Que les dieux veillent sur toi

Ville de Pas-du-Cheminant, Ă  l’intersection entre la Route de l’Écho et la Route des Arcanistes, Plaine de Garrassfant, annĂ©e 833 du DeuxiĂšme Âge.

J’avais mal Ă  la tĂȘte. Le raffut des musiciens et des chanteurs se mĂȘlait aux vapeurs de vin qui m’embrumaient l’esprit dans un tourbillon lancinant. Je jetai un rapide coup d’Ɠil autour de moi, j’Ă©tais le seul Ă  ne pas m’amuser.

S’approchant par derriĂšre, quelqu’un me saisit l’Ă©paule avec Ă©nergie. Je reconnu immĂ©diatement sa poigne. “Alors, MavĂ©as, pourquoi tu fais la tĂȘte ? Tu veux gĂącher mon anniversaire ?”. C’Ă©tait SyxĂ©us, mon trĂšs bon ami. Ma seule famille.

SyxĂ©us et moi nous Ă©tions connus quand j’avais vingt-cinq ans. Je venais de perdre mes deux parents et je n’avais pas d’argent. SyxĂ©us, qui avait Ă  l’Ă©poque le double de mon Ăąge, m’avait recueillit chez lui le temps que je rebondisse. Quand j’eus trouvĂ© un travail en tant qu’artisan du bois, j’avais pu avoir ma propre maison, mais nous Ă©tions tout de mĂȘme restĂ©s trĂšs proches.

J’étais maintenant vieux, ayant passĂ© le troisiĂšme quart de ma vie. SyxĂ©us avait beau ĂȘtre une des personnes les plus ĂągĂ©es de la ville, il Ă©tait restĂ© trĂšs Ă©nergique. Quand je le vis ce soir-lĂ , le soir de son anniversaire, il Ă©tait encore plus radieux que d’ordinaire.

Il m’attrapa par les deux Ă©paules, plongeant son regard dans le mien, un sourire malin au coin de ses lĂšvres fines. Sa longue chevelure d’un blanc Ă©clatant tombait en cascade sur ses Ă©paules rondes. Ses yeux, Ă  l’iris blanc et Ă  la sclĂšre turquoise – un physiom original oĂč les couleurs des yeux sont inversĂ©es – dĂ©taillaient mon visage Ă  la mĂąchoire carrĂ©e, mes cheveux courts et grisĂątres et mes yeux humides.

“Allez, amuse-toi !”, m’ordonna-t-il dans le patois drachais, “profite de la vie !”.

Cette simple phrase, prononcĂ©e comme un proverbe, me fit frissonner. SyxĂ©us eut l’air surpris, un instant, puis eut un dĂ©clic et comprit le sujet de mon angoisse.

Il se rapprocha et me serra avec tendresse. “Ne t’en fais pas, tout va bien se passer.” Sa voix Ă©tait douce et son sourire chaleureux. Il s’agissait du mĂȘme sourire qui m’avait rĂ©confortĂ© le jour oĂč on s’est rencontrĂ©.

“D’accord”, dis-je en lui rendant un peu son Ă©treinte, “je te crois, tout va bien se passer.”

Il remplit nos deux verres de vin, puis, me lançant un petit clin d’Ɠil, se mit debout sur la table, comme s’il s’apprĂȘtait Ă  faire un discours. Il tapa du pied et brailla pour attirer l’attention des convives qui Ă©taient rĂ©unis en son honneur. Ce fut laborieux, mais il finit par obtenir le silence.

Quand toute l’attention fut tournĂ©e vers lui, il Ă©carta les bras, toujours avec son verre Ă  la main, et dĂ©clara Ă  l’assemblĂ©e : “Comme vous le savez tous, cette nouvelle annĂ©e qui commence est pour moi trĂšs spĂ©ciale ! Je m’attends Ă  tout : joies, peines, aventures et embĂ»ches. Mais je sais qu’au bout du compte, c’est la paix et la plĂ©nitude qui m’attendent.”

Il fit quelques pas sur son perchoir. “Pour l’occasion, dĂšs demain je pars en voyage. Il s’agira d’un voyage fabuleux qui me mĂšnera Ă  la fameuse, l’Ă©ternelle, l’incontournable : Cosma, la CitĂ©-Univers ! Ce voyage a un but : y retrouver une branche Ă©loignĂ©e de ma famille que je n’ai pas vu depuis trĂšs longtemps !”

Des murmures parcoururent l’assemblĂ©e. MĂȘme moi, qui Ă©tais pourtant proche de SyxĂ©us, Ă©tais surpris. SyxĂ©us n’avait jamais quittĂ© Pas-du-Cheminant. Personne n’Ă©tait au courant qu’il avait de la famille ailleurs.

“Ce voyage sera long, il durera plusieurs semaines – que dis-je, plusieurs mois ! – Mais je ne compte pas m’ennuyer en route, car je serai accompagnĂ© par mon Ă©ternel comparse, MavĂ©as !”

Je m’Ă©touffai. Il brandit sa coupe Ă  l’attention de son public en me dĂ©signant avec son autre main. Alors que je me levai, il se tourna vers moi en me jetant un sourire radieux. Je tentai de protester, mais la foule commençait Ă  brailler des “Bon voyages !”, des “Prenez soins de vous !” et des “Revenez-nous vite !”.

SyxĂ©us descendit et s’assit sur la table, juste Ă  cĂŽte de moi. Il souffla un coup, toujours son inimitable sourire aux lĂšvres, et me tendit son verre comme pour trinquer. Je m’approcha de son oreille et cria pour couvrir le brouhaha. “Mais ça va pas ? Tu ne m’as pas prĂ©venu !”

Il me rĂ©pondit avec emphase. “Allons ! Tu ne vas tout de mĂȘme pas me laisser faire ce voyage tout seul, si ?”

Bien sĂ»r que je voulais faire ce voyage avec lui, surtout que ma curiositĂ© Ă©tait titillĂ© par la rĂ©cente nouvelle qu’il avait une branche inconnue de sa famille Ă  Cosma. Mais j’avais un travail ! Je ne pouvais pas partir pendant plusieurs semaines sans planifier mon dĂ©part avec mes collĂšgues et mon patron !

“C’est juste que
 qu’est-ce que je vais dire Ă  AndrĂ©as ? Il m’attend Ă  l’atelier demain matin !”

Il me rĂ©pondit avec une moue assurĂ©e. “T’inquiĂšte, je vais tout arranger !”.

Il se leva, passa son bras autour de mes Ă©paules et m’emmena voir AndrĂ©as. Quand ce dernier nous vit arriver, il nous balança deux grandes accolades.

“Alors, MavĂ©as ! Tu ne m’avais pas prĂ©venu, pour ce voyage !” Je commençai Ă  rĂ©pondre, mais il m’interrompit d’un geste. “Oui, je comprends, tu voulais garder la surprise. Ne t’inquiĂštes pas ! Je m’arrangerais sans toi jusqu’Ă  ton retour ! Tu peux partir serein.”

Et merde.

SyxĂ©us me lança sur un ton railleur : “Tu vois ? Il n’y avait pas de quoi s’inquiĂ©ter finalement ! Allez, va profiter un peu de la fĂȘte, et demain matin je viendrai t’aider Ă  faire tes bagages.“

J’avais secrĂštement espĂ©rĂ© que AndrĂ©as m’oblige Ă  rester Ă  Pas-du-Cheminant, et ainsi que SyxĂ©us dusse reporter son voyage. Je savais ce qu’impliquait tacitement ce voyage, mais je n’arrivais pas Ă  l’accepter.

Je terminai la soirĂ©e dans la morositĂ©. Je jetais mes lĂšvres dans la boisson et mes pas dans les danses, mais mon cƓur Ă©tait retenu ailleurs. Quand enfin la fĂȘte fut finie et que je rentrai chez moi pour me coucher, je ne pus empĂȘcher une vague de tristesse mouiller mes yeux et s’Ă©pancher le long de mes joues.

C’Ă©tait un sentiment Ă©goĂŻste. Je ne souhaitais que le bonheur de SyxĂ©us qui, lui, ne souhaitait que partir. J’Ă©tais sans doute la seule personne au monde Ă  ne pas vouloir que ce voyage se produise. Tellement Ă©goĂŻste. Et puĂ©rile.


Au petit matin je me levai de bonne heure, juste avant l’aube. Qu’importe mes sentiments : je ne faillirais pas Ă  SyxĂ©us. Celui-ci me rejoignit au milieu du premier quart, mais j’avais dĂ©jĂ  fini de me prĂ©parer.

“OĂč sont les chevaux ?” lui demandai-je.

Il prit un air embarrassĂ© “Hum, nous n’en prendront pas. Nous voyagerons Ă  pied.”

Cette surprise n’Ă©tait pas vraiment bienvenue. Je manifestai mon mĂ©contentement.

“Calme-toi, MavĂ©as. Il y a une raison Ă  ça.“

Je restai silencieux, attendant qu’il continue. Au lieu de ça, il prit mon bagage et l’emporta vers l’extĂ©rieur. “Tu as pris un duvet ? On va passer plusieurs jours Ă  la belle Ă©toile.”

Je dĂ©cidai de ne pas insister pour le moment. TĂȘtu comme il Ă©tait, ça ne servait Ă  rien d’essayer de lui tirer les vers du nez.

Cependant, j’exprimai mon inquiĂ©tude. “Mais attend une minute. Ni toi, ni moi n’avons jamais voyagĂ© Ă  pieds, et mĂȘme voyagĂ© tout court. On va faire du camping sauvage, sans expĂ©rience ?”

“Et en plein milieu de la campagne.”, renchĂ©rit-il. ”On ne passera pas par les grandes routes.”

Je restai sans voix. J’avais passĂ© une bonne partie de ma matinĂ©e Ă  me motiver pour ce voyage et Ă  mettre de cĂŽtĂ© mes sentiments, mais la confiance que j’accordais Ă  SyxĂ©us Ă©tait sur le point de voler en Ă©clats.

Il vit ma mine déconfite et posa une main qui se voulait rassurante sur mon épaule.

“Ne t’inquiĂšte pas, j’ai beaucoup discutĂ© avec Timotast. Tu sais, le chasseur. Il m’a donnĂ© beaucoup de conseil et appris pas mal d’astuces.“

Je n’Ă©tais pas convaincu. “Tu sais, la thĂ©orie c’est bien beau mais quand on se retrouvera sur le terrain ce sera une autre histoire.”

Il me rĂ©pondit avec confiance. “Je sais, c’est pour ça que je lui ai demandĂ© de nous accompagner jusqu’au premier village. Il pourra ainsi nous apprendre Ă  nous dĂ©brouiller la premiĂšre semaine, aprĂšs il nous laissera continuer notre voyage.”

“Ça ne le dĂ©range pas ?”

“Non, ça fait un moment qu’il devait y aller pour rĂ©gler quelques affaires.”

“D’accord.” Nous prümes nos sac et commencùrent à nous rendre sur la place principale.

J’Ă©tais malgrĂ© tout pensif. Le premier village ? Il avait donc un itinĂ©raire bien prĂ©cis en tĂȘte.


Timotast le RĂŽdeur nous attendait sur la place principale de la ville, juste devant la bourgmesterie. C’Ă©tait un homme Ă  peine plus vieux que moi, grand et fort, aux bras couverts de cicatrices. Il avait une paupiĂšre paresseuse et l’expression lasse des personnes qui ont vĂ©cues moult embĂ»ches.

Timotast tenait son surnom de RĂŽdeur du fait qu’il n’est pas originaire de la rĂ©gion. Il Il venait des terres shamanes et Ă©tait arrivĂ© dans Ă  Pas-du-CHeminant dans des circonstances qu’il avait toujours refusĂ© de partager. MĂ©fiants au dĂ©but, les habitants de la ville n’ont pas trop aimĂ© sa façon de rĂŽder dans la campagne alentour de la ville, le soupçonnant de braconnage ou de banditisme.

Au fil des annĂ©es, il avait su gagner sa place dans la communautĂ© en tant que chasseur, trappeur, pisteur, guide et messager. Il s’y connaissait beaucoup en terme de repĂ©rage et de crapahutage en rase-campagne, et il avait appris Ă  connaĂźtre la rĂ©gion comme sa poche.

Aujourd’hui il Ă©tait considĂ©rĂ© comme un vieux sage, dispensant des conseils aux jeunes chasseurs et allant souvent les aider sur le terrain.

Son origine shamanique se voyait sur ses traits, puisque sa peau était rouge et ses yeux aussi noirs que la nuit.

Il avait sur son dos un sac moitiĂ© plus gros que les nĂŽtres, mais le portait comme s’il ne pesait rien. AccrochĂ©s Ă  sa ceinture se trouvaient un arc court et un carquois de flĂšches.

Nous voyant arriver, il nous adressa : “Vous voulez aller Ă  l’Étau-Boire, n’est-ce pas ? On va prendre le chemin le plus direct. Une fois lĂ -bas, les locaux vous indiqueront quelle piste il faut prendre pour continuer.“

Il avait une voix grave mais douce, ce qui contrastait avec son physique un peu rustre.

SyxĂ©us lui lança un sourire aussi cynique que radieux. “Bonjour, Timotast, comment vas-tu ?”. L’intĂ©ressĂ© haussa un sourcil en guise de rĂ©ponse. SyxĂ©us enchaĂźna : “Oui, la premiĂšre Ă©tape de notre trajet est bien l’Étau-Boire. Tu sais dans combien de temps on y sera ?“

Le chasseur pris une longue inspiration, pour se laisser le temps de rĂ©flĂ©chir un peu. “Je dirais six ou sept jours, en fonction d’votre endurance. Un bon pisteur comme moi peu faire le trajet en quatre, mais moi j’peux marcher sans m’arrĂȘter de l’aube au crĂ©puscule.“

“DĂ©solĂ© de nous imposer Ă  toi et te ralentir.” m’excusai-je.

Il m’adressa un sourire paternel. “Au contraire, ça m’fait plaisir d’avoir de la compagnie et de pouvoir vous apprendre deux-trois trucs.“

Je fus un peu surpris par ce cĂŽtĂ© protecteur. MĂȘme si de loin il avait effectivement l’air vulgaire, je me suis dit qu’il allait ĂȘtre un bon compagnon de voyage.

“On va sortir par la porte du monde. On fera quelques kalieues en suivant la route, puis on bifurquera sur une piste que je connais bien.”

Sans autre tergiversation, et parce que la matinĂ©e commençait Ă  ĂȘtre bien avancĂ©e, nous partĂźmes.

Nous passĂąmes Ă  travers le quartier des affaires, ornĂ©s de grands bĂątiments garnis de bureaucrates et d’entrepĂŽts, oĂč les bourgeois et autres notables nĂ©gociaient Ă  mĂȘme la rue, donnant de la voix et employant une gestuelle dramatique. Nous traversĂąmes ensuite le quartier marchand, qui Ă©tait juste Ă  cĂŽtĂ© des portes de la ville et oĂč se trouvaient tous les Ă©tals des marchands Ă©trangers Ă©tant arrivĂ©s par la Route de l’Écho, attenant au quartier des artisans qui lui Ă©tait positionnĂ© devant la porte qui menait Ă  la Route des Arcanistes.

Je jetai un coup d’Ɠil Ă  SyxĂ©us et constatai qu’il ressentait la mĂȘme chose que moi : une vague mĂ©lancolie. Pour la premiĂšre fois de notre vie, nous allions quitter notre foyer.


La marche fut aisĂ©e au cours des premiĂšres heures, sur la belle route pavĂ©e. Étant Ă  pieds, nous Ă©tions un peu plus rapides que les caravanes marchandes, et il nous est arrivĂ© par deux fois d’en dĂ©passer une. Nous Ă©tions souvent doublĂ©s par des cavaliers, voire mĂȘme parfois des coursiers qui filaient au galop.

Le paysage aux alentours Ă©tait dĂ©trempĂ©. Nous Ă©tions en plein milieu de la saison humide et la plupart des matinĂ©es Ă©taient baignĂ©e de pluie fine. Nous Ă©tions au dĂ©but du mois d’ambiame, ce qui signifiait que nous arriverions Ă  Cosma vers la fin de la saison humide et que nous ferions le chemin retour en hiver.

Ainsi, les pavĂ©s Ă©tait glissants et on pouvait parfois voir des charretiers accidentĂ©s sur le bord de la voie, en train de rĂ©parer une roue ou de soigner un cheval Ă  sous le couvert d’un arbre.

La route Ă©taient bordĂ©e de grand platanes, qui servaient Ă  offrir de l’ombre durant la saison sĂšche. Au-delĂ  de la ligne d’arbre on pouvait encore voir des champs, rattachĂ©s au territoire de Pas-du-Cheminant.

AprĂšs cinq heures de marche nous atteignĂźmes le dernier champ et la rase-campagne s’Ă©tendait Ă  perte de vue de part et d’autre de la route. Nous Ă©tions au milieu d’aprĂšs-midi et la faim commençait Ă  sĂ©rieusement creuser nos ventres.

“On va bientĂŽt s’arrĂȘter faire une pause”, dit Timotast en regardant le ciel. “La pluie va bientĂŽt s’arrĂȘter et je connais un banc oĂč on pourra se poser.”

L’idĂ©e de m’asseoir me ravit et me donna le courage nĂ©cessaire pour surmonter la fatigue. Je n’avais pas l’habitude de marcher aussi longtemps sans m’arrĂȘter, et mĂȘme si au dĂ©part j’avais essayĂ© de tromper l’ennui en bavardant avec mes compagnons de voyage, la fatigue draina rapidement mon souffle et nous avions parcouru la plupart des kalieues que nous venions de faire dans le silence.

Nous arrivĂąmes Ă  l’endroit mentionnĂ© par Timotast. Il s’agissait d’un petit ru qui croisait la grande voie commerciale en passant juste en-dessous des pavĂ©s. À leur intersection on pouvait voir un petit autel d’un cĂŽtĂ© et un banc de pierre blanche de l’autre.

Timotast s’Ă©carta un peu de la route, posa son sac sur le sol et commença Ă  fouiller Ă  l’intĂ©rieur. SyxĂ©us se laissa tomber sur le banc en faisant glisser son sac Ă  cĂŽtĂ© de lui. Pour ma part, j’enjambai le ru et allai regarder l’autel.

“C’est la dĂ©esse Essors-Moire, dĂ©esse du petit ruisseau que tu vois lĂ , l’Essors, et d’un autre, un peu plus en haut, le Moire”, m’expliqua Timotast de loin. “La plupart des voyageurs s’en fout, mais moi quand je passe par lĂ  je lui laisse toujours un petit sacrifice et une priĂšre.“

Je le vit s’approcher de moi et me tendre un petit pain enroulĂ© dans un torchon.

“C’est ici que nous allons quitter la route et nous aventurer dans la campagne. On va suivre un peu son domaine, l’Essors, alors je prĂ©fĂšrerai avoir sa bĂ©nĂ©diction.”

C’Ă©tait la premiĂšre fois que j’allais prier une dĂ©esse que je ne connaissais pas.

Je sortis le pain de son torchon. Je l’Ă©miettai et le jetai dans le ruisseau. Je fermai les yeux et ouvris les mains devant moi, face-Ă -face.

“Essors-Moire, dĂ©esse des deux ruisseaux Ă©ponymes, prend ce pain en guise de remerciement. Alors que nous tĂącheront d’honorer ton domaine en le traversant, protĂšge nous du malheur.“

En rouvrant le yeux, je constatai que Timotast se tenait non loin de moi, priant en silence, yeux fermĂ©s et mains ouvertes comme je l’avais fait. SyxĂ©us, toujours assis sur son banc, avait Ă©galement fermĂ© les yeux pour accueillir mes paroles.

MĂȘme si je ne connaissait pas cette dĂ©esse, je ressentis un Ă©trange bien-ĂȘtre aprĂšs l’avoir priĂ©e. C’était plus simple et instinctif que ce que j’avais envisagĂ©.

InspirĂ©, je pris l’initiative de dire une autre priĂšre. Je fermai de nouveau les yeux, et ouvris les mains, pommes vers le ciel.

“Dieux d’en-haut, je vous conjure de veiller sur notre bonne fortune et sur la rĂ©ussite de cette entreprise, tant dans le long voyage que nous allons accomplir que dans l’objet de ce dĂ©placement.”

Je plongeai alors ma main dans la poche de mon manteau et sortit un petit objet de bois. SyxĂ©us le reconnu immĂ©diatement : il s’agissait de l’Ă©tui Ă  cigarettes qu’il m’avais offert pour mes cinquante ans. Il s’agissait, pour sa valeur symbolique, de l’objet le plus prĂ©cieux que je possĂ©dais.

Je le posai sur un pierre saillante et la brisai d’un coup de pied.

“Acceptez ce sacrifice en guise de bonne foi et de dĂ©votion” finis-je, reprenant une position de priĂšre.

SyxĂ©us se leva enfin de son banc et franchit le ru pour me poser une main sur l’Ă©paule. “Et ben, avec une offrande pareille, il ne peut rien nous arriver de fĂącheux.“

Je lui rĂ©pondit d’un air un peu surpris. “Tu n’as vraiment prĂ©vu aucun sacrifice pour ce voyage ? C’est l’occasion ou jamais, pourtant.”

Il secoua la tĂȘte d’un air dĂ©sabusĂ©. “Ça fait un petit moment que je ne prie plus les dieux d’en-haut tu sais. Ils le savent et s’en accommodent bien.“

Oui, c’était vrai, cela faisait quelques lustres que SyxĂ©us ne fait plus de priĂšres aux dieux d’en-haut. Depuis la mort de son mari il n’avait plus eu la foi d’en appeler Ă  ceux qui sont sensĂ©s porter la bonne Ă©toile et amener la bonne fortune.

DĂ©jĂ  trente-et-un ans que Papaquis Ă©tait parti. Cela faisait tellement longtemps que j’arrivais peine Ă  me souvenir de son visage. Ça m’attristait profondĂ©ment. Avec SyxĂ©us, il avait Ă©tĂ© une figure paternelle quand je m’Ă©tais retrouvĂ© orphelin Ă  mes vingt-cinq ans, et mĂȘme si j’étais Ă  l’Ă©poque un adulte autonome, ils m’avaient tous les deux beaucoup aidĂ© Ă  faire le deuil de mes parents, partageant un peu de leur quotidien avec le misanthrope timide que j’Ă©tais alors.

L’accident qui l’emporta, renversĂ© par une carriole lancĂ©e Ă  vive allure, avait bouleversĂ© SyxĂ©us. J’avais essayĂ© d’ĂȘtre prĂ©sent pour lui comme il l’avait Ă©tĂ© pour moi, mais pour une raison que j’ignorais, cela n’avait pas aussi bien marchĂ© que je l’avais espĂ©rĂ©. Aujourd’hui encore, derriĂšre son air enjouĂ© et sa nonchalance apparente se cache une tristesse indĂ©lĂ©bile.

Je chassai ces pensĂ©es maussades de mon esprit et me concentrai de nouveau sur notre voyage. Timotast avait rejoint SyxĂ©us sur le banc et ils se partageait une miche de pain, accompagnĂ© d’une poignĂ©e de fruits confit. Je les rejoignis. Nous dĂ©jeunĂąmes ainsi dans la campagne humide de Garrassfant, dans un silence religieux.


Marcher en pleine nature Ă©tait beaucoup plus harassant que sur une route bien pavĂ©e, mais l’expĂ©rience Ă©tait rafraĂźchissante et exotique. Les paysages, le contact avec la vĂ©gĂ©tation et les occasionnels animaux sauvages que l’on pouvait voir avaient tout pour Ă©merveiller les deux vieux citadins que nous Ă©tions.

Notre premiĂšre nuit en terre sauvage fut pour le moins dĂ©paysante. Timotast nous montra comment allumer un feu et comment l’entretenir pour qu’il brĂ»le tout la nuit sans risquer d’incendier notre petit campement. Cela nous permettait de tenir les prĂ©dateurs comme les loups ou les gueppeurs Ă  l’Ă©cart. Il nous montra aussi quelques herbes qui, broyĂ©es avec de l’eau et ointes sur le corps, servait Ă  repousser les moustiques et les mammifĂšres fouineurs comme les sangliers ou les tauricrocs.

MalgrĂ© cela, nous passĂąmes une nuit mouvementĂ©e Ă  cause des rampants qui venaient grouiller dans nos couches et des hululements plus ou moins lointains d’animaux que nous ne reconnaissions pas.

Timotast nous rĂ©veilla Ă  l’aube, et aprĂšs un petit dĂ©jeuner consistant, nous reprĂźmes la route.


Nous arrivĂąmes Ă  l’Étau-Boire au crĂ©puscule du sixiĂšme jour de voyage. La premiĂšre chose que nous vĂźmes furent les champs de blĂ© et les vergers, puis les premiĂšres bĂątisses, granges et corps de ferme.

Le hameau en lui-mĂȘme regroupait une trentaine de maisons Ă  peine, encerclant une grande place centrale oĂč Ă©taient disposĂ©es en plein air de nombreuses tables, des bancs et des lampadaires Ă  huile. Le village Ă©tait posĂ© au point de diffluence de l’Essors et de la Moire, au creux de la fourche dessinĂ©e par les deux cours d’eau.

Ici, contrairement Ă  la ville, la plupart des structures Ă©taient entiĂšrement en bois. Il n’y avait pas de pavĂ© dans les rues ni sur la grand-place.

Quand nous nous dirigeĂąmes vers la place centrale, nous constatĂąmes que tout le village y Ă©tait rĂ©uni pour dĂźner. La plupart des habitants Ă©tait assis Ă  des tables pendant qu’une poignĂ©e d’hommes et de femmes servaient la nourriture.

Quand les locaux nous aperçurent, une femme se leva et vint vers nous. Elle Ă©tait assez ĂągĂ©e et son physiom prenait la forme d’une ligne rouge sur sa peau, partant du milieu de son front, contournant son visage sur sa gauche et plongeant le long de son cou vers son buste.

“Bonsoir voyageurs, bienvenue Ă  l’Étau-Boire ! Je suis FivĂ©los, la bourgmestre. Vous devez ĂȘtre fatiguĂ©s et affamĂ©s. Venez casser une graine Ă  ma table !”

SyxĂ©us, dans un long soupir de soulagement, lui rĂ©pondit “Merci bien, FivĂ©los. Ce n’est pas pour me plaindre, mais mes jambes me font souffrir le martyr. Merci pour votre invitation !”

Quand nous nous approchùmes des tablées, plusieurs villageois reconnurent Timotast et le saluÚrent avec énergie et avec de grand gestes amicaux.

La table de la cheffe du hameau était au milieu. Les quelques personnes qui étaient déjà à la table se poussÚrent un peu pour que nous puissions nous asseoir face à elle.

“Alors, Timotast,” dit la cheffe en commençant Ă  remplir trois Ă©cuelles, “tu me prĂ©sentes tes compagnons ?”

“Bien sĂ»r,” rĂ©pondit-il, “voici SyxĂ©us et son ami MavĂ©as.”

“Et qu’est-ce que vous ĂȘtes venu faire ici ?” demanda-t-elle Ă  notre Ă©gard.

C’est SyxĂ©us, comme Ă  son habitude, qui prit la parole pour nous deux. “Et bien, nous nous dirigeons vers Cosma. On aimerait s’arrĂȘter Ă  Val-de-Bau et Froussebois sur la route, alors on aurait besoin de savoir dans quelle direction aller.”

Syxéus se servi un verre de biÚre et bût goulument.

“Mais avant de repartir,“ enchaüna-t-il, “je dois voir quelqu’un, ici, dans ce village.”

FivĂ©los haussa un sourcil curieux. “Qui donc ?”

SyxĂ©us reprit une longue gorgĂ©e de biĂšre avant de rĂ©pondre. “Il s’agit de Tomilas Oumdim.”

La grimace interloquĂ©e de FivĂ©los s’accentua Ă  l’entente de ce nom. “Vous voulez voir ma mĂšre ?”

“C’est bien ça. Si je me souviens bien, elle devrait avoir quatre-vingt seize ans maintenant.”

Notre hĂŽte prit un air pensif. “Hum, oui, c’est vrai. Mais je ne sais pas vraiment si elle pourra vous voir. Elle est assez malade depuis quelques annĂ©es.”

“Oh, c’est vrai ?” RĂ©pondit mon ami avec tristesse. “Je ne voudrais pas la forcer, mais c’est trĂšs important.”

Les yeux de FivĂ©los se raffermirent et son visage s’assombrit. “Je verrai ce que je peux faire.” Elle Ă©tait beaucoup moins amĂšne que tantĂŽt.

Le repas continua sans encombre. On nous apporta de la viande de tauricroc séchée en rations modestes, des légumes en ragout dans des quantités généreuses et du porridge de céréale en abondance.

La plupart des convives parlait fort, sans se soucier de gĂȘner les autres, et sans ĂȘtre gĂȘnĂ© par les vocifĂ©rations de leurs pairs. Tout le monde semblait se connaĂźtre et s’apprĂ©cier.

Un peu plus tard, au moment de servir un dessert composĂ© de fruits frais et de confiture, FivĂ©los se leva. “Timotast, veux-tu bien venir avec moi ? J’aimerais qu’on rĂšgle notre affaire ce soir, comme ça tu pourras repartir Ă  l’aube demain matin.” L’intĂ©ressĂ© se leva Ă  son tour en inclinant lĂ©gĂšrement la tĂȘte pour la remercier. Puis elle se tourna vers SyxĂ©us. “Je vais consulter ma mĂšre et je vous informerai de sa rĂ©ponse.“

“Merci bien !” rĂ©pondit mon ami avec un excĂšs de zĂšle dans la voix.

Une heure plus tard, FivĂ©los nous fit rentrer dans une chambre Ă©clairĂ©e par deux chandelles. Une Ă©tait disposĂ©e sur une table jonchĂ©e de plantes et d’outils d’herboristerie. L’autre Ă©tait posĂ©e au chevet d’une femme qui semblait assoupie et dont les traits Ă©tait tellement malades qu’elle semblait beaucoup plus vieille que SyxĂ©us.

FivĂ©los avait toujours le visage dur. “Je reviens dans une heure. Je compte sur vous pour la mĂ©nager.“

La respiration de la vieille femme Ă©tait imperceptible. Pendant un instant, j’ai mĂȘme cru qu’elle Ă©tait Ă©teinte.

SyxĂ©us s’approcha avec un sourire mĂ©lancolique. “Tomi, vieille bique.“

La voix de mon ami alluma une flammĂšche de vie sur le visage de Tomilas. Elle sourit, puis leva lentement ses paupiĂšres. “SyxĂ©us. C’est bien toi ? C’est bien vrai ?“

Elle se hissa avec difficultĂ©. SyxĂ©us s’assit sur le lit au niveau de ses jambes. “Ça fait combien de temps ? Cinquante ans ?“

Un rire grinçant s’Ă©chappa d’entre les lĂšvres de Tomilas. Sa voix Ă©tait rocailleuse. “Fait pas semblant de pas t’en souvenir. Ça fait soixante-quatre ans.“

SyxĂ©us joignit ses mains derriĂšre sa nuque. Il balança sa tĂȘte en arriĂšre et contempla la danse des ombres projetĂ©e sur le plafond par les flammes vacillantes des deux chandelles.

“Soixante-quatre ans, oui. Ça fait une paie. Le temps passe vite.“

“T’embĂȘte pas pour ça, vieux bouquetin. Je sais pourquoi t’as laissĂ© autant de temps passer. Mais je savais que tu reviendrai, tĂŽt ou tard.“

Au fil de l’Ă©change, j’avais l’impression que Tomilas reprenait peu Ă  peu vie. Son visage avait l’air de reprendre de la couleur et un petit sourire lissait ses rides.

Un ange passa, puis Syxéus se tourna vers son amie.

“Qu’est-ce qui te cloue au lit ? C’est grave ?“

L’intĂ©ressĂ©e haussa les Ă©paules. “Au dĂ©but on pensait que c’Ă©tait une bronchite, mais elle est jamais partie. On a fait venir un mĂ©decin, sans veine. Notre guĂ©risseur me prĂ©pare des onguents qui apaisent la toux et me permettent de dormir.“

Elle fixa le plancher.

“Je pense jamais sortir de ce lit, tu sais.“

Les yeux de Syxéus devinrent brillants.

“Je suis heureux d’avoir rĂ©ussi Ă  te voir alors. Je n’Ă©tais pas sĂ»r que tu le voudrait.“

Tomilas frappa l’épaule de SyxĂ©us de son poing cacochyme.

“Dis pas de bĂȘtise. S’il y a une seule personne que je veux voir sur mon lit de mort, c’est bien toi. MĂȘme aprĂšs toutes ces annĂ©es d’oubli et d’ignorance.“

Syxéus saisit avec délicatesse le poing de Tomilas et écarta ses doigts. Il frotta la paume avec ses pouces dans un geste de tendresse.

“Je voulais juste te dire
“

J’entendis le son de gouttes tombant sur le tissu. SyxĂ©us toussota pour reprendre contenance, mais ne put empĂȘcher sa voix de dĂ©railler.

“Je voulais juste te dire que tu a Ă©tĂ© comme une sƓur pour moi. Il y a peu de gens que j’ai aimĂ© comme je t’aime, Tomi. Depuis le jour oĂč on s’est rencontrĂ©, quand tu as cassĂ© la gueule Ă  ce petit con de Jimias qui me rackettait, jusqu’au jour oĂč tu es partie, pour venir vivre ici avec ton mari.

“Jamais je ne me suis senti aussi proche de quelqu’un. On a rit de tout mais surtout de rien. PansĂ© mutuellement nos blessures de corps et de cƓur. Fait les quatre cent coups et passĂ© des journĂ©es entiĂšres Ă  aider nos aĂźnĂ©s. Ma vie s’est arrĂȘtĂ©e le jour oĂč tu es partie.

“Elle n’a repris que quand je me suis mariĂ© Ă  Papaquis et ai adoptĂ© MavĂ©as.“

Les deux regards se tournĂšrent vers moi.

“Je suis heureuse de constater que SyxĂ©us a pu avoir un fils,“ me dit-elle de sa voix tendre.

Elle se tourna de nouveau vers SyxĂ©us. “Et je suis heureuse que tu me dises tout ça. Je le savais, mais j’avais besoin de te l’entendre dire.”

Son visage devint soudain triste. ”Tu sais, ma vie n’a plus jamais Ă©tĂ© la mĂȘme sans toi. Je ne me considĂšre pas malheureuse, mais mes annĂ©es les plus heureuses sont avec toi. C’est certain.”

Elle se cacha les yeux avec une main. “J’ai honte de l’avouer, mais je me suis sentie bien moins triste quand mon Ă©poux est mort, que quand je t’ai abandonnĂ© pour venir vivre ici.“

Elle se redressa et planta soudain son regard dans celui de son ami. “Pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?“ Sa voix tentait d’ĂȘtre accusatrice, sans grand succĂšs.

“La mĂȘme raison pour laquelle tu n’est jamais revenue Ă  Pas-du-Cheminant, Tomi. Pour oublier que quoiqu’on fasse, on ne retournera jamais Ă  nos jeunes annĂ©es passĂ©es ensembles.“

Ils baissÚrent tous les deux les yeux et soupirÚrent avec gravité.

Il passĂšrent la fin de la soirĂ©e Ă  ressasser de vieilles anecdotes, retracer les dix-sept annĂ©es espiĂšglerie et de complicitĂ© qu’ils avait partagĂ©.

J’écoutais leur histoire avec une attention douce, assis dans une chaise Ă  bascule.

Quand FivĂ©los vint nous sommer de laisser Tomilas se reposer – bien aprĂšs la petite heure qu’elle nous avait originellement octroyĂ© – les deux amis d’enfance s’Ă©taient assoupis dans les bras l’un de l’autre. Moi-mĂȘme somnolais dans ma chaise et ne fut rĂ©veillĂ© que par le grincement de la porte.

Syxéus quitta sa vieille amie sans la réveiller, aprÚs lui avoir déposé un baiser sur la tempe.


Timotast nous rĂ©veilla juste avant l’aube. Il allait repartir vers Pas-du-Cheminant et nous indiqua la route Ă  suivre pour rejoindre notre prochaine Ă©tape, Val-de-Bau.

Nous finissions nos prĂ©paratifs quand nous entendĂźmes une commotion venant de la maison de FivĂ©los. Nous vĂźmes passer en courant un homme qui semblait ĂȘtre le guĂ©risseur du village. Il revint quelque instants plus tard accompagnĂ© de la bourgmestre.

Cette derniĂšre nous jeta un bref regard, avant de disparaĂźtre au coin d’une maison. SyxĂ©us se redressa de toute sa hauteur et murmura. “Adieu, mon amie. Promis, on se reverra bientĂŽt.“

Ma vue se voila.


Le trajet jusqu’Ă  Val-de-Bau s’avĂ©ra beaucoup plus complexe que ce Ă  quoi nous nous attendions. Loin de la sĂ©curitĂ© de voyager avec un rĂŽdeur, nous hĂ©sitions Ă  chaque Ă©tape du trajet, de peur de nous Ă©garer. De plus, il nous fallait mĂ©moriser nombre de repĂšres, car le chemin ne suivait pas un cours d’eau comme ça avait Ă©tĂ© le cas jusqu’Ă  maintenant. Comme si ça ne suffisait pas, une bruine constante tombait sur nous.

Timotast seul aurait fait le trajet entre l’Étau-Boire et Val-de-Bau en trois jours. Il avait estimĂ© qu’à nous il en faudrait six. Nous mĂźmes au final neuf jours Ă  atteindre notre destination.

Val-de-Bau Ă©tait nichĂ© entre deux plateaux de la Plaine de Garrassfant, dans un petit vallon oĂč coulait l’Ă©ponyme riviĂšre Bau.

Contrairement aux plaines environnantes, le vallon Ă©tait fortement boisĂ©, et Val-de-Bau vivait de l’exploitation du bois. Du plateau, on pouvait voir la scierie posĂ©e sur la riviĂšre, la grande usine Ă  papier et le port. Les productions Ă©taient acheminĂ©s en bateau vers l’aval du cours d’eau, Ă  destination d’une ville qui se trouvait sur le grand axe commercial reliant Écho au pays des Mille-lacs.

L’accueil que nous reçûmes fut beaucoup moins chaleureux qu’Ă  l’Étau-Boire. Nous dĂ»mes nous rendre directement Ă  la bourgmestrerie pour avoir les informations qui nous Ă©taient nĂ©cessaires.

“Je cherche une personne du nom de Lolohus MĂ©nium.“

Le commis Ă  qui nous nous Ă©tions adressĂ© chercha dans son registre. “Oui, c’est elle qui dirige la pĂ©piniĂšre depuis quelques annĂ©es. Vous la trouverez sans doute dans sa loge, juste en amont du Bau.“

Quand nous arrivĂąmes devant la loge de la pĂ©piniĂšre, nous trouvĂąmes une femme, d’Ă  peu prĂšs le mĂȘme Ăąge que moi. Elle n’Ă©tait pas spĂ©cialement Ă©paisse, mais avait les muscles des avants-bras saillants et les mains caleuses. Ses cheveux Ă©taient courts et sa posture ne laissait aucun doute sur le fait que c’Ă©tait elle qui dirigeait l’entreprise.

“Partenaire ! Putain, ça fait un bail !“ s’exclama-t-elle, en voyant SyxĂ©us. Elle donna Ă  mon ami une solide tape sur l’Ă©paule, qui manqua de le faire trĂ©bucher.

“Lolohus, toujours aussi distinguĂ©e, Ă  ce que je vois !“

La pĂ©piniĂ©riste lui fit un clin d’Ɠil. “Faut bien que quelqu’un ramasse des Ă©chardes, si les petits citadins veulent se chauffer l’hiver. “

SyxĂ©us hassa les Ă©paules. “Y’a pas d’hiver Ă  Pas-du-Cheminant.“

Ils Ă©clatĂšrent tous deux d’un rire franc, bien exagĂ©rĂ© par rapport Ă  la qualitĂ© de la blague.

“Et c’est qui, ce gamin qui t’accompagne, SyxĂ© ? Ton fils ?”

“En quelque sorte. Mon fils de cƓur.“ Il passa son bras autour de mes Ă©paules. “Ça va faire cinquante ans qu’on vit ensemble, MavĂ©as, Papaquis et moi.“

“Papaquis ?“

“Feu mon mari.“

“Ah.“

Lolohus nous fit entrer dans la loge, dans laquelle régnait une chaleur étouffante. Elle nous fit asseoir nous servit un café noir.

“Cinquante ans, ça fait autant de temps qu’on ne s’est pas vus, c’est bien ça ?“

“Oui. C’est justement parce qu’on a laissĂ© tomber l’entreprise que j’ai pu me concentrer sur autre chose que moi-mĂȘme. Je me suis occupĂ© de MavĂ©as, puis d’autres personnes dans le besoin. Ça m’a amenĂ© Ă  rencontrer Papaquis et Ă  fonder une soupe populaire avec lui. Peu aprĂšs ça, on s’est mariĂ©s.“

Lolohus fit la grimace. “SyxĂ©, tu sais trĂšs bien qu’on a pas laissĂ© tomber l’entreprise. On s’est faits niquer et on a Ă©tĂ© forcĂ©s de l’abandonner.“

“Je prĂ©fĂšre ne pas retenir de grief. L’animositĂ© n’est pas
“

Lolohus frappa du poing sur la table pour l’interrompre, si fort qu’elle fit qu’elle renversa son cafĂ©.

“Charrette Ă  bras ! Pas de griefs ? Mais bordel SyxĂ©, on nous a sabotĂ© ! Tu le sais aussi bien que moi !“

SyxĂ©us Ă©leva la voix contre elle. C’était la premiĂšre fois de ma vie que je le voyais s’emporter. “Facile Ă  dire ! Toi tu as quittĂ© la ville, tu t’en moque ! Moi j’ai dĂ» vivre avec les consĂ©quences, pour pas que ça me retombe dessus !“

L’argument eu l’air de calmer Lolohus.

“J’avais une vie, aprĂšs ça. Tu crois que ça aurait Ă©tĂ© bon pour MavĂ©as ou ceux qui dĂ©pendaient de moi pour manger, si je m’Ă©tais entichĂ© d’une quĂȘte de vengeance ? Non ! J’ai laissĂ© couler l’eau sous les ponts, attendant qu’il meurt de vieillesse avant de pouvoir respirer de nouveau.“

J’essayais de ne pas intervenir, mais la curiositĂ© Ă©tait plus forte. “De qui vous parlez ? C’Ă©tait quoi votre entreprise ?“

Les deux ‘partenaires’ Ă©changĂšrent un regard entendu. Lolohus me raconta alors leur histoire.

“Tout a commencĂ© quand j’avais vingt ans. J’ai rencontrĂ© SyxĂ©us, qui Ă  l’Ă©poque ne devait pas avoir plus de quarante-cinq ans, aux rĂ©unions du parti.

“On Ă©tait membres d’un petit parti politique Ă  l’Ă©poque, qui cherchait Ă  inverser l’ordre des castes sociales et mettre les artisans au pouvoir. L’idĂ©e c’Ă©tait que vu que c’Ă©tait eux qui produisaient tous ce que les nobles avaient besoin, on pouvait utiliser ça comme levier pour amĂ©liorer leurs conditions de travail et de vie.

“Enfin bref. Avec SyxĂ©, on s’est rendus compte qu’on n’Ă©tait pas trop d’accord avec ça. DĂ©jĂ , le parti mettait en avant les artisans, mais laissait de cĂŽtĂ© les paysans et les ouvriers. En plus, ces cons voulait un renversement social complet. Un peu trop utopique Ă  notre goĂ»t.

“Du coup, on a dĂ©cidĂ© de fonder notre propre parti. Mais cette fois l’idĂ©e, c’Ă©tait plutĂŽt de former des comitĂ©s pour donner de la voix aux plus basses castes sociales et de s’organiser pour faire pression sur les castes du haut. Fonder une puissance de persuasion en gros.

“Un de nos projet, par exemple, c’Ă©tait d’inciter tous les producteurs Ă  stopper le travail en mĂȘme temps, comme ça les nobles n’auraient pas le choix que de les Ă©couter s’ils ne voulaient pas que les prix explosent. Organiser la grĂšve, quoi.

“On faisait beaucoup de propagande en ville, au point oĂč beaucoup de gens commençait Ă  adhĂ©rer Ă  l’idĂ©e. On avait su concrĂ©tiser la chose, nous. Organiser des sĂ©minaires, des groupes de parole… Au bout de quelques annĂ©es, on Ă©tait devenus un vrai parti.”

Syxéus poussa un long soupir. Lolohus laissa traßner sur lui un regard compatissant.

“Ça n’a pas plus au chef du parti au pouvoir. Ce fils de pute est venu directement nous menacer. Il a dit plus ou moins subtilement qu’il allait faire du mal à nos proches si on continuait notre entreprise.

“On s’est pas dĂ©montĂ©s, on lui a ri au nez. Une semaine plus tard, mon pĂšre s’est cassĂ© la jambe dans un accident du travail. Il Ă©tait charpentier, c’était pas la premiĂšre fois qu’il se blessait. J’ai mĂȘme pas fait le lien Ă  ce moment lĂ .

“Mais deux semaines plus tard, c’est la mĂšre de SyxĂ©us qui a eu un accident. RenversĂ©e par un cheval. Elle s’est cassĂ©e le coccyx. Elle ne s’est jamais relevĂ©e.

“Le connard est revenu nous narguer. C’est lĂ  qu’on a vraiment fait le lien. On lui aurait sautĂ© Ă  la gorge s’il ne s’Ă©tait pas entourĂ© de ses gorilles.”

SyxĂ©us prit la parole pour conclure. “J’ai donc dĂ©cidĂ© d’arrĂȘter, de dissoudre le parti. Lolo voulait continuer seule, mais vu qu’on Ă©tait les figures de proues, si je me dĂ©sistais le parti se dĂ©literait. Et c’est ce qui s’est passĂ©. J’ai quittĂ© le parti et l’ai laissĂ© mourir.“

Lolohus secoua la tĂȘte. “C’est pas exactement ce dont je me souviens. Pour moi, SyxĂ© a choisi de protĂ©ger sa famille. ProtĂ©ger ceux pour qui il avait fondĂ© ce parti. On ne peut pas luter contre un mec qui est capable de tout pour arriver Ă  ses fins.“

Mon ami haussa les Ă©paules. Pour lui ça ne faisait aucune diffĂ©rence. Sa mĂšre handicapĂ©e et son grand projet qui s’effondrait
 Ce n’était pas ce genre de dĂ©tail sĂ©mantique qui allait le consoler.

Lolohus continua. “AprĂšs cette histoire, j’ai quittĂ© la ville et suis allĂ©e m’enfoncer dans le trou du cul de Garrassfant, lĂ  oĂč le climat est polaire et oĂč on a presque aucune commoditĂ©. SyxĂ© a choisi de rester en ville. Il ne se sentait pas de tout quitter.“

SyxĂ©us reprit. “AprĂšs que Lolo est partie, j’ai reçu des menaces de la part de notre bandit d’adversaire. Ça ne lui plaisait pas de me voir traĂźner dans le coin. Il m’a clairement dit que mon calvaire n’Ă©tait pas fini si je continuais dans la politique. Alors j’ai choisi l’humanitaire. C’est quelques semaines plus tard que je t’ai rencontrĂ©, MavĂ©as. La suite, tu la connais.“

Je hochai la tĂȘte, pris dans tout le condensĂ© d’information qu’on venait de me livrer. J’avais passĂ© la majeure partie de ma vie avec SyxĂ©us, mais j’avais dĂ©sormais l’impression qu’il avait vĂ©cu toute une vie avant qu’on se connaisse.

Je trouvais ça intrigant qu’il ne m’en ai jamais parlĂ©. Mais ça faisait sens. De son point de vue, c’Ă©tait un nouveau dĂ©part.

“Mais du coup, partenaire, pourquoi tu es revenu aujourd’hui ? Alors que ça fait genre cinquante ans qu’on s’est pas vus ?”

SyxĂ©us posa ses deux mains sur les Ă©paules de Lolohus, Ă  la surprise de celle-ci. “Parce que c’Ă©tait bien, ce qu’on a fait. C’Ă©tait une bonne chose.“

“Bah oui,“ rĂ©pondit-elle nonchalamment, “on l’a fait pour aider les gens. Évidemment que c’Ă©tait une bonne chose.“

SyxĂ©us secoua la tĂȘte, “Je ne parle pas de ça. Je te parle de ma vie aprĂšs. Non seulement ça m’a permis de rencontrer l’homme de ma vie et mon fils de cƓur, mais surtout ça m’a redonnĂ© le goĂ»t de vivre et d’aider les autres.

“Quand j’Ă©tais jeune, j’avais la rage contre les oppressions et le systĂšme corrompu Ă©tabli Ă  Pas-du-Cheminant. GrĂące Ă  ce qu’on a fait tous les deux, Ă  notre Ă©chec, j’ai compris que je pouvais changer les choses autrement, que je pouvais aider les autres sans me mettre en danger.

“Comme je ne pouvais pas changer le systĂšme, je suis devenu un systĂšme qui a permit de combler – un peu – les diffĂ©rences de classe de ce systĂšme oppressif.“

Le visage de Lolohus s’attendrit et elle posa ses mains sur celles de son ex-partenaire.

“Ça m’touche que tu m’dises ça, partenaire. Tu sais, ici aussi la vie n’a pas Ă©tĂ© facile, mais j’ai pu redresser les choses et vraiment aider les gens. C’est pas tout a fait pareil, parce qu’on n’est pas dans une grande ville, mais c’est justement ce qui nos a permis, Ă  nous les ouvriers, de nous prendre en main.

“Tu sais que j’ai Ă©tĂ© bourgmestre ? Eh oui, j’ai Ă©tĂ© la premiĂšre roturiĂšre bourgmestre, ici Ă  Val-de-Bau. Ça a permis de faire bouger les choses. C’Ă©tait il y a vingt ans, mais ça a eu un impact. Pour preuve : le bourgmestre actuel est aussi un roturier.

“Ce qu’on n’a pas pu faire Ă  Pas-du-Cheminant, j’ai pu le faire ici. Les bourgeois ici ont finit par comprendre que c’est grĂące aux ouvriers qu’ils sont riches et continuent de s’enrichir. Ça Ă©quilibre le jeu entre les propriĂ©taires terriens et la force ouvriĂšre.”

Ils sourirent tous les deux, les yeux emplis de mĂ©lancolie. Ils Ă©taient Ă  la fois heureux et tristes que leur rĂȘve commun ai pu se rĂ©aliser – deux fois, de deux maniĂšres diffĂ©rentes – malgrĂ© la nĂ©cessitĂ© que leurs routes se sĂ©parent pour que cela arrive. Ils s’Ă©treignirent dans une longue accolade qui Ă©tait autant une fĂȘte de leurs accomplissement qu’une conclusion de leur ‘partenariat’.

AprĂšs un long moment de silence, Lolohus fronça les sourcils. “Mais au fait, SyxĂ©us, quel Ăąge ça te fait ?”


Pour fĂȘter la prĂ©sence de SyxĂ©us, Lolohus sonna prĂ©maturĂ©ment la fin de la journĂ©e de travail et invita tous ses ouvriers Ă  la taverne. Nous pĂ»mes la voir dĂ©clamer leurs ‘faits d’armes’ du temps de leur parti, encensĂ©e par des interventions théùtrales de mon vieil ami.

Les ouvriers Ă©taient conquis par ces rĂ©cits qui leur semblaient rocambolesques, mais qui s’inscrivaient dans la continuitĂ© des revendications menĂ©es autrefois par leur contremaĂźtresse. Elle-mĂȘme qui ce soir lĂ  avait revĂȘtu le rĂŽle de narratrice.

La soirée fut longue et la nuit courte, mais tout le mode se leva tÎt, car chacun devait reprendre ou bien son travail ou bien son voyage.

Lolohus nous avait invitĂ©s Ă  passer la nuit chez elle. Quand nous nous dĂźmes adieu au point du jour, l’esprit encore embrumĂ© de biĂšre et de rĂ©cits, je vis des larmes couler sur le visage de l’ouvriĂšre endurcie.

Nous passĂąmes la premiĂšre matinĂ©e de voyage en silence. Je me remettais encore de la soirĂ©e de la veille, sentant peu Ă  peu l’Ă©puisement remplacer manque de sommeil. Quant Ă  mon compagnon, je sentais bien que, plus que de fatigue, c’Ă©tait l’adieu qui pesait sur son cƓur.

Plus nous progressions dans notre voyage, plus les souvenirs alourdissaient ses pas. Ce n’Ă©taient pas toujours des souvenirs tristes, mais comme ils Ă©taient les marqueurs d’un lointain passĂ©, il renforçaient le poids de l’Ă©chĂ©ance de notre pĂ©riple.

Nous Ă©tions dĂ©sormais bien plus habituĂ©s Ă  marcher en pleine campagne qu’auparavant. Nous n’avancions bien entendu pas au rythme d’un vieux rĂŽdeur, mais nous Ă©tions beaucoup moins hĂ©sitants et avions de plus en plus l’Ɠil pour discerner les repĂšres sur notre trajet.

La piste qui reliait Val-de-Bau Ă  la grande route reliant Écho Ă  la rĂ©gion des Mille-lacs Ă©tait bien balisĂ©e. Au fil des hameau qui se dressait sur notre chemin, on nous indiquait la route jusqu’Ă  la bordure de l’Attrape-Mouches, une forĂȘt marĂ©cageuse au bord de laquelle Ă©tait Ă©tabli le village de Froussebois.

Au total, nous mĂźmes quinze jours, presque deux semaines, pour joindre Froussebois, car la distance qui le sĂ©parait de notre prĂ©cĂ©dente Ă©tape Ă©tait grande. C’est Ă  l’aube de notre vingt-neuviĂšme jour de voyage que nous pĂ»mes dĂ©couvrir ce village bien nommĂ©.

La saison humide avait beau ĂȘtre sur sa fin, l’atmosphĂšre Ă©tait trĂšs lourde Ă  l’orĂ©e de l’Attrape-Mouches. La vĂ©gĂ©tation Ă©tait dense et il nous fallait faire attention Ă  chaque pas pour ne pas tomber dans une tourbe. Heureusement, nous ne devions pas nous enfoncer dans les bois, mais le village que nous cherchions Ă  atteindre Ă©tait quand mĂȘme sous la canopĂ©e.

Comme Ă  l’Étau-Boire, les maisons Ă©tait entiĂšrement en bois. Mais en plus, il n’y avait pas de route ou de chemin entre les maisons, juste de l’herbe tassĂ©e. MalgrĂ© la chaleur humide et suffocante, chaque habitant Ă©tait lourdement vĂȘtu, avec cape et capuchon, pour se protĂ©ger des innombrables diptĂšres.

Nous vĂźmes passer une grande quantitĂ© de travailleurs qui trimbalaient d’immenses ballots d’herbes, venant du trĂ©fonds des bois et les chargeant sur de haut chariots. Ceux-ci allaient et venaient sur une sorte de piste qui partait en direction du guide, probablement vers des terres plus civilisĂ©es.

Dans notre progression au cƓur du village – qui ne devait pas hĂ©berger plus de cinquante familles – nous aperçûmes pas moins de trois enseignes d’herboristerie. Cependant, nous ne trouvĂąmes pas la moindre bourgmestrerie ou office de tourisme.

Nous dûmes quérir des renseignements auprÚs des autochtones patibulaires, qui pour la plupart refusait de nous adresser la parole. Il nous fallut ainsi plusieurs heures pour trouver la demeure de Palonumis, la personne que Syxéus était venue voir.

La maison qu’elle habitait Ă©tait grande et familiale. Nous fĂ»mes accueillis par un certains nombre de personnes, dont la plupart Ă©tait les enfants ou les petits-enfants de la vieille Palonumis. On nous conduisit Ă  sa chambre.

Quand je vis le visage de la vieille femme, je fus certain de reconnaĂźtre ses traits, sans pour autant remettre dans quelle circonstance car, j’en Ă©tais sĂ»r, c’Ă©tait la premiĂšre fois que je la rencontrais.

C’est SyxĂ©us qui m’Ă©claira sur la question.

“MavĂ©as, je te prĂ©sente Palonumis, la sƓur jumelle de Papaquis.“

L’intĂ©ressĂ©e mis un instant avant de reconnaĂźtre SyxĂ©us. Elle entra alors dans une colĂšre folle.

“Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu n’es pas la bienvenue chez moi ! Sors ! Sur le champ !“

Elle avait beau ĂȘtre trĂšs vieille – presque cent ans si je m’en rĂ©fĂ©rai Ă  l’age qu’aurait eut Papaquis s’il Ă©tait toujours en vie – elle avait une vigueur qui rivalisait avec celle de mon ami. Elle parcouru la distance qui nous sĂ©parait de deux longues enjambĂ©es, et gifla SyxĂ©us. Celui-ci ne fit mĂȘme pas mine d’essayer de l’Ă©viter.

“Écoute, Palo, il fallait que je te vois. Une derniùre fois. Aprùs, je te laisserai tranquille pour toujours.“

Les yeux de Palonumis Ă©taient embuĂ©s de larmes. Je ne parvenais Ă  savoir si c’Ă©tait de la colĂšre ou de la tristesse.

“Ne m’appelle pas comme ça ! Tu es mort pour moi ! Mort, comme l’est Papa, que tu as tuĂ©.“

SyxĂ©us tenta de poser une main sur l’Ă©paule de sa belle-sƓur, mais elle se dĂ©gagea. Il laissa tomber ses bras le long de son corps dans un soupir. Il s’assit sur une chaise et nous invita tous les deux Ă  faire de mĂȘme. Il se tourna ensuite vers moi pour m’expliquer.

“Vous ne vous ĂȘtes jamais rencontrĂ©s, mais elle et Papaquis se voyaient une fois tous les deux ans. Une fois sur deux, c’Ă©tait elle qui venait, et l’autre c’Ă©tait Papa qui faisait le voyage.”

C’Ă©tait il y a plus de trente ans. MĂȘme si je l’avais croisĂ©e Ă  l’Ă©poque, je ne serais pas sĂ»r de m’en souvenir aujourd’hui.

“Depuis son dĂ©cĂšs, elle n’a plus de raison de revenir Ă  Pas-du-Cheminant. À l’Ă©poque je lui avais proposĂ© de venir habiter chez nous, mais elle m’a
 accusĂ© d’ĂȘtre responsable de sa mort.“

J’Ă©tais confus. “Attendez, le dĂ©cĂšs de Papaquis Ă©tait un accident, c’est quoi le rapport avec SyxĂ©us ?”

Le deux tombĂšrent silencieux. Ils me jetĂšrent un regard torve.

Palomunis ouvrit la bouche, mais SyxĂ©us leva la main pour l’interrompre.

“MavĂ©as
 Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais
 Oui, Papaquis est bien mort d’un accident. Oui, il s’est bien fait renverser par une carriole. C’est juste que le chauffeur de cette carriole
“

Il prit une grande inspiration. Je n’osais pas deviner ce qu’il Ă©tait sur le point de dire.

“
 c’était moi.“

Mon estomac se cambra dans mon ventre. J’ouvrai la bouche, mais aucun son n’en sortit, tant ma gorge Ă©tait serrĂ©e. J’eus un hoquet et une douleur lancinante transperça mon ventre. Je me penchai en avant pour tenter de comprimer la douleur, et ma tĂȘte se mis Ă  tourner.

Une main – celle de SyxĂ©us – se posa sur mon Ă©paule. J’essayais de me ressaisir, mais les mots ‘SyxĂ©us a tuĂ© Papaquis’ tournaient en boucle dans mon esprit.

Au bout de quelques instants, je parvins Ă  relever la tĂȘte. SyxĂ©us avait des larmes sur les joues. Le visage de Palomunis Ă©tait fermĂ©.

C’est cette derniĂšre qui reprit la parole. “SyxĂ©us a toujours fuit sa responsabilitĂ©. Pourquoi tu crois qu’il te l’a jamais dit ? Parce qu’il est dans le dĂ©ni. VoilĂ  tout.“

SyxĂ©us ferma les paupiĂšre si fort que son visage devint rouge. Les larmes ruisselaient encore sur ses pommettes. “Les circonstances
“

Palomunis se leva d’un bond. Pendant un instant, je cru qu’elle allait sauter Ă  la gorge de SyxĂ©us. “Les circonstances ! Les circonstances ! Maudites soit-elles ! Le rĂ©sultat ne change pas : Papaquis est mort ! À cause de toi !“

Quelque chose se déclencha en Syxéus. Je le vis avoir un tic, puis il se leva et jeta sa chaise à travers la piÚce.

“Comment tu peux penser une seule seconde que ça m’affecte pas ? Tous les putains de jours de ma putain de vie, je pense Ă  sa mort ! J’ai cette image dans ma tĂȘte, qui reviens dĂšs que je ferme les yeux, de mon mari qui passe sous les sabots de mes chevaux ! Comment je peux la faire partir ? Tous les jours, j’ai envie de mourir et que Papaquis prenne ma place, parce qu’il mĂ©rite plus que moi d’ĂȘtre en vie !“

Il avait les yeux révulsé.

“Je le tenais dans mes bras quand il a rendu son dernier souffle ! Il m’a fait promettre de ne pas m’en vouloir. Mais c’est pas possible ! Tu comprends ça, Palomunis ? Je dois essayer de ne pas m’en vouloir parce que je lui ai promis !“

Palomunis était elle aussi en larme désormais.

“Il m’a fait jurer que ce n’était pas grave, qu’il mourrait pour qu’un autre vive, et que c’est tout ce qu’il espĂ©rait. Il est mort en souriant, Palomunis !“

Je me retrouvai confus. J’ouvrai la bouche pour interjeter, mais me ravisai. Il fallait que SyxĂ©us s’exprime.

“Comment ça ‘pour qu’un autre vive’ ?“. Palomunis n’avait pas eu la mĂȘme dĂ©licatesse que moi.

SyxĂ©us plongea sa tĂȘte dans ses mains. Il mit un certain temps Ă  rĂ©pondre.

“Une gamine. Une petite fille qui avait quoi ? Huit ans ? J’en sais rien. Elle s’est littĂ©ralement jetĂ©e devant ma carriole. Papaquis l’avait anticipĂ©, et s’est lui-mĂȘme jetĂ© en avant pour la pousser hors de la voie.“

Un silence de plomb s’abattit sur nous.

“Et vous savez le pire ? La gamine qu’il a sauvĂ©e – MĂ©lanas qu’elle s’appelait – est morte de faim deux ans aprĂšs.“

L’ironie de la situation tordait le visage de SyxĂ©us dans un rictus macabre. Il avait les genoux qui tremblait. Plaomunis s’approcha lentement de lui, puis posa une main sur son Ă©paule.

Elle l’Ă©treignit sans un mot.


Le lendemain matin, nous quittùmes Palomunis et sa maisonnée avec de longues embrassades. Pas une parole ne fut échangée, tout avait été dit.

Nous continuùmes notre chemin en direction de notre prochaine et derniÚre étape : Cosma.

Des larmes sur le visage de mon ami. Et un sourire.

Notre interlude campagnard s’avĂ©ra un peu plus rieur qu’auparavant. SyxĂ©us avait apaisĂ© beaucoup de ses maux et partageait dĂ©sormais beaucoup d’anecdotes et de bons moments passĂ©s avec les trois personnes que nous avions visitĂ©es, maintenant que le gros des Ă©motions Ă©tait passĂ©.

Le trajet Ă©tait dĂ©sormais aisĂ©. Nous n’avions plus le soucis de tenir une piste, nous nous dirigions simplement entre le guide et le monde pour rejoindre la grande route qui joignait la JetĂ©e et le Repos Cosmique – qui s’avĂ©rait ĂȘtre notre prochaine Ă©tape.

Nous tombñmes sur la grande route en cinq jours. Nous l’empruntñmes en direction du monde et atteignümes le Repos Cosmique en quatre. Nous restñmes une nuit seulement, juste le temps de se reposer et de reprendre des provisions, puis nous louñmes une place sur une charrette de commerçant pour quelques piùces.

Nous traversĂąmes ainsi Bois-dense sans effort, apprĂ©ciant la beautĂ© de cette forĂȘt qui avait la particularitĂ© d’ĂȘtre si Ă©paisse – Ă©tant surtout constituĂ©e de buissons, pour la plupart Ă©pineux – qu’il Ă©tait presque impossible de la traverser en dehors des routes.

Port-du-bois Ă©tait la derniĂšre Ă©tape de notre pĂ©riple avant Cosma. Nous prĂźmes une place Ă  bord d’une barge Ă  fond plat qui nous permit de traverser la mer Cosmique et d’atteindre l’Ăźle ou trĂŽnait la plus grande ville du monde, en moins d’une journĂ©e.

Nous fĂ»mes subjuguĂ©s quand nous aperçûmes les murs titanesques de la citĂ©-univers s’Ă©lever sur l’horizon bleu. Elle semblait sortir de l’eau d’un seul homme, construite Ă  mĂȘme les fonds marins, laissant les flots s’Ă©craser sur les murailles comme on jette du sable sur un mur de briques. Nous avions dĂ©couvert nombre de paysages et d’architectures depuis le dĂ©but de notre pĂ©riple, mais rien n’Ă©tait aussi dĂ©tonant que de voir la plus grande ville du monde s’approcher de nous de toute sa hauteur, posĂ©e sur les flots calmes de la mer.

Nous fĂ»mes Ă©galement choquĂ©s de dĂ©couvrir Ă  quel point la ville Ă©tait dense. Les maisons et les habitants Ă©taient entassĂ©s les uns sur les autres, et elle Ă©tait si vaste qu’il nous aurait fallut plusieurs jours pour la traverser de part en part.

Nous dĂ»mes louer une chambre dans une auberge et marcher une matinĂ©e entiĂšre pour atteindre le quartier expressionniste et trouver la maison de la personne que nous Ă©tions venue voir. D’autant que chaque quartier – qui soit-il important de le noter, Ă©tait chacun bien plus grand que ma ville natale – avait sa propre organisation interne.

Syxéus était resté trÚs mystérieux au sujet de cette personne, malgré mes nombreuses questions.

La maison que nous trouvĂąmes Ă©tait immense et rectangulaire, comme une grosse brique grise posĂ©e Ă  la verticale et accolĂ©e Ă  d’autre bĂątiments du mĂȘme acabit.

Il s’avĂ©rait qu’en rĂ©alitĂ© plusieurs foyers habitaient dans cette maison rectangulaire. Les propriĂ©taires avaient chacun achetĂ© une petite parcelle d’habitation Ă  un Ă©tage donnĂ©, et formaient ainsi une petite communautĂ©. Je notai d’ailleurs que la plupart des bĂątiments de cette forme avait des Ă©choppes au rez-de-chaussĂ©e, permettant ainsi de gagner beaucoup d’espace dans la rue en empilant les commerces et les habitations.

Les couloirs du bĂątiment Ă©taient dĂ©pourvu de toute forme de style. D’un gris dĂ©lavĂ©, ils ne portaient aucune forme d’ornementation, comme si l’architecte qui avait conçu les parties communes Ă©tait un simple exĂ©cutant axĂ© sur la rentabilitĂ© et l’ergonomie. Je ne m’imaginait pas vivre dans ce genre d’endroit.

Nous croisĂąmes une jeune famille, qui Ă©tait pressĂ©e de sortir pour se rendre on-ne-sais oĂč. Il ne nous accordĂšrent aucune salutation, pas mĂȘme un regard.

L’homme qui nous ouvrit devait avoir dix ans de moins que moi, mais il Ă©tait particuliĂšrement usĂ© par le temps. Maigre, presque famĂ©lique, il portait des vĂȘtements amples pour le cacher. Ses yeux Ă©tait cernĂ©s de nombreuses rides, caractĂ©ristique des gens qui passent leur vie Ă  lire. MalgrĂ© tout, sa posture Ă©tait droite, presque digne, et son regard pĂ©tillait d’Ă©nergie – ainsi que de mĂ©fiance Ă  notre Ă©gard.

“Bonjour, vous ĂȘtes bien le fils de Equylias Alinam ?” demanda SyxĂ©us sans mĂ©nagement.

Dire que l’homme Ă©tait intriguĂ© Ă©tait un bien faible mot. La moue qu’il nous accorda avait l’air de faire Ă©merger chez lui de trĂšs anciens souvenirs. “Oui, je suis Ulutte.“ Il fit jongler son regard entre SyxĂ©us et moi. “Vous avez connu ma mĂšre ?“

SyxĂ©us passa la main dans ses long cheveux. “PlutĂŽt bien, oui. Ulutte, si je ne me trompe pas, je suis ton pĂšre.“


L’habitation de notre hĂŽte Ă©tait riche, tĂ©moin d’une vie prospĂšre. Dans les dĂ©cors, on sentais son amour pour les Ă©crits, puisque nombre de poĂšmes rĂ©digĂ©s dans des langues que je ne connaissais pas Ă©taient encadrĂ©s sur les murs.

Nous étions assis sur une banquette assez dure. Ulutte était enfoncé dans un grand fauteuil de cuir. Il versa le thé.

“Je n’ai jamais connu ma mĂšre. Elle est morte en me donnant naissance. J’ai grandi orphelin, avec pour seul hĂ©ritage une lettre dans laquelle elle me disait qu’elle m’aimait et que je n’avais pas de pĂšre.“

SyxĂ©us hocha la tĂȘte en se saisissant de sa tasse.

“J’ai connu Equylias il y a
” Il calcula rapidement dans sa tĂȘte, ”soixante-trois ans maintenant. Peu aprĂšs que Tomilas se soit mariĂ©e,“ ajouta-t-il Ă  mon attention. “Elle est trĂšs vite tombĂ©e amoureuse de moi et une complicitĂ© s’est installĂ©e rapidement. J’ai fini par moi aussi tomber amoureux d’elle.”

Il fit claquer sa langue. Sa bouche semblait pĂąteuse. Il prit une longue gorgĂ©e de thĂ©. “Mais elle Ă©tait malade. Elle avait un cancer. Sa vie n’Ă©tait pas en danger mais elle avait rĂ©guliĂšrement besoin de voir un mage guĂ©risseur pour que son cancer ne progresse pas.“

Un silence de mort s’abattit sur le salon. Seul le tintement sinistre des tasses en porcelaine vint le perturber, le temps que SyxĂ©us reprenne son rĂ©cit.

“Elle voulait un enfant. Elle en avait toujours voulu un. Avec sa maladie, c’Ă©tait un gros risque, car son cancer Ă©tait logĂ© dans son ventre. Mais elle s’en moquait. Elle me disait toujours qu’elle prĂ©fĂšrerait mourir plutĂŽt que de ne pas essayer d’en avoir.

“Moi aussi j’en voulais, mais pas au point de la perdre. Je lui ai suppliĂ© de ne pas essayer d’en faire, mais elle ne m’Ă©coutais pas. Je voyais dans ces yeux qu’elle ne pourrait jamais ĂȘtre heureuse sans enfants. Je me suis rendu compte que mes priĂšres Ă©taient Ă©goĂŻstes.“

Il prit une grande inspiration et fit ce qu’il peut pour ne pas faire trembler sa voix.

“J’aurais pu partir. La quitter, et la laisser avec ses dĂ©mons. Mais je ne pouvais pas m’y rĂ©soudre. Je voulais l’aider, au mieux, malgrĂ© mes propres peurs.

“J’ai acceptĂ© de la mettre enceinte.“

D’une main tremblante, chargĂ©e de la fatalitĂ© que nous rĂ©servait la suite de son histoire, il se resservit une tasse de thĂ©. Ulutte et moi Ă©tions tĂ©tanisĂ©s par la duretĂ© des paroles.

“Elle savait que ce qu’elle faisait Ă©tait risquĂ© et que, quelque part, je sacrifiais ma bonne conscience pour elle, alors elle me proposa un compromis : elle irait accoucher Ă  Cosma. Non seulement s’y trouvaient les meilleurs guĂ©risseurs, qui pourraient la protĂ©ger pendant l’accouchement, mais en plus cela lĂšverait le fardeau pour moi si ça se passait mal.

“En effet, si aprĂšs l’accouchement ils Ă©taient tous les deux en vie, elle et le bĂ©bĂ© reviendraient vivre avec moi. Si elle mourrait mais pas l’enfant, il serait placĂ© dans un orphelinat et je n’en entendrais plus jamais parler. Enfin, si l’enfant mourrait mais pas elle, elle ne reviendrait plus jamais.“

Ces derniĂšres paroles portaient un sous-entendu morbide.

“Je trouvais ça injuste – de ne pas ĂȘtre lĂ  pour l’accouchement ou d’ĂȘtre Ă©cartĂ© si cela se passait mal – mais c’Ă©tait ses conditions. Je crois sincĂšrement qu’elle pensait me protĂ©ger en faisant ça.

“Les semaines passĂšrent et Equylias ne revenait pas. Le deuil fut amoindrit par le maigre espoir que tout ce soit bien passĂ© et qu’elle n’ai malgrĂ© tout pas voulu revenir, mais je savais que c’Ă©tait du dĂ©ni.

“J’ai rencontrĂ© Lolohus, puis Papaquis, et ma peine s’est diluĂ©e dans le reste de ma vie. Mais alors que je m’approchais du grand Ăąge, je ressentais que ce mal Ă©tait toujours ancrĂ© au fond de moi. J’avais besoin de savoir.

“J’ai payĂ© un voyageur de commerce pour se renseigner sur Equylias Alinam et sa descendance, et il m’a ramenĂ© ton nom et ton adresse, Ulutte.“

SyxĂ©us se pinça l’arrĂȘte du nez.

“Je ne sais pas vraiment ce que je fais en te disant tout ça, mais je me dis que tu as le droit de savoir. La vie de ta mĂšre, ses choix, sa mort, pour te donner la vie. Son amour pour toi avant mĂȘme de te connaĂźtre.

“J’ai fais beaucoup d’erreurs dans ma vie, et je pense qu’accepter le marchĂ© de ta mĂšre en Ă©tait une. Je ne suis pas ici pour me faire pardonner, mais pour essayer de rĂ©parer ce qui le peut encore.“

SyxĂ©us s’arrĂȘta de parler. Le silence rĂ©sonna dans mes oreilles.

Je me tournai vers Ulutte. Son visage ridé était couvert de larmes.

“J’aimerais que vous me racontiez comment Ă©tait ma mĂšre, et ce que vous avez vĂ©cu tous les deux, du temps oĂč vous vous frĂ©quentiez
”

SyxĂ©us ferma les yeux en signe d’assentiment. Ulutte se tourna vers moi. “Si ça ne vous dĂ©range pas
“

J’acquiesçai et me levai pour leur laisser de l’intimitĂ©.

Avant de partir j’indiquai à mon vieil ami, “Je t’attendrai à l’auberge. Prend ton temps.“


SyxĂ©us prit effectivement son temps. Il ne rentra pas Ă  l’auberge cette nuit-lĂ , ni la nuit suivante. Je commençai Ă  m’inquiĂ©ter, quand il me rejoignit au petit-dĂ©jeuner de notre quatriĂšme jour de prĂ©sence Ă  Cosma. Il avait l’air extĂ©nuĂ©, mais apaisĂ©.

J’appris plus tard qu’ils Ă©taient restĂ©s Ă©veillĂ©s durant toute la premiĂšre nuit, et prirent trĂšs peu de repos la seconde. MalgrĂ© cela, SyxĂ©us insista pour repartir le jour-mĂȘme.

“Je n’ai plus rien à faire ici. Autant revenir à Pas-du-Cheminant le plus rapidement possible.“

Le trajet du retour fut paisible. Nous mümes trois semaines – vingt-quatre jours – pour revenir chez nous.

L’hiver Ă©tait tombĂ© sur nous, et nous passions la plupart de nos journĂ©es Ă  discuter en contemplant le mince rideau de flocons qui tombait en-dehors de la voiture que nous avions louĂ©. La majoritĂ© de nos nuit se firent dans des relais, en mangeant et buvant comme jamais.

Cela sonnait la fin de notre périple. Tout avait été dit, et Syxéus était maintenant un vieil homme apaisé, libéré de ses vieux démons.

“Tu n’as plus de regrets, maintenant ?“ lui demandai-je lors d’une des rares nuits oĂč le ciel Ă©tait dĂ©gagĂ© et oĂč nous pouvions contempler les Ă©toiles par la fenĂȘtre de notre chambre.

“Bien sĂ»r que si. Je regrette tant de choses. Je regrette de pas ĂȘtre restĂ© en contact avec Tomilas. Je regrette ne pas avoir Ă©tĂ© au bout de mes projets avec Lolohus. Je regrette de ne pas avoir aidĂ© Palonumis Ă  faire son deuil, de ne pas avoir pris ma responsabilitĂ© dans la mort de Papaquis. Je regrette d’avoir laissĂ© Équylias mourir seule et de ne pas m’ĂȘtre occupĂ© de son fils.

“Ces regrets, je les porte depuis longtemps avec moi et je les emmĂšnerai bientĂŽt dans l’Autre Monde. Mais je suis heureux d’avoir pu les partager avec les personnes concernĂ©es. J’espĂšre que ça leur adoucira un peu la vie. En tout cas, moi, ça a allĂ©gĂ© mon fardeau.”

C’est Ă  ce moment lĂ  que je me rendis compte de la vraie nature de ce voyage. Un dernier pĂ©riple – le seul de toute une vie – mais l’entreprise la plus importante qu’il n’avait jamais rĂ©alisĂ©.

Je n’avais plus peur Ă  prĂ©sent. J’Ă©tais heureux pour lui.

Nous arrivĂąmes Ă  Pas-du-Cheminant au milieu de la nuit. J’attendis que SyxĂ©us rĂ©cupĂšre ses affaires et l’accompagnai chez lui. Une fois arrivĂ©s devant la porte de sa maison, il s’arrĂȘta.

“MavĂ©as, je suis prĂȘt, maintenant.“

Je fuyais son regard. Déjà ?

“Je le sens en moi. C’est fini. Il ne me reste qu’une derniùre chose à faire.“

Il me prit dans ses bras.

Son Ă©treinte fut longue et intense. Pendant qu’il me serrait, je revoyais les cinquante ans de vie que nous avions passĂ© ensemble. Les joies, les peines, le bonheur et le deuil.

Le deuil.

Il me libĂ©ra de son Ă©treinte. À travers les larmes qui voilait mon regard, je vis la lune se reflĂ©ter au fond de ses yeux.

Ce n’Ă©tait plus la fatalitĂ© qui me noyait, mais une forme particuliĂšre de bonheur. Pour l’anniversaire de ses cent ans, trois mois plus tĂŽt, j’avais ressentis la fatalitĂ© de la mort. InĂ©vitable. Personne ne vivait jusqu’Ă  cent-un ans. La vie et la mort Ă©taient sĂ©culaires.

Mais aujourd’hui, c’Ă©tait le bonheur qui m’inondait. J’Ă©tais heureux que les dieux avaient laissĂ© le temps Ă  SyxĂ©us de faire face Ă  ses vieux dĂ©mons. Maintenant que c’Ă©tait fait, il allait les rejoindre.

Les derniers mots de mon vieil ami furent silencieux. Il imprima dans mon esprit un large sourire, toujours le mĂȘme, si insouciant.

Puis il rentra chez lui, sans prendre la peine de fermer la porte.


J’Ă©tais absent lors des funĂ©railles. J’Ă©tais bien lĂ  en personne, mais je n’arrivais pas Ă  ajuster mon esprit Ă  la liesse gĂ©nĂ©rale du festival organisĂ© en son honneur.

J’avais un sentiment de vide. Tout semblait terne comparĂ© au bouquet d’Ă©motions que j’avais ressentis lors de notre voyage.

Des dizaines de personnes vinrent converser avec moi ce jour lĂ . ÉnormĂ©ment de monde connaissait SyxĂ©us. Je me rendit compte Ă  quel point il Ă©tait impliquĂ© dans la vie de la citĂ©.

Mais aucune d’entre elles ne connaissait ses vĂ©ritables secrets. Les seuls qui les partageaient Ă©taient loin d’ici.

Cela n’avait pas d’importance. Pour lui, il avait juste besoin qu’une seule personne soit au courant : moi. Parce que c’Ă©tait son rĂŽle de tuteur de me montrer ses erreurs et ses regrets. Parce que c’Ă©tait mon rĂŽle d’ami de l’accompagner dans ce voyage de toute une vie.

Au soir du jour de ses funĂ©railles, je souris d’une mĂ©lancolie douce-amĂšre.


Quand j’entrais dans la cuisine, Lili m’indiqua oĂč poser la caisse de chou que je transportais. Baba Ă©tait sur mes talon, avec une caisse d’oignons.

“Vous tenez le coup ?“, leur demandais-je.

“On fait ce qu’on peut“, rĂ©pondit Lili. “C’Ă©tait SyxĂ©us qui faisait la cuisine pour tous les enfants. Depuis qu’il est plus lĂ , sa soupe populaire est trop dĂ©bordĂ©e pour s’occuper de nous.“

Baba renchĂ©rit. “On a quand mĂȘme de la chance qu’il nous ait lĂ©guĂ© tout son argent. C’est grĂące Ă  ça qu’on survit.“

Lili secoua insensiblement la tĂȘte Ă  l’attention de Baba, puis fit un geste du menton dans ma direction. Le regard de Baba oscilla entre Lili et moi, puis elle comprit.

“Oh mince, c’est toi qui nous a donnĂ© tout ça, MavĂ©as ? Tu es fou ou quoi ?“

Je haussai les Ă©paules. “Je suis sĂ»r que SyxĂ©us aurait apprĂ©ciĂ©.“

Baba s’approcha de moi et, sans un mot, m’Ă©treignit.

Lilumis et Barabas Ă©tait un couple de jeunes femmes qui gĂ©rait l’unique orphelinat de Pas-du-Cheminant. C’Ă©tait une tĂąche ardue, mais elles tenaient bon. Lili Ă©tait grande, fine et bricoleuse, alors que Baba Ă©tait large, costaude et serviable.

Nous étions en train de préparer le repas du soir quand une foule de bambin entra dans la cuisine et se rua sur moi.

“MavĂ©as ! MavĂ©as ! C’est vrai que tu va rester avec nous ?“

“Et ben, ça dĂ©pend”, rĂ©pondis-je d’un air goguenard, ”Vous voulez que je reste avec vous ?“

“OUIIIIII !“

“Bon, alors c’est d’accord !“

Une acclamation unanime officialisa mon arrivĂ©e Ă  plein temps dans l’orphelinat. Les enfants hurlĂšrent de joie, Lili applaudit l’évĂšnement avec un large sourire, tandis que Baba joignit ses cris Ă  ceux des enfants, tout en en hissant un sur ses Ă©paules.

Je n’ai pas eu une vie aussi intense que celle de mon vieil ami, mais j’en ai plus appris sur lui l’annĂ©e de sa mort que les cinquante annĂ©es qui ont prĂ©cĂ©dĂ©. Mes os se font vieux maintenant, j’ai passĂ© les trois quarts de ma longĂ©vitĂ©. Mais je ferai en sorte que le quart restant soit dans la continuitĂ© de tout ce que tu m’as appris. Je vais aider la communautĂ© comme tu m’as aidĂ©, moi et tant d’autre. Tu seras fier de moi, quand je te rejoindrai.

Mon vieil ami.

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