Les Chasseuses et l’Aiguille

Aguilerra, désert de Kayis, année 2481 du calendrier divin.

Un courant d’air moite caressa mon visage quand j’ouvris la porte de la taverne. Une odeur de sueur, de bière et de graillon. Dans tous les rades du monde il y avait ce fumet caractéristique. Les vrais baroudeurs l’appréciaient comme celle de leur propre maison. C’était une fragrance universelle dans laquelle je me complaisais.

“Putain, ça fouette…” me glissa Sigéa à mi-voix quand elle passa la porte à son tour.

L’entrée donnait directement sur la grande salle de la taverne. Il y avait un bar, mais peu de gens y étaient assis. Comme c’était l’heure du repas, la plupart de clients étaient à table. L’homme derrière le bar nettoyait des chopes avec un chiffon sale et deux employés faisaient le service.

Mon regard se posa sur un serveur, qui se rendait à la table la plus éloignée de l’entrée. Là-bas se tenait une femme, seule. Elle semblait assez vieille, des cheveux gris, coupés court, la peau noire des gens du désert. Un de ses yeux était aveugle et barré d’une cicatrice.

Mon attention fut attirée par le fait qu’elle était la seule cliente à ne pas avoir d’assiette. À la place, sur la table, étaient posées quelques bourses de cuir, un petit paquet de feuilles de vélin et une chope que le serveur venait remplir.

Je m’avançai dans sa direction en incitant Sigéa à me suivre. Quand nous croisâmes le serveur, je lui fis signe de nous apporter à boire. Il acquiesça en silence.

Nous arrivâmes devant la table de la femme. Elle fit semblant de ne pas nous voir, les yeux rivés sur ses papiers. Deux tabourets étaient disposés en évidence face à elle. Je m’assis. Sigéa posa son gardard et m’imita.

“Bonsoir” dis-je d’un ton ferme.

Elle leva les yeux sans bouger la tête, comme si elle adressait à des importuns. “Vous êtes ? “

“Sigéa et Xeltes,” répondis-je en nous désignant respectivement du doigt, “chasseuses.”

Elle reporta alors son entière attention vers nous, laissant de côté son papier, et croisa ses mains sur la table.

“Chasseuses de prime, hein ? J’ai quelques cibles sous le coude, mais rien de bien juteux. Ne vous attendez pas à faire fortune dans cette ville.”

Sigéa et moi échangeâmes un regard amusé. À ce moment-là, le serveur apporta nos boissons. Je me penchai au-dessus de la table pour saisir les chopes et m’approcher du visage de notre interlocutrice.

“Chasseuses de démons.”

La femme prit du recul sur sa chaise. Elle haussa insensiblement les sourcils, si subtilement que je faillis ne pas le remarquer.

“Ça explique tout. Je suis plutôt bonne pour jauger les gens et vous me sembliez un peu trop aptes pour traîner dans une ville de seconde zone comme celle-ci.”

Maintenant que nous nous étions présentées, je me détendis un peu. Je tendis sa chope à Sigéa et sirotai la mienne. C’était de la corma.

“Bon”, reprit-elle, “passons aux choses sérieuses.”

“Juste une question, avant cela.” interjetai-je.

Elle se stoppa, un peu surprise.

“Oui ?”

“On aime savoir pour qui on travaille. Vous êtes de la police, ou bien cautionnaire pour une coterie locale ?”

Elle fronça les sourcils. La question était très indiscrète, mais les chasseurs de démons étaient suffisamment rares pour qu’on puisse exiger ce genre de détail.

“Je suis indépendante.”

Elle travaillait donc pour une coterie locale. Cela ne nous donnait pas beaucoup d’information, à part celle de se méfier. Les indépendants pouvaient aussi bien être du crime organisé qu’une maison noble réglant ses propres intérêts. Dans tous les cas, il faudrait surveiller nos arrières et exiger une avance.

“Et vous, qui vous a indiqué qu’il y avait un contrat ici ?” rétorqua la cautionnaire avec animosité.

Elle voulait sans doute nous intimider, nous faire comprendre qu’elle avait compris qu’on avait été tuyautées, mais c’était une question dangereuse pour elle. Elle n’était pas en position d’exiger quoi que ce soit, car si nous décidions de partir, elle n’aurait pas d’autres chasseurs de démons avant des semaines, voire des mois.

C’est Sigéa qui lui répondit avec sa voix tranchante. “Un broker de Uestea. Il connaît bien la route entre Slevaria et le Bazar et n’aime pas qu’on s’intéresse à son business.” Elle ponctua sa phrase d’un cul-sec.

La cautionnaire comprit le message et ne se fit pas prier. “Bon, voici le contrat.” Elle sortit la dernière feuille de la pile sans même la regarder, puis nous la tendit.

Cible : Démon (clan inconnu)
Signalement : Peau blanche, cheveux blancs, yeux blancs. Visiblement malade (bubons jaunes sur une partie du torse et le bras gauche)
Méfaits : Démon, agression et tentative de meurtre, dégâts agricoles.
Récompense : 5’000 étoiles

Je l’étudiai un instant avant de demander à Sigéa : “Qu’est-ce que t’en pense ?”

“Hum, comme ça, je dirais : aberrissant. Ou désintègre, mais ce serait bizarre qu’il soit tout seul.”

Je reportai mon attention vers la cautionnaire. “Est-ce que des témoins ont vu une marque sur le démon ?”

Elle secoua la tête. “Je n’en sais pas plus que ce qui est marqué sur la feuille.”

“Du coup vous ne pouvez pas nous dire quels sont les dégâts agricoles ni même quelles plantations ont été touchées ?”

Elle secoua de nouveau la tête.

“C’est pas grave, on trouvera un moyen de se renseigner.”

Sigéa et moi échangeâmes un regard. Je croisai les mains et dit à la cautionnaire, avec l’air le plus sérieux du monde :

“On veut bien prendre ce contrat. Par contre, vous vous rendez compte que cinq mille étoiles, pour ce genre de travail, ça ne correspond qu’à l’avance qu’on va vous demander ? La vraie valeur de ce genre de contrat tourne autour de vingt-cinq mille étoiles.”

Elle fit la moue sans grande conviction.

“Vous savez, je n’ai pas le contrôle sur ce que mes employeurs paient et…”.

Je l’interrompis d’un geste. “Si c’est tout ce que vos employeurs ont prévu de payer, sachez qu’aucun vrai chasseur de démons n’acceptera ce contrat, surtout avec aussi peu d’information.”

Je commençai à me lever et Sigéa fit de même.

“Désolées, mais nous ne pouvons pas faire affaire avec des personnes qui ne sont pas renseignées sur la valeur de notre expertise.”

La cautionnaire se dépêcha de nous interrompre. “Attendez, attendez. Je peux faire un addendum au contrat. Je suis sûre que mes employeurs consentiront à payer ce que vous avez demandé”.

Nous nous rassîmes pendant qu’elle prit une plume et griffonna quelques mots sur le contrat. Elle le signa et nous le tendit. “Voilà, vingt-cinq mille étoiles dont cinq mille payées d’avance. Ça vous convient ?”

Je pris un instant pour lire l’addendum. “Tout m’a l’air en règle.”

Elle farfouilla dans un sac qu’elle gardait par terre à côté d’elle et sortit une bourse de cuir. Elle me la passa et je la tendis à Sigéa, qui commença à compter son contenu.

“… vingt-quatre, vingt-cinq. Il y a vingt-cinq stel, ce qui fait cinq mille étoiles. Le compte y est.”

Elle rangea la bourse dans son sac, puis je fis de même avec le contrat.

“Bonne chance” articula la cautionnaire.

Je me levai et déposai quelques pièces pour nos boissons. Sigéa pris son gardard et ensemble nous quittâmes la taverne.


Il ne nous fallut pas très longtemps pour trouver où le démon était apparu, l’incident ayant été enregistré à la bourgmestrerie. Il s’était produit dans un petit verger de cormiers désertiques.

Le cormier désertique était un des rares arbres fruitiers à pousser sous la chaleur sèche du pays des diseurs et était la principale source de revenus d’Aguilerra. Malgré l’entretien intense que requiert ces plantations, souvent développées autour d’un puits, c’est grâce au fruit des cormier, la corme, qu’on fabrique la corma, boisson fermentée plus saine à boire que l’eau des puits et que l’on cuisine pour accompagner le gibier au goût fort et la chair des cactus plutôt fade. Ainsi, les habitants du Grand Désert peuvent avoir une nourriture saine, variée et goûtue.

C’est pour cela qu’une attaque sur des plantations de cormier, aussi minime soit-elle, peut mettre en émoi toute une ville.

Quand nous arrivâmes à l’endroit qu’on nous avait indiqué, à presque une kalieue de la ville, nous pûmes constater les dégâts. Ils étaient bien plus conséquents que ce que nous imaginions.

“D’accord, là je mets tout mon argent sur le clan aberrissant…” me glissa Sigéa.

Je vis un paysan s’approcher de nous. Il devait être proche de l’âge de sagesse, car ses traits étaient plissés, ses cheveux décolorés et sa peau noire tannée par les décennies de travail rural. Ce devait être le propriétaire.

“Z’êtes qui ? Vous ressemblez à des bandits, avec vos armes, là !” nous jeta-t-il en guise d’introduction.

“On est des chasseuses de démons.”

Il écarquilla les yeux. “Vrai de vrai ? Bons dieux, par Aguilerra et par Kayis, nous sommes enfin sauvés !“

Le vieil homme s’approcha de moi comme pour me prendre dans ses bras. J’eus un mouvement de recul.

J’enchaînai plutôt. “Décrivez-nous ce qu’il s’est passé, s’il vous plaît. Sigéa, tu peux essayer de voir ce qu’il y a à tirer de ce… cette contamination ?”

Elle hocha la tête et s’approcha de la zone en question. Elle était experte dans ce domaine, je la laissai faire. Je me tournai vers l’homme pour recueillir son témoignage.

“Ben, y’a pas grand-chose à dire, madame. Ça s’est passé la nuit. C’est mon fils qui a entendu. Alors j’ai pris l’épée familiale, d’habitude ça suffit à éloigner les voleurs, et je suis sorti dans le verger.”

“J’ai vu la silhouette de quelqu’un qui rôdait, à la lumière de la lune. On était à la mi-nuit, Mina était haute dans le ciel. Je me suis approché en criant, en brandissant mon épée, mais il s’est figé. J’ai marché dans un truc moite. J’ai essayé de regarder ce que c’était mais il faisait trop sombre.“

“Quand j’ai relevé les yeux, le rôdeur me fixait. Ses yeux brillaient comme deux petites lunes. Blancs et brillants. Je pouvais plus bouger. J’ai fait deux pas en arrière. Le rôdeur s’est approché de moi et j’ai compris que c’était pas un humain. J’ai vu sa peau, blanche comme du lait, et ses cheveux, pareils.“

“Il a levé un bras et j’ai vu qu’il avait un genre de maladie. Des grosses cloques jaunes, ou un truc du genre. Il a donné un coup avec sa main – ou sa patte, j’sais pas comment on dit – un coup dans un arbre, par trop loin de moi. L’arbre est tombé comme si le tronc avait été tranché net. Puis le démon est parti en courant.”

J’écoutai avec attention. Il ne s’épanchait pas sur les détails utiles, mais étant donné les circonstances ce n’était pas étonnant.

“Vous avez remarqué quelque chose d’autre en particulier, ce soir-là ? Une marque sur sa peau, par exemple.”

Il se gratta le crâne avec ses doigts épais. “Non, j’ai pas vu de marque. Mais pour sûr que si le démon avait voulu me tuer, il aurait pu facilement le faire. J’sais pas pourquoi il s’est barré, mais je suis bien content d’être en vie.”

C’est normal, le modus operandi des aberrissant n’était pas de tuer directement les humains. Mais je gardai ça pour moi.

“Vous avez vu dans quelle direction il est parti ?”

Il pointa un doigt en direction de l’unique relief de la région. L’Aiguille de Sable. Une montagne très pointue se dressant au-dessus d’un massif rocheux assez dense.

“Mon fils a de bons yeux, il a vu le démon s’enfuir au loin. La nuit, on peut voir les ombres sur le sable clair du désert, même de très loin.“

Je vis que Sigéa avait fini d’étudier la scène et s’approchait de nous. Je la laissai prendre la parole.

“Bon, voici ce que vous allez faire. Il va falloir que vous creusiez une tranchée d’au moins une disse et demie de profondeur, à deux disses minimum de la zone sinistrée. Si vous tombez sur des racines, arrachez-les toutes. Vous allez remplir cette tranchée de mortier et ériger un mur de deux disses de haut.”

“Comment ? Mais c’est impossible, je…”

Sigéa coupa net sa protestation. “Est-ce que des gens ou des objets ont été en contact avec la corruption ?”

“Euh… juste ma botte. C’était assez dégoutant alors je l’ai jetée. Mais c’est tout.”

“Vous l’avez jetée où ?”

“Dans la grande corbeille, là-bas” dit-il en montrant une corbeille en osier qui faisait facilement la taille d’un humain.

“Vous allez jeter la corbeille et son contenu dans la zone contaminée. Tout de suite et sans discuter. Surtout, quoiqu’il arrive, ne brûlez jamais un objet corrompu.“

Le paysan s’énerva. “Mais… mais c’est n’importe quoi ! Je ne vais tout balancer comme ça et construire un mur autour de mes plantations ! Comment je fais, moi, après ? Là, vous me demandez tout simplement de laisser tomber un tier de mes arbres ! C’est pas possible, j’peux pas faire ça moi, j’ai une famille à nourrir ! Vous pouvez pas utiliser une magie ou un truc pour réparer ça ?”

Je vis les joues de Sigéa s’empourprer de colère et ses sourcils se froncèrent de manière indignée. De deux longs pas qui martelèrent la terre meuble, elle rejoignit l’homme et le saisit par le bras.

“Regardez ! Non mais regardez l’œuvre du démon ! Vous pensez que quelque magie peut guérir ça ?”

Elle balaya de la main la partie du verger qui était corrompue. En effet, l’œuvre du démon était atroce. Tous les arbres étaient noirs comme l’encre. Les branches et les feuilles semblaient sèches, effritées. De long fils noirâtres, épais comme le poignet, s’étendaient d’arbre en arbre, les reliant tous dans une espèce de réseau corrompu. Mais le pire de tout cela était que les arbres et les fils suintaient. Une moisissure vert foncé s’écoulait périodiquement de toutes les plantes corrompues et formaient sur le sol un tapis malfaisant de décomposition végétale.

Comme le silence était retombé, on pouvait entendre un suintement visqueux, faible mais constant. La corruption progressait. Lentement, mais sûrement.

Le regard du vieil homme avait balayé la scène en même temps que le mien. Sigéa se plaça alors devant lui, les bras écartés pour mettre l’emphase sur ce qu’elle venait de lui montrer.

“Impossible de réparer ça ! La seule méthode est d’isoler la zone contaminée pour éviter qu’elle ne touche le reste de la plantation, ou pire, des humains ! Alors maintenant vous faites ce que je vous dis et vous la bouclez !”

Sigéa me fit un signe de tête pour m’inviter à la suivre et partit.

Je restai un moment en arrière pour m’assurer que l’agriculteur avait bien compris ce que ma collègue avait essayé de lui dire et qu’il ne fasse pas de bêtise. Il avait les yeux perdus dans le vague, la bouche entrouverte, les traits affaissés par le désespoir.


”N’oublie pas, Xeltes, pas de composant organique.”

“Ah oui, c’est vrai.”

Je reposai le flacon d’épices rares sur l’étagère. Je regardai un peu autour de moi et réalisai que j’étais dans la section alimentaire du magasin. Ce ne serait pas ici que je trouverai de bons composants.

Sigéa, quant à elle, était à quelques pas de moi, en train de choisir des graines. Je m’éloignai et me dirigeai de l’autre côté de l’échoppe.

Voyant que je musardais, la tenancière s’approcha de moi.

“Vous cherchez quelque chose en particulier ?”

“Je suis mage de la destruction et je cherche de bons composants pour mes sorts.”

“Je vois. Vous avez besoin d’objets à sacrifier. À quel point avez-vous besoin qu’ils soit onéreux ?”

“Un objet de bonne facture et fabriqué par un maître artisan devrait suffire. Sinon des objets relativement précieux, comme des petites gemmes, feront l’affaire”.

“Nous avons toute sortes de bijoux et autres objets fait mains. Par contre, l’artisanat que nous vendons ici est assez mondain, je ne sais pas s’il fera l’affaire…“

“Les bijoux iront très bien je pense. Voulez-vous me les montrer ?”

La vendeuse me mena au rayon bijouterie et me laissa faire mon choix.

J’essayai d’estimer combien de bijoux je pouvais me permettre avec l’avance que nous avait donné la cautionnaire.

Du coin de l’œil, je vis Sigéa se glisser à mon côté.

“J’ai fini.” me dit-elle simplement.

J’arrêtai finalement mon choix sur des bagues relativement bon marché en espérant que cela suffirait et commençai à les collecter.

”Pourquoi tu as menti à ce pauvre paysan ?” lui demandai-je.

“J’voulais pas qu’il se fasse d’idée. Les mages capables de soigner la corruption sont extrêmement rares et chers. Si je lui en avais parlé, ça lui aurait fait un faux espoir.“

“En plus, comme il n’y en a probablement pas dans cette ville, à tous les coups il nous aurait demandé d’aller en chercher un nous-même.“

“Ça fait partie de notre métier, non ?” lui rétorquai-je.

“Oui, mais le pauvre bougre a perdu une partie importante de sa plantation. Il ne peut pas se permettre de payer des chasseuses de démons pour trouver un type. Surtout s’il doit payer le type après. Et nous, ben on a besoin de manger.”

“Je sais que ça t’embête, mais on ne peut pas donner dans la charité.”

Elle avait raison. De bout en bout. Mais je ne pus m’empêcher de me sentir triste en repensant à ce malheureux qui n’avait rien demandé à personne et qui avait vu sa vie chamboulée du jour au lendemain.

Nous nous dirigeâmes vers la caisse et réglâmes nos achats.


La chaleur du désert était moins pesante que lorsque nous sommes arrivées en ville plus tôt dans la journée. Il était midi passé et à cette heure, le soleil était plus clément qu’en début de matinée. Mais surtout, nous avions délaissée nos armures de cuir pour revêtir des robes, par-dessus nos gambisons.

Le cuir faisait partie des matériaux qui pouvaient être corrompus par les démons du clan aberrissant et nos armures étaient trop précieuses pour le risquer. Nous avions quand même pu garder nos brassards et jambières, qui étaient métalliques.

L’Aiguille de Sable se dressait devant nous, à plusieurs heures de marche. Nous ne savions pas si nous pourrions trouver où se terre le démon avant la fin de la journée, et quand bien même, dans tous les cas, nous devrions faire le chemin retour de nuit.

“Dis-moi, Sigéa, il y a quelque chose que j’ai du mal à comprendre.”

Ma compagne de chasse, qui ouvrait la marche, ne daigna pas tourner la tête.

“Les démons aberrissants corrompent la nature, n’est-ce pas ?”

“Oui, pour ce qu’on en sait.” me répondit-elle.

“Alors comment ça se fait que la corruption puisse s’étendre au cuir ou aux toiles de tissu ? Ce sont des matières mortes, non ?”

Sigéa resta quelques instants silencieuse.

“On ne sait pas trop, mais c’est un fait assez connu. L’hypothèse la plus en vogue, c’est que les aberrissants ne peuvent pas corrompre directement les animaux, mais que la corruption peut très facilement passer des végétaux aux animaux.

“Tu as toi-même vu ce que des animaux aberrants peuvent faire – c’est assez cauchemardesque. Du coup, même mortes, les matières animales sont susceptibles de se faire contaminer.”

Je baissai un instant les yeux sur mes vêtements. Nos gambisons étaient en coton, mais les robes que nous avions achetées ? Poils de chèvre ? Il faudrait faire attention.

Nous marchâmes longtemps. Le soleil était presque à l’horizon et Crepus avait largement passé le zénith. Les montagnes entourant l’Aiguille de Sable étaient à moins d’une heure de marche.

Pendant la saison sèche du désert, le soleil se couchait au monde, derrière le massif rocheux. De longues ombres distendues léchaient nos pas et obstruaient notre vision des environs. Les saillies rocheuses qui au loin projetaient des reflets d’argent et d’airain sous les rayons torrides étaient désormais ternes et sombres.

“On va commencer la traque maintenant.” déclara Sigéa.

Nous prîmes alors nos armes en mains pour nous parer à toute éventualité. Je saisis la lance qui était accrochée à mon sac et la portai à deux mains, pointe vers le sol.

Sigéa avait son gardard accroché à l’épaule droite et elle le sangla au reste de son bras. Ainsi, elle pouvait utiliser l’énorme plaque de métal pour se protéger et me servir de couverture. Elle tenait la poignée qui saillait à mi-hauteur de l’arme avec sa main gauche ce qui lui permettait de la manier plus aisément.

Le gardard de Sigéa avait la forme d’une larme inversée, large au niveau de l’épaule pour une protection optimale et fin à la pointe pour plus de maniabilité.

L’épieu qui était serti à la pointe de l’arme était un des plus lourd que j’avais vu sur un gardard. Mais je connaissais bien ma compagne d’arme et je savais qu’elle était assez forte pour alterner rapidement entre les postures de protections et les attaques à l’épieu, aussi lourde son arme soit-elle.

Une fois parée, elle sortit le sachet de graine qu’elle avait acheté tantôt et les glissèrent dans un petit récipient de verre. Elle accrocha ensuite le récipient à son gardard, de sorte à ce qu’elle l’ait toujours sous les yeux.

Mon rôle au sein de notre binôme était de surveiller les flancs de notre formation. Sigéa s’occupait du pistage et de protéger nos avants.

Ce qui voulait dire que notre point faible était nos arrières. Tant que l’on avançait, ce n’était pas un gros souci, mais plus la traque se préciserait et plus il faudrait que je sois vigilante.

Les ombres rocheuses limitaient notre visibilité mais il ne fallait pas non plus qu’on soit voyant de loin. Nous décidâmes donc de ne pas allumer de lanterne.

Nous mîmes plusieurs heures à traquer le démon. Mina était levée dans notre dos et éclairait un peu mieux notre chemin.

Sigéa avait repéré çà et là des traces de passage du démon. Il s’agissait soit de traces minimes de corruption sur la végétation rare du relief rocheux, soit de traces de pas là où le sable fin parvenait à se glisser sur les roches du massif.

Au bout d’un moment, Sigéa s’arrêta et leva le poing à mon intention. Elle me montra son récipient : les graines étaient partiellement noircies. Nous étions proches d’une forte zone de corruption. Le démon était probablement tout près, accompagné d’un lot de plantes contaminées.

Nous redoublâmes de vigilance. Notre progression se faisait désormais pas à pas. Je gardai sans cesse un œil sur nos flancs, guettant l’embuscade, et sur Sigéa qui pouvait à tout moment me faire signe.

Nous passâmes un petit détroit de roches au bout duquel ma compagne se stoppa. Étant légèrement plus grande qu’elle, je pu voir par-dessus son épaule et son gardard. Il s’agissait d’une sorte de petite oasis recluse, nichée autour d’un petit réservoir d’eau de pluie stagnante. Le sol était couvert d’herbes du désert et quelques buissons fruitiers avaient poussé. Il y avait même une armée de petits reptiles.

Sauf que tout était corrompu. Pire que dans la plantation de cormiers, une couche de moisissure verdâtre recouvrait absolument toute la végétation. Elle était tellement épaisse qu’on pourrait facilement s’y enfoncer jusqu’au mollet.

Les reptiles étaient contaminés, monstrueux et difformes. Ils nageaient dans la moisissure et s’attaquaient les uns les autres, avec des griffes et des dents disproportionnées pour leur nature. Des morceaux de reptiles mort – tantôt une tête décapitée, tantôt des boyaux répandus – jonchaient le tapis corrompu à divers endroits.

Nul doute que s’ils nous avaient vues, ils se seraient jetés sur nous pour tenter de nous lacérer, mais ils étaient trop occupés à se massacrer entre eux.

La conclusion était évidente : on avait trouvé l’antre du démon. Par contre, pas un signe du démon lui-même. Pis, on ne pouvait plus avancer à cause de la corruption…

Un déclic se fit dans ma tête. Le détroit rocheux, la zone corrompue… l’endroit parfait pour un guet-apens.

Je fis volte-face, ma lance en position de défense pour anticiper une éventuelle attaque. Je vis une ombre au-dessus des rochers me surplombant, sur ma droite. Je criai aussitôt “Contact !”.

J’entendis Sigéa manœuvrer derrière moi. Étant donné la l’étroitesse du détroit rocheux, nous ne pouvions pas échanger nos place.

“Garde haute !” me répondit-elle

L’instant d’après je vis deux projectiles arquer haut dans les airs et fondre directement sur moi.

Dans un réflexe entraîné, je me baissai.

Deux bruits mats firent résonner le gardard que ma compagne avait mis au-dessus de ma tête pour nous protéger. Elle s’était accroupie juste derrière moi et nous couvrait toutes les deux d’éventuelles attaques de projectiles.

Je pouvais voir les muscles de ses bras bandés à l’extrême pour maintenir l’arme de métal à l’horizontale.

J’analysai la situation rapidement. “Soit il passe à l’arrière et on inverse la formation, soit il passe à l’avant et on se replie de dix pas.”

Sigéa acquiesça brièvement. “D’ac.”

Sous la couverture du gardard, à dix ou quinze pas devant moi, je vis deux mollets blanc et faméliques se poser lourdement sur le sol poussiéreux.

Je ne me fis pas prier. “Inversion !”

Je me recroquevillai et bomba l’échine. Je sentis Sigéa prendre pied sur mon dos pour se hisser par-dessus moi et interposer son gardard entre notre ennemi et ma lance.

Je dû serrer les dents à cause du poids de la guerrière et de son attirail qui étaient d’autant plus lourd que je n’avais pas mon plastron de cuir pour amortir la pression.

Je me redressai et me mis en formation. Le monstre, entièrement blanc de peau, avait de longues griffes couleur cendre et une série de bubons jaunes ornaient son bras droit. Il avait des cheveux blanc cassé et ses yeux étaient si vide qu’ils reflétaient la lumière de la lune. Son visage était figé dans un rictus de douleur.

Sa posture suggérait qu’il pouvait utiliser son bras droit pour nous envoyer des projectiles, probablement grâce à ces bubons. Nous savions aussi que ses griffes étaient assez tranchantes pour que, avec la force qu’il avait, il puisse trancher un tronc d’un seul geste.

Mais Sigéa ne se senti aucunement intimidée par le mostre. Elle se mis à avancer vers lui, en poussant un grognement rauque ponctuant chacun de ses pas. Je mis mes pas en rythme avec les siens et accompagnai ses grognements. Nous avancions d’une seule femme, d’un pas ferme et déterminé.

Le démon n’avança pas mais ne recula pas non plus. Il n’avait pas l’air intimidé.

Quand nous arrivâmes à portée efficace, le démon prit l’initiative d’attaquer et leva ses deux jeux de griffes. Sigéa se stoppa pour se préparer à l’impact en poussant un simple “Ho !”.

Comme il n’y avait pas d’ouverture dans la garde de ma compagne, le monstre frappa le gardard métallique avec une force considérable. Elle amorti les impacts sans difficulté et enchaîna rapidement avec un ordre. “Alt !”

Je levai ma lance au-dessus de son épaule gauche. Au moment où je lançai un coup d’estoc, le gardard s’effaça pour laisser passer mon arme qui visait l’épaule droite du démon.

Un peu surpris par cette contre-attaque rapide, il n’eut pas le temps de complètement esquiver le coup. La lance ne perça cependant pas le cuir épais du monstre et ne fit que l’érafler.

Le démon leva derechef ses griffes pour tenter une nouvelle fois de percer la défense de Sigéa.

Cette fois-ci, la guerrière n’attendit pas l’impact pour donner son ordre. “Passe-trois !”

J’amorçai la passe d’arme commandée. J’assenai un coup d’estoc en position basse, à la gauche de Sigéa pour viser le mollet droit du démon, puis enchaîna rapidement avec trois coups d’estoc sur la droite, pour frapper successivement la cuisse, le flanc et le poitrail de l’ennemi.

À chaque mouvement, le gardard de ma compagne s’ouvrait légèrement pour laisser passer ma lance tout en nous protégeant.

Je ne voyais pas les effets de mes coups, mais je sentais que le fer ne pénétrait pas profondément dans la chair.

Nous échangeâmes quelques passes supplémentaires. Nous bloquions sans mal les coups du monstre et contre-attaquions sans problème, portant plusieurs coups à chaque fois.

Sigéa et moi étions parfaitement entraînées. Nous avions un langage de combat bien rôdé et notre synchronisation était sans bavure.

Mais cela ne suffit pas à tomber le démon. Les blessures que nous lui infligions semblaient superflues et ses assauts ne ralentissaient pas.

J’essayai de penser à une autre stratégie quand l’ennemi changea soudainement de comportement.

Il brandit son bras bubonneux vers nous. L’instant d’après tous les bubons explosèrent, faisant jaillir leur contenu contaminé dans notre direction. Sigéa leva son gardard et absorba la corruption qui nous était destinée, mais l’attaque était large et les parois rocheuses qui nous encadraient se retrouvèrent également aspergées.

Une odeur de moisi emplit mes narines. “Attention ! Ne touche pas les murs, Sigéa !”

“Il prépare la même attaque !” me lança-t-elle en guise de réponse. En jetant un coup d’œil risqué par-dessus l’épaule de ma compagne, je pus voir que le démon gardait une distance respectable. Ses bubons, qui était maintenant vides et flasques, commençaient à se remplir d’eux-mêmes. On n’avait que quelques secondes pour agir avant d’être aspergées de nouveau.

J’avais une stratégie en tête, mais il fallait l’exécuter rapidement. J’économisai les mots pour en faire part à Sigéa.

“Je purifie, tu protèges, puis on perce.”

“D’ac.”

J’ouvris une des bourses qui était à ma ceinture. Je saisis une des bagues que j’avais achetées tantôt et commençai à incanter un sort.

Détruit la corruption.”

Des fissures brillantes apparurent sur le bijou puis il se désintégra dans ma main. Au même moment, tout le liquide corrompu qui se trouvait dans un rayon de six pas autour de nous disparu dans un claquement sec.

En parallèle, je vis que des arabesques irisées apparurent sur le gardard de Sigéa, qui elle-même était en train de lancer un sort. “Je nous protègerai“ articula-t-elle. L’instant d’après, un vent glacial commença à tourner autour de nous en guise de bouclier protecteur.

Mais elle ne s’arrêta pas là. Aussitôt eut-elle achevé son sort qu’elle prépara la percée que je lui avais indiquée.

Défiant toute forme de défense, elle se projeta en avant, ouvrant son gardard pour brandir l’épieu dont il était pourvu. Je lui emboîtai aussitôt le pas dans une formation qu’on avait maintes fois travaillé, brandissant ma lance dans l’ouverture qu’elle venait de faire.

Le démon, constatant notre charge, fit quelques pas rapides en arrière pour creuser la distance. Cela lui laissa le temps de lancer son attaque contre nous. Les bubons explosèrent de nouveau et la corruption fusa comme des projectiles. Sauf que cette fois-ci, nous étions à découvert.

Mais la magie de Sigéa se révéla plus puissante que l’attaque du démon. Au contact de la barrière glaciale, le fluide contaminé se gela en plein vol, le rendant inefficace.

Cependant, cela ne ralentit ni ne détourna la trajectoire des projectiles et nous fûmes percutées par des dizaines de petits glaçons.

Nos gambisons absorbèrent la majorité des impacts, mais je ne pus éviter un des projectiles qui me frappa en plein visage. Ma joue fut entaillée comme si elle avait été frappée d’une flèche.

Mon élan ne fut pas interrompu, mais ma vision se voila un instant sous le coup de la douleur intense. Me fiant à mon instinct, mon entraînement et mes autres sens, je continuai mon attaque. Je frappai là où le démon se situait d’après moi.

Ma lance heurta quelque chose de dur et je sentis le fer se déformer à la pointe. Le bois de la hampe craqua entre mes doigts, probablement fendu par la puissance de l’estoc.

Tout cela dura une fraction d’instant, et ma vue recouvrit rapidement.

Ma lance s’était enfoncée jusqu’à la hampe dans le ventre du démon et était ressortie de l’autre côté, heurtant le sol de pierre. L’épieu de Sigéa avait perforé son cou de part en part, ne laissant sa tête accrochée à son corps que par un mince lambeau de chair.

Le corps blanchâtre du monstre ne bougeait plus. Le démon était mort.

Je sentis un liquide chaud couler dans mon col, sous ma robe et mon gambison.

“Je suis blessée” signalai-je à Sigéa, “il faut que je panse. Tu es indemne ?”

Sigéa, sans mot dire, décrocha les sangles de cuir qui fixaient son gardard à son bras. Elle le laissa tomber par terre et se tourna vers moi.

Je vis alors qu’elle n’était pas à proprement parler indemne. Une giclée de pus contaminé tachait sa robe de l’épaule jusqu’à la hanche.

Était-ce dû à une défaillance dans son sort ? Non, c’était probablement issu de la première attaque. Ce qui voulais dire qu’il ne fallait pas perdre de temps et que chaque seconde comptait.

Je tirai une dague qui était accrochée dans mon dos au niveau de la ceinture. Sigéa se tint droite, les bras légèrement écartés. Je tranchai les lacets de la robe qui se situaient au-dessus des épaules. Le vêtement glissa sur le sol.

Je sorti une lanterne de mon sac et l’allumai. Je commençai à examiner le gambison de ma compagne d’arme, afin de détecter une éventuelle trace de corruption. Nos gambisons était principalement faits de coton, plutôt résistant à la corruption des démon aberrissant. Mais l’avant et l’arrière du poitrail, ainsi que les manches étaient reliés entre eux par des lacets de cuir.

Après un examen attentif, je remarquai que le lacet se situant sous son aisselle commençait à se faire corrompre.

“Le gambison est touché” lui dis-je. “Je vais te l’enlever pour voir si tes sous-vêtements sont affectés aussi.”

Elle ne broncha pas ni ne manifesta la moindre émotion. Si la corruption était passée à travers toutes les couches de vêtements et avait atteint sa peau, il faudrait l’amputer. Si ce n’étais pas possible, Sigéa serait condamnée à devenir une aberration. Elle savait ce que ça signifiait et me forcerait à ne pas la laisser aller jusque-là.

Je détachais, toujours à l’aide de ma dague, le lacet contaminé. Je défis les autres lacets sans les abîmer. J’ôtai ainsi son gambison et révélais ses sous-vêtements. Elle avait des bandages qui tenait sa poitrine en place, ainsi que des rubans de lin pour empêcher les frottements sur le haut des bras, les poignets et les hanches.

Je procédai à un autre examen minutieux.

“C’est bon, aucune trace de corruption.” lui annonçai-je, soulagée.

Mon adrénaline retomba et je pus sentir le poids de la traque et du combat tomber sur mes épaules. Le ciel s’était couvert et il faisait nuit noire maintenant.

Le vent se leva légèrement et me glaça la joue. En palpant le sang poisseux, je me souvins que j’étais blessée. La douleur se réveilla, intense.

“Je vais te soigner.” me dit ma compagne.

Elle récupéra sa sacoche de soin et entrepris de panser ma plaie. Elle était consciencieuse et prenait le temps nécessaire pour s’assurer que cela ne s’infecterait pas. Elle se lava les mains à l’eau claire, alluma un feu pour stériliser les bandelettes à l’eau bouillante et au savon et commença à appliquer un onguent apaisant sur la plaie.

Voyant tout cela, je ne pus m’empêcher de penser à voix haute. “On devrait quand même apprendre la magie de la guérison. Ça nous ferait gagner beaucoup de temps, non ?”

Tout en continuant sa besogne, elle me rétorqua calmement. “Tu as déjà essayé de l’apprendre, Xeltes. Tu sais comme moi que tu n’as pas réussi.”

Je grimaçai. La douleur était vive.

“Chaque magie nécessite une philosophie, une compréhension, un état d’esprit particulier. Ni toi, ni moi, ne sommes faites pour le Cercle de la Vie.”

Je tombai dans un silence contemplatif. Sigéa avait fini d’appliquer l’onguent et commençait à sécher les bandages.

“Et si on engageait un guérisseur pour nous accompagner ?” dis-je sans grande conviction.

“Tu le ferais venir avec nous sur le terrain ? Qu’il sache se battre ou pas, ça nous embêtera plus qu’autre chose. On a développé nos techniques de combat en binôme. On ne peut pas s’enticher d’un troisième guerrier ou d’une personne à protéger. Il faudrait tout revoir. Et puis, la magie de guérison a aussi ses limites.”

Elle commença à me bander le visage, en utilisant des épingles à nourrice pour que bandage sans qu’elle ait à me couvrir la bouche.

“Et ça ne servirait à rien de le laisser en ville. Les blessures, il vaut mieux les traiter le plus vite possible.”

“Sans parler qu’il faudra le payer. Non pas qu’on gagne mal notre vie, mais même si on le paye moitié moins que nous, ça réduira considérablement notre salaire.“

Elle avait la voix de la raison, sans le moindre doute, mais je ne pus m’empêcher de renchérir.

“Ce ne sont pas de vrais problèmes, au fond. D’accord on devra partager notre paie en trois, mais ça fera quand même une personne de plus dans l’équipe. On pourra travailler mieux et plus vite. Au final, on pourra retomber sur nos pieds.”

“Et puis, si on doit réapprendre à se battre, on le fera. Toi et moi on a bien dû apprendre à se battre ensemble non ? Il ne faut pas avoir peur du changement non plus.”

Elle recula d’un pas pour contempler son travail à la lueur de la lanterne.

“D’accord” dit-elle. “Si on trouve une personne assez compétente pour nous être utile et qui connaît la magie de la vie, on pourra y réfléchir. Mais il y a des chances pour qu’on ne rencontre jamais une telle personne.”

Je touchai le bandage du bout des doigts. La blessure me faisait mal, mais beaucoup moins qu’avant. “Merci, Sigéa.”

Nous entreprîmes de récolter les résidus de notre combat. Nous transportâmes les cristaux de fluide corrompu et les vêtements endommagés dans le nid de corruption que nous avions vu plus tôt.

“Tu veux remettre ton gambison ? Je dois avoir un lacet de rechange dans mon sac.”

“Je ne préfère pas. Il y a toujours un risque qu’il reste du pus dessus. Je voudrais l’examiner à la lumière du jour avant. Je vais l’accrocher à mon sac jusqu’à ce qu’on rentre en ville.”

“La nuit est fraîche. Tu veux ma robe ?”

Elle ricana. “Non merci. Après avoir passé la journée à bouillir dans une armure matelassée, je préfère rentrer torse nu. Et je sais que tu es plus frileuse que moi.“

Le vent glacial mordait toujours ma plaie et je frissonnais de sueur froide à cause du sang que j’avais perdu. Je ne me fis pas prier.

“Il me faudra une nouvelle lance aussi.” signalai-je en montrant le fer plié et la hampe fendue. Sigéa acquiesça sans un mot et finit de nettoyer son gardard, qui était couvert de pus.

Nous avisâmes ensuite le cadavre du démon.

“Tu vois sa marque quelque part ?” demandai-je à ma collègue qui était meilleure que moi dans ce travail.

Du bout de son arme, et fit tourner le corps sans vie et découvrit sa marque à la base de son dos.

Je lui tendis ma dague. Elle commença à découper un rectangle de peau autour de la marque pour la prélever. Elle sécha un peu la peau à la chaleur de son feu et la rangea dans son sac.

Ensuite, nous balisâmes les alentours pour prévenir les éventuels voyageurs que la zone n’était pas sûre et qu’ils devaient la contourner. C’était un travail plutôt long et fastidieux, surtout en pleine nuit et avec la fatigue du combat. Cela ne figurait jamais sur les contrats, mais c’était une partie des attributions tacites des chasseurs de démons.


Quand nous partîmes en direction de la ville, Minas était sortie des nuages et l’échait l’horizon. Il nous fallut quelques heures pour traverser le désert et c’est en milieu de matinée que nous entrâmes dans la taverne où était stationnée la cautionnaire.

“Vous revoilà. Je suppose que vous avez exterminé le démon ?”

Il y avait du sarcasme dans sa voix. Sans doute ne s’attendait-elle pas à ce que nous réglions l’affaire en moins d’une journée.

En guise de réponse, Sigéa sortit la peau fraîchement découpée et la jeta sur la table. La cautionnaire eut un mouvement de recul.

“Qu’est-ce que c’est que ça ?”

“C’est la marque du démon. La preuve qu’on a réalisé notre travail. Maintenant, notre salaire, s’il vous plaît.”

Il y avait de l’animosité dans sa formule de politesse. Je n’aimais pas être agressive avec mes employeurs, mais je ne pouvais pas lui en vouloir non plus. On nous traitait trop souvent comme des exécutrices bas-de-gamme, des guerrièrres lambda qu’on embauche pour un travail, sans se rendre compte du degré d’expertise que notre métier exige.

Elle tripota le trophée avec le bout de sa plume d’écriture. “Bon, très bien…” Elle hésita. “Je vais prévenir mon commanditaire. Il vous amènera lui-même votre récompense. Rendez-vous dans une heure à la résidence Milamova.“

Elle se leva, prit ses affaires et partit.

Sigéa se laissa tomber sur un tabouret. “Si tu veux mon avis, ça ne sent pas bon…”

Je fronçai les sourcils et prit un ton impérieux. “Lève-toi Sigéa, on a du boulot. On va se racheter des vêtements, trouver un armurier et faire tanner notre trophée.”

“Pas de repos pour les chasseuses de démons, hein ?”

“On se reposera quand on sera payée.”

Sigéa se releva. “C’est juste. Allons-y.”


La résidence Milamova était extrêmement pompeuse. Des jardins exultant d’une richesse visant à impressionner quiconque s’y rendait, et une villa recouverte de marbre de toutes les couleurs, de dorures et autres fantaisie architecturales.

Je reconnu immédiatement le genre de noble à qui elle appartenait. Des gens hautains qui étalaient bien plus de richesses qu’ils n’en avaient réellement dans le seul souci de l’image qu’ils projetaient. Ce n’était pas la première fois que nous travaillions pour ce genre d’individus et à chaque fois ça me mettait mal à l’aise.

“Ces rupins vont nous tenir la jambe toute la journée pour nous payer moins que ce qu’ils ont promis, alors qu’une seule dalle de leur jardin vaut trois fois notre salaire.” En prononçant ces mots, Sigéa affichait un sourire vénal. “On aurait dû leur demander dix fois plus.”

Le grand portail orné de pierres rares était ouvert et un valet nous attendait à mi-chemin de la demeure.

Nous avions dépensé ce qui restait de notre avance pour me racheter deux belles lances que j’exhibai fièrement dans mon dos et nous racheter des vêtements de voyage. Nous avions également enfilé nos armures de cuir clouté par-dessus nos vêtements.

“Veuillez patientez quelques instants ici, je vous prie.” Nous dit le valet quand nous arrivâmes à sa hauteur. “Sa glorieuse seigneurie Potrovec Milamova va daigner vous rencontrer dans quelques instants.”

Je détestais les types mielleux dans son genre. Je jetai un œil à Sigéa. Son sourire avait disparu.

Le noble qui passa la porte de sa propre demeure était un homme ayant facilement passé les cinquante ans et qui était aussi richement habillé que ce à quoi on pouvait s’attendre. Ses poignets, ses chevilles et son cou était débordant de bijoux faits d’or, d’argent et de pierres précieuses. Son physiom prenait la forme de longs et fins barbillons qui tombait le long de ses joues jusqu’aux épaules. Ils étaient percés d’anneaux d’or.

Il s’approcha de nous, souriant et affable, les bras écartés dans un geste amical. Une bonne douzaine de personnes l’accompagnait. Il y avait quelques domestiques mais surtout des gens d’arme. Ils ne portaient chacun qu’une jacque et une épée longue à la ceinture. Probablement des nobliaux, pas de vrais guerriers comme nous.

En regardant attentivement, je vis également que la cautionnaire faisait partie des gens, mais qu’elle essayait de se faire discrète en restant à l’arrière.

À l’approche de la troupe, le valet ne put s’empêcher de hurler. “Sa glorieuse seigneurie Potrovec Milamova et sa suite !”

Sigéa émit un petit soupir d’exaspération.

“Ah, voilà les héroïnes de la journée !” nous lâcha le noble.

“Sigéa et Xeltes, chasseuses de démons, monseigneur.” lui dis-je pour qu’il sache à qui s’adresser.

“Très bien ! Sigéa et Xeltes ! Je tâcherai de retenir ces noms pour en faire l’éloge à tous ceux qui auront besoins de services efficaces et rapides.”

“… services qui sont fournis pour un salaire adéquat.” précisai-je.

“Ah ! Tout de suite dans le vif du sujet, n’est-ce pas ? Promptes à vous embarquer le plus rapidement dans votre prochaine aventure, c’est cela ? Ou bien tout simplement êtes-vous trop modeste pour supporter le moindre compliment à votre égard ? Dans tous les cas, je respecte ça.”

Il joignit les mains devant lui et pris un air plus sombre.

“Néanmoins, je crains que nous ayons un petit problème. Mon employée ici présente m’a signifié que vous aviez déjà perçu la prime de cinq mille étoiles que j’avais réuni en guise de récompense.” Il désigna la cautionnaire qui sorti légèrement du rang à son appel, l’air gêné.

“Vous vous méprenez” lui répondis-je. “Les cinq mille étoiles correspondent seulement à l’avance sur le travail que nous allions effectuer. Le salaire total est de vingt-cinq mille étoiles. Il vous en reste donc vingt-mille à payer.”

Je sortis le contrat sur lequel la cautionnaire avait griffonné l’addendum. “Voici le contrat qu’elle a signé en votre nom suite aux négociations que nous avons faites.”

“Voilà qui est malheureux.” nous glissa le seigneur avec un air faussement désolé, “car mon employée n’a pas le pouvoir de signer des documents à ma place. J’ai bien peur que vous vous soyez faites embobinées par cette personne. Mais soyez rassurées : elle sera punie à hauteur de son exaction.“

Je me pinçai l’arête du nez en soupirant. Le noble continua sa tirade.

“Maintenant que vous réalisez que nos dettes ont été payées depuis longtemps, je vous prierai de quitter notre domaine. Faute de quoi, mes gens d’arme se verront contraints de vous indiquer eux-mêmes la sortie.”

Le noble se tourna pour repartir. Je levai ma main et claquai des doigts. Le bruit sec le stoppa dans son élan.

C’était un signal pour Sigéa, qui ôta son sac à dos, l’ouvrit, et jeta son contenu sur le sol, devant la troupe.

Le geste eut pour impact de regagner l’attention du seigneur qui examinait maintenant l’étalage sur le sol, perplexe.

“Qu’est-ce ?” demanda-t-il un peu craintif.

“Il s’agit de peaux tannées. Comme vous pouvez le voir, sur chacune d’entre elle se trouve un symbole. Ce symbole signifie que la peau était autrefois celle d’un démon.“

Il y avait une soixantaine de peaux sur le sol. Le résultat de nombreuses années de carrières.

“Chacun de ces démons aurait facilement pu massacrer votre petite troupe d’opérette. Nous les avons tous tués.”

Je commençai à m’approcher, l’air menaçant, vers notre débiteur. Plusieurs gens d’arme firent un pas en avant en portant la main à l’épée, mais aucun n’osa dégainer.

“Les chasseurs de démons sont payés pour que des rapaces dans votre genre puissent prospérer. Combien pensez-vous qu’il y a de chasseurs de démons dans le monde ? Mille ? Dix mille ? Si le bruit commence à courir que cette ville ne paie pas correctement les chasseurs, vous pouvez être assuré que personne ne viendra à votre secours lors de la prochaine attaque.“

“Qui croyez-vous qu’on lynchera en premier quand cela arrivera ? Si le peuple apprend qu’il n’y aura plus jamais de chasseur de démons dans cette ville parce que le soi-disant seigneur Milamova ne règle pas ses dettes, que pensez-vous qu’il se passera ? Survivrez-vous au moins la première nuit ?“

J’étais assez proche de lui pour sentir son souffle rapide sur mon visage. Il évitait mon regard. Je saisis brusquement son poignet pour le forcer à me regarder. Les miliciens ne bronchèrent pas.

“Si on n’était pas intervenues, la corruption aurait pu se propager à toutes la plantation. Si cela s’était produit vous seriez ruiné. On vous a évité de perdre cent fois – que dis-je, mille fois ! – la somme qu’on vous demande aujourd’hui. Alors, maintenant, vous nous payez.“

Le seigneur suait à grosse goutte. Je jetai un œil furtif autour de moi, les gens d’arme ne savait pas quoi faire et les domestiques étaient terrorisés.

Le noble sorti de son égarement et se libéra de ma prise. “Je… Très bien.” bégaya-t-il. “Kalev, allez chercher la récompense demandée.”

Le valet partit en courant vers la demeure.

Le seigneur fit mine de partir. Pour se donner de la contenance, il se permit d’ajouter “Ramassez-moi votre bazar, là, et fichez le camp avec votre récompense.”

Sa voix tremblait trop pour être convaincante. On pouvait voir dans le regard de ses gens qu’il avait baissé dans leur estime.

Quand Kalev le valet revint avec notre récompense, Potrovec Milamova et sa suite était partis.

En quittant nous-même la résidence, je dis à Sigéa “Bon, ben ça s’est finalement plutôt bien passé.”

Elle leva les yeux au ciel “Ouai, enfin à chaque fois c’est la croix et la bannière pour se faire payer convenablement.”

Nous marchâmes dans les rues ensoleillée d’Aguilerra en silence, pendant quelques instants. Puis Sigéa déclara finalement :

“Parfois, je me demande ce qu’est le plus dur. De combattre les démons, ou de se faire respecter des humains ?”

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