comprendre.

“Prenons un exemple simple : admettons que maintenant, nous entendions des animaux galoper. Si vous deviez parier, vous diriez quoi : bisons ou dromadaires ?“

“En pleine toundra ? Bisons, bien évidemment !”

“Exactement. La réponse la plus simple, probablement la vraie. Votre démon, là, vous l’avez vu de vos yeux ? Vous avez des preuves de son existence ? Un motif valable pour qu’il attire la victime ici et la tue de cette manière là ?“

“Non, mais…”

“Et dans votre caravane, vous n’avez vraiment personne qui n’aimait pas la victime, vraiment aucun conflit d’intérêt qui pourrait la concerner ?“

“…”

“Enfin, une dernière chose : si vous deviez commettre un crime, en étant sûr de ne jamais être inquiété, près d’une ville habitée par des gens particulièrement superstitieux, comment procèderiez-vous ?“

J’avais touché, une fois de plus. Héliaume resta pensif un moment, puis murmura :

“Je propagerais la rumeur d’un démon assassin…“

“Ne vous méprenez pas, les démons assassins existent bel et bien, mais en général laissent des traces spécifiques et procèdent selon des méthodes particulières. Ce genre de meurtre-là”, dis-je en pointant la cabane du doigt, “c’est très humain.“

Notre commanditaire restait interdit, probablement occupé à reconsidérer la situation.

Lorsque ma maîtresse sortit de la cabane, nous nous tournâmes tous deux vers elle.

“Alors ?” questionna le marchand.

Puis, ma maîtresse dit tout haut ce que je venais de penser tout bas :

“Parfois, les humains sont de pires démons que les démons eux-mêmes…”