L’ovate est morte cette nuit. C’est ce que m’apprit ma mère au réveil.
Un grand désespoir me gagna, car l’ovate était notre seule chance de survie, et elle n’a laissé derrière elle aucun apprenti susceptible de prendre sa relève.
Je m’habillai sans un mot, en prenant mon temps. Ce qui était stupide, vu à quel point le temps nous manquait.
Au petit déjeuner, je n’avalai rien. Il n’y avait que du porridge à table, le village avait sacrifié toutes ses bêtes il y a bien longtemps. Ma mère non plus ne mangea pas. Elle fit mine de touiller son bol de porridge, pour m’enjoindre à avaler quelque chose, mais ne parvint pas à porter la cuillère à sa bouche.
« Tu vas travailler, aujourd’hui ? » me demanda-t-elle, l’air absent. Depuis la mort de papa, ce n’était plus la même femme, mais d’habitude, elle ne se perdait pas en paroles superficielles. Même face à la mort, c’était resté une femme directe, qui ne dissimulait ni ses émotions, ni ses pensées. Quelque chose clochait.
Je l’observai du coin de l’œil. Lorsqu’elle se leva pour débarrasser la table, je pus apercevoir un genre de tache sur son avant-bras, quand la manche longue de sa robe se retroussa légèrement.
« Maman ? » l’apostrophai-je. Elle s’arrêta dans son mouvement, le dos tourné.
« Je suis désolée. » me répondit-elle simplement.
Je me levai à mon tour. « Je peux voir ? »
Elle plaça une main sur sa manche, à l’endroit où se trouvait la tache. Elle hésita un instant, puis se retourna vers moi. Lentement, détournant le visage, elle retroussa sa manche complètement.
C’était une marque que nous ne connaissions que trop bien. Une auréole irrégulière noire, bordée d’un liseré brun. La marque était récente, elle ne saignait pas encore. Mais bientôt, elle allait s’étendre. Quand elle aura fait le tour de son avant-bras, celui-ci pourrirait et tomberait. D’autres marques apparaîtraient alors sur son corps à d’autres endroits, faisant pourrir tout son être peu à peu. Puis enfin, une ultime tache apparaîtrait sur son cou. Et quand elle se serait étendue…
Mon père, l’ovate et maintenant presque la moitié des villageois avaient déjà péri de ces marques. Sur les personnes restantes, la plupart en portait sur eux en ce moment, et ne ferait donc pas long feu. Nous n’étions qu’une poignée à être épargnés. Pour le moment.
Tout ça parce que nous avions attiré sur nous l’ire divin.
Nous portions la malédiction des dieux d’En-bas.
J’étais bûcheron, alors je bûchais. Ça pourrait sembler futile, comme le peu de survivants que nous étions avait déjà largement assez de bois pour se chauffer — et de toute façon notre village était condamné. Mais travailler m’aidait à oublier un peu le malheur qui s’était abattu sur nous.
Je levai la tête pour scruter la forêt. Tout cela était incompréhensible, nous vénérions avec ferveur Drohssa, la déesse qui siégeait dans la forêt éponyme. Il y avait un grand nombre de loups blancs qui y vivaient. De magnifiques animaux qu’on ne pouvait trouver que dans cette région. Nous ne les chassions pas, bien entendu, et les offrandes régulières que nous faisions à la déesse faisait qu’elle nous protégeait de leur menace.
Mais depuis quelques mois, les loups blancs se faisaient de plus en plus rares. La déesse répondait de moins en moins à nos invocations, jusqu’à ne plus répondre du tout. C’est alors que la malédiction des dieux d’En-bas s’était abattue sur nous.
Il avait dû se produire quelque chose de terrible, d’impardonnable au point que notre déesse se ferme à nous complètement et que les dieux d’En-bas s’en mêlent pour nous frapper d’une juste punition, car tel était leur rôle.
L’ovate de notre village était érudite, elle jouait son rôle à la perfection. Elle connaissait très bien les atouts de la déesse, savait interpréter ses messages et avait toujours su nous rectifier lorsque notre comportement lui déplaisait. Mais lorsque la marque apparut, elle se trouva impuissante. Et sa mort sonna notre glas, car plus personne n’était alors capable d’interpréter les signes divins.
Le surlendemain, j’appris avec tristesse que j’étais la dernière personne qui ne portait pas de marque. Tous les autres avaient subi la malédiction.
L’instituteur — qui était notre doyen et avait pris le rôle de chef après la mort de la bourgmestresse — vint frapper à notre porte pour me confier une ultime tâche.
« Tu va devoir porter le dernier espoir de notre village. » l’écoutai-je en l’installant dans un fauteuil en rotin. « Il faut que tu joignes la ville et que tu préviennes le baron. »
Je fronçais les sourcils. « Il n’est pas déjà au courant de la malédiction ? »
Il hocha sensiblement la tête. « Plus ou moins. Nous avions déjà envoyé un messager pour le prévenir de notre état, mais il n’a rien fait. J’ai beaucoup réfléchi à ça depuis, et je pense avoir une idée pour le convaincre. Mais toi seul peu aller à sa rencontre. Si nous nous pointons dans sa demeure avec des marques, il nous traitera comme des pestiférés. »
Je hochais la tête. « Je vois. Et qu’est-ce que je dois lui demander ? »
Il soupira. « De nous envoyer ses meilleurs ovates. Ils ne connaîtront pas Drohssa aussi bien que feu la nôtre, mais certains d’entre eux sont très compétents et ont beaucoup d’expérience. Et en tant que tels, j’ose espérer qu’ils accepteront de venir à notre secours. Qui sait ? Peut-être qu’un regard neuf permettra de démêler la situation ? »
Je gardai le silence un instant, avant de lui répondre. « D’accord. Je le ferai. »
Il soupira de soulagement. « Merci. Pars le plus tôt possible, s’il te plaît. Certains d’entre nous n’en n’ont plus pour très longtemps. » Son ton et sa gestuelle indiquaient qu’il ne faisait pas allusion à lui-même. Il effleura avec une tristesse sobre la marque qui ornait son cou.
« Je fais mon sac et je pars aussitôt. »
Une fois que l’instituteur prit congé, ma mère me rejoignit au salon.
« J’ai entendu ce qu’il a dit. Tu sais… » Elle prit une grande inspiration. « Tu n’es pas obligé de revenir. »
Je levai un sourcil interrogateur. Elle reprit. « Tu es encore jeune, et tu es le seul qui n’a pas été maudit. Saisis cette chance et enfui toi d’ici. Va vivre ta vie ailleurs. »
Ses yeux étaient embués du désespoir de la mère qui ne voulait pas que son enfant meurt. Je pris sa main dans la mienne. « Ne t’en fais pas, maman, je ferai tout pour vous sauver… »
Une heure plus tard, mon sac était prêt. J’enlaçai ma mère, qui me promit que quoi qu’il arrive, elle serait fière de moi. Je lui dis au revoir, et elle me dit adieu. Ce fut la gorge serrée que je quittai mon village dans la brume tombante de la mi-journée.
La route menant jusqu’à la ville longeait la forêt. Approchant de l’endroit où elle se détachait de la lisière pour filer à travers les champs, je distinguai une silhouette immobile au milieu de la voie.
C’était un animal. Un grand loup, dont le garrot m’arrivait au-dessus des hanches. Son pelage était blanc comme neige, avec deux longues stries orangées dans son pelage, partant de son cou jusqu’à sa croupe.
Et il me fixait.
Nous restâmes ainsi immobiles pendant de longues minutes, à environ cinquante pas de distance. Lui me dévisageant, moi trop effrayé pour bouger.
Il finit par lentement s’éloigner de la route, en direction de la forêt, sans me quitter des yeux. Puis d’un bond véloce, il se détourna de moi et disparut entre les arbres.
Était-ce un avertissement ? Peu importait, il fallait que je continue ma route.
Quand j’atteins les portes de la ville, le soleil s’était déjà couché depuis un petit moment. Je ressentis un grand soulagement. Une pointe d’espoir.
Je me mis à déambuler en ville, vaquant de quartier en quartier, aux aguets. Quand un homme louche finit par me demander ce que je cherchais, je lui répondis simplement, d’un air entendu, « un acheteur ».
Je fus conduit dans l’arrière-boutique d’une taverne mal famée, où une femme âgée au rictus mauvais m’attendait.
« Que puis-je faire pour toi, petit paysan ? »
Sans prononcer un mot, j’ouvris mon sac et sortis la marchandise. Les yeux de la vieille brillaient.
« Grands dieux ! On m’avait parlé de cette fameuse fourrure, mais la voir en vrai ! » Elle plongea sa main dans les fourrures blanches comme neige. « et il y en a beaucoup en plus ! Jeune homme, tu viens de devenir un homme riche ! »
Je haussais les épaules. « Je me dois de vous dire, je n’ai pas pu toutes les sécher correctement, et certaines sont assez vieilles, donc désolé pour la qualité variable. »
Elle balaya mon excuse de la main. « Ce n’est pas grave. C’est tellement rare que je te ferai quand même un bon prix. »
Au petit matin, je quittai la ville avec une bourse bien lourde. Largement de quoi me refaire une confortable ailleurs et de tenir dix ou vingt ans sans avoir à travailler.
Avant de prendre la route, je me tournai une dernière fois vers l’horizon où on pouvait deviner l’orée de Drohssa. Je restai ainsi un instant, puis me détournai et partis.
Après une petite demi-heure de marche, une silhouette familière surgit au milieu de la route. Le grand loup blanc aux marques orange. Il me fixait, comme la veille, mais j’entrevoyais cette fois une certaine hauteur dans son regard.
C’était sans doute parce que cette fois-ci, il ne resta pas immobile bien longtemps. Il s’avança vers moi. Lentement au début, il se mit à accélérer jusqu’au galop.
Je ne pus pas bouger. J’étais de nouveau pétrifié. Et de toute manière, à quoi bon essayer de fuir ? Jamais je ne courrai plus vite qu’un loup.
J’acceptai donc mon sort, ma punition à moi.
Quand le canidé fondit, gueule ouverte, sur ma gorge, ma dernière pensée fut pleine de remords.
Désolé, maman.
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