En l’an 719 du Deuxième Âge
Tout avait été planifié. Millimétré, sans bavure. Alors comment est-ce que ça avait pu dégénérer ainsi ?
L’objectif était simple : renverser le gouvernement. Le plan était clair : s’infiltrer dans le palais de la duchesse, monter jusqu’à son bureau au dernier étage, subtiliser les documents prouvant son implication dans un trafic d’explosifs, mettre le feu à son palais, et sortir. L’incendie devait être déclenché par des camarades, tandis que l’infiltration et le vol de documents devait être commis par moi-même. Seule.
Seulement, Sanii avait insisté pour m’accompagner. Ce n’était pas surprenant, elle était à mes côtés depuis des années, bien avant même qu’on envisage de renverser la tyrannie ducale. Elle prétextait que ça allait être dangereux, qu’on ne pouvait pas être sûres que la duchesse n’avait pas laissé quelques miliciens pour garder son palais. Elle avait tellement insisté que j’avais fini par accepter.
Le début du plan s’était déroulé sans encombre. Nous nous étions faufilées par la lucarne de la cave à vin qui avait été laissée ouverte par un serviteur sympathisant. Sanii avait cependant eu un peu de mal, avec sa carrure démesurée et son guardard — un grand pavois de métal pourvu d’une pique à son extrémité. Je me sentais néanmoins rassurée de sa présence, je savais que je pouvais compter sur elle en toute circonstance et qu’elle ne me ralentirait pas.
Malgré la maigreur du repérage que nos camarades avaient fait, nous pûmes naviguer sans problème à travers le tortueux édifice, ne croisant ni serviteur, ni milicien. Nous gravîmes les nombreux escaliers menant aux appartements privés de la duchesse et et parvînmes à son bureau.
Le timing était serré. Nous entendîmes des clameurs venant de l’extérieur, nous indiquant que l’incendie avait déjà pris. Il fallait faire vite. Sanii fit le guet à l’entrée de la pièce pendant que je dévalisais les meubles à la recherche des fameux documents.
Je les trouvai enfin, au moment où le bâtiment entier fut secoué par une terrible explosion. Puis une seconde.
Les explosifs ! Nous n’avions jamais pu trouver l’endroit où les explosifs de contrebande étaient stockés, et pour cause : ils étaient ici ! Dans son propre palais ! L’incendie avait dû les déclencher. Si c’était bien le cas, il y aurait sans doute d’autres explosions à venir. Nous devions sortir d’ici au plus vite.
La température monta de plusieurs degrés en l’espace de quelques secondes, et Sanii me supplia de me dépêcher. On pouvait déjà voir la lueur des flammes en bas des escaliers.
Suivant le plan à la lettre, je fourrai les documents dans une serviette de cuir que je lâchai à travers la fenêtre du bureau, où un camarade judicieusement positionné en bas put les récupérer avant de déguerpir. Au même moment, Sanii lança un sort de Création pour générer une bulle d’air persistante autour de nos deux visages comme le plafond se couvrait de fumée noire.
Alors que je me ruais vers la sortie de la pièce, une troisième explosion secoua les murs, plus terrible encore que les précédentes.
Un craquement sinistre me fit lever les yeux au plafond, et je constatai avec horreur qu’une poutre s’était arrachée de la structure pour se précipiter sur moi. Je fis un bond sur le côté pour ne pas finir écrasée, mais je ne fus pas assez rapide et elle s’abattit sur ma jambe.
Sur le moment, je ne ressentis aucune douleur. Mais la pulpe de chair qui constituait désormais ma jambe en dessous du genou suffit à m’indiquer que je n’étais pas indemne, loin de là.
Je tentai de m’extirper, mais les résidus de tissus et de tendons qui étaient autrefois ma jambe et qui étaient toujours solidement attachés à mon genou étaient coincés sous la pesante poutre.
Réalisant ma fatale situation, je me tournai vers Sanii qui était déjà en train de se précipiter sur moi pour m’aider.
Elle tenta de soulever la poutre, mais celle-ci s’était encastrée dans le mur et il était impossible de la soulever ou de la faire glisser. Elle essaya alors d’arracher les chairs qui me bloquaient, mais ne parvint qu’à m’arracher de longs hurlements de douleur.
C’était certain, à présent : j’étais condamnée. Je ne pourrais jamais sortir d’ici avant que tout ne s’effondre.
Pars, Sanii ! Tentai-je de crier. Sauve-toi ! Mais à cause du vacarme de l’incendie et du palais sur le point de s’écrouler, je n’entendais même pas ma propre voix.
Je la tirai par l’épaule et lui fis signe de partir. Elle se leva, regarda autour d’elle, plongea ses yeux dans les miens, et me fit ‘non’ de la tête.
Le sort de bulles d’air s’estompait peu à peu et nos poumons commencèrent à se tapisser de suie au fil de nos respirations. Alors que les flammes gravissaient l’escalier, barrant l’ultime chance pour Sanii de s’enfuir, elle m’enlaça de ses bras épais. Je tentai de me débattre, frappant, toussant, mais elle ne bougea pas d’un pouce. Elle se positionna au-dessus de moi, me couvrant complètement, comme pour me protéger une dernière fois, faire barrage de son corps et me donner une infime chance d’en réchapper.
Alors que je me débattais de rage et de tristesse, elle passa sa main gantée dans mes cheveux en susurrant ses dernières paroles à mon oreille.
« Ça va aller. Je suis là. »
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