Heureuse(s)

Cité de La Féria, région des Milles-lacs, année 2066 du calendrier divin.

“Tiens-toi droite, Yot’.“

J’obéis machinalement, alors que ma sœur ajuste un peu plus d’épingles dans mes cheveux.

“Tu peux me rappeler pourquoi c’est pas moi qu’ai choisi ma coiffure ?” je lui demande.

“Parce que je suis ton aînée, que je suis déjà mariée et que moi, au moins, j’ai bon goût.” Elle ponctue sa réponse d’un petit rire espiègle.

Je baisse les yeux vers mes chaussures pour cacher mon sourire. Les souliers à hauts lacets dont je suis parée sont assez confortables et, il faut le dire, très élégants. Ma mère est en train d’y accrocher des petits fanions aux couleurs de notre famille. “Il ne faut pas négliger les détails.” murmure-t-elle à elle-même.

“Je vais serrer ton corset,” m’avertit mon père dans mon dos, lacets en main, “préviens-moi si c’est trop étroit.”

Il entreprend alors de tirer gentiment les lanières de cuir jusqu’à ce que je lui dise d’arrêter.

Pendant que ma famille s’occupe de moi, je laisse mon regard vagabonder par la fenêtre. Un passereau se pose sur la branche d’un cerisier et se met à chanter.

Mon sourire s’élargit un peu plus. C’est agréable de se sentir belle, apprêtée, tout en étant de centre d’attention de toute sa famille.

Je me rends compte alors que c’est la première fois que souris depuis l’annonce de mes fiançailles, il y a huit mois.

Ce constat agit comme un rappel à la réalité et me fait l’effet d’une enclume qui tombe sur ma tête. Mon sourire s’évapore d’un coup. Je change involontairement de position sur mon tabouret, ce qui provoque un éclat de douleur là où les baleines du corset percent mes côtes.

“Aïe !”

“Désolé. Attend, je desserre un peu.” Je l’entends manipuler les lacets de cuir, mais je ne sens pas vraiment de différence. C’est à l’image de ce qu’est ma famille : des personnes très aimables en façade, mais qui veulent me façonner, me faire rentrer dans un moule. Un moule aux couleurs de la noble maison Télehume dont je suis la cadette. Je n’ai jamais rien choisi dans ma vie : ni la coiffure que j’arborais, ni les souliers dont j’étais chaussée, ni les vêtements que je portais…

Ni même la personne que j’allais épouser.

J’ai presque toujours su que j’allais être l’objet d’un mariage arrangé. Il y a presque dix ans, ma sœur a épousé l’ainé d’une maison mineure dans le but de l’absorber. Ce jour, j’ai compris qu’on me réservait aussi comme monnaie d’échange pour une alliance politique.

Mais j’ai toujours pu rationaliser en me disant que l’amour était un sentiment forgé avec le temps. Je me disais que pour peu que mon futur mari soit une personne décente, j’aurai toute ma vie pour en tomber amoureuse.

Après tout, c’est ce qui est arrivé à mes parents : fruit diplomatique d’une puissante alliance, ils ont fini par asseoir la puissance de leur maison respective à travers un mariage stable et aimant. Je les ai toujours connus amoureux, alors qu’ils se sont rencontrés le jour de leur mariage. J’espérais que cela se passerai de la même manière pour moi.

Je me souviendrai toujours du jour où ma mère est venue m’annoncer mes fiançailles. Elle avait dit : “Ma fille, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Tu vas te marier. Grâce ton union, nous allons former une alliance militaire avec la maison Auriam.”

Je suis restée interdite un instant, ne comprenant pas la situation. “Mais, mère, si je me souviens bien, le seigneur Auriam n’a pas de fils à marier, juste une fille…”

C’est dans le regard incrédule de ma mère que je compris que mes espoirs d’amour avaient été vains.

Moi, Yotora Télehume, femme hétérosexuelle, allait épouser une autre femme.

Depuis ce moment, au cours des huit mois qui ont suivi cette annonce, j’étais désespérée. Je suis condamnée à être enfermée dans une relation qui ne me correspond pas. Qui ne pourrait jamais me correspondre. Les mariages homosexuels, même arrangés, ne sont pas vraiment rares, mais mon esprit empli de déni n’avais jamais envisagé cette possibilité.

Soudain, des coups lourds frappent à la porte. Le souvenir douloureux s’estompe et je reviens à la réalité.

Mon père va ouvrir la porte. Il s’agit du majordome de la maison Auriam, venant voir si j’étais prête pour la cérémonie.

“Oui, elle est prête.” lui répond-il. Un peu stupéfaite, je constate que ma rêverie douloureuse a duré assez longtemps pour qu’ils finissent de m’apprêter. Ma sœur place alors un grand miroir devant moi et m’invite à me lever pour me contempler.

Je suis effectivement magnifique. Une longue robe rose et rouge, avec des doublures blanches un peu partout, Des rubans colorés soigneusement entremêlés dans mes cheveux dans une coiffure sophistiquée et des bottines blanches, à hauts talons, auxquelles sont noués des petits fanions discrets de couleur bleu or.

J’enfile les longues mitaines de soie que me sœur me tend, couvrant mes bras jusqu’au-dessus du coude.

Je sens sa main s’attarder sur mon épaule. Quand je tourne mon regard vers elle, je vois la compassion dans ses yeux.

“Ne t’inquiète pas.” Me glisse-t-elle à voix basse. “Je l’ai déjà rencontrée. Elle est très gentille.”

Ces mots me touchent. Le fait de savoir que, à défaut d’amour, je passerai ma vie avec une personne décente atténue un peu ma tristesse. Un peu.

Ma mère me saisit par le bras et m’entraîne hors de la pièce.


À l’image des deux maisons majeures en train de sceller une alliance, le jardin où a lieu la cérémonie est somptueux.

Il fait la taille de deux grands champs. Un tiers de sa surface est recouverte par d’immenses parterres de fleurs, laissant juste assez de place pour marcher et se réunir en petits groupes entre les massifs efflorescents. Les fleurs sont de toutes les espèces et de toutes couleurs, dans un entremêlements de tracés sophistiqués, mêlant virtuosité, esthétisme et symbolisme.

Les arbres, parsemés de loin en loin, sont décorés d’arabesques colorées tracées à même l’écorce à l’aide de peintures spéciales, faisant s’entremêler les couleurs des deux maisons qui s’unissent. Ces peintures seront laissées telles quelles jusqu’à ce que la pluie les lave, témoins de l’évènement pour quelques semaines encore.

À quatre emplacements, chacun situés à distance égale du centre du jardin, se trouvent des estrades. Sur chacune trône une formation musicale différente, allant du groupe de musique traditionnelle au barde de renommée mondiale.

Le clou de la décoration reste l’estrade centrale. Elle est située au bout d’une allée tracée par deux très longues rangées de bancs bleus, autour desquels les longues tables de banquet, pour le moment vide, sont disposées.

L’estrade centrale est immense, obligeant tous les convives à lever la tête pour en voir le sommet. Elle se tient juste entre deux beaux cerisiers en fleurs, dont les branches se rejoignent dans une grande arche florale, qui accueillera les deux épouses et les deux marieurs.

Tous les convives sont déjà présents. Ils sont éparpillés dans le jardin, loin des bancs pour le moment, en petits groupes de discussion. On peut entendre une musique traditionnelle qui est interprétée par un petit orchestre, lui aussi traditionnel.

Ce décor se découvre à mon regard derrière le fin voile blanc qui sert à me cacher. Ainsi en est la coutume : les futures mariées doivent rester à l’abri des regards jusqu’à ce qu’elles entament leur progression vers la grande estrade. Mais le voile est assez fin pour qu’elles puissent observer la foule à leur discrétion.

Ainsi je découvre les coûteuses –mais somptueuses– décorations que ma famille et celle de ma future ont préparé.

Ma promise est proche de moi, mais une draperie épaisse nous sépare. Il nous est interdit de nous voir avant d’avoir prononcé nos prières aux dieux, qui est l’acte qui scellera notre union.

Nos familles respectives se trouvent derrière nous. Elle accompagneront notre avancée dans l’allée centrale.

Je me perds dans la contemplation de décor irréel. J’ai du mal à assimiler le fait que tout cela a été préparé pour moi, en mon honneur – même si en vérité il faudrait plutôt dire en l’honneur de ma famille, et de celle de ma fiancée.

Une trompe sonne une fois, annonçant que la cérémonie va bientôt commencer. Les convives se précipitent lentement vers les bancs, chacun désireux d’être le plus près possible de l’estrade, tout en laissant les bancs la première rangée libres pour accueillir la famille proche des fiancées.

Après cinq minutes, une fois tout le monde assis, la trompette sonne trois fois, marquant le début de la cérémonie. La musique change alors, passant à un morceau entraînant aux envolées lyriques interprété par un orchestre harmonique, car il est coutumier que les différentes formations musicales, sur leur estrade respective, s’enchaînent les unes après les autres au fil des festivités, à chaque fois dans un style différent du précédent, parfois avec des paroles, parfois sans.

Le voile devant nous tombe et l’assemblée nous découvre. Le drap qui se situe entre nous reste dressé.

Les deux marieurs arrivent, habillés de longues robes rouge et or, couronne de fleurs roses sur la tête.

La première marieuse est de haute noblesse, représentante de la plus grande famille de la région des Mille-Lacs. Sa présence indique que ce mariage est sous la protection de la tradition toute entière. Elle est grande, fière, a le visage austère et légèrement altier.

Le second marieur est un ovate, un spécialiste des dieux locaux. Il est présent pour guider la cérémonie et s’assurer que les dieux sont satisfait de l’évènement.

La noble se place à l’avant et l’ovate à l’arrière. Ils se saisissent chacun d’un côté du drap et le soulève, de manière suivre notre progression vers l’estrade.

Nous commençons à marcher dans l’allée, d’un pas lent et cérémonieux. Nos familles forment leur procession et nous suivent.

Je ne peux toujours pas découvrir mon épouse. J’entraperçois son ombre, qui caresse timidement le tissu nous séparant quand un rayon de soleil daigne dessiner sa silhouette.

Nous faisons quelques pas sans nous adresser la parole. Usuellement, la marche vers l’estrade est le moment où les futures mariées échangent quelques mots à voix basse. C’est voulu pour les rassurer, leur confier une intimité face à la foule afin de surmonter le trac qui s’ensuit.

Puis une voix claire et douce vient percer le voile.

“Bonjour…”

Je bafouille une réponse qui n’est certainement pas assez forte pour qu’elle l’entende.

“Nous n’avons jamais été présentées,“ enchaîne la voix d’un ton léger, “je m’appelle Pravée.“

Un peu raide, je lui réponds. “Enchantée Pravée, je suis Yotora Télehume.”

En entendant cela, elle rit d’un petit éclat contenu. “Ce n’est pas la peine d’être aussi formelle, Yotora. Nous sommes vouées à passer beaucoup de temps ensemble, alors autant se sentir tout de suite à l’aise, l’une avec l’autre, n’est-ce pas ?”

Je reste silencieuse, profitant de l’instant pendant quelques secondes. Je ne saurais pas dire précisément pourquoi, mais cet échange m’apaise. La légèreté de sa voix et de son attitude. “Est-ce que je peux vous… Est-ce que je peux te poser une question ?”.

“Bien sûr.”

“Es-tu lesbienne ?”

Juste après l’avoir dite, je regrette d’avoir posé cette question de manière aussi brusque. Je cafouille une excuse mais elle me coupe pour me répondre.

“Oui. Mais j’ai ouï dire que ce n’était pas ton cas. Tu es inquiète ?”

Je fixe mes chaussures qui battent l’herbe au rythme de mes pas lents.

“J’aimerais avant tout que tu te sentes bien avec moi”, reprend-elle, “que l’on se sente bien ensemble.

“Ce mariage est une opportunité pour nos familles respectives, mais nous pouvons le changer en opportunité de prendre soin l’une de l’autre, en marge de tout affect romantique.

“Le pire qui puisse nous arriver, c’est qu’on doivent respectivement passer nos vies avec une personne qui nous délaisse. J’aimerais autant éviter le pire, n’es-tu pas d’accord ?”

J’écoute son apologue avec patience. Depuis le début je me sens perdue, mais elle a l’air de savoir où elle veut aller. Et elle semble vouloir m’emmener avec elle.

“Tu veux dire, qu’on soit amies ?” je lui demande.

Nous nous stoppons. Je constate avec une légère amertume que nous sommes déjà en bas de l’estrade. La marieuse qui tient le voile à l’avant réajuste sa prise, puis commence à gravir l’édifice par l’escalier prévu à cet effet. Pravée et moi la suivons, toujours isolée l’une de l’autre.

“Oui, c’est exactement ça que je veux dire, Yotora.” me répond-elle enfin. Son timbre est si doux que c’est comme si je pouvais entendre son sourire à travers ses paroles.

Nous gravissons les dernières marches de l’estrade quand elle ajoute : ”J’ai hâte de découvrir ce que tu m’as préparé !”

J’ai envie de lui donner une réponse, de lui exprimer la réciprocité de mon transport, ne fut-ce que par politesse, mais je mets trop de temps à réfléchir et notre ascension arrive à son terme.

Le silence nous est imposé. L’orchestre s’interrompt. L’assemblée, qui murmurait jusque là des commentaires à notre égard, se tait également.

Ce silence de plomb dure plusieurs minutes. J’attends, face à la foule, le signal des marieurs pour la suite.

Les deux ecclésiastiques se tournent alors vers moi, m’indiquant d’un signe de la tête que c’est à moi de commencer. Je balai des yeux le sol autour de moi et finis par trouver ce que je cherche. Trois pinceaux et trois pots de peinture, de couleur rouge, orange et vert.

Je prends un des pinceaux puis me tourne vers les pots de peinture. Je réfléchis un instant à avec quelle couleur je devrais commencer, avant d‘opter pour l’orange. Je me retourne face au drap puis, après m’être assurée que la toilé était bien tendue par les officiants, je commence à peindre.

Dans la Tradition Expressionniste, chaque époux doit exprimer ses vœux à l’autre sous la forme d’une expression d’art. Moi-même je ne suis pas une grande artiste, au bas mot médiocre, mais j’affectionne la peinture. J’y consacre quelques heures par semaine. Je n’ai pas vraiment la fibre artistique, mais ça me détend.

Bien sûr, je me suis entraînée en vue de cette cérémonie. Mais je ne suis pas complètement confiante. Un drap n’est pas un canevas, et je veille bien à ce que mes gestes soient mesurés pour que le trait imprègne correctement le tissu et ainsi que l’image dessinée soit aussi élégante du côté de ma fiancée que du mien.

Mais je me suis surtout appliquée à choisir une représentation adéquate et pleine de sens. Utiliser la draperie comme support a été ma première idée. Cela me permet de me montrer originale tout en permettant d’en faire directement profiter ma future épouse. Il ne me restait plus qu’à trouver un sujet.

Au départ, j’avais pensé à une rose, dont les différentes symboliques sont très largement connues. Mais c’était trop simple et peu original. Pour marquer le coup –et honorer ma famille– j’ai plutôt choisi une fleur à la symbolique plus subtile : la fleur du câprier.

Je commence donc à dessiner des pétales orange, renvoyant aux espèces de câprier poussant au pays de Vael et des plaines alentour. Le câprier de Vael est connu pour être d’une persistance légendaire, n’ayant besoin que de très peu de ressources pour survivre. Il est également très peu envahissant, ce qui en fait un arbrisseau parfait pour décorer les jardins. Enfin, c’est une énigme pour les botanistes car bien qu’il soit très persistant, il ne pousse naturellement que dans un climat particulièrement doux.

Le câprier de Vael est donc un symbole de résilience et recherche de paix. J’avais trouvé que c’était une image subtilement adaptée pour un mariage forcé qui ne me rendra pas heureuse.

Cependant, après la petite discussion que j’ai eu avec Pravée, je trouve cette idée un peu amère. Bien sûr la symbolique ne vient pas entacher notre échange, mais je ne suis plus dans le même état d’esprit que lorsque j’ai pensé à cette peinture.

Une fois les pétales terminées, je me saisis alors de la peinture rouge. Par nature, le câprier de Vael a de longs et innombrables pistils jaunes. Mais il existe une espèce de câprier, le câprier épineux de Vael, qui a un pistils rouge. Cette espèce ne pousse que près des étangs forestiers qu’on peut trouver au pied des Pic Acerbes, la plus haute chaîne de montagne du monde.

Cela altère un peu la symbolique originale et représente pour moi une petite touche de solitude, que seuls les plus perspicaces dans l’assemblée pourront comprendre. Mais cela évoque aussi l’eau. Ayant grandi dans la région des Mille Lacs, j’ai un amour tout particulier pour les étendues d’eau.

Une fois les pistils terminés, je décide d’apporter la touche finale à mon œuvre : la tige. Cette espèce de câprier est, comme son nom l’indique, épineuse. Je dessine donc la longue tige verte et, répartis à intervalle régulier, de petits ovales orange. Ainsi, avec un peu de recul, on a l’impression que toutes les épines ont été arrachées.

Je fais quelques pas en arrière pour contempler mon œuvre. Je la trouve pas mal, étant donné le support. J’espère simplement que ma future saura l’apprécier.

Je laisse tomber les pinceaux. Quelques murmures critiques s’élèvent, autant du côté Téléhume que du côté Auriam de l’assemblée. J’essaie de ne pas y prêter attention.

Voyant que j’ai terminé, les deux marieurs pivotent et se tourne vers Pravée, toujours en tenant le drap entre nous.

Le silence enveloppe de nouveau toute la scène. Comme le drap est maintenant couvert de peinture fraîche, je ne perçois même plus l’ombre de ma promise.

Pendant de longs instants, rien ne se passe. J’en viens presque à me demander s’il n’y a pas un problème, lorsque soudain…

Je suis étourdie par la beauté subite d’un son cristallin qui déchire radieusement le silence. D’une douce puissance, aussi aigu que léger, il caresse mes oreilles et celles de l’auditoire comme la douce et chaude brise qu’on ressent à la fin de l’hiver, quand la fraîcheur glace cède enfin sa place au tendre baiser de la saison sèche.

Le son dure quelques longues secondes, avant de changer finalement de ton.

C’est quand commencent à s’enchaîner les notes que je comprends qu’il ne s’agit pas d’un instrument, mais de la voix de Pravée. Une magnifique voix de soprano, qui navigue sur les hauteurs de la tonalité comme un esquif agile effleure les vagues agitées de la mer.

Le chant est somptueux, et l’espace de quelques instants que je me retrouve transportée par la mélodie et ses envolées.

Je reviens à moi cependant, quand je commence à comprendre les paroles.

… Que je suis forte d’emprise et d’émoi
Serait-elle la compagne idéale ?
Une femme, une toile, un don floral
La rosée des Télehume, Yotora !

J’ai peine à y croire. Elle improvise.

Ce n’est pas qu’une chanteuse, c’est avant tout une poétesse.

Un frisson parcourt mon échine. Cette chanson est pour moi ? Aussi impersonnelle qu’était mon œuvre, ma future a été capable de chanter une ode à mon égard à partir de la seule chose qu’elle savait de moi : la peinture que j’ai faite pour elle.

Je me sens soudainement minable. Est-ce tout ce que je suis capable de faire ? Une répartie insipide et dessin fade ? Alors qu’elle a parfaitement maîtrisé la discussion, son rassurement et son art ?

Le chant se termine sur une note douce et légère. Le silence revient, faisant un lourd contraste avec le chant virtuose. J’ai l’impression que quelqu’un me tire les jambes par les chevilles pour me raccrocher au sol.

L’ovate, au plus proche de la foule, prend alors la parole, aussitôt accompagné par les musiciens traditionnels.

“Les deux personnes se trouvant de part et d’autre de l’estrade sont des sommités, représentantes de deux des plus grandes maisons de la région. À ma droite, Yotora de la maison vrécoltant Télehume. À ma gauche, Pravée de la maison vrévivant Auriam.“

L’ovate continue son monologue destiné à la foule, probablement conjointement écrit par nos deux familles. Mon attention est entièrement captée par la personne de l’autre côté du drap, qui ne bouge ni ne fait le moindre bruit.

L’espace d’un instant, je me demande si elle est encore là. Ce sentiment me glace, mais je parviens à rester rationnelle et me rappelle que, comme moi, elle doit attendre patiemment la fin de l’apologue.

“En ma qualité d’ovate, j’invite les deux femmes ici présentes à présenter leurs vœux à Uxa, dieu veillant sur les plaines alentour…”

C’est le moment où nous allons devoir adresser nos prières aux dieux.

“… à Ferria, déesse tutélaire du lac Ferreux…”

Le nombre de dieux à honorer lors d’un mariage est conséquent. Je laisse l’ovate continuer sa tirade, non sans une certaine impatience.

“… à Miléa, déesse veillant sur la région des Mille-lacs…”

L’assistance aussi à l’air de s’impatienter. Elle s’agite, car après deux démonstrations artistiques –dont une de grande qualité qui plus est– un acte aussi formel semble un peu insipide. Même s’il est important –très important– d’honorer les dieux, je me demande s’il n’existe pas de manière plus agréable de le faire.

“… aux dieux d’en-haut pour qu’ils leur apportent chance et bonheur…”

Je me demande ce que Pravée en pense. Elle semble immobile, attendant sagement son tour, mais là encore, je ne peux pas la voir. Qui sait si je pourrais lire l’impatience sur son visage s’il m’étais donné de le contempler ? Je me rends alors compte que ma fébrilité doit être visible de toute la foule. Je raffermis mon expression. Il ne faut pas fléchir.

“… et aux dieux d’en-bas pour qu’ils leur apportent prospérité et protection.“

L’ovate a enfin fini. Je réprime un soupir de soulagement.

La marieuse, dans un mouvement inconfortable dû au fait qu’il devait toujours tenir le drap, puise dans sa ciboire et en sort deux bouteilles de vin, qu’elle dépose par terre, de part et d’autre de la séparation. Je sens peser sur moi le regard de l’ovate, m’invitant derechef à m’exprimer en premier.

Je ramasse donc la bouteille qui m’est destinée. Sans trop m’y attarder, je lis l’étiquette manuscrite qui y est apposée. Il s’agit d’un Cépage des plateaux de Fer, un très bon cru pour ce que j’en sais. Je la débouche et laisse choir le bouchon.

Je dispose mes mains devant moi, perpendiculaires au sol et paumes tournées vers l’intérieur, toujours en tenant la bouteille. Je prends la parole en élevant la voix pour que toute l’assemblée perçoive ma prière.

“Uxa, dieu des plaines, veille sur cette union et fait que la cérémonie soit un moment de divine allégresse pour tous.” Je conclus ma phrase par le versement d’une libation sur le sol, en prenant soin de la verser par-delà l’estrade, directement dans l’herbe.

“Ferria, veille sur notre maisonnée, où que nous logions, et porte nos vœux à travers le pays.“ Derechef, une libation.

“Miléa, fais en sorte que nos paroles et nos actes apportent gloire, honneur, richesse et humilité sur les deux maisons qui scelle une union.“ Une troisième libation.

Je prends une seconde pour respirer. S’adresser directement aux dieux, en particulier devant une foule, est plus fastidieux que ce que j’avais imaginé.

Et le plus dur reste à faire.

Une fois mon souffle calme, je tourne les paumes vers le ciel. C’est assez délicat de le faire sans échapper la bouteille, mais je n’ai pas le droit à l’erreur. Toute incartade au moment le plus solennel de la cérémonie serait terrible pour l’image de ma famille.

L’image de ma famille. Je ne cesse d’y penser depuis que je suis sur l’estrade, probablement parce que rien de ce qui s’y passe n’est destiné à mon bien-être. À défaut de mon bonheur, il ne reste que mon nom à honorer.

“Dieux d’en-haut, apportez-nous chance et fortune au cours de notre vie conjointe, et puissiez-vous nous porter vers le dénouement séculaire de nos existences.“

Une fois de plus, je verse une libation. Je fais bien attention à verser un peu plus de vin pour ces dieux-là. Cela de fait pas vraiment partie de la coutume, mais les dieux d’en-haut m’ont toujours inspiré la crainte. Responsables de la bonne fortune et de l’avancée inexorable du temps, j’ai toujours eu l’impression que je n’étais pas dans leur bonne grâce.

Puis, enfin, je tourne mes paume vers le sol. “Dieux d’en-bas, préservez-nous de maladie et des maux dont l’existence humaine est pourvue, comme nous resterons pieuses toute notre vie.”

Je penche la bouteille une ultime fois, et comme je l’avais bien calculé, la bouteille est complètement vide à l’issue de l’hommage.

C’est maintenant au tour de Pravée de déclarer ses vœux aux dieux.

Son discours ne se démarque pas du mien. Et pour fait : il s’agit exactement du même. Comme les prières ne doivent pas être prononcé à la légère et que c’est la réputation des deux familles qui est en jeu, les seigneurs de nos deux maisons –à savoir ma mère et le père de Pravée– les ont rédigées ensemble avant de nous les faire apprendre par cœur.

Alors, plutôt que d’écouter les mots, je me laisse transporter par le fluet dansant de celle qui est désormais ma femme. Car c’est au moment où les vœux sont déclamés aux dieux que le mariage est acté.

Ce discours est donc le chant du cygne de mon célibat volontaire et de mes espoirs d’amour. À l’instar du panégyrique velouté mais sans substance de ma jeune moitié, cet instant est doux-amer. La porte de la cage dorée se ferme ainsi sur moi.

Je tente en vain de mettre en bride mes émotions, mais ne peux empêcher une larme de s’échapper fautivement de la commissure de mon œil pour aller creuser un sillon humide à travers mon maquillage qui jusque là était parfait.

Puis, sur ordre de l’ovate, le drap tombe, et je peux enfin découvrir le visage de ma femme.


Je garde les yeux fermés. Juste quelques instants encore, je me dis. Le son régulier des vagues s’échouant sur les berges du lac m’apaise.

Je sens quelque chose de soyeux effleurer le dos de ma main. Pravée.

“Tu peux me laisser une minute de plus ?” dis-je sans rouvrir les yeux. “Je ne me sens pas tout à fait prête.“

“Pas de soucis. Je voulais juste te signifier que j’étais toujours là, avec toi.”

Un courant d’air léger fait bruisser les buissons autour de nous.

“Nous sommes seules”, appuie-t-elle, “et nous avons tout notre temps.”

J’inspire profondément par le nez. J’ai l’impression que c’est la première fois que j’arrive à prendre une bouffée d’air frais depuis la cérémonie.

Nous sommes actuellement aux abords du lac Ferreux, à l’abri des regards indiscret au sein d’un petit bosquet.

La tradition veut qu’après les vœux, les épouses descendent de l’estrade et partent s’isoler dans la nature, dans un coin convenu à l’avance, afin d’avoir l’intimité nécessaire pour faire connaissance – même s’il est courant que, lorsque les époux étaient en couple avant le mariage, ils s’adonnent à une autre forme d’intimité.

J’expire par la bouche. Je me sens recouvrer le contrôle de mes sens.

J’ouvre enfin les yeux. L’étendue aqueuse couvre la majorité de mon champ de vision, jusqu’à une petite ligne horizontale au loin.

La main de Pravée effleure de nouveau la mienne. Je sens sa présence à ma droite, légèrement en retrait. Émane d’elle un halo de léger trouble.

Je me perds dans la contemplation du lac. “J’aimerais te poser une question, Pravée”, lui dis-je.

Je la sens se figer, à l’écoute.

“Est-ce que je peux te faire confiance ?“

La question me semble absurde, tournée ainsi, au vu de nos interactions jusque là. Alors je décide de préciser.

“J’ai l’impression que tu es une personne bien, mais j’ai peur que ça cache autre chose. J’aimerais entendre la vérité, de ta bouche.

“Les dés sont jetés pour moi, nous sommes unies jusqu’à la mort pour le bien de nos familles respectives. Je ne ferai jamais en sorte de rompre ou de braver cela. Ne soit donc pas inquiétée, tu n’as pas besoin de façade. Ce que tu pourras m’avouer ne changera pas mon comportement.

“Mais j’ai vraiment besoin de savoir. Si tu me réserves une vie toxique, néfaste, j’ai besoin de m’y préparer.“

Le silence tombe. Lourd. J’espère que poser la question de manière aussi directe la poussera à être sincère. Je sens des larmes me monter aux yeux mais je fais tout pour les retenir.

C’est après ce qui me semble être une éternité qu’elle me répond enfin.

“Tu as si peur de moi ?“

Mes yeux s’embuent. Je les clos pour m’empêcher de pleurer, mais une larme s’échappe malgré tout.

“Je ne te dirai pas ce que tu veux entendre, tout simplement parce que c’est faux. Tu es libre de me croire ou pas.“

J’ai effectivement du mal à la croire. Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment.

“Mais j’ai une question à te poser,“ reprend-elle, “est-ce que tu m’aurais posé cette question si j’étais hétéro ?“

Surprise, je me tourne vers elle. Son regard s’est sensiblement endurci.

“Non, je… c’est pas ce que je voulais dire“ balbutiais-je.

“Réponds moi honnêtement, s’il te plaît.“

Je baisse les yeux. La question est légitime. Aurais-je posé cette question si elle avait eu la même orientation sexuelle que moi ?

“Non,“ je réponds, sans lever les yeux. “Si tu avais été hétéro, j’aurais pas posé cette question.“

“Est-ce que tu sais pourquoi ?“

Je réfléchis un instant sans parvenir à trouver de réponse satisfaisante. Aucune raison logique du moins.

“Tu as peur que notre relation soit asymétrique.” répond-elle à ma place. “Tu as peur que parce que j’aime les femmes, j’aurais de facto un ascendant sur toi. Parce que j’arriverai à vivre cette relation comme une relation normale.“

Elle a raison. C’est effectivement une crainte qui m’habite. Je ne sais pas si c’est ce qui a effectivement motivé ma question, mais cette peur, je la ressens bel et bien.

“Mais je vais te dire une chose : je n’aime pas les femmes hétéros. Je n’aime que les lesbiennes.“

Comme je lève vers elle des sourcils froncés, elle explique : “Crois moi, j’ai déjà eu le béguin pour toute sorte de femmes. Mais l’amour, le vrai, celui qu’on construit autour d’une relation, je ne peux le connaître qu’avec une femme homosexuelle.“

Elle a mis une emphase particulière sur le mot relation. En effet, l’amour, le couple, se définissent au-delà de l’orientation sexuelle.

“Dans ce couple, je suis exactement dans la même situation que toi : coincée avec une femme de qui je ne pourrai jamais vraiment tomber amoureuse…“

Un voile de tristesse recouvre son visage. Je la dévisage. Elle m’apparaît soudainement sous un jour nouveau – sous son vrai jour. Elle n’est pas la femme que j’avais pressentie lors de la cérémonie, pleine d’aménité parce qu’elle était au-dessus de mes craintes et de mon malheur. Elle n’est qu’une femme qui a fait don de gentillesse et d’espoir parce qu’elle-même en avait cruellement besoin.

Pour la deuxième fois aujourd’hui, je découvre une femme que je ne connaissais pas. Un silence navré nous enveloppe, me laissant l’occasion de redécouvrir le tableau qui m’a été offert en mariage.

Le reflet du soleil déclinant coule dans ses longs cheveux auburn, des cheveux incroyablement soyeux qui se laissent soulever par le vent avec une légèreté sans égale. Son teint, très clair, fais ressortir la profondeur de ses yeux en amande, couleur bleu lagon, et l’expressivité de ses traits, parsemés de petit rides espiègles. La touche finale de ce tableau somptueux, vide de tout maquillage tant il est parfait, est sa lèvre inférieure, écarlates et parsemées de petites paillettes argentées.

Ses vêtements sont d’une simplicité élégante. Sa tunique de soie brune est fendue des épaules jusqu’au bout des manches, n’ayant pour fantaisie que quelques broderies noires. Elle descend jusqu’aux genoux, ouverte en haut et en bas pour mettre en valeur son décolleté d’une part et son nombril d’autre part. Ses jambes sont habillées d’un élégant pantalon blanc de coupe droite, qui plonge dans des bottes de cuir d’excellente facture.

Je sens alors, que par mes préoccupations cavalières, c’est à moi de briser ce silence et de faire mea culpa.

“Je comprends, je…“ je laisse traîner la dernière syllabe, ne sachant trop quoi ajouter. Finalement, je sors un simple “Désolée“.

Elle pose sa main sur la mienne. “C’est pour ça que nous devons être ensemble, soudée, parce que cette adversité, nous la partageons.”

Elle caresse de son pouce la base de mon poignet, un geste de sororité. “Si nous parvenons à être amies, nous seront plus fortes, et nous pourront être heureuses.“

Je l’écoute sans rien dire. Je suis transportée par son optimisme et sa bonne volonté, qui survient malgré ses aveux et le fait que sa réalité est aussi dure que la mienne. Cela fait germer en moi une graine d’espoir.

Elle se tourne vers le soleil, plissant ses yeux brillants. “Et qui sait ? Peut-être connaîtrons-nous un jour, chacune, l’amour ?“

Je tique, interloquée par la contradiction de cette dernière phrase avec son discours d’amitié. Elle parle toujours de nous deux ?

Je lui fais une moue interrogatrice, mais son regard et toujours tourné vers l’astre diurne.

Elle se lève alors et me tire gentiment la main. “Viens, il faut que je te montre quelque chose.”

De plus en plus intriguée, je décide de la suivre. Elle m’entraîne sur une vingtaine de pas dans les buissons, en faisant attention de choisir un chemin qui n’éprouverait pas nos tenues délicates.

Au milieu des fourrés, elle s’arrête puis appelle à la cantonade.

“Caloé !“

Je m’ébaubis quand une femme émerge des broussailles. Elle devait être cachée ici avant même qu’on arrive, sinon on l’aurait entendu. Elle est restée là plus d’une heure, à nous attendre ?

L’inconnue s’avance vers Pravée qui lui prend la main.

“Caloé, voici Yotora, ma femme. Yotora, je te présente Caloé, mon amante.“

Cette révélation me laisse sans voix. Je dévisage la femme sans parvenir à contenir une moue contrariée.

C’est de toute évidence une roturière, à en juger par le style négligé de sa coiffure et la mondanité de ses vêtements. Ses cheveux sont courts et roux, sa peau légèrement dorée et ses yeux verts éclatants. Elle porte un chemiser noir sous une salopette vert feuille. Elle est chaussée de solides bottes de travail. Elle ne porte pas de bijou, mais je décèle un maquillage simple, qu’elle n’a visiblement pas l’habitude de porter.

Malgré son port vulgaire, elle a une stature digne et déborde de confiance en elle. Elle fait bien une demi-tête de plus que moi, a les bras d’une charpentière et ne sourcille pas quand je plante mon regard dans le sien, ce malgré notre différence de statut. Ajouté à cela un brin de nonchalance, une main plantée dans une poche de salopette, lui donne – il faut l’avouer – un certain charme.

Pravée lâche alors la main de son amante pour se positionner face à moi et me prendre les épaules.

“Tu vois, rien ne nous empêche de trouver l’amour. Je connais Caloé depuis mon enfance, et nous avons toujours été ensembles. Tu pourras toi aussi te trouver un amant, tant que nos familles ne le savent pas.“

Elle jette un regard par-dessus son épaule vers sa maîtresse qui, silencieuse, observe la scène. Cela la fait sourire.

“Tu verras, Caloé est très gentille, attentionnée et protectrice. J’espère que vous pourrez devenir amies.“

Pravée s’écarte et, maladroitement, Caloé fait quelque pas vers moi pour poser une main caleuse sur mon épaule.

“Enchantée, Yotora.“ sa voix est plus aiguë que ce que j’imaginais, et incroyablement plus douce. “J’espère que tu prendras soin de Pravée.“ Elle ponctue sa prière par un sourire timide.

Tout va si vite. En une journée, je me suis mariée, ai rencontré ma femme, eu une discussion sérieuse sur l’avenir de notre couple, appris que ma femme avait une amante et me suis faite priée par cette même amante de bien prendre soin de ma femme.

Émotionnellement, c’est le chaos. Je suis passée par tellement de sentiments différents que je serais incapable de tous les nommer. J’ai énormément de mal à mettre le doigt sur ce que je ressens actuellement. Gène ? Espoir ? Adultère ? Circonspection ? Probablement un peu de tout ça à la fois.

Je ferme les yeux et me concentre sur ce que je sais. Sur les éléments qui forment le noyau dur de cette journée et de mon avenir. Pravée est ma femme. Elle veut devenir amie avec moi. Elle a déjà une relation. Elle essaye d’être heureuse et de me rendre heureuse.

Le bilan est sans appel. Je rouvre les yeux et souris à mon tour. “Je vais essayer.”


Un flash illumine la pièce. Le tonnerre retenti presque immédiatement après. Je sursaute, manquant de faire tomber le livre qui est posé sur mes genoux.

Je jette mon regard à travers les carreaux de la grande fenêtre. La nuit est noire et un épais rideau de pluie cache le paysage.

J’entends la porte d’entrée qui s’ouvre. Des pas boueux retentissent. L’instant d’après, Pravée entre dans la pièce. Elle a les cheveux, le visage, et les yeux ruisselants.

Elle se laisse tomber en silence dans le fauteuil qui jouxte le mien, alors que je reprends ma lecture.

Elle observe un instant les ouvrages que j’avais disposés à mon propre égard sur la table basse, puis prend celui en haut de la pile.

“Je croyais que tu détestais la philosophie“, dis-je d’un ton que j’ai voulu taquin, mais que l’ambiance morose de cette soirée orageuse a rendu sombre.

“Tout pour oublier cette journée de merde.“ Elle ouvre une page au hasard et se plonge dedans.

Le silence retombe quelques instants, mais je remarque que son regard, au lieu de suivre les lignes, passe à travers le bouquin et se perd dans le vide.

Cela fait maintenant quatre ans que nous vivons ensemble, je commence à connaître ses schémas de pensée. Quelque chose la tracasse et elle n’arrive pas à s’en soustraire.

“Tu penses toujours à elle ?” tente-je.

“Évidemment !” explose-t-elle. “Ça fait à peine trois jours qu’elle est partie… Comment je pourrais penser à autre chose ? On se connaissait depuis qu’on était enfants, j’te rappelle.”

Je ne sais pas trop quoi dire, alors je ne dis rien. Elle essuie son visage humide du revers de la main.

“Je ne sais pas ce que sera ma vie sans affection, sans personne pour s’occuper de moi, émotionnellement.“

Elle me fait de la peine, j’aimerais pour l’aider sur ce plan-là.

Elle reprend. “Je sais pas comment tu fais pour rester seule, toi.“

“J’ai beaucoup trop de travail” je lui réponds, “je n’aurais jamais le temps de m’occuper d’une autre personne.“

Pravée tourne des yeux humides et suppliants dans ma direction. Je réalise alors ma faute, car c’est exactement la raison que Caloé a invoqué pour la quitter.

Je me précipite pour compléter ma pensée : “Mais, si un jour je trouve le bon, ça changera sans doute la donne. Il me suffit de tomber sur un homme à qui ça conviendra, qui acceptera le fait que je suis quelqu’un d’occupé. Tout n’est qu’une histoire de compatibilité, non ?“

“Oui, sans doute.” Elle baisse les yeux. “Mais j’ai toujours du mal à croire que Caloé n’était pas la bonne pour moi.”

“C’est normal.”

Le silence retombe. Je tente de me replonger dans ma lecture, mais sans succès. Le poids du malheur de mon amie m’empêche de me concentrer, mes yeux lisent les mots sans les comprendre.

Je sens le regard de Pravée posé sur moi. Je la vois hésiter, alors je l’enjoins à me parler : “Tu veux me dire quelque chose ? Tu peux continuer à me parler si tu veux.“

Elle prend une grande inspiration, puis se jette à l’eau. “Yot’, est-ce que tu veux bien dormir avec moi ce soir ?“

Je tourne la tête vers elle, les sourcils levés. Après quatre ans de chambre-à-part, c’est assez inattendu comme requête.

Elle insiste en plissant ses yeux en amande. “S’il te plaît ! Je ne me suis jamais sentie aussi seule, je veux juste un peu de chaleur humaine…”

Je reste interdite un instant, subissant la supplique de ma femme.

Malgré ces années de “vie commune”, nous ne sommes pas si proches que ça. Nous avons toutes deux des attributions bien distinctes dans notre vie professionnelle et avons des loisirs différents. Les seuls moments que nous partageons sont les repas du soir et les quelques veillées nocturnes que le hasard des calendriers nous fait partager.

Je ferme le livre qui est sur mes genoux, le pose sur la table et me lève. Je m’approche de Pravée, qui me suis du regard en attendant ma réponse. Je pose une main sur son épaule.

Aussi épars soient nos moments partagés, ce sont tout de même des moments d’intimité. Des moments où nous partageons nos tracas, où nous parlons sans tabou et sans inhibition, comme toutes les meilleures amies le font. Je ne peux pas rester indifférente à ce qu’elle endure.

“Allez, viens“ dis-je en l’enjoignant à se lever. Elle sourit doucement et se lève.

Je la prends dans mes bras. Notre étreinte dure plusieurs minutes, au cours desquelles j’ai l’impression d’entendre des sanglots étouffés.

Une fois finit, je saisis sa main et la mène vers sa chambre.

Timidement, elle murmure de sa voix d’or, “Merci.“

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