Verre de nuit

Trois mille quatre cent quarante trois ans.

Trois mille quatre cent quarante trois années que les Psychopompes sont arrivés parmi les humains.

Les Psychopompes, les avatars des dieux venus pour guider les humains et fonder les huit traditions.

Enfin non, les neuf traditions, si on compte l’Égérie comme telle. Car même si elle ne compte qu’une minorité de membres et n’a pas de Psychopompe attitré, c’est techniquement une tradition à part entière.

L’Égérie est la tradition des guides, les humains qui sacrifient leur âme pour guider leurs congénères.

Sacrifier est un bien grand mot, mais c’est de cela qu’il s’agit : comme ils n’ont pas de Psychopompe, leur esprit de peut pas aller dans l’Autre Monde à leur mort.

Enfin bref, cela fait presque trois millénaires et demi que les Psychopompes sont les guides spirituels suprêmes des huit principales traditions, et personne dans l’Histoire n’a contesté cela.

Les dieux sont absolus, mais pas leur emprise sur les humains. Leurs pouvoirs sont réels – et craints – mais cela ne leur donne pas la légitimité de dominer les humains. Les humains ont effectivement besoin d’être guidés, mais ils doivent aussi chercher des réponses ailleurs que dans les préceptes divins.

Comme dans les écrits de la très secrète Léda, par exemple…


Yven se tira de sa rêverie avec lassitude. Elle écarta le drap en prenant soin de ne pas réveiller la personne à côté d’elle. Elle se leva et contempla cette dernière.

Pour beaucoup de gens, tout est une question de relation de pouvoir. Même le sexe. C’est si absurde.

Elle ramassa son sous-vêtement et l’enfila. Elle mit un peu plus de temps à trouver ses braies et sa ceinture, qui étaient derrière le grand canapé de velours.

Elle vérifia que la personne dans le lit était toujours endormie, puis récupéra la longue dague qu’elle avait caché entre la tête de lit et le mur.

Elle attacha la dague dans son dos, apprécia le contact rassurant du fourreau sur sa peau, puis enfila sa chemise par-dessus.

Elle s’arrêta un instant face à sa blouse, sa longue blouse de soie aux couleurs de feue sa noble famille. Le bleu roi avait terni, les fils d’or était devenu jaunes. Seul le flamboyant orange des motifs en feutrine avait gardé son intensité. À l’instar de l’élégance et de la richesse qu’évoquait autrefois son nom, il ne lui restait plus que sa détermination.

Mais les dieux en était témoins, il s’agissait d’une quantité indécente de détermination.


Les pans de la blouse de soie voletaient dans les rues venteuses de Fort-brise. Le visage caché derrière un large chapeau de paille, peu de passants lui prêtait attention. Quelques roturiers lui adressait un poli signe de tête, mais aucun bourgeois ni aucun noble de daignait baisser les yeux sur ses armories fanées.

Elle s’enfila dans une ruelle et s’arrêta devant une porte qu’elle avait repéré la veille. Elle frappa.

Un petit homme d’âge mûr commença à ouvrir la porte, mais quand il reconnut Yven, il essaya aussitôt de la refermer.

Yven l’en empêcha en donnant un grand coup de pied dans le battant, ce qui projeta le vieillard en arrière.

“Mélia Banen ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Comment m’avez-vous retrouvé ?“

Yven s’approcha de lui en tirant sa dague. Elle plaça la pointe juste sous le menton de l’homme, le feu dans les yeux.

“C’est ‘Mélia Sesfant Banen’ pour toi, sale déserteur. Tu croyais vraiment que je ne pourrais pas te retrouver alors que tu te cache dans la ville qui était autrefois nôtre ?”

Le vieillard tentait de ramper pour échapper à la menace de la lame, mais ne fit qu’accentuer la pression qu’Yven exerçait sur lui.

“Maintenant, dis-moi où ils sont !”

“Q-Qui ?“ demanda le vieil homme en bégayant de peur.

“LES ENFANTS MAUDITS DE LA SYCOPHANTE !“ vociféra-elle en réponse.

Le vieillard semblait des plus cacochymes devant la fureur de l’intruse. Il se ratatina sur lui-même au mépris du long couteau qui opprimait sa gorge.

C’est quand il sentit un filet chaud couler dans le col de sa chemise qu’il se décida à parler.

“Je- je ne sais pas… Il s’est su qu’à sa mort, elle a renvoyé ses enfants dans leur pays de naissance, mais on a retourné le Grand Désert sans – hum – sans succès.“

Yven relâcha un peu sa prise sur la dague.

“Qui as-tu envoyé pour ça ? Et quand ?“

“Les descendants de la maison – de l’ex-maison – Kiaworven…”

Les yeux d’Yven se remplirent d’aigreur en entendant le nom de son défunt père. Le vieil homme avait donc mandaté ses propres cousins.

“Je les ai missionnés il y a environ six ans. Sur les cinq qui ont accepté de partir à leur recherche, seuls deux sont revenus. Deux n’ont pas donnés de nouvelles depuis plusieurs mois, et on m’a confirmé le décès de la dernière.“

Yven réfléchit.

“Qui est celle qui est morte ?” demanda-t-elle.

“Il s’agit de Repias Mélia Trifant Banen Kiaworven Kaggralf”

Yven était contrariée. Elle avait connu la jeune Repias. C’était une bonne fille. Elle se surprit à éprouver de la peine pour elle.

Mais elle se ressaisit.

“Vous avez fouillé l’intégralité des pays de Meyis et Kayis ?“

“Oui. Tout le Grand Désert, je vous dis. Que ce soit les grandes villes ou les villages reculés. De fond en comble. Plusieurs fois. Les descendants de la Sycophante ne sont pas dans le Grand Désert.“

Yven, la dague toujours en main, se concentra pour décider quelle serait la marche à suivre désormais.

“Vous avez échangé des lettres avec mes cousins, pendant leur recherche, n’est-ce pas ? Vous les avez gardées ?“

Le vieillard pointa un doigt timide en direction d’un petit bureau en sapin.

“Entendu. Je vais les prendre. Vous, restez ici.“

Yven rengaina sa dague et rejoignit le petit bureau en question.

À ce moment, le vieillard se trouva un souffle de courage et courut en direction de la porte restée ouverte.

“À moi ! À la g–”

Il fut interrompu net dans sa course. Des pics de verre noirs étaient apparus tout autour du cadre de la porte, juste avant qu’il ne l’atteigne, et il s’était empalé sur trois d’entre-eux, cassant les autres dans sa course et sa chute.

Yven, le bras encore tendu en direction du sort qu’elle venait de lancer, soupira.

Elle se dirigea vers le corps mourant du vieil homme et le saisit par le col.

“Tu devrais pourtant savoir qu’il ne faut pas essayer de me baiser, petit con. Pourquoi crois-tu qu’on m’appelle l’Archimage d’Obsidienne ? Je suis capable d’affronter une armée de vieux mercenaires comme toi, toute seule, et sans transpirer.“

Elle jeta le corps à présent sans vie au milieu de la pièce, puis retourna récupérer les lettres.

Il y en avait deux ou trois dizaines, à vue de nez. Elle les lirait à tête reposée.

Elle vida les lieux sans même refermer la porte derrière elle.


Alors que son destrier galopait a vive allure, juste à côté de la voie pavée, Yven était de nouveau plongée dans des pensées profondes.

Le relations de pouvoir ont beau être absurdes, elles me poursuivent. Il n’aurait pas dû essayer de s’enfuir. Je n’aurais pas eu à le tuer s’il avait su rester à sa place.

Puis elle remarqua la contradiction.

La relation de pouvoir a été installée dès que je suis entrée, en fait. Et j’ai tout fait pour la conserver. C’est en quelque sorte un mal pour un bien, mais est-ce que c’est réellement dispensable ? Est-ce par nature qu’on ramène tout aux relations de pouvoir ?

Son cheval passa à toute vitesse devant un couple de voyageurs qui était assis sur le bas-côté, à un cheveux de les piétiner.

Ou bien est-ce qu’on interprète tout déséquilibre par une relation de dominant à dominé ? Il faudrait que je trouve la réponse à cette question avant de retrouver les descendants.

Son fil de pensée s’interrompit quand elle aperçu les murs de l’Enclave.


Yven attendait son associé en regardant par la fenêtre.

Dieux ce qu’elle détestait cette ville. Elle était bruyante, bondée, hautaine et sale. Plus les semaines passaient, et plus Fort-brise lui manquait.

La porte de l’auberge s’ouvrit et une cavalière crottée entra.

Quand elle aperçu Yven, celle-ci lui fit un signe de la main. Elle vint s’asseoir à sa table.

“Vous avez des résultats cette semaine ?“ demanda Yven.

“Oui. Un de mes coursiers a retrouvé la trace des descendants de la Sycophante” Elle s’autorisa un long soupir de soulagement. ”Apparemment, ils habiteraient à Estmo“

“Ils étaient donc à Slevaria…“ Yven ne put empêcher un rictus d’apparaître à la commissure de ses lèvres. La Sycophante avait été ingénieuse, mais Yven avait réussit à retrouver sa trace.

Elle se leva d’un bond “Très bien ! Je m’y rend immédiatement.“

La cavalière leva sa main gantée. “Attendez, il y a un soucis.“

Yven se stoppa dans son élan, les sourcils froncé d’inquiétude.

“Les descendants ne sont plus là bas. Il sont tous les deux partis. L’un a quitté son domicile il y a une semaine et l’autre a… complètement disparu. Il y a deux ans.“

Yven se rassit.

“On a interrogé les locaux, et apparemment il a disparu du jour au lendemain sans laisser de trace. Des recherches ont été lancées dans les mois qui ont suivis, mais sans succès.“

“Et l’autre est parti il y a une semaine, c’est ça ?”

“Oui. On ne sait pas trop pourquoi, mais certains pensent qu’il essaie de rejoindre les steppes de Balanciel. Du coup, on est allé au port de Uestea pour essayer de l’intercepter avant qu’il ne traverse la Mer Intérieur, mais il n’y avait aucune trace de lui là-bas.“

Yven resta pensive. “Ça veut dire qu’il est parti dans le Grand Désert ? Mais pourquoi faire ?“

Puis elle comprit.

Elle éclata alors de rire, si fort qu’elle s’attira l’animosité des autres clients de l’auberge.

Elle se leva et donna de nouvelles instructions.

“Envoyez un agent au Bazar et essayez de trouver le descendant. Ouvrez l’œil, car il ne devrait pas y rester longtemps. Peut-être même est-il déjà reparti.

“Pour ma part, je vais tenter de l’intercepter plus loin sur la route.“


Yven trouva un banc qui avait l’air relativement confortable et s’y assit.

A-controlo était une ville calme. La seule animation qui l’agitait était la file d’attente devant le péage qui permettait de passer la frontière vers les terres arcanistes.

D’où elle se tenait, elle pouvait voir le visage de tous les voyageurs qui désiraient changer de pays.

Bientôt, elle se tiendrait face à l’un des deux descendants.

Les relations de pouvoir ne s’appliquent pas qu’aux humains. Les dieux ont, dans l’esprit de beaucoup de gens, une relation de domination avec nous autres mortels. C’est un parti pris, un préjugé. Les dieux ne sont rien. Si les dieux pensent avoir un droit inaliénable de domination sur moi, alors je m’octroie le droit de me considérer comme une déesse pour les autres humains. En particulier les descendants.

Elle retourna cette dernière pensée dans sa tête pendant de longues minutes.

Elle fut interrompue par une mendiante qui lui demandait l’aumône. Yven fouilla dans sa bourse et lui donna une plaque monétaire d’une valeur d’un Stel.

Les yeux de la mendiante s’agrandirent, ébahie par tant de générosité. Elle agrippa la plaque à deux mains et arrosa sa bienfaitrice d’éloges. Yven les reçu sobrement et l’enjoignit à continuer sa route afin de pouvoir se replonger dans ses réflexions.

Comment devrais-je procéder, avec le descendant ? Devrais-je l’interroger, pour savoir où se trouve son frère ? L’interroger comment, en lui posant la question l’air de rien ? En le torturant ?

C’est là qu’elle l’aperçut. Elle ne connaissait pas son visage, mais reconnut le physiom caractéristique des enfants de la Sycophante.

Hum, l’enfant maudit est accompagné. Deux personnes. La première ne sera pas un problème, mais la seconde est une guerrière. Il faut que je prenne ça en compte.

Le trio échangea quelques paroles, puis se dirigea vers la station de péage. Yven se leva avec hâte pour arriver dans la file d’attente juste avant eux.

Patienter dans la file lui laissa quelque instants de réflexion supplémentaires, au terme desquels elle prit une décision.

Inutile de tergiverser ou de risquer de mettre ma mission en péril. Je vais les tuer tous les trois.

Elle se retourna brusquement. Les trois regards se tournèrent vers elle, surpris. Le premier était affolé, la peur se lisait déjà sur son visage. Le deuxième était dur, la guerrière avait rapidement compris la situation et était en train de saisir son arme. Le troisième, celui de l’enfant maudit, était éberlué. Rien ne l’avait préparé à cela.

Alors qu’un déluge d’obsidienne déferlait sur tout le monde dans un rayon de vingt pas, faisant gicler quantité de sang et saillir des cris de terreur, Yven avait trouvé la conclusion à ses longues réflexions sur les relations de pouvoir et de domination.

Seule la destruction, peut apporter l’équilibre.

Elle serait donc l’incarnation de la destruction.

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