10 – Ruse sournoise

En l’an 1267 du Premier Âge — 18ème année de la Guerre Triangulaire

« Des fusardiers ! Des saloperies de fusardiers ! »

Je hurlais de rage, moins à l’encontre de ma partenaire que de désespoir. Les projectiles sifflaient au-dessus de nous, du son caractéristique des balles de fusard autopropulsées par de la poudre grise.

Au fur et à mesure que les balles explosaient sur la muraille en dessous de notre poste de tir et derrière nous sur les bâtiments de la cité, l’air se saturait d’un produit toxique dont nous n’étions même pas capables de deviner la nature.

Alors que j’entendais le peloton d’infanterie gardant la grande porte commencer à tousser en contrebas, je pointai mon nez au-dessus de la balustrade pour tenter de discerner les troupes ennemies.

« Alors, c’est qui ? » me demanda ma partenaire, « ne me dis pas qu’ils nous ont envoyé l’Escadron des Mantes ? »

Je rabattis ma tête rapidement pour ne pas me prendre une balle. « J’en n’ai pas l’impression. Il n’y a pas d’étendard alchimiste là-bas, que des shamans. »

Je soufflai tout en tentant de rencorder mon arc. « Depuis quand les shamans ont des fusards ? »

Ma partenaire, dont la brigandine avait pris un sale coup lors de l’assaut soudain de l’ennemi, ôta son casque, le visage plissé dans une moue pensive.

« Attends, c’est pas normal. Je ne pense pas qu’ils cherchent à prendre la cité. »

Ayant enfin réussi à encorder mon arc malgré l’espace minuscule dont nous disposions sur notre poste de tir, je la dévisageai d’un air incrédule. « Comment ça ? »

« Réfléchis ! S’ils voulaient abattre les murs, ils utiliseraient des sorts bien plus destructeurs dans leurs munitions. Clairement, ils ont conçu un sort spécial et monté un escadron de fusardiers dans un but très spécifique… Il y a quelque chose qui cloche ! »

Les vapeurs toxiques commençaient à s’intensifier autour de nous. Ma gorge commençait à piquer et les soldats en bas toussaient de plus en plus fort. Heureusement pour nous, les vapeurs étaient lourdes et restaient près du sol, loin de notre poste en hauteur.

« Ils cherchent peut-être à nous tuer avec ces vapeurs, pour ne pas risquer d’endommager les bâtiments, » suggérai-je. « C’était leur cité, avant, non ? » Ma partenaire n’avait pas l’air convaincue. « Ou alors, ils veulent nous forcer à faire une sortie pour nous attirer dans un piège… »

Elle hocha la tête. « C’est possible. Mais dans ce cas, il faudrait savoir dans quel genre de piège. » Elle remit son casque. « Bouge pas, je vais essayer de voir. »

Elle se lança un sort que je connaissais très bien, qui lui améliorait considérablement la vue et qui lui permettait d’ordinaire de repérer les cibles qu’il me fallait ensuite abattre.

Au moment même où elle émergea au-dessus de la balustrade, une balle ricocha sur son calot de cuir sans pour autant exploser. Loin de la décourager, elle scruta les rangs ennemis avec sa vision grossissante.

« Là ! Il y a un genre de gros chariot étrange… »

Elle continua d’observer pendant plusieurs longues minutes, alors même que le feu nourri de l’ennemi commençait à réduire.

« Oh… Je vois… »

Elle se rassit à mes côtés. Quand je lui lançai un regard interrogateur, elle se contenta de m’ordonner : « Va chercher un mage capable de lancer un puissant sort de protection. Moi, je vais prévenir le commandant. »


Une demi-heure plus tard, nous étions revenues à notre poste de tir en hauteur. Les tirs de fusard avaient cessé, et l’armée ennemie était postée à la limite de la portée de nos archers.

La cité entière était tapissée de cet épais nuage toxique. Il n’avait pas l’air mortel, mais quiconque n’avait pas appliqué un linge humique sur son visage était incapable de faire quoi que ce soit, toussant jusqu’à cracher ses poumons.

Devant la pression exercée par la situation, notre infanterie s’était tassée sur le pont reliant la grande porte à l’extérieur, prête à faire une sortie malgré le danger imminent dont nous l’avions prévenue. Fort heureusement, nous pûmes apercevoir l’archimage que ma partenaire m’avait demandé de trouver.

Cette dernière était debout, son sort de nouveau actif, et me donnait des indications qui me permettraient d’effectuer des tirs si besoin. J’encochai une flèche.

En contrebas, un ordre fut lancé, et j’entendis le pas sourd de notre infanterie lourde qui s’ébranla vers l’ennemi.

Dans l’instant de silence tendu qui s’ensuivit, je me crispais sur l’encoche de mon arme.

« Maintenant ! » ma partenaire rugit. Je visai le ciel, et tirai ma flèche sifflante dans les airs.

Sans perdre une seconde, je saisis une autre flèche et me hissai au-dessus de la balustrade de notre poste de tir. C’était exactement comme nous l’avions prévu. Le chariot étrange que l’ennemi trimbalait en première ligne était leur réserve de liquide infusé du sort de vapeur toxique, celui-là même qu’ils mettaient dans leurs balles de fusard. Après avoir attendu que notre armée fasse une sortie, ils renversèrent les centaines de litres de liquide sur le sol, déclenchant toute la magie y étant infusée. Ils avaient le vent dans le dos, notre armée n’avait aucune chance…

Sauf que ma flèche sifflante avait servi à alerter notre archimage, qui lança alors un puissant sort de protection, faisant apparaître un mur de vent entre les deux armées. La vapeur toxique roula sur elle-même, incapable de passer, et commença à s’étaler parmi les troupes ennemies.

Aussi vite que je le pus, j’allumai ma seconde flèche à l’aide de la torche dont tous les postes de tir étaient équipés, et la décochai.

J’étais une tireuse d’élite, la meilleure de mon bataillon, et la flèche suivit une trajectoire en cloche parfaite, passant juste au-dessus du mur de vent pour s’abattre au cœur du nuage toxique.

L’explosion qui s’ensuivit fit trembler le champ de bataille, et pendant un instant je cru que notre poste de tir allait s’écrouler.

Un ordre fut braillé, le mur de vent tomba, et notre infanterie fondit sur l’ennemi.

Je chus sur les fesses, exténuée par la pression. J’aurais dû garder mon poste et soutenir notre armée, mais bien que la bataille n’était pas finie, elle était déjà gagnée.

Ma partenaire s’écroula à côté de moi, dans le même état.

Nous avions réussi. Nous avions retourné le piège de nos ennemis contre eux.

Nous avions sauvé la cité.