12 – Voyage sur le Styx

Aujourd’hui, je suis morte. Ou peut-être l’année dernière, je ne sais pas.

Ou bien le suis-je vraiment ? Ça ne ressemble pas à l’idée que je me faisais de l’Autre Monde. Mais bon, c’est pas comme si les théologiens ou les dieux nous en parlaient souvent.

Tout ce que je vois, c’est le noir. Pas un noir de nuit, ou celui qu’on voit quand on ferme le yeux le soir avant de s’endormir, non. Un noir absolu. Plus que du noir même, le néant.

Nous savons qu’il y a quelque chose après la mort. On ne sait pas quoi, mais c’est sûr que l’Autre Monde existe. C’est la raison même pour laquelle les dieux nous guident et nous ont aidés à fonder les huit Traditions.

Alors pourquoi suis-je nimbée par le néant ?

Quelque chose me turlupine depuis les quelques secondes — ou siècles — que je nage dans cette immensité de rien. Une silhouette, que je ne peux que deviner du coin de l’œil et qui disparaît dès que je me rends compte de sa présence.

Hum. Je sais déjà qui c’est en fait, mais je pense que le nie. Une part de moi s’accroche à la vie, je suppose. Ce doit être pour ça que je n’arrive pas à passer complètement de l’autre côté.

C’est ma Psychopompe. La Grande Maesteriana, la Psychopompe de l’Expressionnisme, ma chère tradition.

Au moment où son nom atteint ma conscience, se faufile entre mes lèvres et se perd dans l’immensité silencieuse du néant de ma presque-mort, je l’entends.

Une douce mélodie mêlant piano, célesta, violon et une poignée d’autres instruments que je n’ai jamais entendus de ma vie — et qui n’existent probablement pas dans la réalité matérielle — berce mes oreilles et apaise mon âme.

Puis je la vois. Elle est grande, majestueuse. Assise sur un tabouret de concert, jambes croisées. Ses dizaines de bras bleus et translucides jouent de la musique, mais aussi écrivent des pièces de théâtre, des romans, sculptent des statues dignes des artistes les plus talentueux de tous les temps et des ustensiles de bois d’une simplicité presque vulgaire.

Ses vêtements sont riches et amples, contenant des milliers de replis impossibles cachant les instruments de tous les arts et artisanats n’ayant jamais été inventés par les humains. Sa tête au teint de porcelaine dodeline pensivement, faisant virevolter son très long nez élégamment courbé. Sur son chef trône un galurin d’artiste irisé dans lequel sont plantées toutes sortes de plumes d’écriture.

Je la vois très nettement maintenant. Elle se tient juste devant moi, comme suspendue dans ce vide qu’elle remplit entièrement par sa présence seule.

Sans brusquerie, elle stoppe tous ses arts. Reste dans l’air une note suspendue.

« Et bien, très chère et très jeune fille, » m’accoste-t-elle de sa voix polyphonique. « Cela fait un bien grand temps que j’attends que tu te décides de quel côte du fin fil du destin tu allais faire un pas. »

Elle plisse les yeux dans un fin sourire charmeur. « N’aie pas peur. Je suis là pour t’accompagner vers l’endroit où tous les humains sont destinés à se rendre un jour. »

Elle range son violon dans les plis de son vêtement, et me tend sa main fantomatique. Mais à l’instant où je commence à tendre la mienne, elle a un petit mouvement de recul.

« Cependant, sache qu’il est toujours possible pour toi de faire marche arrière. Après tout, tu es encore jeune, et pleine de potentiel. Aussi, si ton désir est de répondre à l’appel de ceux qui t’aiment pour retourner vivre le reste de ta longévité matérielle, je ne m’en offusquerai pas. »

Je penche la tête sur le côté, confuse. « L’appel de ceux qui m’aiment ? »

Elle émet un petit rire discret. « Ou plutôt de celle qui t’aime. » Puis, une moue de tristesse apparut sur son visage de poupée. « Ne l’entends-tu pas ? »

Elle se tait, tournant son regard ailleurs, au-delà de l’immense vide qui nous entoure.

Après un instant de silence, je commence à entendre le son d’une voix familière au-dessous de la musique en suspens.

Je n’arrive pas à distinguer les mots, mais le ton est sans équivoque : la voix est teintée de tristesse, de fatalisme, mais aussi d’un maigre espoir. Et surtout, ce qui me crève les tympans est l’amour incommensurable qu’elle porte.

« C’est… Ma femme… » dis-je à voix basse.

La Grande Maesteriana m’offre son plus beau sourire. « Bien sûr que c’est elle. En doutais-tu ? Est-ce parce que tu ne parvenais pas à l’entendre qui tu t’es égarée sur cette immensité vagabonde entre la vie et la mort ? »

Un intense vague d’émotions confuses déborde en moi. Je sens les larmes me monter aux yeux.

« Depuis combien de temps suis-je ici ? »

Elle se frotte la joue de sa main libre. « Je ne sais pas. Le temps n’existe pas vraiment ici. Et moi-même suis intemporelle. »

Elle positionne un doigt sous mon menton pour monter mon regard à sa hauteur. « Mais est-ce que ça a la moindre importance ? Qu’il se soit écoulé une heure ou une décennie, tu sais maintenant que quelqu’un t’attend, portant en elle tout l’amour qu’il est possible d’accorder à autrui. »

Elle se lève, range tous ses instruments dans les innombrables plis de son vêtement — faisant par cela disparaître tous ses autres bras — avant de me tendre la main.

« Alors, ma très chère protégée, que décides-tu ? Est-il temps pour toi de rejoindre les dieux, ou de finir ta vie aux côtés de celle qui t’aime au point de t’interdire de mourir ? »

Son sourire malicieux indique qu’elle connaît déjà ma réponse. Au moment où je m’apprête à la formuler, la Grande Maesteriana, ma Psychopompe, celle censée me guider vers les dieux au moment de ma mort, disparaît dans les ombres du néant.

Ma vision se brouille, mais je parviens à entendre ses dernières paroles avant qu’elle ne disparaisse complètement de mon univers.

« À dans longtemps, j’espère.« 

Dans un sursaut, je prends une grande inspiration et ouvre les yeux.

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