Madame Carmin !

Cosma, année 3123 du calendrier divin

“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

En beuglant ainsi comme un dégénéré au milieu du quartier de la Foi, Enven Hansof se dit qu’il devait ressembler à ces personnages caricaturaux qu’on trouvait dans les mauvais romans.

Mais il ne pouvait y couper. L’urgence de la situation prévalait sur sa propre image, et ce malgré le fait qu’il était tout de même un émérite membre de l’administration cosmique – en tout cas, c’est par ces termes que se désignaient les commis administratifs de la ville de Cosma.

Ainsi, malgré les regards fixés sur lui et sur l’insigne qui rebondissait sur sa poitrine – d’ordinaire source fierté mais dans l’instant plus gênante qu’autre chose – Enven Hansof reprit à plein poumons :

“Madame Carmin ! Madame Carmin !”


A première vue, on pourrait se dire qu’il est aisé de naviguer dans le quartier de la Foi. En effet, celui-ci était organisé en une immense avenue rectiligne, partant du centre-ville jusqu’aux quais, pavée de large blocs de marbre parfaitement entretenus, de part et d’autre de laquelle étaient disposés les immenses immeubles richement ornementés caractéristique de l’architecture de cette culture.

Mais Enven Hansof eut la malchance de devoir s’y rendre le matin, à l’heure précise de la prière journalière, moment où tous les habitants du quartier sont invités à se rendre devant les temples pour prier. Comme les bâtiments et la rue étaient larges, les parvis et les trottoirs étaient étroits, ce qui faisait que la grande avenue était noire de monde.

“Poussez-vous ! Ah, mais poussez-vous donc, sacrebleu !“

Le commis essayait de fendre la foule, mais sa petitesse bedonnante ne lui donnait pas le levier nécessaire pour forcer un quelconque passage.

Il commença à jouer des coudes et pu enfin progresser à travers une foule aux sourcils de plus en plus froncés.

“Écartez-vous, je dois voir Madame Carmin urgemment !“ renchérit-il face à tant de jugement silencieux.

Une main se posa sur son épaule, l’arrêtant dans sa lancée. Il s’agissait d’un homme d’âge mûr, probablement quatre-vingt ans passés, qui l’interpella à mi-voix.

“Arrêtez de crier, jeune homme, vous perturbez la prière.“

Hansof bomba le torse pour mettre l’emphase sur son insigne, mais celle-ci s’était partiellement décrochée dans sa course, ce qui lui donnait un air assez pitoyable.

“Oui, j’ai vu,“ repris l’homme, “mais ça ne vous donne pas le droit d’interrompre une cérémonie sacrée.“

Il avait la posture droite des gens importants. Hansof reconnut le blason noble qui était cousu sur sa robe blanche et se sentit soudain diminué. Il n’avait l’autorité ni de perturber une cérémonie traditionnelle, ni de tenir tête à un notable d’une maison majeure.

Il se tordit les doigts. “Mais je cherche Ma…“

“Madame Carmin, oui, ça aussi j’ai entendu.“ Interrompit le noble. “Où se trouve-t-elle ? On va faire en sorte de vous y amener en silence.“

Hansof se sentit penaud, car il ne savait pas. À cause de l’urgence, il avait machinalement couru dans la direction la plus évidente, celle où toutes les têtes était présentement tournées, c’est-à-dire le temple principal qui enjambait de manière grandiose la grande avenue.

Il sentit une grosse goutte perler sur son front. Il n’allait tout de même pas admettre qu’il ne savait pas ? En tant que représentant de l’administration, il ne pouvait pas se permettre de perdre la f…

“J’ai entendu dire qu’elle avait rendez-vous avec la bourgmestre” dit un jeune homme qui se tenait non-loin et qui avait entendu leur conversation. “Peut-être qu’elle sont encore ensemble ?“

Hansof prit son air le plus supérieur et l’instigua “Conduisez-moi à elles.“

Le jeune homme fit une moue mi-confuse, mi-indignée, mais ne bougea pas. Le torse bombé du commis se dégonfla dans un soupir désespéré.

Le vieux noble se pinça l’arrête du nez, puis concéda “Suivez-moi, je vais vous y conduire.“

Ils fendirent la foule avec grâce, le vieux clerc étant visiblement habitué à naviguer ainsi. Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent près d’une petite estrade réservée aux personnes notables, près du grand temple et de l’officiant perché sur une chaire à une hauteur plutôt vertigineuse.

Hansof parvint à distinguer sur l’estrade la bourgmestre du quartier. Il fit un pas dans sa direction, avec la ferme intention d’aller lui parler, mais la main du noble le retint. Le commis tourna vers lui un œil interrogateur, qui lui fut répondu par un simple “Après la cérémonie.“

Enven Hansof dut donc prendre son mal en patience.

On était maesdi, sixième jour de la semaine. Hansof dut faire un effort pour se souvenir quelle prière était effectuée le maesdi. Mais il n’eût pas besoin de se creuser la tête longtemps, vu que d’ici il entendait très bien l’officiant. Celui-ci enjoignait les clercs à remercier Cosma, déesse qui veillait sur la ville éponyme, et No-hide, dieu qui veillait sur la mer entourant la ville. C’était donc la prière de remerciement aux dieux locaux, aussi appelée l’oktane de l’hôtelier.

La prière dura très longtemps, au moins une heure. Tous les clercs du quartier invoquèrent successivement Cosma et No-hide, en offrant des sacrifices de nourriture et quelquefois de bijoux.

Puis, beaucoup de gens enjoignirent la déesse Cosma à communiquer avec eux. Visiblement, pour eux la communication entre dieux et humains était importante, et Hansof pu en voir certains entrer dans une sorte de transe.

Enfin, à l’issue d’un grand chant liturgique repris en cœur par l’assemblée, la prière prit fin. La plèbe commença à se disperser, laissant les restes des sacrifices sur le sol, à la merci des éboueurs qui avaient déjà saisit leur balai.

Les notables sur l’estrade étaient restés pour discuter entre eux, saisissant l’occasion d’être tous réunis pour parler des affaires courantes, comme l’aimaient si bien faire les femmes et hommes politiques.

Hansof remercia le vieux noble d’un signe de tête et s’avança vers la bourgmestre.

Durant les quelques mètres qui le séparait d’elle, il fit un effort surhumain pour tenter de se souvenir de son nom, tout en se maudissant de ne pas y avoir réfléchi pendant l’heure qui venait de s’écouler. Il s’agissait de la personne la plus importante du quartier de la Foi, et il devait s’adresser à elle selon le protocole s’il voulait obtenir quoi que ce soit d’elle.

“Dame… Kiaravan ? Veuillez m’excuser, mais puis-je vous parler un instant ?”

La bourgmestre se tourna vers le petit commis. Sa chevelure rousse était tressée en couronne et formait un complexe chignon à l’arrière de sa tête, ses yeux vert feuille était surmontés de sourcils broussailleux, et sa peau claire tirait sur le jaune. Elle était vêtue d’une redingote pourpre brodée d’or, et d’une longue jupe assortie. Son cou était orné d’une lavallière de soie épinglée d’une broche d’argent sertie d’une émeraude d’une taille estomaquante.

Du haut de son estrade, elle avait l’air sévère et supérieur. C’est un peu le leitmotiv de la caste dirigeante, pensa le commis. Elle jaugea un instant Hansof et lui lança :

“C’est KiaravEn.“ Sa voix était froide et incisive. “Que me veut un simple employé administratif à une heure aussi tôtive de la journée ?“ ajouta-t-elle en remarquant l’insigne branlante de son interlocuteur.

“Je… hem.. Enven Hansof, pour vous servir“, bredouilla ce dernier. “J’ai un message urgent pour Madame Carmin, et certains l’ont aperçue en votre compagnie alors…“

Hansof jeta un œil par-dessus son épaule pour chercher du soutien, mais le noble s’était éclipsé.

La bourgmestre resta un instant interdite, puis finalement répondit avec un geste négligeant de la main.

“Elle m’a quittée juste avant la prière, elle n’est plus ici.“ Puis elle se détourna, comptant bien reprendre ses discussions au plus vite.

“Hem…“ insista Hansof, “Savez-vous dans quelle direction elle est partie ?“

Dame Kiaraven se tourna derechef vers le commis, les sourcils haussés du fait qu’on l’alpague avec une telle simplicité alors qu’elle avait déjà pris congé.

Hansof bomba son torse – comme, vous l’aurez compris, il aimait le faire – et profita que la bourgmestre était coite pour enchaîner avec une aisance entraînée : “Vous connaissez la position de Madame Carmin, en tant que chancelière de l’Administration Globale de Cosma, elle ne peut se permettre aucune entorse à son organisation, quelle qu’en soit la raison ou la personne.“

Kiaraven cligna rapidement des yeux devant le débit de parole du petit homme qui venait miraculeusement de reprendre sa contenance devant elle.

“Or, c’est selon son ordre que je suis missionné de la retrouver, car la nouvelle que je porte est fondamentale pour elle. On ne peut se permettre de perdre une seule minute pour la lui apporter.“

Il était à peine intelligible, mais prenait bien soi d’appuyer sur les mots-clés de son monologue.

La bourgmestre posa ses poings sur les hanches, attentive mais pressée que Hansof aille au bout de son argumentaire.

“Si elle apprend qu’un quelconque obstacle s’est positionné entre elle et son messager, elle risque d’être fort…“ Il laissa un petit silence dramatique. “contrite.“

Il mit une emphase particulière sur ce dernier mot et vit le regard de son interlocutrice ciller presque imperceptible, signe d’une panique naissante.

Kiaraven le fixa un instant, plissant ses yeux scrutateurs, cherchant un éventuel bluff de sa part, mais Hansof était confiant. Et pour cause, il disait la vérité.

Elle céda alors, lâchant son air inquisiteur pour se munir d’une moue faussement détachée. Elle fit un geste de la main vers une rue perpendiculaire, en signifiant “Elle m’a brièvement mentionné qu’elle avait rendez-vous avec quelque bourgeois druide. Elle est partie en direction du quartier druidique.“

Hansof, victorieux, la remercia avec une courtoisie mécanique et partit comme une balle en direction du quartier voisin.

Il longea les bâtiments gargantuesques du quartier divin jusqu’à arriver à la grande porte frontalière, un grand édifice qui était assez large et assez haut pour laisser passer une frégate entière – en tout cas, si les bateaux pouvaient naviguer sur le pavé.

Les portes séparant les quartiers étaient toujours ouvertes en journée, ainsi Hansof s’y engouffra et plongea dans le quartier druidique et ses fragrances luxuriantes.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !“

Enven Hansof trébucha et chut. Les larges dalles blanche du quartier divin s’étaient changées en de longues langues de terre battue envahies par une végétation presque sauvage.

Nez contre terre, Hansof pesta contre ces satanés druides qui refusaient de construire des routes pavées alors qu’on se trouvait en pleine ville.

“Ça va, monsieur ?”

Une femme d’âge moyen s’était approchée de lui et commença à essayer de le relever. Avec son aide, Hansof se hissa en position assise et repris son souffle.

“Y faut pas courir comme ça, monsieur ! Vous auriez pu vous faire très mal !“

Le commis se releva de toute sa hauteur et fit du mieux qu’il pu pour avoir l’air digne.

“Merci beaucoup, ma bonne dame ! Dites-moi, pourriez-vous me dire où je puis trouve Madame Carmin ?“

La druidesse le dévisageait d’un air intrigué. Elle pencha la tête sur le côté et demanda “C’est qui ?“

Hansof dut accuser le fait qu’elle ne connaissait pas Madame Carmin. Voyons, tout le monde connaît Madame Carmin !

“Il s’agit de la Chancelière de l’Administration Globale de Cosma…“

La moue de la femme ne changea pas.

“Vous savez… la plus haute fonctionnaire de la cité ? Celle qui dirige l’assemblée civile ? La cheffe de la commission pluri-traditionnelle ?“

À mesure que les titres se succédaient, les yeux de l’inconnue s’élargissait. Puis un déclic se fit et elle s’exclama : “Aaaah ! La chancelièèèèère ! Bien sûr que je la connais !“

Hansof eut une lueur d’espoir, mais qui se ternit rapidement.

“Enfin, pas personnellement, évidemment. Mais je sais qu’elle fait des… trucs… pour la ville. Enfin, elle est très importante, quoi.“

Le petit fonctionnaire se pinça l’arrête du nez en soupirant et en se répétant mentalement qu’il devait rester courtois avec cette roturière qui l’avait tout de même aidé à se relever.

“Je… Merci madame. Vous êtes fort aimable, je vais pouvoir continuer ma recherche.“

Il commença à s’éloigner en mimant une petite révérence, ce à quoi la roturière répondit un simple. “De rien, et bonjour !”

Enven Hansof progressait à longs pas au fil des chemins tortueux du quartier druidique. Cette partie de la ville était envahie de bout en bout de végétation, de rochers et de constructions grotesques qui formaient un labyrinthe non seulement complexe, mais aussi impossible à cartographier.

Les seuls repères de navigation qu’un non-habitué comme Hansof pouvaient utiliser étaient les sentiers de terre battue – qui n’est le résultat d’aucun projet d’urbanisme mais uniquement dû au passage fréquents des locaux qui, eux, connaissaient bien les différents chemins – et les rares panneaux – si on pouvait appeler ça des panneau vu qu’il s’agissait en réalité de large balises de pierre gravée – dont l’inscription était, bien entendu, en langage druidique.

Le druidique était une langue que quasiment personne ne parlait en dehors de la tradition éponyme, et certainement pas un petit fonctionnaire bedonnant aux genoux écorchés.

Cette organisation pseudo-urbaine pouvait sembler chaotique, mais elle était en réalité étudiée pour que chacun puisse y installer une demeure – fuit-ce une véritable maison de briques ou une simple cabane en paille – en toute intimité.

Au grand dam de Hansof qui cherchait une personne précise.

Il mit une bonne demie-heure à trouver une place où était réunie une large communauté de locaux. Ils avaient tous des habit simples et partageaient une pipe, assis en tailleurs, autour d’un four en pierre sur lequel grillaient quelques légumes.

Ce n’était pas la première fois qu’Hansof avait affaire à des druides et il savait que, malgré les apparences rustres, il y avait très certainement des nobles dans cette assemblée.

Il s’avança donc avec toute prudence.

“Bonsoir mesdames, messieurs, et pardonnez-moi de vous interrompre…“

Il fit une pause un court instant, le temps de voir les yeux se lever vers lui. Il analysa la foule avec l’œil expert des subordonnés de la fonction publique.

Il croisa le regard d’une très jeune femme dont le visage était calme et doux, la tête légèrement inclinée sur le côté en signe d’écoute, mais l’œil retors et les lèvres pincées.

Son instinct lui souffla que ce calme et cette hauteur était la marque d’une noble lignée. Il se tourna donc vaguement dans sa direction et demanda : “Est-ce que l’un – ou l’une – d’entre vous pourrait m’indiquer où je peux trouver Madame Carmin, dont on m’a dit qu’elle avait conversé avec un bourgeois de votre tradition un peu plus tôt dans la matinée ?“

Hansof, une fois sa longue phrase terminée, scruta l’assemblée en attendant une réponse, tout en observant du coin de l’œil la réaction de la jeune femme qu’il avait repéré. Celle-ci, après un court instant à jauger le curieux personnage venu interrompre leur méditation, sourit imperceptiblement et tourna la tête vers une autre femme, sur sa gauche.

Après un hochement d’assentiment, ladite femme s’adressa au commis dans une langue que celui-ci ne comprenait pas – probablement du druidique – tout en pointant dans une direction.

Le petit homme pris bien soin de noter mentalement cette direction, avant de demander derechef : “Excusez-moi, pourriez-vous répéter le nom de ce brave bourgeois ?“

En effet, le fonctionnaire savait que ça ne servait à rien de lui demander de répéter dans une autre langue. Après tout, si elle lui avait répondu, c’est qu’elle avait compris la question, et que donc elle faisait exprès de lui répéter dans une langue qu’il ne comprenait manifestement pas.

Au contraire, ce serait un signe de bonne foi de la part d’Hansof que de s’adapter. Tout ce dont il avait besoin pour continuer sa quête, c’était une direction et un nom. La femme lui avait donné la première, et elle était en train de lui répéter le second.

Des sourire satisfaits apparurent sur le visage des autres druides de l’assemblée. Visiblement, la débrouillardise du petit commis suscitait l’approbation générale. La jeune noble lui octroya même une inclinaison appuyé de la tête en guise de reconnaissance.

Hansof les remercia avec cérémonie puis pris congé dans la direction évoquée.

Les druides sont bien aimables, pensa-t-il, mais leur manie de toujours vouloir donner des “enseignements philosophiques“ à travers leurs échanges avec les autres cultures est parfois peu pertinente. Fort heureusement, on ne me la fait pas à moi ! Je passe mes journée à travailler avec des gens qui ne disent pas ce qu’ils pensent et ne pensent pas ce qu’ils disent. Je suis devenu un expert pour lire entre les lignes !

Naviguer dans ce quartier qui ressemblait plus à une jungle qu’à une ville n’était pas facile, et Hansof dû s’acquiter de l’aide ne plusieurs passant pour rester sur la bonne piste.

C’est ainsi essoufflé et couvert de poussière qu’il arriva à sa destination : une grande demeure construite avec des grosses pierres nue, sans ciment ni ardoise. Les nombreuses fenêtres étaient creuses, sans carreaux, et l’unique porte en chêne massif portait une inscription en druidique que Hansof supposait être le nom du propriétaire.

Il frappa lourdement à la porte et appela “Il y a quelqu’un ?“.

Elle s’entrouvrit à peine qu’il déblatéra : “Bonjour monsieur, je me nomme Enven Hansof et je suis un fonctionnaire de l’administration cosmique. Je cherche Madame Carmin et on m’a prévenu qu’elle était en votre compagnie. Est-elle toujours avec vous ?”

Hansof s’était exprimé en arsom, sa propre langue, qui est aussi la langue la plus parlée dans le monde et, a fortiori, à Cosma.

Il y eut un instant de flottement, au cours duquel les espoirs du commis s’amenuisait peu à peu, craignant que le bourgeois ne le comprenait pas, mais celui-ci finit par dire : “Bonjour monsieur, vous avez l’air affamé. Venez vous restaurer.“

L’hôte ouvrit sa porte en grand, puis s’écarta pour laisser entrer son invité impromptu.

Hansof commença à contester. “C’est très gentil de votre part, mais je suis un peu pressé et…“, mais il fut interrompu par le rugissement sans équivoque de son estomac, réalisant par là même que ça faisait plusieurs heures qu’il avait quitté son poste au bâtiment administratif et que midi était presque là.

Le bourgeois se permit de renchérir avec une voix douce “La coutume m’interdit d’avoir plus d’échange avec vous si je ne vous permet pas d’être à l’aise. Entrez, je vous servirai le thé et quelques gâteaux pendant que je vous expliquerai où est partie Madame Carmin.“

Le petit fonctionnaire entra sans plus de cérémonie et pu découvrir son hôte. Il s’agissait d’un homme, très grand et sec, probablement entre cinquante et soixante ans, légèrement courbé mais la posture digne. Ces cheveux étaient noirs, longs et soignés, tenus par une queue-de-cheval serrée. Il avait la peau rouge des gens qui viennent des terres druidiques, et les yeux noirs assortis.

Ses vêtements étaient discrets, une simple toge grise jetée par-dessus son épaule et laissant voir un sein, ainsi que des sandales de cuir. Mais en s’attardant dessus, Hansof remarqua qu’ils étaient en réalité assez riches. La toge était en soie et brodée de subtils motifs au fil d’argent. Des bijoux discrets mais sertis de pierres précieuses ornaient ses doigts, ses poignets, ses chevilles et ses oreilles.

Ou comment puer le fric en toute sobriété, pensa le commis qui était en train de revoir ses préjugés sur les druides tout en s’installant dans le fauteuil que son hôte lui indiquait.

“… ainsi Madame la chancelière est entrée en contact avec moi pour que nous discutions d’un contrat d’approvisionnement en bois provenant de la Forêt Sacrée.” Il tendit à Hansof une tasse fumante dans laquelle baignait un long biscuit sec.

Il saisit lui-même une tasse et s’assit sur une banquette couverte de peaux.

“C’est un contrat compliqué à établir, car la Forêt Sacrée est relativement loin de Cosma et l’approvisionnement passera forcément par plusieurs autres nations – en tout cas tant que le Marais des Démons reste impraticable.“

Le bourgeois sirota bruyamment son thé et croqua allègrement dans la partie imbibée du biscuit.

“Surtout qu’il y a des règles très strictes sur l’exploitation de la forêt et que les ouvriers druidiques ne travaillent qu’en petites entreprises. Il n’y a pas de conglomérat dans notre tradition. Cela complique beaucoup les choses pour l’exportation de ces denrées…“

Hansof bu lentement son thé pour diluer son impatience.

“J’ai donc dit à Madame Carmin qu’il faudrait qu’on se voie directement à son bureau si elle veut établir pareil approvisionnement, parce qu’il faudra rédiger autant de contrat qu’elle aura besoin d’exploitants arboricoles, et ça prendra beaucoup de temps…“

“C’est à ce moment qu’elle a pris congé ?“ demanda le fonctionnaire, avant de croquer dans son biscuit.

“Oui. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’un scribe. Ont été mentionnés les diseurs, qui d’après elle – et je suis bien d’accord là-dessus – font les meilleurs scribes.“

“Elle est donc partie en direction de la Grande Bibliothèque du quartier linguistique ?“

“Selon toute vraisemblance, oui.“

Hansof se leva en hâte, engouffra le reste du gâteau dans sa bouche et, n’ayant plus vraiment le temps ni l’énergie pour son usuelle courtoisie dithyrambique, prit congé en lâchant un “Merfi, bonne vournée !”


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof trottinait sur les pavés blancs des rues sinueuses du quartier linguistique, en évitant les regards réprobateurs des discrètes gens.

Les diseurs – c’est le nom qu’on donnait aux membres de la tradition linguistique – étaient des individus introvertis et qui préféraient l’ombre des bâtisses en pierre à la lumière du zénith. Car avant tout, c’était un peuple qui venait des grands déserts de sables chauds.

Ici, à Cosma, les diseurs n’étaient pas très couverts – le soleil de la cité n’était rien face à la brûlure diurne du Grand Désert – mais la plupart gardait un foulard autour de la moitié inférieure de leur visage par pudeur.

Ainsi, Hansof ne pouvait voir que les sourcils froncés et les yeux assassins des habitants du quartier qui tentaient de lui enjoindre le silence, en silence.

Le commis, un peu déboussolé, tenta de héler deux ou trois de ces individus, pour au moins obtenir une direction. Mais sitôt qu’il tentait d’accrocher le regard de l’un d’eux, celui-ci l’évitait. Quand il tentait de s’approcher, on lui tournait le dos.

Au bout d’une bonne demi-heure de cette danse gênante, Hansof décida de faire fi de ces ingrats et de tenter de trouver par lui-même la Grande Bibliothèque du quartier.

Mais il rencontra un autre problème, car les architectes diseurs construisaient des bâtiments à étage, séparés par d’étroites ruelles – afin de générer le plus d’ombre possible – et bien qu’il était certain que quelques grands axes existaient, le fonctionnaire se surpris rapidement à être perdu au milieu d’un dédale de rues longues et fines.

Fort heureusement, son tourment fut de relativement courte durée, car il finit par tomber sur une de ces grandes esplanades recouvertes d’étals marchands établis à même le sol.

À partir de là, il put rapidement retrouver son chemin et suivre les panneaux.

Qualifier la Grande Bibliothèque de “grande” était un euphémisme. Pas tant en hauteur, puisqu’elle ne faisait que deux étages en plus du rez-de-chaussée, mais en surface, car elle seule était aussi vaste que cinq ou six blocs de maisons, si bien qu’il aurait sans doute fallu une bonne heure pour en faire le tour complet.

Puisque Hansof jugea qu’il était plus utile d’y pénétrer que d’en faire le tour, il emprunta la première porte qui lui était accessible.

Il fut sobrement accueilli par… des panneaux. Forcément, un bâtiment aussi grand ne pouvait pas posséder un accueil à chacun de ses accès. Mais en tant qu’émérite membre de l’administration cosmique, Enven Hansof se sentit floué par un tel manque d’étiquette bureaucratique. À la Grande Chancellerie, on s’assurait à tout moment qu’aucun citoyen ne se retrouvât à vagabonder seul dans les couloirs ! Certes, c’était surtout pour éviter que les citoyens ne mettent leur nez là où ils ne le devaient pas, mais tout de même !

Ce fut donc en grommelant que l’émérite fonctionnaire se dirigea vers le bureau d’accueil le plus proche, qui se trouvait tout de même à dix minutes de marche.

La frustration du commis s’accentua lorsque, à l’accueil, la première chose qu’il vit était également absente de la Grande Chancellerie : un réceptionniste souriant.

“Bonjour, mon brave monsieur ! Que puis-je faire pour vous ?“

“Je cherche Madame Carmin. On m’a dit qu’elle était passée par ici, à la recherche d’un scribe pour un de ses travaux.“

“Békatra“

Hansof écarquilla les yeux d’incompréhension

“Je vous demande pardon ?”

Le réceptionniste, toujours aussi irritablement souriant, articula :

“Aile B, escalier 4, bureau A. B-4-A.“ L’homme pointait du doigt un petit panneau qui donnaient les directions des différentes ailes de la bibliothèque, qui allaient de A à P.

Hansof répéta “B-4-A. Très bien ! Je vous remercie !”

Le réceptionniste lui rendit un sourire large et le commis se lança derechef dans les couloirs tortueux de la bibliothèque.

Il fallut encore un certain temps pour qu’il trouve l’aile B, puis l’escalier 4, et enfin le bureau A. Le bâtiment n’était pas très ergonomique et le trajet était loin d’être en ligne droite, au point que le commis se demanda s’il ne tournait pas en rond.

Une fois arrivé au B-4-A, il se retrouva devant un tout petit bureau dans lequel une femme entre deux âges était occupée à se plaindre de la quantité de formulaire qu’elle était en train de viser.

Quand il frappa à la porte ouverte, elle lui lança un croassement sec. “QUOI ?”

Hansof fut refroidit par cette agressivité soudaine. Il répondit un petit “Euh… je cherche Madame Carmin…“

La femme leva les bras au ciel en braillant “Et par quel miracle je saurais où se trouve Madame Carmin !“

Le commis de répondre “Parce qu’elle est venue ici plus tôt dans la journée pour engager un scribe ?“

Son interlocutrice laissa mollement tomber ses bras et afficha une moue lasse.

“Hum. Très bien. Je vais regarder le registre.”

Elle s’extraya tant bien que mal de son bureau, en essayant de ne pas faire tomber les hautes piles de formulaires qui attendaient d’être visés.

Elle pris un gros volume à la couverture de cuir qui se trouvait sur un pupitre et se mis à parcourir les lignes.

“Madame Carmin, Madame Carmin… Ha, voilà, je l’ai trouvée. Elle a engagée la scribe Méazi Ok-Alemssif. La commande a été visée, donc Madame Carmin est probablement déjà partie. Mais si vous voulez, vous pouvez aller parler à la scribe qu’elle a engagé. Elle se trouve sans doute au scriptorium, en haut de l’escalier 5, sur votre gauche.“

Enven Hansof, satisfait de ces informations et surtout du fait de laisser derrière lui la râleuse, se munit de son plus beau sourire forcé et articula.

“Merci beaucoup, brave dame. Puissiez-vous passer une bonne journée.“

Renfrognée, elle se contenta de lâcher un “C’est ça. Bonne journée.” tout en regagnant son siège.

Quand Hansof s’éloigna dans le couloir, il put entendre le vacarme d’une lourde pile de feuilles qui tombe sur le sol, accompagné d’une collection de jurons qui ferait rougir un charretier.

C’est quand même amusant, se dit le fonctionnaire en cherchant le fameux escalier 5, c’est plus facile d’avoir du recul sur le fonctionnement de sa propre administration quand on en est confrontée à une autre.

Cependant, quand il fit le bilan des bons et des mauvais côtés qu’il avait pu relever lors des deux échanges qu’il venait d’avoir – tout en gravissant les marches jusqu’au deuxième étage – il se dit que pour améliorer l’administration de la chancellerie de Cosma, cela demanderait beaucoup trop d’argent et de temps, choses qu’il était plus utile d’attribuer aux vrais problèmes.

Perdu dans ces pensées, Hansof poussa la porte du scriptorium sans tenir compte de la prière qui était y inscrite en grosse lettres rouges.

Un grincement sordide se répercuta dans la vaste pièce et fit sursauter la cinquantaine de scribes qui y grattaient du papier, ruinant ainsi probablement une quantité inacceptable de lettrines.

Une vague de regards haineux déferla sur lui, mais pour la première fois, il éprouvait de l’empathie pour ces pauvres travailleurs injustement perturbés et ne put empêcher ses oreilles de rougir de honte.

Il saisit néanmoins l’opportunité que toutes les attentions étaient tournées vers lui pour signifier d’une toute petite voix : “Est-ce que madame Méazi est présente ?“

Il espérait que son seul prénom suffirait car, si d’aventure il était parvenu à se souvenir de son nom de famille – ce qui aurait été un exploit en soi – jamais il ne se serait aventurer à essayer de le prononcer.

Par chance, une des personnes présentes se leva et se dirigea en silence vers lui. Les autres scribes, quant à eux, retournèrent à leur travaux. Le petit commis eut la nette impression que s’il perturbait à nouveau l’assemblée, au moins l’un d’entre serait capable de sortir une arme et attenter à sa vie. Aussi, il invita ladite Méazi à le suivre dans le couloir.

La scribe devait être jeune, à peine majeure, remarqua Hansof, mais elle avait déjà les traits marqués et les yeux plissé des gratte-papiers. Elle portait deS lunettes, qu’elle retira sitôt sortie du scriptorium et qu’elle rangea dans un petit étui de cuir.

“Oui ?“ demanda-t-elle simplement.

“Vous avez parlé à Madame Carmin, aujourd’hui, n’est-ce pas ?“

“Hum, oui, elle avait besoin d’une scribe pour retranscrire un contrat dans trois langues différentes et dans – je crois – cinq exemplaires chacun, alors elle m’a engagée. J’ai rendez-vous avec elle dans deux jours pour parler des détails…”

“Très bien très bien,” l’interrompit Hansof, “est-ce que vous savez où elle est allée, après ? Il y a une urgence qui nécessite sa présence !“

Méazi ouvrit de grand yeux ronds. “Eeeuuuh, je sais pas trop. Elle m’a juste demandé le plus court chemin pour se rendre dans le quartier expressionniste.”

“Très bien, c’est donc là où je vais. Et du coup, quel est le chemin ?”


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof ne se faisait plus vraiment d’illusion à présent, il avait compris qu’il allait devoir traverser toute la ville pour trouver Madame Carmin.

Mais l’urgence était toujours d’actualité – ça il ne l’avait pas oublié –, alors s’il avait la moindre chance de la rattraper avant le coucher du soleil, il fallait absolument qu’il essaye, malgré la fatigue et les humiliations.

Le quartier expressionniste était organisé en parcelles, chacune sous la responsabilité d’une maison majeure de la tradition.

Mais le commis ne savait pas trop quelle direction prendre, car cette fois-ci, il ne savait ni qui Madame Carmin allait voir, ni la raison de sa visite.

Il s’arrêta pour réfléchir. Chaque parcelle avait un genre de bourgmestrerie où on pouvait s’adresser et poser des question – et probablement que s’il se rendait à celle que la Grande Chancelière était allé voir, il le saurait rapidement – mais le problème c’est qu’il y avait une douzaine de maisons nobles, et que toutes les visiter lui prendrait – au bas mot – le reste de la journée.

Et il n’avait pas toute la journée.

Pour contrevenir à ce problème, Hansof se mit en quête d’un petit groupe de jeunes gens. Il tomba rapidement sur une poignée d’adolescentes et adolescents qui fumaient des cigarillos à l’ombre d’un bâtiment résidentiel, le long d’une avenue. Deux d’entre eux donnaient des coups de pieds dans une balle de cuir. Les autres commentaient et discutaient de sujets variés.

“Excusez-moi, jeunes gens ?” héla le fonctionnaire.

Il tournèrent vers lui des visages intrigués.

“Est-ce que certains d’entre vous voudrait gagner un peu d’argent ? J’ai une course plutôt urgente à faire, et j’aurais besoin de petites mains.“

Les ados se regardèrent, quelques instants, sourire aux lèvres, donnant l’impression qu’ils allaient éclater de rire. Quelques uns pouffèrent même, jusqu’à ce qu’une d’entre elle – une des deux qui jouait à la balle – annonça d’un air sérieux : “Moi, ça m’intéresse.”

Les autres lancèrent des “Hein ?” étonnés.

“Ben quoi ? Vous avez vu son insigne ? C’est un fonctionnaire. On peut lui faire confiance. Et puis, les clopes, c’est cher.“

Un silence circonspect s’installa. Hansof patientait calmement.

Puis la voix d’un autre adolescent se fit entendre. “T’as raison. Hé, moi aussi, ça m’intéresse ! Combien ça paye ?“

Le commis de répondre, “Cinq prynces par personne pour aller me chercher une information et me la rapporter ici.“

Rapidement, comme une boule neige, d’autres voix s’élevèrent et de fil en aiguille, tous les ados étaient d’accord pour faire affaire avec le fonctionnaire.

Il leur expliqua la situation et leur demanda d’aller démarcher chaque famille noble du quartier.

Puis il donna une avance de 2 prynces à chaque ados, “Vous aurez le reste quand vous reviendrai avec l’information que je cherche.“

Les jeunes gens se répartirent les bourgmestreries et partir en trottinant dans toutes les directions.

En attendant, Hansof prépara le reste du paiement de ses jeunes coursiers. Bon, je ne pense pas que j’arriverai à faire passer ça en note de frais, mais ça en vaut la peine, se dit-il quand il constata qu’il allait débourser un total de 35 prynces, ce qui faisait (à un arrondi près), presque 3 roys. Ce n’était pas vraiment une fortune, mais c’était suffisant pour lui arracher un rictus amer.

Guidés par la fougue de la jeunesse et l’appât du gain, les adolescent mirent à peine une heure pour ramener à leur commanditaire l’information qu’il convoitait.

“La Maison Pixeum, Madame Carmin a visité la Maison Pixeum.“

Hansof se para d’un sourire satisfait : “Merci beaucoup ! Tenez, voici votre dû !”

Il laissa les jeunes gens derrière lui, satisfait d’avoir pu rôder son autorité de fonctionnaire auprès de quelques citoyens, et se dirigea vers la bourgmestrerie de la maison susmentionnée.

“Bonjour et bienvenue au centre public de la maison Vrévivant Pixeum !“ fut l’accueil mélodieusement tonitruant que l’hôtesse lui lança avec un entrain exercé.

Hansof n’était pas rompu aux usages des interprètes – c’est ainsi qu’on nommait les citoyens de la tradition Expressionniste – ainsi il ignorait ce que signifiait “Vrévivant”. Mais un vague souvenir de son éducation semblait lui souffler que cela indiquait le grade et la fonction de la maison.

“Bien le bonjour, madame ! Je me nomme Enven Hansof et je suis le commis assistant de la Grande Chancelière. J’ai une nouvelle urgente à lui transmettre, et on m’a dit qu’elle était passée par chez vous !“

L’hôtesse hocha de la tête. “Ah, c’est vous qui la cherchez ! Oui, Madame Carmin s’est effectivement entretenue avec un de nos virtuoses. Monsieur Tuly Pixeum a été prévenu et est disposé à vous recevoir.“

“Et bien, vous êtes rapide !“

Un sourire satisfait habilla le visage de la réceptionniste. “Oui, quand nous avons compris que quelqu’un cherchait Madame Carmin, on s’est dit que vous voudriez peut-être rencontrer la personne avec qui elle a conversé. Nous avons donc pris sur nous de la prévenir.“

Elle désigna une porte menant plus profondément dans la demeure.

“Par chance, il n’a aucun autre rendez-vous de prévu aujourd’hui. Tuly Pixeum, sixième porte à droite !“

Satisfait par leur efficacité et leur prise d’initiative, Hansof s’enfonça dans les couloirs richement décorés du manoir Pixeum.

Quand il arriva près de la sixième porte à droite, il entendit une légère musique filtrer au travers, comme si un orchestre de chambre jouait à l’intérieur.

Hansof ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi une famille aussi ostensiblement riche avait une isolation sonore d’aussi piètre qualité. Il ouvrit la porte.

Mais en réalité l’isolation sonore était excellente, et le petit fonctionnaire faillit tomber sur son postérieur sous le souffle de l’orchestre philharmonique qui jouait à pleine puissance dans l’immense salle qui venait de s’ouvrir à lui.

Quand il repris ses esprits, il remarqua qu’un homme dansait, seul, sur la piste, habillé d’un justaucorps sur lequel était brodé les armoiries de la maison Pixeum. Ses longs cheveux d’argent était attachés en un chignon serré. Il n’avait pas remarqué que la porte s’était ouverte et continuait à enchaîner sauts, chassés, pointes et pirouettes.

C’est quand à l’issue d’une figure il se retrouva face à la porte qu’il remarqua la présence du fonctionnaire. Avec un large sourire, il fit signe au maestro d’interrompre la musique d’un gracieux geste de la main.

Le noble parcouru la distance qui le séparait du commis de quelques pas lestes. Il était bien plus grand que lui et, bien sûr, beaucoup plus sec.

“Bienvenue à vous, mon brave monsieur ! Je suis Tuly Piseum, virtuose de la maison Vrévivant Pixeum, à votre service !“

Hansof, qui avait les oreilles qui bourdonnait encore un peu, se présenta maladroitement. “Env… Enven Hansof, assistant de la Grande Chancelière de Cosma. Je cherche Madame Ca…“

“Désirez-vous une tasse de thé, monsieur Hansof, avant toute chose ?“ l’interrompit le danseur.

“Euh… non merci. À vrai dire, je suis un peu p…”

“Très bien !” Tuly Pixeum tapa deux fois dans ses mains. “Bon travail, les enfants. On reprend dans une heure !“

Le musiciens commencèrent à s’agiter. Tuly Pixeum, lui, quitta la pièce à grandes enjambées, invitant Hansof à le suivre, et se dirigea vers une autre pièce, qui se révéla être un salon de thé.

Le noble claqua des doigts à l’intension des domestiques qui s’y trouvaient, et il se posa dans un grand fauteuil molletonné.

Le fonctionnaire choisit de s’assoir sur une banquette de velours – qui se révéla moins confortable qu’elle en avait l’air – et constata avec amertume que les domestiques étaient en train de revenir avec du thé à l’attention de leur maître.

Ce ne fut qu’une fois le thé convenablement servi que Tuly Pixeum daigna s’adresser de nouveau à son invité.

“Et donc, comme ça, monsieur Hansof, vous cherchez Madame Carmin ?“

“Oui”, répondit l’intéressé, “et ne vous inquiétez pas, je serai bref. J’ai compris qu’elle n’était plus avec vous, aussi j’ai juste besoin de savoir où est-ce qu’elle est allée après vous avoir quitté.”

Mais le noble n’avait pas l’air d’écouter.

“C’est pour un motif urgent, si j’ai bien compris ?“

Hansof n’aimait pas la tournure que la discussion prenait.

“En quelque sorte, voyez-vous, il faut que je le retrouve au plus vite pour… raison professionnelle.“

Le danseur sirota sa tasse et afficha une satisfaction narquoise.

“Mais quelle raison professionnelle peut bien amener un petit commis à pourchasser la personne la plus importante de la ville plutôt que de patiemment attendre son retour au bureau ?“

Évidemment, évidemment que le noble allait essayer de politiser la discussion et d’essayer de tire son épingle du jeu. Hansof n’avait ni l’énergie, ni la patience pour jouer à ce jeu là avec lui. Mais il n’avait pas non plus envie de lui dire des choses qu’il n’avait pas à savoir, surtout étant donnée l’ampleur de ladite chose.

Et puis, Madame Carmin allait le lui faire payer, si jamais il vendait la mèche.

Le problème, c’est que le petit fonctionnaire n’était pas a proprement parler un politicien, contrairement à la plupart des membres de la caste noble. S’il tentait de s’en sortir dans les règles de l’art, il allait se faire avoir comme un bleu.

Non, il fallait l’attaquer sur un terrain qu’il maîtrisait. L’administration.

Hansof se para de son plus beau sourire “Oh, je pense que je peux vous le dire, mais pour des raisons d’archives, il faudrait que je le consigne dans le registre du greffier officiel – vous comprenez, tout ce qui concerne les responsabilités de Madame Carmin doit être dûment noté –. Comme c’est impossible vu que le bureau du greffier est assez loin, il suffira de remplir le formulaire A-015.“

Bien entendu, le danseur ne se laissa pas intimider. “Allons, allons, nous sommes entre amis ! Pas besoin de registre !“

“Ah, vous êtes un ami de Madame Carmin ? Dans ce cas, ce sera plus simple en effet, vous devez sans aucun doute déjà avoir sa procuration ! Il s’agit du matricule… B8G, ou B8C, je ne suis plus sûr. Vous voulez bien me la montrer pour que je confirme ? Il s’agit d’une simple formalité.“

“Vous plaisantez, sans doute !“ Son sourire était large, mais son regard trahissait une panique naissante.

“Avec le protocole ? Jamais ! Grands dieux, oh jamais !“ s’offusqua le fonctionnaire avec une exagération cabotine.

Le regard de Tuly Pyseum se fit glacial.

“Bien“, repris Hansof, “en l’absence des formulaires – et procurations – adéquats, je dois me rabattre sur la directive 1, alinéa 16 du protocole d’affectation des fonctionnaires.“

“Qui est ?” interrogea l’hôte d’un air incrédule.

“Retourner à mon poste, pardi !“

Hansof se leva. Le noble était nonchalamment vautré dans son fauteuil, se tenant la tête du bout des doigts, les sourcils froncés de mécontentement.

Il était très certainement vexé, vu qu’il ne fit qu’un geste vague dans sa direction quand Hansof lui tendit sa main pour le saluer, mais le fonctionnaire n’en n’avait cure, s’il avait un problème, il règlerait ça avec Madame Carmin !

Par contre, le fonctionnaire était bredouille d’information. En se dirigeant vers la porte, il commençait déjà à paniquer du fait qu’il ne savait plus où chercher…

“Un instant, monsieur Hansof.“

Le noble avait l’air tout aussi nonchalant, mais il avait changé de position sur son siège.

“Si cela vous intéresse toujours, vous trouverez Madame Carmin au Collège National Andréas Malbosquet.“

Hansof accusa le choc de ce retournement inattendu de situation. “Dans le quartier de l’Alchimie ? Entendu. Merci bien !“

En y repensant, ce n’est pas si inattendu. Tuly Pixeum savait que le commis véhiculait une information urgente pour sa patronne. Si jamais cette dernière apprenait que cette information avait été retardée par la faute de la maison Pyxéum – et Hansof n’aurait pas manqué de le mentionner – la réputation de cette dernière en aurait pâtis. Le titre de Grande Chancelière a beau n’être que mineur face à la grande noblesse expressionniste, Madame Carmin était une femme politique, de poigne et avec de l’influence.

Ainsi, Enven Hansof quitta le manoir Pixeum avec le sentiment satisfaisant du Tout est bien qui finit bien.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof trottinait dans les couloirs du Collège National en tentant tant bien que mal de ne pas perturber les chercheurs, les professeurs et les étudiants qui y travaillaient.

Il n’avait eu aucun mal à s’orienter dans le quartier Alchimique et à trouver le collège. Déjà, parce que les alchimistes avaient conçu leur quartier de manière très ergonomique, mais aussi et surtout parce que c’était dans ce quartier que Hansof avait grandi.

Il avait même passé quelques années à étudier les sciences administratives, entre ces même murs, au Collège National Andréas Malbosquet, comme il a pompeusement été nommé d’après un grand inventeur alchimiste du dixième siècle.

Cependant cela faisait presque trois décennies qu’il n’y avait plus mis les pieds et l’endroit avait bien changé.

Soudain, un homme de haute stature se mit en travers de sa route. Il avait une blouse de chercheur, des lunettes rectangulaires et des sourcils aussi touffus que froncés.

“Non mais ça va pas, de crier comme ça dans les couloirs ? Qu’est-ce que vous voulez à la fin ?“

Un peu penaud, le commis répondit d’une petite voix : “Madame Carmin…”

Une des touffe qui faisaient office de sourcils se leva.

“Et pourquoi ici ?”

Hansof reprit un peu de sa contenance et précisa sa quête.

“J’ai une nouvelle urgente à lui porter et on m’a dit qu’elle était ici.“

Le chercheur se détendit.

“Oh. Dans ce cas vous devriez aller voir madame Mageclass, c’est elle qui s’occupe des visites officielles. Vous pourrez la trouver dans le bâtiment administratif. Pour vous y rendre, il suffit de traverser la faculté de chimie, puis la faculté de magologie, et enfin la fac de sociologie.”

Hansof le remercia et commença à se diriger dans la direction indiquée par les panneau qui étaient accrochés à tous les carrefours, mais la main du chercheur se posa sur son épaule.

“Et tâchez d’arrêter de crier, d’accord ?“

Le fonctionnaire fit un sourire gêné et partit.

La faculté de chimie se tenait dans un bâtiment où toutes les surfaces, mur, sol et plafond, étaient carrelées de blanc. Bien que la plus grande partie du carrelage fut immaculée – probablement nettoyée chaque jour – on pouvait voir çà et là des restes d’expériences qui avaient mal tourné, laissant de larges taches colorées indélébiles.

“Très bien, maintenant nous allons voir le fonctionnement de la chambre à compression de destruction.”

Hansof s’arrêta un instant. De destruction ?

La voix venait d’un amphithéâtre dont la porte avait été laissée ouverte. On pouvait voir une professeure manipuler un tube transparent aussi grand que le bras, qui avait une trappe et un loquet d’un côté, et un ressort étanche bloqué avec une goupille de l’autre.

“Premièrement, remplissons la chambre de compression avec de l’eau.“ Elle ouvrit la trappe, remplit le tube à environ un cinquième de son volume, puis referma la trappe avec le loquet.

“Et maintenant, je vais lancer un sort du cercle de la destruction pour déconstruire l’eau à l’intérieur.”

Elle saisit un paquet de notes s’y référa tout en incantant son sort. Une fois fait, elle pointa du doigt le contenu du tube.

“Si vous regardez bien, vous pouvez voir l’eau bouillir et sa quantité diminuer. C’est parce qu’on a déconstruit la molécule d’eau. Comme l’eau est constituée d’un volume d’hydrogène et de deux volumes d’oxyde, la molécule se casse en trois. Puis, comme cette forme est très instable, une partie va se retransformer en eau, et l’autre va former des molécules d’hydrogène et d’oxygène – qui sont respectivement constituées de deux volume d’hydrogène et de deux volumes d’oxyde.

“Statistiquement, chaque molécule déconstruite a une chance sur deux de reconstruire une molécule d’eau, ce qui fait que pour vingt molécules d’eau, on obtient dix molécules d’eau, cinq d’hydrogène et dix d’oxygène.”

Hansof tenta de confirmer ces nombres en recalculant de tête, mais abandonna rapidement.

“L’effet du sort se maintient sur la durée, donc tant qu’il y aura de l’eau qui se reconstituera, elle sera de nouveau cassée, et la quantité d’eau va ainsi diminuer, jusqu’à ce qu’il n’y en aie plus ou jusqu’à ce que l’effet du sort s’arrête.”

L’eau ne bouillait plus maintenant. Il n’en restait qu’une quantité infime.

“Comme il y avait déjà de l’air dans le tube, et qu’on y a rajouté des molécules d’hydrogène et d’oxygène, tous ces gaz forment une pression immense à l’intérieur du tube.“

La professeur indiqua le ressort qui était toujours bloqué par la goupille.

“C’est le principe du canon magique qu’on appelle alchimique. La pression permet de propulser une capsule alchimique à plusieurs centaines de disses, voire jusqu’à une kalieue, ce qui est bien plus important que tous les trébuchets fabriqués pendant le Premier Âge, et ce en étant bien plus léger à transporter.“

La professeure saisit la goupille fermement et tira d’un coup sec. Un BAM de décompression se fit entendre, et le ressort se comprima au maximum en l’espace d’une fraction de seconde.

“Des questions ?”

Un élève leva probablement la main hors du champ de vision de Hansof car la professeure pointa du doigt et une jeune voix se fit entendre. “C’est quoi ce dépôt blanc sur les bord du tube ?”

La réponse ne se fit pas attendre “Ce sont les minéraux qui était initialement contenus dans l’eau. Comme nous n’avons affecté que la molécule d’eau, tout ce qui y était dissous redevient solide. Il n’y aurait pas eu de dépôt si j’avais utilisé de l’eau distillée.”

Hansof se rendit alors soudainement compté qu’il s’était arrêté pour écouter et que ça faisait bien cinq minutes qu’il n’avait pas bougé, alors qu’il avait une mission urgente en cours. Il reprit sa course effrénée.

La faculté de magologie était une de celles qui était la plus axée sur la recherche. Les couloirs étaient bondés de personnes en blouse – on se demandait bien pourquoi d’ailleurs, vu que la magologie était un travail purement théorique.

Hansof fut stoppé net dans sa course par trois personnes qui occupaient toute la largeur du couloir et qui se disputaient.

“Moi je vous dit que la Théorie des Associations Binaires Complémentaires c’est du génie ! Il faut approfondir ça et continuer les recherches dans ce sens“ mugissait une femme en blouse.

Hansof essaya de passer, mais la femme était en train de tirer un large chariot recouverts de livres, de folios et de feuille volantes, qu’un autre homme empêchait de bouger, ce qui bloquait complètement le passage.

“Mais c’est idiot ! La théorie a plus de cent ans maintenant ! Il faut explorer les disciplines qu’elle a ouverte, et arrêter de théoriser dessus ! Sinon on progressera jamais !“

Le commis essaya de capter leur attention, mais ils criaient trop fort et était confinés dans leur dispute.

La troisième personne, également un homme, se tenait derrière le chariot, les bras croisé et visiblement en colère.

“Ignares ! La magologie moderne ne se limite pas à la Théorie ABC, essayez un peu de vous ouvrir l’esprit et cesser de marcher dans l’ombre des génie passés ! Vous ne voulez pas marquez l’histoire de votre propre révolution scientifique ?“

Hansof se pinça l’arrête du nez. Les trois chercheurs parlaient tous en même temps désormais, chacun contre-argumentant envers ses deux autres collègues.

Le fonctionnaire prit une profonde inspiration, pour se calmer. Il s’apprêtait à la libérer en un long soupir, mais la frustration accumulée dans la journée et la colère vécue sur le moment lui montèrent à la tête, et il hurla à plein poumons :

”ÇA SUFFIT ! Si vous voulez vous disputer, ALLEZ-LE FAIRE AILLEURS ! Il y a des gens qui essayent de TRAVAILLER ici !”

Puis, sans ménagement, il bouscula l’homme qui bloquait le chariot et le passage, forçant ainsi la barricade involontaire.

Alors qu’il s’éloignait, il entendit un des chercheurs murmurer à ses collègues, “c’est qui, lui ?”

Le bâtiment de sociologie était bien plus calme. La plupart des laboratoires et des amphithéâtres gardaient leur porte close, et des seuls qui était ouverts n’émanait que les son des porte-plumes glissant sur le papier, parfois entrecoupé que quelques chuchotements discrets.

Même les gens que Hansof croisaient dans le couloir avaient l’air de flotter tant leur démarche étaient légère et silencieuse. Lui-même osait à peine trottiner et il se sentait gêné d’entendre l’écho de ses bottines à talons résonner dans les couloirs.

Les quelques chariots – aux roues bien huilées – qu’il pouvaient croiser longeait les murs, portant des livres et des folios classés par thématique, et les personnes les accompagnants – professeurs et étudiants confondus – réfrénaient d’élever la voix avant d’avoir atteint leur étude.

Ce silence était presque oppressant, surtout après le remue-ménage de la fac de magologie, mais au moins le couloir était dégagé et Hansof apercevait déjà à son bout le panneau peint en jaune indiquant l’entrée dans le bâtiment administratif.

Il commençait à être à bout de souffle quand il se présenta au secrétariat.

“Bonjour, je viens voir madame Mageclass.“

Le secrétaire lui sourit poliment, “Ça se prononce, Ma-GÈC-lass, monsieur. Puis-je connaître le motif de votre visite ?“

“Hem, comment vous dire, je cherche Madame Carmin – une urgence la concernant – et je sais qu’elle est venue au collège pour quelque affaire. Un des professeurs que j’ai croisé m’a dit d’en parler à madame Mageclass, qui est en charge des interactions avec l’extérieur ? Si j’ai bien compris ?“

Le sourire du secrétaire ne décrocha pas “Oui, effectivement, vous êtes au bon endroit. Je vais voir si elle peut vous recevoir maintenant. Qui dois-je annoncer ?“

Le fonctionnaire bomba le torse malgré lui quand il énonça son titre complet “Enven Hansof, commis administratif de la ville et assistant de Madame Carmin, Grande Chancelière de Cosma.“

“Entendu, monsieur Hansof, ne bougez pas je reviens dans un instant.”

Le secrétaire ne mit pas cinq minute à revenir.

“Vous pouvez y aller. Mais elle n’a pas beaucoup de temps à vous accorder. Est-ce que dix minutes suffiront ?“

Hansof hocha de la tête. “Ce sera plus que suffisant, merci beaucoup !“

Le secrétaire lui indiqua le chemin.

Hansof arriva devant une porte sur laquelle était inscrit en lettre d’airain

Her Mageclass
Directrice des Relations Externes

Il fut reçu dans un grand bureau où on pouvait voir des monceaux de feuilles de papier, affichettes, tracts et posters ventant les mérites de diverses facultés ou évènements collégiaux. Il y avait même une espèce de construct en carton qui était aussi grand que le commis et sur lequel avait été peint en lettres colorées l’inscription Portes ouvertes qui, d’après la date indiquée en dessous de l’inscription, devrait avoir lieu dans deux semaines.

“Bonjour monsieur Hansof, asseyez-vous, je vous en prie.”

La femme qui se tenait devant lui avait facilement passé la soixantaine mais avait un corps robuste et une énergie visiblement débordante.

“Alors alors, vous cherchez Madame Carmin n’est-ce pas ?”

Elle s’était assise derrière son bureau, en face de Hansof, mais ne pouvait s’empêcher de réorganiser les documents qui s’y trouvait pour garder ses mains occupées.

Hansof ouvrit la bouche pour lui répondre, mais elle le coupa “Elle s’est entretenue avec le professeur Sarratsonn, mais elle est partie il y a une demie-heure, je viens de recevoir le mémo y faisant référence.“

Elle agita dans les air une demie-feuille griffonnée à la va-vite.

“J’ai juste besoin de savoir où est-ce qu’elle est allée ensuite” précisa le fonctionnaire.

Mageclass cessa d’agiter la feuille et fixa ce qui y était inscrit d’un air perplexe.

“C’est juste écrit qu’elle a besoin de l’assistance de Fabeiner…”

Hansof réfléchit un instant. “C’est un nom arcaniste, non ?“

Son interlocutrice releva, “Estuged Fabeiner est un scientifique arcaniste réputé, spécialisé en forcelle.“ elle lu de nouveau le mémo qu’elle avait en main. “Apparement, la Grande Chancelière cherche un moyen d’optimiser le bilan énergétique de la cité.“ Elle posa soigneusement le petit papier sur une pile bien ordonnée. “Pas une mince affaire, si vous voulez mon avis.”

Le commis se leva et conclut “Ma patronne est ambitieuse, mais elle a les épaules pour mener ce genre d’entreprise à bien.”

Mageclass lui serra la main en affichant un rictus approbateur “Je n’en doute pas, bonne journée monsieur Hansof !”

“Bonne journée, madame Mageclass !“


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Les rues du quartier arcaniste était désertes. Celui-ci était organisé de manière très systématique : pour chaque seigneur arcaniste résidant à Cosma, une immense tour avait été érigée – une quatorzaine, au total, en comptant les tours plus petites des seigneurs les plus modestes – et autour de chacune de ces spires avait été construit une petite ville miniature, pour accueillir l’entourage de la famille seigneuriale et toutes les facilités de la vie quotidiennes, de sorte à ce que chaque mini-ville forme une espèce d’arcologie.

Ce qui avait pour conséquence que les larges avenues séparant les villes miniatures étaient exemptes de passants.

La tradition arcaniste avait des valeurs théoriquement proches de l’alchimie – qui étais rappelons-le la tradition natale de Enven Hansof – mais en pratique est très élitiste et individualiste. Ainsi, bien que le quartier arcaniste aie été construit de manière urbainement optimale comme son homologue alchimique, aucune indication, panneau, plan ou quelconque manière de se guider n’était à disposition des visiteurs.

De fait, pour Hansof, ce quartier restait un enchaînement d’avenues bordées par les haut murs de chaque mini-ville, sans pour autant savoir où se trouve celle qu’il cherchait.

Fabeiner, Fabeiner, se répétait-il en cherchant des yeux une inscription inexistante, tout en essayant de se rappeler si ce nom – apparemment très connu – lui disait quelque chose ou pas.

Au bout d’une vingtaine de minutes de déambulation futile, il tomba sur les ruines d’une charrette qui avait visiblement cassé une roue, en plein milieu de la route. Un très jeune homme – pas plus de vingt ans – à la peau bleue et aux cheveux blancs y était adossé, l’air las.

Hansof s’approcha du jeune homme :

“Bonjour mon brave, comment allez-vous ? Vous avez l’air de jouer d’infortune.“

“S’lut,“ répondit nonchalamment le garçon, “s’tu parle de la charette, ouai, on a pas eu d’pot.“

Le commis regarda le véhicule d’un air circonspect. “Pourtant, ça doit faire un moment que vu êtes là, vu l’heure qu’il est. Vous n’avez pas pu changer la roue ?“

Le jeune homme haussa les épaule. “S’pas la roue qu’est pêtée, c’est l’essieu. Y’a ma mère qu’est partie chercher un artisan et qui m’a d’mandé de garder les marchandises.”

Hansof prit un air désolé “La guigne !”

Il eut pour réponse une moue fataliste. “Moi j’l’avais bien dit qu’y était trop chargé, mais é m’écoute jamais !”

“Ha ! Ça lui servira de leçon ! Tenez, pendant que je vous tiens, puis-je vous demander un renseignement ?”

Son interlocuteur haussa les épaules. “Bah, j’veux bien, mais comme chu pas du coin, j’vais ptêt’ pas pouvoir t’aider.”

“Hum, je cherche la résidence Fabeiner, vous savez où elle est ?”

Le visage du garçon s’éclaira. “Ah ! Bah bien sûr, mon gars ! On livre souvent là bas ! Par contre, t’es carrément pas du bon côté du quartier… Tu vois la tour, là bas, avec le toit en triangle et les chenaux qui rebiquent ? C’est là. Mais ça fait une trotte !“

Hansof lui accorda un sourire gracieux. “Merci mon brave, et bon courage !“

“À plus mon gars !“

Hansof avait à peine la force de trottiner, et il devait s’arrêter toute les dix minutes pour souffler. Le soleil était environ à la moitié de sa descente vers l’horizon quand il atteint la mini-ville au milieu de laquelle trônait la tour que lui avait indiqué le garçon.

L’entrée de l’arcologie se faisait par un grand portail, ouvert, à côté duquel se trouvait une petite loge de gardiennage.

“Bonjour monsieeeuuur,“ lança la gardienne au fonctionnaire à travers un parloir, en prenant bien soin d’étirer la dernière syllabe de manière nasillarde.

“Bonjour madame, je suis l’assistant de la Grande Chancelière et j’ai besoin de lui parler. On m’a dit qu’elle avait requis un entretien avec monsieur Fabeiner et–“

Docteur Fabeiner” coupa la gardienne.

“Pardon, avec le docteur Fabeiner et je suis venu voir si elle était encore là.”

La gardienne plaqua un formulaire sur le comptoir. “En deux exemplaires s’il vous plaaaîîît.”

Hansof, un peu ébaubi, se saisit d’un stylo de plomb qui se trouvait à sa disposition, et entreprit de remplir les formulaires demandés.

“Dites-donc, date de naissance, pays de naissance, profession actuelle, c’est très détaillé comme formulaire !“

“C’est la procédure, monsieeeuuur…”

Le ton de la gardienne commençait à l’énerver.

“Êtes-vous sûre que c’est bien légal, tout ça ? Techniquement, l’accès aux rues de chaque quartier ne peut être restreint par la tradition qui en est responsable. Ces formulaires sont donc forcément optionnels et relèvent donc soit du recensement, soit du sondage, qui sont tous les deux interdits sur la voie publique.“

La gardienne poussa un soupir las. “Si vous voulez faire une réclamation, je peux vous donner le formulaire adéquat. En trois exemplaires.“

Hansof l’interrompit : “Ça ne sera pas la peine. Je travaille pour l’administration de Cosma.” Il pointa du doigt son insigne – qui à force de chalutage n’était tenu à son vêtement que par quelque fils. “Je ferai en sorte que cette procédure soit auditée dans les prochains jours.“

La gardienne haussa les épaule. Faites ce que vous voulez, ce n’est pas mon problème, semblait-elle dire. Elle fit glisser les formulaires remplis dans une corbeille prévue à cet effet et reprit son journal, se détournant de Hansof sans autre forme de cérémonie.

Celui-ci, de bonne éducation, la salua malgré tout et départit.

L’intérieur de l’arcologie était, en contraste avec l’extérieur, bondée. Les habitants était réunis en petit groupes et profitaient de la chaleur tempérée du milieu de l’après-midi pour discuter en plein air.

Les rues débordaient tellement de monde que Hansof était obligé de marcher sur la route, ce qui n’était pas un problème vu que très peu de véhicule était en circulation à cette heure-là.

Ne connaissant pas la route à prendre, il accosta un groupe de trois personnes qui était en train de plaisanter, le visage souriant et le rire aux lèvres.

Mais quand il exprima son égarement et demanda la direction à prendre, les trois visages devinrent hautain et condescendant.

“Voyons,” lui dit une femme en appuyant son propos d’un geste de la main, “tout le monde sait où se trouve le secrétariat de la maison Fabeiner…“

Une autre femme eu un rire pédant à son égard.

La troisième personne du groupe – un homme – pris ses deux comparses par les épaules et les éloigna du commis.

“Venez, laissez-le chercher son chemin seul. Peut-être que ça l’aidera à être un peu plus autonome.“

Hansof était rouge de rage, mais fut contraint d’intérioriser sa colère. Au vu des broderies sur leurs tuniques, ces trois personnes étaient nobles. Même s’il représentait l’autorité de Cosma, il n’était qu’un simple bourgeois.

Il décida donc de prendre la route la plus évidente à ses yeux : vers la tour principale.

La tour en question était gardée par deux miliciens armées de grandes épées.

“Le motif de votre visite ?” demanda l’un d’eux.

“J’ai besoin de renseignement auprès du secrétariat de la maison Fabeiner, au sujet d’une des commissions du docteur Estuged Fabeiner.”

C’est l’autre milicien qui lui répondit. “La maison Fabeiner ne communique pas d’affaire privée avec les personnes extérieures. Veuillez passer votre chemin.“

Le fonctionnaire se dépêcha de renchérir. “Il s’agit d’une commission qui concerne la ville de Cosma et s’est réalisée auprès de Madame Carmin, la Grande Chancelière, dont je suis le commis personnel.“

Le garde hésita un instant, posa les yeux sur l’insigne de fonctionnaire, puis sur Hansof, et enfin s’écarta sans ajouter un mot.

Le fonctionnaire entra dans le bâtiment et pu découvrir un assortiment incroyablement méthodique de bureaux rectangulaires et aménagés dans un grand espace ouvert qui devait faire en surface presque l’intégralité du rez de chaussée.

Les bureaux étaient groupé en petit nombre, avec des panneaux indiquant la fonction principale de chaque groupe – secrétariat, intendance, comptabilité, etc – et chaque bureau individuel était sertis d’une plaque avec le nom de son occupant ou occupante ainsi qu’un titre complexe et unique.

Hommes et femmes était tantôt à leur poste, tantôt en train de naviguer vers d’autres bureaux ou vers les étages.

Hansof s’approcha timidement du secrétariat et s’adressa à la seule personne présente.

“Euh, pardonnez-moi monsieur…“. Il lut la plaque sertie sur le bureau. Elle indiquait :

Stefalf Ludesholf
Premier secrétaire adjoint au bureau des
relations publiques et de la communication

“… monsieur Ludesholf… Je cherche Madame Carmin. J’ai eu vent de son passage dans la tour Fabeiner et j’aimerais savoir si elle est encore ici.”

Le secrétaire regarda le commis avec un froideur analytique.

“Bonjour monsieur le fonctionnaire,“ répondit-il en lorgnant l’insigne toujours branlante du visiteur, “la Grande Chancelière est effectivement passée dans nos locaux, mais elle est partie il y a un moment déjà.“

“Je m’en doutais un peu, pour tout vous dire. Auriez-vous l’amabilité de m’indiquer par où est-elle partie ?”

“Je suis navré monsieur, mais il faudra vous adresser à ma consœur Beten Anken pour ça, c’est elle qui l’a reçue.”

Hansof ne put s’empêcher de lâcher un soupir : “et où puis-je la trouver, je vous prie ?“

Le secrétaire indiqua le bureau tout juste en face du sien. On pouvait y voir la plaque :

Beten Anken
Secrétaire générale des affaires officielles
Porte-parole de l’administration

Mais ce qui contristait le plus le petit commis, c’était l’absence manifeste de ladite secrétaire derrière son bureau.

“Et… où est elle actuellement ?”

Son collègue répondit sans lever les yeux du papier qu’il était en train d’examiner : “En pause. Elle prend une heure de pause le matin, et une heure l’après-midi. Là je dirais qu’elle en a encore pour vingt bonnes minutes.“

Hansof était dépité. Il avisa une petite rangée chaises, adossée à un mur et décida de se laisser tomber sur l’une d’entre elle. “Très bien, je n’ai pas vraiment le choix, je vais devoir l’attendre.” soupira-t-il en entreprenant de raccrocher convenablement son insigne.

Durant toute son attente, il put observer le fonctionnement des commis de la maison Fabeiner devant lui. C’était une organisation complexe et très bien réglée, où chacun savait sa place et faisait son travail de manière minutieuse. Cependant, les arcanes de cette organisation étaient absconses, probablement uniquement lisibles par les personnes qui l’avait mise en place.

Ainsi, bien qu’en apparence tout se déroulait avec une fluidité parfaite, il était compliqué de prendre du recul et de juger par soi-même la qualité effective de cette organisation.

Nul ne savait ici-bas s’il y avait des processus qu’il était possible de raccourcir ou d’optimiser, s’il y avait des angles morts ou des impasses administratives.

Mais visiblement cela convenait parfaitement au petit personnel. Ils prenaient leur poste, leurs pauses et la quille à heures fixes, menant ainsi une vie bien huilée.

Comme un genre de fourmilière, se dit Hansof en se remémorant soudain un vieux cours d’entomologie.

Puis finalement, de manière presque détachée, il remarqua que quelqu’un vint s’assoir au bureau de celle qu’il l’attendait.

Il sortit de sa contemplation et se rua presque sur la nouvelle arrivante.

“Madame Anken !” rugit-il, faisant sursauter son interlocutrice.

“Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur. Je cherche Madame Carmin, sauriez-vous où est elle partie ?”

La secrétaire jaugea un instant l’inconnu qui se tenait face à elle, puis se saisit d’une feuille qui se trouvait sur son bureau – la première d’une haute pile intitulée À trier – et lu simplement :

Taomi-Kiushin, artisane fondeuse et horlogère, rue des tanneurs, quartier perfectioniste, Cosma, pour le projet d’étude de rénovation de la dissipation thermique de l’infrastructure fonctionnant à la forcelle.

Hansof eut le souffle coupé que ces vingt longues minutes d’attente se concluaient sur une note aussi brève. Il trouva néanmoins la force de répéter.

“Taomi-Kiushin, rue des tanneurs, quartier perfectionniste.“

La secrétaire hocha la tête.

Après cela, Hansof se jura de faire en sorte qu’à l’avenir, il interagirait le moins possible avec les arcanistes.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Hansof se sentait particulièrement malvenu dans le quartier perfectionniste. Premièrement, parce que sa physionomie se démarquait énormément de celle des autochtones, qui pour la plupart avait la peau bleue et les cheveux pâles, contrairement au fonctionnaire qui avait la peau pâle et les cheveux blonds.

De plus, peu d’entre eux parlait arsom, la plupart parlant soit paarann, la langue de la nation perfectionniste, soit tradivi, la langue des pays de la Foi. Tous les panneaux et toutes les enseignes étant dans ces langues, Hansof était incapable de se repérer convenablement.

Mais fort heureusement, Cosma était, comme son nom le suggérait, une ville cosmopolite. Aussi on pouvait facilement trouver des moines qui parlait arsom – comme le jeune livreur de tantôt – ou des membres d’autres traditions qui venaient dans le quartier perfectionniste pour une quelconque affaire.

Hansof approcha donc successivement différents groupes qui avaient l’air de parler sa langue et leur demanda de proche en proche le chemin de la rue des tanneurs.

Celle-ci portait bien son nom, et quand il s’y engouffra, le bureaucrate faillit répandre son déjeuner – qui, rappelons-le, était principalement composé de thé et de biscuits druidiques – tant l’odeur y était forte.

À vrai dire, il n’y avait pas que des tanneries dans la rue éponyme, il y avait également des teintureries, des chapeliers, ainsi que nombre d’entreprises odorantes ou travaillant avec des produits toxiques.

Le commis s’arrêta pour souffler et ne put inspirer de nouveau que lorsqu’il plaça son mouchoir de soie devant sa bouche.

La traversée de la rue ne fut pas sans peine. Quasiment tous les commerces gardaient portes et fenêtres grandes ouvertes pour faire partir les vapeur toxiques ou nauséabondes, portant à toutes les oreilles un vacarme d’outils de bois ou de métal. Comme la plupart des bâtiments étaient des échoppes d’artisans, beaucoup de monde y passait pour acheter, vendre, négocier, tout cela en essayant de se faire entendre au-dessus du tintamarre.

Entre les fragrances et le brouhaha, Hansof se sentit faillir et manqua par quatre fois de choir dans le caniveau.

La fonderie qu’il cherchait se démarquait remarquablement dans ce décor extrême. La dissonance s’accentua quand il remarqua une femme assise en position du lotus juste devant la porte. Au vu de son tablier et de ses lunettes d’horlogerie qui était remontées sur son front, il s’agissait probablement de la tenancière.

Une question alors brûla les lèvre du petit commis si fort qu’il ne put s’empêcher de la prononcer à mi-voix :

“Mais qu’est-ce qu’une fondeuse-horlogère fait dans une rue aussi peu accueillante ?“

L’artisane – Taomi-Kiushin si la mémoire de Hansof était correcte – devait avoir une très bonne ouïe, car malgré le vacarme ambiant, elle ouvrit les yeux et regarda l’inconnu qui venait de la juger.

“C’est un exercice“ répondit-elle avec une voix sèche et tranchante. “Une sorte de mithridatisme.“

Hansof lui jeta un regard ahuri.

“En éprouvant ma concentration dans des conditions aussi extrêmes, cela me permet de l’affiner à son pinacle, et ainsi d’exceller dans mon art. Quand, dans quelques années, je quitterai cette rue pour aller exercer dans un endroit plus calme, j’atteindrai un niveau de concentration et de minutie jamais vu auparavant, et deviendrait ainsi la plus grande artisane de Cosma.“

Ces affirmation sans équivoque laissèrent le fonctionnaire perplexe, mais il se rappela que l’entraînement dans des conditions extrêmes était un des leitmotivs de la tradition perfectionniste. C’était aussi probablement la raison pour laquelle les membre de cette tradition se faisaient appeler des moines.

Il s’efforça cependant de ne pas faire remarquer que le principe du mithridatisme était de s’habituer grâce à des petites doses, et non pas en prenant des doses extrêmes.

Il haussa les épaules et passa au sujet qui l’intéressait.

“Il paraît que Madame Carmin est venue faire affaire avec vous. Je suppose qu’elle est déjà repartie, mais savez-vous où est-elle allée ?”

L’artisane referma les yeux avant de répondre :

“Dites-moi, mon cher monsieur, quel est votre axe de perfectionnement ?”

Le commis fut un surpris de cette question saugrenue. Déjà, il n’aimait qu’on réponde à une de ses questions par une autre question, mais surtout parce qu’il n’avait pas de temps à perdre avec une moniale un peu trop philosophe.

En plus, il ne savait pas quoi répondre.

“Je sais que vous n’êtes pas moine,“ reprit-elle, “mais chaque personne, peu importe sa tradition, doit connaître ses axes d’amélioration. Il n’y a que comme ça que l’on grandit en tant qu’être humain.“

Hansof se gratta la tête puis, contrarié, lui demanda :

“C’est quoi votre définition de l’amélioration ?“

Elle rouvrit les yeux et planta son regard dans le sien.

“Peut importe. Ce qui compte, pour répondre à cette question, n’est pas ma définition de l’amélioration, mais la vôtre.“

Le commis grommela mais ne put s’empêcher de considérer sincèrement sa remarque.

Après un temps de réflexion, il répondit finalement :

« Mon objectif est de servir la ville, pour des raisons qui me regardent, et j’essaie de m’améliorer pour que mon travail soit dans le sens de cet objectif.“

“Du coup, je suppose que vous faites régulièrement de l’exercice physique, vu que que vous avez l’air de crapahuter un peu partout dans le cadre de votre métier ?”, rétorqua-t-elle en désignant du regard les auréoles sous les aisselles de son interlocuteur.

Hansof se contempla un instant et constata l’état de crasse dans lequel il était. Couvert de poussière, de sueur, et même de terre jusqu’aux genoux. Il pouvait sentir son corps exulter de puanteur, et ce malgré l’ambiance particulière de la rue.

“De l’exercice ? Non.“ il éclaira, “Courir est un phénomène rare dans la vie d’un fonctionnaire bureaucrate. Mais si je me tiens devant vous maintenant alors que j’ai quitté mon bureau juste après l’aube, c’est grâce à ma détermination sans faille qui m’a poussé, pendant plus de huit heures, à poursuivre ma tâche qui est de retrouver Madame Carmin, et ce malgré mon physique inapproprié pour une telle escapade.“

Il conclut sa diatribe d’une frappe franche sur son ventre proéminent.

La moniale lui sourit alors. Elle quitta la position du lotus et se leva.

“Entrez, je vous vais vous servir un café.“

Le liquide noirâtre ressemblait à du goudron quand elle le versa dans une grande choppe en porcelaine. Lorsque Hansof le porta à ses lèvres, il se rendit compte que ça en avait aussi le goût.

Mais assis au milieu d’une fonderie, le front perlant de sueur à cause de la chaleur et les oreilles toujours brinquebalées à cause du bruit persistant des atelier alentour – sans parler des odeurs qui peinaient à s’effacer derrière le fumet acre du soi-disant café – le breuvage semblait parfaitement approprié. Ça le rendait, d’une certain manière, appréciable.

La moniale était plus petite que Hansof mais avait des bras aussi large que des poteaux. Elle donnait l’impression d’avoir la peau aussi épaisse que le cuir de son tablier et sirotait son “café” de manière exercée.

“Prenez votre temps, ça décape un peu la gorge quand on n’a pas l’habitude.“

Hansof acquiesça, les lèvres serrées, se retenant pour ne pas tousser à cause du picotement qui remontait le long de son œsophage.

“Du coup, on s’est pas présentés,“ dit-elle tandis que son invité risquait une autre gorgée. “Je suis Taomi-Kiushin, fondeuse et surtout horlogère. Mais ça, vous le savez déjà.“

Hansof hocha la tête. Il déglutit pour lui répondre, mais regretta aussitôt cette décision. Il fut surpris par une quinte de toux violente et douloureuse.

“Oulà, je vous avez dit de faire attention !“ s’esclaffa l’horlogère.

Le fonctionnaire parvint finalement à reprendre son souffle :

“Je suis Enven Hansof, commis de Madame Carmin, et je suis à sa recherche, comme je vous l’ai dit tantôt. Puis-je vous demander si vous savez où elle se trouve ?“

“Oui, je sais où se trouve Madame Carmin, mais je vous le dirai uniquement si vous me promettez de finir votre tasse !“

Hansof scruta le visage hilare de son hôtesse, y cherchant une trace de sarcasme – espérant vraiment y trouver du sarcasme – jusqu’à ce que celle-ci explose de rire et lui donna une tape sur l’épaule

“Je vous charrie, voyons ! Bien sûr que je vais vous dire où elle est partie ! On a discuté de son projet, qui a besoin de pas mal de métallurgie, mais elle voulait savoir s’il était possible de de mettre un garde-fou magique, en cas de surchauffe. Comme moi je sais pas trop faire ça, je l’ai renvoyée vers un artisan-mage que je connais bien.

“Il s’appelle Alémope et travaille dans le quartier shamanique, dans le cercle Valion. C’est facile à trouver, vous verrez.”

“Merci beaucoup !” Hansof fit très attention de reposer sa tasse sans la renverser – il ne voulais pas risquer d’abîmer le revêtement du plan de travail – puis partit en direction du quartier shamanique.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Ces mots n’avaient presque plus de sens dans sa bouche. Hansof était à peine conscient qu’il les prononçaient.

Le quartier shamanique était composé de sous-communautés indépendantes, appelés cercles, chacune ayant leurs propres règles et spécialité, et qui se considéraient entre elle comme si elles étaient étrangères.

Mais contrairement aux arcologies arcanistes, les cercles shamans interagissaient beaucoup entre eux, notamment en terme de commerce, et ainsi les grandes avenues de terre battue qui séparaient ces “villages” étaient couvertes de monde du matin au soir.

Ainsi, Hansof pu rapidement trouver le chemin du cercle Valion, censé héberger le fameux Alémope.

Celui-ci se trouvait dans un atelier à ciel ouvert, en train d’infuser des sorts dans divers outils de forge et de joaillerie.

“Est-ce que je peux vous poser une question ?“, demanda Hansof après s’être brièvement présenté.

“Bien sûr, mon brave !“ répondit l’artisan avec aménité.

“On m’a dit que vous aviez rencontré Madame Carmin, aujourd’hui. Pourriez-vous me dire où elle est partie ensuite ?“

L’artisan réfléchit un instant, puis acquiesça “Oui, je me souviens. Elle m’a dit qu’elle devait rentrer au quartier de l’Égérie pour une réunion urgente avec un juge suprême ou j’sais pas quoi.“

Hansof sombra dans ses pensées. Il consignait tous les rendez-vous de sa cheffe lui-même, mais n’ayant pas son emploi du temps avec lui, il devait faire un effort de mémoire pour s’en rappeler.

Puis enfin, ça lui apparu comme un éclair de génie. ”Mais oui ! La ratification mensuelle des amendements du parlement ! C’était prévu pour ce soir, juste avant le coucher du soleil.”

Il regarda un peu en panique l’astre solaire qui rougeoyait déjà, léchant les toits des maisons au loin.

“Je dois y aller. Merci beaucoup pour votre aide !“

Mais l’artisan leva une main. “Un instant ! J’aimerai vous demander un service en retour.“

Hansof hésita. “C’est que, vous comprenez, je suis pressé…”

Mais le shaman secoua la tête. “Vous savez, mon brave, ici chez les shamans, c’est l’entraide qui prime. Vous aurez toujours ce dont vous aurez besoin, mais en échange il faut aussi que vous portiez votre pierre à l’édifice et répondiez présent si on vous demande de l’aide.“

Cela intrigua le commis. “Mais quelle genre d’aide je pourrais vous apporter ?“

“C’est simple. J’aimerais juste avoir la réponse de la Grande Chancelière – concernant le devis que je lui ai fait aujourd’hui – le plus rapidement possible. Assurez-vous juste qu’on me porte la réponse dès qu’elle se décide. Rien de plus.“

Ce n’était pas un bien grand service, ça Hansof pouvait le faire sans soucis. Et puis, ce n’était qu’un prêté pour un rendu.

“Entendu, je vous tiens au courant !”

L’artisan-mage sourit. “Vous voyez, je ne vous demande pas Minas ! Et au final, ces petits services rendus font que nos deux journées se passent pour le mieux. Vous pensez pas que si tout le monde faisait comme ça, si tout le monde s’entraidait de petits services, tout le monde serait plus heureux, à la fin de la journée ?“

Hansof se gratta le début de calvitie qui trônait sur son chef. “Oui, sans doute. Si au ministère, tout le monde se comportait comme ça, les procédures prendrait chacune, au bas mot, deux fois moins de temps.“

Il rirent tous les deux un bon coup. Mais quand le fonctionnaire se tourna pour repartir, il s’interrompit.

“Attendez une minute, monsieur Alémope, vous prônez ainsi les actions désintéressés, pourquoi vous faites payer la cité pour vos services d’artisans mage ?“

L’intéressé s’esclaffa. “Je ferais certainement ce travail gratuitement et avec plaisir, si la cité elle-même n’était pas si dispendieuse en terme de matières premières, taxes commerciales, loyers, taxes de transport, taxes de…“

Hansof leva la main. “C’est bon, j’ai compris.”

“Au final, je ne fais que subvenir aux besoins de ma communauté en faisant ainsi payer la cité pour mon travail. Ça me permet de me mettre au service de mes proches gratuitement pendant un certain temps.“

“Ce serait en effet compliqué d’appliquer ce mode de pensée aux autres traditions qui habitent la ville.“

L’artisan fronça alors les sourcils “Désolé de vous interrompre, monsieur Hansof, mais vous n’avez pas dit que vous étiez pressé ?“

“Mince !“

Et il détala en direction du quartier central, celui de la neuvième tradition, qui était aussi celui dans lequel se trouvait les bureaux du gouvernement de Cosma : le quartier de l’Égérie.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Hansof était à bout de souffle. Cela faisait plusieurs heures qu’il n’avait plus la force de courir et il criait le nom de sa patronne plus par réflexe qu’autre chose.

Les ombres s’allongeaient dangereusement et il croisaient nombre de personnes qui rentraient chez elles après une dure journée de travail..

Il était revenu à son point de départ. C’était le quartier central qui était le quartier des guides mais aussi celui de l’administration centrale, dont Hansof était fonctionnaire.

En passant devant les gardes municipaux qui limitaient l’accès au quartier – et qui, le reconnaissant, lui firent un léger signe de la tête – il eut beaucoup de mal à contenir sa frustration face à l’ironie de la chose.

Et dire que si je m’étais assis sur un banc à l’attendre, j’aurais pu la croiser beaucoup plus tôt… Et surtout je n’aurais pas passé ma journée à courir à travers littéralement tous les quartiers de la plus grande ville du monde.

Le zélé fonctionnaire se retrouva au pied de la Tour Noire, qui était le siège, à Cosma, de la très secrète neuvième tradition, l’Égérie. Là, deux gardes vêtus de noir lui barrèrent la route.

“Désolé, monsieur, mais vous ne pouvez pas rentrer ici sans une autorisation spéciale ou sans être accompagné par un guide.”

Le commis sentit la lassitude le gagner. Il lâcha un long – un très long – soupir.

“Écoutez messieurs, j’ai été mandaté par la Grande Chancelière pour venir lui apporter cette nouvelle dès que j’en aurais pris connaissance. Pour cela, je me suis levé bien avant l’aube, alors que vous même ronfliez encore sous vos édredons, et ne pourrait regagner le mien tant que cela ne sera pas fait. Alors je préfère vous prévenir, et tenez-le vous pour dit, que de gré ou de force, VOUS ALLEZ ME LAISSER PASSER !“

Hansof n’avait jamais crié de la sorte. Il avait beau être facilement décontenancé, contrarié, surpris, pris au dépourvu, penaud ou bien estourbit, sa réputation n’a jamais – au grand jamais – été entachée par quelque comportement aussi colérique.

Mais la fatigue mentale dépassait largement la fatigue physique, et bien qu’essoufflé d’avoir crié, il remercia les dieux qu’il ne portât pas d’arme, car le garde zélé s’en serait trouvé fort marri.

Surtout qu’il refusait toujours de le laisser entrer.

“Allons, allons, pourquoi toute cette commotion ?“

La personne qui avait prononcé ces mots était une femme d’âge mûr, habillée en civil, et qui avait été attirée par les cris du fonctionnaire.

“Madame la Juge Suprême !“ salua le garde. “Nous sommes désolés du dérangement.“

La vieille femme sourit. “Le soleil s’est couché, j’ai déposé mon insigne, je ne suis plus qu’une simple guide jusqu’à demain matin.“

Le commis s’en retrouva tout penaud – un sentiment qui, comme on l’a mentionné, il connaissait bien – et s’excusa à de nombreuses reprise, car les Juge Suprême son les personnes les plus hautes gradées de l’Égérie.

Mais ils ont surtout le rôle de médiateurs et de diplomates dans toutes les affaires d’apparence insoluble. Ainsi, après que Hansof lui a expliqué la raison de sa présence, elle proposa le compromis suivant :

“Et si je vous accompagnais à l’intérieur ? Si ce que vous dites est vrai, votre commission ne devrait pas prendre trop longtemps. Ainsi, vous pourrez délivrer votre message tout en respectant les lois de cette tour.“

Le fonctionnaire la remercia mille fois.

À l’intérieur de la tour, ils n’eurent pas à marcher bien longtemps. Les affaires étrangères à la tradition – même celles impliquant la Grande Chancelière – se faisaient au rez-de-chaussée, les autres étages étant confinés au secret.

Ils arrivèrent devant une grande porte de bois sur laquelle était inscrit un nom pompeux, du genre “Salle de l’Étoile“.

Sans aucune forme de cérémonie, et malgré les protestations de son accompagnatrice, Hansof ouvrit la porte et pénétra dans la salle.

Son regard se posa d’abord sur le petit homme – il devait être encore plus petit que lui – qui était entièrement vêtu de noir, arborait l’insigne des Juges Suprêmes sur le thorax et qui le dévisageait l’air très sévère.

Bien entendu, il le reconnu : c’était le porte-parole des guides pour l’administration de Cosma. La personne la plus haut gradée de l’Égérie. Le chef de tous les Juges Suprêmes.

Hansof sentit son ventre se serrer. Il ne fallait pas plaisanter avec cet individu-là.

Il sentit cependant le ravissement le gagner quand il posa les yeux sur la personne assise en face de lui. Il s’agissait d’une femme élancée, au traits fins mais à l’air sévère. Ses vêtements était simples mais de qualité, et sur sa poitrine trônait la broche réservée à la plus haute fonction de la cité : l’insigne de la Grande Chancelière.

“Madame Carmin !“ rugit le fonctionnaire, subjugué par l’allégresse.

Elle se leva avec aigreur “Que me vaut cette intrusion, Enven ? Ne voyez-vous pas que je suis en pleine réunion ?“

“Désolé”, s’excusa Hansof en faisant un petite courbette insignifiante, “mais vous m’aviez dit de venir vous prévenir immédiatement lorsque…“

Il laissa traîner la fin de sa phrase, mais Madame Carmin avait tout de même compris l’enjeu. Ses yeux s’agrandirent, et elle sorti de la pièce en un éclair, faisant valdinguer la chaise sur laquelle elle était assise l’instant d’avant.

Le Juge Suprême s’en retrouva abasourdi, un peu contrarié et très confus.

Hansof ramassa la chaise que la chancelière avait renversé, et se laissa tomber dessus avec lourdeur. Il pu enfin souffler, et les deux guides présents dans la pièce était persuadés que son embonpoint allait se dégonfler tellement le soupir de soulagement qu’il poussa était profond.

Ses traits se creusèrent sous le poids de la fatigue qui tombait finalement sur lui, et un mince sourire se déposa sur ses lèvres.

C’était fini.

Mais le Juge Suprême ne l’entendait pas de cette oreille.

“J’ose espérer que vous avez une bonne explication pour ce qui vient de se passer, monsieur.“

Hansof eut envie d’éclater de rire. Les préoccupations d’une des personnes les plus importantes de la cité semblaient tellement insignifiantes devant ce qu’il venait d’accomplir.

Mais la vie ne s’arrêtait pas là – c’était le tout le contraire, d’ailleurs – et ainsi le commis pris soin d’expliquer aussi brièvement qu’il lui était donné la situation :

“Vous savez sans doute que Madame Carmin a une fille, n’est-ce pas ? Et bien, depuis ce matin, elle a aussi une petite-fille.“

Le Juge Suprême affichait une expression coite. Hansof ne s’en formalisa pas, et pris congé d’une manière qui lui aurait valu bien des problèmes en d’autres circonstances.

“Sur ce, je vous laisse, je vais aller dormir deux ou trois jours. Je suis sûr que madame la chancelière reviendra vers vous pour finir le processus de ratification. Bonne soirée !“


Hansof frissonnait. Il était immobile, assis sur un banc, les vêtements imprégnés de sueur, à la merci du vent, frigorifié.

La guide de tantôt vint s’asseoir à côté de lui.

“Vous devriez allez dormir, tant que vous le pouvez.“

“C’est amusant,“ releva-t-il, “mais ça fait des années que je travaille au service de la ville, sans vraiment la connaître. Elle est tellement riche et pleine de cultures différentes…“

“C’est pour ça qu’on l’appelle la Cité-Univers, c’est parce qu’elle rassemble toutes les cultures du monde et les surpasse pour former une société unique en son genre. Vous pourriez passer votre vie à essayer d’en apprendre toutes les subtilités que vous n’en connaîtriez pas le dixième.“

Après quelques instants de silence, Hansof sourit.

“Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve ça beau.”

Leave a Comment