En l’an 2756 du calendrier divin.
J’avais le regard perdu dans le vague, à l’horizon de cette plaine terne et vide.
“Maîtresse, monsieur Héliaume nous attend.”
Je repris mes esprits. J’ajustais mon grand manteau de fourrure pour combattre ce vent glacial et enfonça un peu plus mon capuchon. J’ajustais ma broche représentant une rose rouge, que j’affichais comme symbole de ma profession. Je fis signe à mon disciple de m’imiter et il accrocha sa broche, qui était une copie conforme de la mienne, à la différence de la couleur, qui était orange.
“Viens, Tib, ne faisons pas attendre plus longtemps notre commanditaire.“
Nous nous dirigeâmes vers le lieu de rendez-vous, laissant derrière nous notre véhicule. Nos bottes de cuir foulaient le sol spongieux et le bas de nos braies commençait à se tacher de neige à mesure que nous battions les congères.
Polius Héliaume était un riche marchand, dirigeant une petite troupe nomade de commerçants qui battait le guide du pays d’Undra pour dispenser les biens de première nécessité et quelques rares articles de fantaisie à la poignée d’éleveurs sédentaires qui avaient choisi la vie du grand froid.
Mais malgré son statut de chef de grande famille, il avait mauvaise mine aujourd’hui. Il se tenait dans l’encadrure d’une cabane isolée, serré dans son manteau, nous attendant manifestement.
“Maîtresse Eupope, je présume ?” m’apostropha-t-il. J’acquiesçai d’un mouvement du menton.
“Enchanté, messire Héliaume. Je vous présente Tib, mon disciple.” Ce dernier fit une courbette un peu trop polie pour la situation et notre client la reçue d’un air égal, lui rendant un salut silencieux. L’atmosphère était morose. Je décidai donc de me passer d’autre formule de politesse et d’aller directement au but.
“Le corps est à l’intérieur ?” demandais-je. Héliaume hocha la tête et s’effaça.
Lorsque j’entrai dans la pièce, je remerciai mentalement le froid de nous épargner les odeurs habituelles de ce genre de scène. Lorsque Tib, qui se trouvait juste derrière moi, aperçu le cadavre, il se rua à l’extérieur, main contre bouche. Il faut dire que la vue était autant originale qu’horrifique. Sans attendre qu’il ne revienne, je commençai à examiner le corps. Je pris soin de le détailler des pieds à la tête. Il…
“Vous n’êtes pas du coin, n’est-ce pas ?“
Héliaume avait interrompu mes réflexions pour poser cette question. Je lui répondis d’un air un peu distrait.
“N’est-ce pas vous qui m’avez fait venir de l’Étape ?”
Il fit un geste de dénégation.
“Non, je veux dire, vous n’êtes pas interprète. Je me trompe ?”
J’étais un brin surpris et, il faut bien le dire, contrariée par cette remarque.
“Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?”
Il désigna le cadavre.
“Votre manière de l’examiner. À la fois stoïque, froide, mais emprunt d’une détestation sincère pour l’auteur de cette infamie… Ce n’est pas très interprète d’avoir autant de contenance…”
Je ne comprenais pas vraiment où il voulait en venir.
“Non, effectivement, nous sommes tous les deux shamans.”
Il secoua la tête d’un air distrait, le regard dans le vide, toujours dirigé vers le cadavre. Visiblement lui non plus ne savait pas où il allait avec ces questions. Après cet interlude futile, je pus enfin m’agenouiller près du corps pour l’examiner en détail.
Le sol tanguait autour de moi. Je me sentais nauséeux et avait un goût bizarre dans la bouche. Je contemplais un instant mon petit-déjeuner qui formait une flaque jaunâtre sur le sol, puis décida de retourner à l’intérieur.
Ma maîtresse était en train d’examiner le cadavre. Je mis quelques secondes avant de le regarder directement, tentant tant bien que mal de refouler la bile qui tentait de remonter le long de mon œsophage. Avec Maîtresse Eupope j’avais vu beaucoup de cadavre au cours de ces deux dernières années, mais celui-ci était particulièrement horrible. On lui avait cisaillé le visage, d’une longue taillade qui joignait les deux oreilles en passant sous le menton, puis on lui avait retourné la peau pour dépecer complètement son visage. On avait fendu ses flancs des deux côtés et ses entrailles s’étaient lentement répandues sur le sol. Comme si cela ne suffisait pas, ses deux genoux avaient été retournés. Je pense que cette personne avait été une femme.
Ma Maîtresse se tourna vers moi.
“Et bien, Tib, tes premières impressions ?”
Ce genre de question était une torture, mais cela faisait partie du métier.
“Je dirais qu’elle a été torturée. D’abord les genoux, pour l’immobiliser, puis le visage. Je pense que les blessures aux flancs ont été faites pour l’achever, lui garantissant une mort lente et douloureuse.”
Je m’interrompis un instant. Eupope attendis patiemment que j’enchaîne.
“De toute évidence un meurtre, de toute évidence une vengeance. Si je devais trancher, je dirais qu’il y a plus de chance que ce soit par conflit d’intérêt que passionnel, mais je n’en suis pas certain.“
Un sourire satisfait se dessina sur le visage de ma maîtresse. J’avais visiblement visé juste.
“Excellente analyse préliminaire, Tib !“ elle se tourna ensuite vers Héliaume, en sortant une loupe de sa poche “Je vais maintenant utiliser un sort pour être sûr que rien ne nous échappe. Cela prendra un petit quart d’heure.“ Puis elle commença à incanter.
En attendant qu’elle termine son incantation, notre client m’invita à patienter dehors avec lui. En bonne et due forme, je commençai à lui poser des questions.
“Avez-vous une idée de qui a pu en vouloir à la victime ?“
Il sortit une pipe, qu’il alluma avant de me répondre.
“Dans les villages alentour, il paraît qu’un démon rôde en assassinant des gens.“
Je hais quand les gens se croient plus malins que moi et ne répondent pas aux questions que je leur pose.
“Avez-vous la connaissance d’un humain qui aurait pu lui en vouloir ?“
Il se tourna d’un air mauvais vers moi. Visiblement, il ne m’accordait pas autant de respect à moi qu’à ma maîtresse.
“Si je vous dis qu’il s’agit probablement d’un démon ! Certains affirment l’avoir vu à Bagnade, juste à deux kilomètres d’ici ! Si je vous ai fait venir, c’est pour que vous le traquiez et le retrouviez.“
Il faudra être diplomate pour lui faire entendre raison. Je soupirai.
“Vous connaissez le Fil de Meyis ? C’est un dicton fort populaire parmi les enquêteurs, qui permet de facilement trancher certains dilemmes selon les faits établis.“
Héliaume fit la moue de ne pas comprendre.
“Prenons un exemple simple : admettons que maintenant, nous entendions des animaux galoper. Si vous deviez parier, vous diriez quoi : bisons ou dromadaires ?“
“En pleine toundra ? Bisons, bien évidemment !”
“Exactement. La réponse la plus simple, probablement la vraie. Votre démon, là, vous l’avez vu de vos yeux ? Vous avez des preuves de son existence ? Un motif valable pour qu’il attire la victime ici et la tue de cette manière là ?“
“Non, mais…”
“Et dans votre caravane, vous n’avez vraiment personne qui n’aimait pas la victime, vraiment aucun conflit d’intérêt qui pourrait la concerner ?“
“…”
“Enfin, une dernière chose : si vous deviez commettre un crime, en étant sûr de ne jamais être inquiété, près d’une ville habitée par des gens particulièrement superstitieux, comment procèderiez-vous ?“
J’avais touché, une fois de plus. Héliaume resta pensif un moment, puis murmura :
“Je propagerais la rumeur d’un démon assassin…“
“Ne vous méprenez pas, les démons assassins existent bel et bien, mais en général laissent des traces spécifiques et procèdent selon des méthodes particulières. Ce genre de meurtre-là”, dis-je en pointant la cabane du doigt, “c’est très humain.“
Notre commanditaire restait interdit, probablement occupé à reconsidérer la situation.
Lorsque ma maîtresse sortit de la cabane, nous nous tournâmes tous deux vers elle.
“Alors ?” questionna le marchand.
Puis, ma maîtresse dit tout haut ce que je venais de penser tout bas :
“Parfois, les humains sont de pires démons que les démons eux-mêmes…”