En l’an 256 du Troisième Âge
Juste un caillou.
C’était juste un caillou que je tenais dans ma main. Pour n’importe qui d’autre, c’était un bout de caillasse qui ne valait même pas la peine qu’on lui donne un coup de pied dedans, mais pour moi, c’était bien plus.
Je tournai la tête vers le mur de mon bureau sur lequel j’affichais depuis quelques mois le plus grand exploit de ma carrière. L’article scientifique que j’avais publié, les unes de journal qui avait relayé mon exploit, et même un encadré de la calligraphie décrivant le sort que j’avais inventé, qui m’avait été offert par mon petit frère.
J’avais révolutionné la paléontologie une fois déjà, en concevant un sort qui permettait de dater précisément n’importe quel artefact archéologique. Bien sûr, il avait des défauts. Par exemple, il ne fonctionnait que sur des échantillons relativement entiers, sinon le sort ne datait que le moment où il avait été brisé. Mais c’était déjà une révolution en soi.
Je pensais qu’il faudrait attendre encore bien après ma mort pour qu’une autre révolution de ce genre ait lieu, mais je me trompais.
Je tenais dans mes mains le plus vieil échantillon archéologique jamais daté, remontant à 4192 ans avant le début de notre calendrier. Le plus important n’était pas cette date en soi, mais le fait qu’elle corroborait une théorie qui existait depuis le Premier Âge, et qui établissait la création du monde sur une base para-scientifique de numérologie. Cette théorie avait toujours été étudiée de près, car aujourd’hui, on savait que les para-sciences avaient des bases fonctionnelles — même si elles tenaient plus de la théologie qu’autre chose.
Le fait qu’une théorie para-scientifique fût corroborée par de la science dure était toujours une preuve que la théorie, même si elle semblait a priori fumeuse, avait une part de vérité.
Sauf que là, en termes de numérologie, il n’y avait pas d’à peu près possible. Les nombres correspondaient, il n’y avait absolument aucun doute.
Je venais de dater la création du monde.
« Professeure, comment est-ce que les numérologues du Premier Âge ont pu théoriser la date de la création du monde avant même de savoir quand la fin du monde aura lieu ? »
Nous étions dans le bureau de la doyenne d’anthropologie de l’Université d’Oasis, une semaine après l’invention de mon fameux sort. Il y avait également le doyen de paléontologie, mon supérieur hiérarchique, ainsi que trois consultants étrangers qui restaient en retrait et dont j’avais oublié le nom.
Nous nous étions réunis ici après une conférence que j’avais donnée pour présenter mes résultats et qui avait suscité le déplacement d’éminents scientifiques du pays. Après la fin de la conférence, la doyenne d’archéologie, qui était restée silencieuse pendant toute la présentation, était venue me voir pour parler justement de numérologie.
« Et bien, » me répondit la professeure, « Ils n’ont pas à proprement parler théorisé de date exacte, mais selon leur interprétation de ce qu’ils savaient, la durée de vie totale du monde était une puissance de huit, ou le double d’une puissance de huit. »
Mon chef se redressa sur mon siège. « Pourquoi huit ? Ils avaient des éléments pour penser spécifiquement à huit ? »
La professeure se leva et se dirigea vers la fenêtre à grand carreau qui illuminait son bureau, et où on pouvait admirer le soleil couchant teinter de rose le ciel de l’impétueux désert qui entourait la ville.
« Et bien, pour commencer, le nombre de Psychopompes. Les huit traditions fondées par les dieux et dirigées par les Psychopompes est le premier marqueur de l’importance pour les dieux du nombre huit. »
Mon chef et moi commençâmes à interjeter ensemble, mais il me laissa parler. « Oui, mais il y a neuf traditions. Même si la neuvième n’a pas de Psychopompe, au total il y en a bien neuf. Et il y a six valeurs fondatrices transmises par les dieux, celles-là mêmes dont la combinaison a donné les huit traditions… Ça semble précaire, comme argument. »
La professeure hocha la tête sans quitter le paysage des yeux.
« Certes, mais d’un point de vue symbolique, c’est le résultat qui est à prendre en compte, pas la cause. Et la neuvième tradition peut être exclue étant donné qu’elle est centrée autour de l’humain, pas des valeurs fondatrices. » Elle se tourna vers moi. « D’ailleurs, ne dit-on pas en théologie qu’il y a ‘huit plus une’ traditions ? »
Je restais incrédule. « Et c’est la seule chose sur laquelle sont basés les numérologues pour établir la durée de la vie du monde ? »
Elle secoua la tête. « Non. Ce qui a renforcé cette conviction, c’est que le nombre huit est présent partout dans la création divine : les huit couleurs de la Rose, qui est le symbole de notre monde —qui en tire d’ailleurs son nom, Rosarya—, les huit aspects de la matière et du vivant —solide, liquide, gazeux, inerte, vivant, les transformations, l’animal et la conscience—, etc. Je ne vais pas vous faire toute la liste, mais ce que les dieux créent, en théologie, est très souvent accompagné du nombre huit. »
Mon chef leva ses lunettes et se pinça l’arrête du nez. « Et on est sûr que ce n’est pas un biais d’interprétation ? »
La professeure haussa les épaules. « C’est ce qu’on étudie depuis des siècles. Mais vous connaissez les para-sciences : tout comme le tarot ou l’astrologie, bien qu’elles soient très réelles et concrètes, dès qu’on essaye de les étudier avec méthode, on tombe sur une grande quantité de données interprétatives… »
Elle retourna s’asseoir à son bureau.
« Tout ce que je voulais vous dire, c’est de garder un œil sur cette théorie. Ce n’est pas un angle d’étude en soi, mais si vous trouvez des résultats qui la valide, d’une manière ou d’une autre, ça veut dire qu’elle a une grande part de réel. »
Nous restâmes tous muets un moment, plongés dans les implications que venait de soulever notre échange.
Puis, je fis le lien dans mon esprit. « Attendez… Depuis la Grande Quête annoncée par les dieux il y a deux siècles, on connaît la date de la fin du monde. C’est le dernier jour de l’année 4000 du calendrier divin. Cela veut dire, que selon les numérologues, le monde a été créé… »
Je fis une série de calculs dans ma tête pour essayer de déterminer quelle puissance de huit conviendrait le mieux. On avait déjà trouvé des artefacts archéologiques datant de la préhistoire et vieux de plusieurs siècles avant le début de notre calendrier. Donc quatre mille quatre-vingt-seize était trop court. Peut-être le double, comme elle disait ? Ce qui nous amènerait à…
« Quatre mille cent quatre-vingt-douze ans avant le début du calendrier divin, » finit à ma place la professeure. « Pour une durée totale de huit mille cent quatre-vingt-douze années d’existence. Soit huit puissance quatre, fois deux. C’est actuellement la théorie la plus consensuelle dans le milieu. »
Je baissai les yeux sur mes genoux. 8192 années d’existence pour notre monde. 4192 ans avant l’Ère des Humains. 7665 ans avant notre ère. Si c’était vrai, notre monde avait déjà vécu quatre-vingt-quatorze pourcent de son existence.
Je dus m’agripper à mon siège pour ne pas céder au vertige que cela avait induit en moi.
Je reposais le caillou sur ma table de travail. Je venais de confirmer la théorie des numérologues. Je venais de dater l’âge du monde. Je venais de confirmer la raison pour laquelle on n’avait jamais trouvé de fossile vieux de plus de huit mille ans.
Que devais-je faire ? Annoncer ma découverte ? Garder le secret ? Attendre de confirmer mes résultats, tout en sachant que ça prendrait des années, des décennies ?
Je me levai et allai ouvrir la fenêtre. L’air glacé de la nuit désertique me griffa le visage. Je pris une grande inspiration, ce qui me fit un bien fou.
Il fallait que je me change les idées.
Je sortis du bâtiment et commençai à errer dans le campement archéologique du site de fouilles sur lequel je travaillais. Enfin, « campement » était un bien piètre euphémisme quand on voyait la ville que c’était devenu au fil du temps. Dès le milieu du Deuxième Âge, quelques décennies à peine après qu’on a découvert que ce lieu perdu dans le désert de Kayis nichait une quantité dantesque de vestiges préhistoriques, on avait commencé à ériger des bâtiments en dur. Plusieurs siècles plus tard, avec les techniques d’extractions modernes, le site n’était toujours pas épuisé de ses merveilles paléontologiques et le campement devenu village s’était en mu une véritable ville, avec son auberge, ses champs de cactus, de dattiers et de cormiers, et même un hôtel de ville pour accueillir la direction d’un baron nommé spécialement pour gérer la population locale.
Je finis par atteindre le seuil du site de fouilles, dont l’accès était barré par un simple parapet de pierre blanche. Je plongeai mon regard dans la vaste vacuité du trou creusé des siècles auparavant, tentant de faire le point sur cette découverte.
La seule question qui comptait, en réalité, était : quels en sont les enjeux ? Est-ce que ça va faire trembler tous les théologiens du monde, ou est-ce que ça ne deviendra qu’une ligne de plus dans les manuels scolaires ?
Et ce fut à ce moment précis, en entendant le vent sifflant faire monter un écho sombre depuis le gouffre, que je me rendis compte : ce n’était pas mon problème. Il n’y avait aucune barrière ontologique qui me retenait de publier mes résultats, car ce n’étaient que des faits. Objectifs, vérifiables, avec une pointe de sel concernant la méthode et la reproductibilité.
Ça avait été presque par hasard que j’avais inventé ce sort de datation, qui relevait plus d’une magouille technique liée aux cercles de magie que j’utilisais que d’un véritable effet de sort. C’était par chance que le caillou sur lequel j’avais décidé de m’exercer à lancer ce sort était resté intact depuis la création du monde. Il ne fallait pas que je laisse passer une telle chance. Il faudrait peut-être des décennies de plus pour confirmer méthodiquement ce résultat, alors autant le publier le plus tôt possible.
Je levai les yeux au ciel. Il n’y avait aucun nuage, Mina, la lune nocturne, avait entamé sa descente vers l’horizon. Au loin, une teinte rosée commençait à naître par-delà les dunes. Auba, la lune du matin, n’allait pas tarder à surgir, précédant le Soleil de trois heures exactement.
Je décidai de rester un peu dans l’atmosphère bleutée de la nuit, malgré le froid qui commençait à me mordre sous mes vêtements. J’avais besoin d’une pause. Dès que Auba serait visible, je retournerais dans mon bureau pour rédiger l’article détaillant ma découverte.
Celle datant la création du monde.
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