Synopsis : un jeune soldat raconte son expérience de la célèbre bataille de la Vallée de Tibro, qui eut lieu durant la Guerre Triangulaire et qui marqua le début du déclin des séparatiste, déclin qui permit aux neutralistes d’imposer l’armistice onze ans plus tard.
Vallée de Tibro, Pays de Dichos, 1304ème année du calendrier divin
Cela faisait plus de quatre longues semaines que nous marchions. Nous étions partis du camp fortifié de la Passe, qui se trouvait à trois jours de marche au-delà de Passy. Plutôt que de rejoindre le front dans les Monts Brumeux, nous étions partis en direction de l’abandon, traversant ainsi la Plaine du Printemps. Quelques jours après avoir quitté la Passe, nous nous étions éloignés de la grande route menant à Ketarop-sur-Lac pour couper à travers la grande plaine, en direction du fleuve Tessand, qui marquait la frontière, et des Monts Dichos se trouvant de l’autre côté. Vingt-cinq jours, soit trois semaines et un jour, avaient été nécessaires pour rejoindre le fleuve. En moins d’une journée, nous avions trouvé un gué et fait un sacrifice au dieu Tessand pour obtenir sa bénédiction. Cela faisait à présent trois jours que nous marchions en terrain montagneux, en plein territoire neutraliste.
Notre détachement n’était pas très grand, deux bataillons pour une centaine d’hommes au total, mais c’était presque trop grand pour les manœuvres que nous comptons faire. Un bataillon d’infanterie lourde formait notre avant-garde et un bataillon de lanciers montés, troupe légère, était chargée de tirailler l’ennemi et de contourner les lignes. Faisant moi-même partie des cavalier, j’étais de ceux qui étaient les plus épargnés par cette longue escapade. Et pourtant, j’étais épuisé.
Certes, je devais bien l’avouer, le fais d’être le plus bleu de tous y était pour quelque chose : mes compagnons de cavalerie avaient tous l’air de mieux supporter le voyage que moi. J’avais dix-neuf ans et n’avais connu que la guerre. J’étais né dans une famille arcaniste bourgeoise. À l’âge de douze ans, on reconnut mes talents de soldat. On m’a envoyé au camp militaire de la Passe pendant sept ans pour que j’apprenne la lance, l’épée, la monte et la tactique. Trois semaines avant le début de ce récit, on me donna ma première affection : tenter une percée violente dans le territoire neutraliste, une opération éclair ayant pour but de faire réagir l’armée ennemie pour soulager la pression qu’ils exerçaient dans notre dos, à l’orée du Marais Fertile. Là-bas, nos troupes étaient engorgées au Détroit des Dieux, face à l’armée séparatistes puritaines, qui tenaient bon en profitant du terrain, pendant que les neutralistes nous harcelaient dans le dos pour nous forcer à relâcher la pression. Les détachements exaltés de Passy se trouvaient loin de ce front, ce qui faisait que notre opération surprendrait les neutralistes et les forcerait à se replier. Ainsi, nos armées au Détroit des Dieux pourraient avoir du renfort.
Mais pour le moment nous errions dans les montagnes du pays de Dichos, bordant la Côte-Franche. La Côte-Franche était le siège de la tradition alchimique, tradition qui dirigeait les armées neutralistes de ce côté-là. Fréquemment, le capitaine nous faisait stopper quelques minutes en formation, le temps de faire le point sur sa boussole-guide, afin que nous gardions bon cap. Pendant ces moments de menu repos, j’eus loisir d’observer d’un peu plus près le bataillon d’infanterie lourde que nous côtoyions. Beaucoup d’entre eux avait enlevé leurs brassards ou leurs jambières et ce malgré les réprimandes répétées de leurs supérieurs. Un certain nombre avait même ôté leur casque, ne gardant que leur brigandine. Sur ces quelques visages découverts on pouvait voir la fatigue, mais surtout la lassitude. La hiérarchie avait insisté pour que les soldats réalisant cette manœuvre soient montés et lourdement armurés, pour éponger au mieux les pertes que l’on pourrait subir. Après tout, le but était de faire paniquer l’ennemi, pas d’attaquer sérieusement, et l’ennemi irait, selon toute probabilité, assurer sa défense plutôt que de contre-attaquer, ce qui permettrait à nos troupes lourdes de battre en retraite malgré leur lenteur. Mais en voyant ces soldats alourdis par les kilomètres et fourbus par le poids de leur armure, je ne pouvais m’empêcher de penser que cette initiative était plus handicapante qu’autre chose. Avoir des soldats à moitié déshabillés en territoire ennemi n’était jamais bon augure.
Heureusement, le climat des Monts Dichos était océanique et le printemps était doux. Quand la nuit arriva enfin, le camps fut monté dans le creux d’un vallon. Le capitaine envoya des vigies en poste sur les quatre monts alentour. Les distances étaient grandes, ainsi chaque vigie était composée de trois soldats qui devaient chevaucher une heure durant à vive allure et qui devaient se relayer pour monter la garde toute la nuit. Au moindre mouvement suspect, elle était censées allumer un feu, qui sera vue par les gardes du campement. Cette nuit-là, j’étais moi-même affecté à une de ces vigies.
Les deux soldats que j’épaulais étaient Steveiner, un jeune expressionniste venant d’un village au nord du pays de Vael, et le sergent Beikoe Weihaosi, un vieux perfectionniste de Havrelac. Comme moi, Steveiner avait la peau jaune pâle et les cheveux flamboyants, mais notre distinction se faisait dans nos regards, que j’avais verts et constamment fatigué, alors que le sien était bleu et empli de détermination farouche. Beikoe, plus proche du phénotype des montagnes de l’Échine où se nichait Havrelac, avait une peau joliment bleutée, des yeux rose pâle, des cheveux de nacre et les traits creusés d’un guerrier qui avait déjà son comptant de combat bien avant le début de la Guerre Triangulaire.
“Avolf”, m’apostropha-t-il, “tu prendras le premier tour de garde. C’est le moins dangereux et tu es le moins expérimenté. Je prendrai le second, je suis habitué à fractionner mon sommeil. Steveiner, tu prends le dernier, entendu ?”
Il se saisit d’un fagotier, un bâton d’une trentaine de centimètres, gradué et fait de bois et de paille, dont on se servait pour mesurer le temps. Il l’alluma. Le fagotier rougeoya d’une lumière diffuse, assez facile à dissimuler dans la nuit.
“Tu sais comment ça marche, n’est-ce pas ? Chaque fagotier dure un quart, Notre garde durera donc chacun un fagotier et un tiers. Tu peux arrondir si tu veux, je ne suis pas à ça près.”
Il me passa ledit fagotier et rejoignit Stev qui avait déjà commencé à s’installer pour la nuit. Je me décidai enfin à poser la question qui me taraudait depuis plusieurs jours déjà.
“Dites, sur quel genre d’ennemi on risque de tomber, par ici ? Il paraît que les Monts Dichos sont considérés infranchissables par les alchimistes, alors risque-t-on seulement de croiser âme qui vive ?”
Même si la question ne lui était pas réellement adressée, c’est Stev qui me répondit.
“Qu’est-ce que ça change ? On a pour ordre de monter la garde et on le fait, c’est tout. Le capiton sait mieux que nous ce qu’il faut qu’on fasse, alors on obéit.“
En disant cela, il s’était blotti dans son duvet comme s’il était déjà prêt à dormir sur ces deux oreilles. Beikoe se tourna vers lui.
“Avolf a raison, c’est toujours mieux de savoir à quoi s’attendre afin de s’y préparer, même en tant que simple soldat.“ Il se tourna alors vers moi, le regard un peu désolé, “… mais dans ce cas précis, je ne sais pas. Il y a toujours le risque qu’on tombe sur un village montagnard, mais ça c’est le travail des éclaireurs diurnes, pas de la vigie nocturne.“
Il respira profondément et entra à son tour dans son duvet.
”Sincèrement, j’ai du mal à croire que les alchimiste laisse leur flanc complètement à découvert. Mais je les vois mal mobiliser des forces conséquentes pour patrouiller un territoire vide d’intérêt…”
Il laissa ces pensées en suspens tandis que je m’installai pour prendre mon tour de garde.
Le lendemain, quand nos trois chevaux atteignirent le camp principal, de sombres rumeur parcouraient les troupes. Les regards et les voix étaient basses, les soldats étaient agglomérés en petit groupe.
Beikoe prit l’initiative de s’avancer pour questionner un écuyer.
“Qu’est-ce qui se passe ?”, demanda-t-il. L’écuyer, voyant que nous servions dans le même bataillon, lui répondit avec une voix de conspirateur.
“Il paraît que les éclaireurs qui sont partis ouvrir la voie à l’aube ont aperçu des troupes. Il paraît qu’à cause de cela, que le mage pisteur du capitaine est en train d’incanter un sort pour se préparer à ça.“
Beikoe eut l’air surpris.
“Toquapi Pyvéum est sur le coup ? La vache, ça veut dire que c’est sérieux.”
Il lança un regard inquiet dans notre direction. Il nous invita à partir mais l’écuyer le retint.
“Cela reste entre nous mais… certains pensent que l’ennemi utilise la magie de la Vision pour traquer les armées infiltrées dans le pays… Si c’est le cas, il seront sur nous avant midi.“
Cette remarque interpela Stev
“La Vision ? Ce n’est pas vraiment la spécialité des alchimistes pourtant…
– Mais ils peuvent quand même la connaître”, rétorquais-je. “Il suffit d’une poignée de bons mages s’étant spécialisé là-dedans pour guider un bataillon. Sans parler que l’armée neutraliste a aussi des druides dans ses rangs. Et eux connaissent le domaine de la Vision.
– Nous aussi nous avons des mages !”, renchérit Beikoe. “Nous sommes même censés être une unité de cavaliers-mages, pardi ! Et Pyvéum connaît bien le domaine de la Vision si j’en crois les rumeurs, faisons-lui confiance et préparez-vous !“
Quelques minutes plus tard, nous avions rejoint les rangs de notre bataillon. Stev était sur les flancs de l’unité, car maîtrisant la magie de l’illusion, il faisait partie de ceux censés camoufler l’unité le temps que nous faisions nos manœuvres de contournement si besoin était. Les sergent Weihaosi était en première ligne, il utiliserait sa magie de l’amélioration et la protection pour que la première charge soit aussi brutale que solide. Moi, surnommé à raison le petit génie par mes camarade, tenait mon poste au milieu de la formation et était chargé d’improviser, terme qu’on entend dans la bouche d’un supérieur que lorsqu’il est inapte à décider d’un rôle ou d’une marche à suivre. Cela ne rendait pas la vie simple. Étant donné que c’était ma première mobilisation, je n’avais pas vraiment le bagage pour improviser en combat réel, surtout en tant que mage. Je serrais fort ma lance et ma besace à composant en priant Dichos que nous n’aurions pas à nous battre aujourd’hui.
Ma monture hennit. Il s’agissait d’un vieux bourrin que l’armée m’avait prêté, un vieil arnash mâle qui était un peu usé mais très docile et facile à diriger. Son museau retroussé était sec, ses oreilles rondes étaient presque chauves, sa longue queue de fourrure était grisonnante, plusieurs de ses sabots étaient fendus et une de ses six pattes était boiteuse, mais son dos était solide et ses grands yeux étaient d’un blanc éclatant, indiquant une bonne santé. Ce n’était pas un destrier de course, mais il était capable de suivre le mouvement lors d’une charge de cavalerie. C’est cela qui m’effraya : c’était la première fois que je le voyais renâcler. Même lorsqu’on avait dû traverser le fleuve, même lorsque j’avais maladroitement enfoncé un demi-centimètre sur fer de ma lance dans sa cuisse il n’avait pas grogné. Mais là, il sentait la tension générale qui nous entourait. J’étais terrorisé.
Le lieutenant nous avait demandé de maintenir une formation serrée et de nous tenir prêt au départ. Visiblement, il attendait les ordres du capitaine. L’incantation du sort de Pyvéum était-elle si longue ? Comment cela se faisait-il ? N’était-il pas censé être un archimage ? Peut-être devait-il lancer plusieurs sorts ? Ou peut-être étais-ce tout simplement le capitaine qui ignorait la marche à suivre ?
Moins d’une heure plus tard, nous reçûmes l’ordre de bouger. Avançant au pas, nous avions ordre de nous tenir, d’après ce que j’avais entendu, cinquante pas en arrière du détachement d’infanterie et vingt pas sur sa droite. La tension était à la limite de l’insoutenable. Avant cela, j’aurais été incapable de me figurer que l’anticipation d’un combat réel pouvait être aussi débilitante. Les minutes semblaient des heures. Nous avancions à la vitesse d’un détachement d’infanterie lourde en formation, c’est-à-dire à peine de quelques kilomètres par jour. Le capitaine nous faisait passer par les vallées, sans doute pour se dérober aux regards.
Aux alentours d’ad-auba, c’est-à-dire la mi-matinée, je constatais que cela faisait longtemps qu’aucun éclaireur n’était venu faire un rapport et l’état-major, en tête, avait l’air inquiet.
Puis, le chaos pris pied sur nous quand nous entendîmes un soldat crier de toutes ses forces “Contact !”. Les regards se tournèrent rapidement vers le guide de notre position, c’est-à-dire sur notre gauche. Une ligne de soldats se détachaient à contre-jour au sommet de la montagne et s’avançait dans notre direction. Nous ne pouvions voir leur bannière, mais cela ne pouvait être que des ennemis.
Rapidement, nos commandants prirent la direction des opérations et firent repositionner nos bataillons face aux troupes adverses. La cavalerie se trouvait désormais sur le flanc gauche de l’infanterie, à peine vingt en arrière. Le temps que nous faisions notre quart de tour, l’ennemi s’était entièrement positionné le flanc de la montagne, nous surplombant. Le capitaine nous fit un rapide discours en faisant des allers-retours sur son arnash, brandissant sa grande épée d’un air déterminé.
“Souvenez-vous, exaltés ! Nous nous battons pour la gloire de nos valeurs ! Nous nous attendions à ce genre de rencontre ! L’ennemi n’a qu’un seul bataillon d’hommes, et il est léger ! Nous n’en feront qu’une bouchée ! Gloire aux exaltés !“
Ces paroles étaient simple, triviales même, mais m’emplirent d’une force que je ne me connaissais point. Je me sentais galvanisé, et quand tous les soldats reprirent avec moi la dernière phrase du capitaine, “Gloire aux exaltés !”, un désir ardent brûlait en moi.
“Magès illusion ! Débordement gauche !”
Notre lieutenant avait ponctué le discours du capitaine par des ordres plus pragmatiques. Les mages illusionnistes commencèrent à incanter tandis que nous commencions à avancer au trot pour déborder l’ennemi. Nous ne lancerions que la charge lorsque nous serions camouflés et que l’infanterie engagerait l’ennemi. Mais les incantations allaient prendre quelques dizaines de secondes, voire quelques minutes, alors en attendant nous avancions prudemment. Les fantassins lourds, eux, avançait d’un pas ferme et décidé, gardards en avant, semblant inarrêtable.
Quand les sorts d’illusion furent enfin lancés et que nous étions désormais invisibles et inaudibles pour l’ennemi, le lieutenant donna l’ordre de prendre du champ.
“Galop gauche !“
Nous étions désormais trop loin pour entendre les ordres du capitaine, mais on pouvait voir que l’infanterie s’était mise au trot. Elle compterait cinquante secondes, le temps pour nous de nous positionner, et lancerait la charge coordonnée.
“Formation en V ! Magès protection !”
Nous opérâmes la mise en formation tout en nous mettant face à l’ennemi. Les mages de première ligne commencèrent à incanter leur magie de protection. Plus que trente secondes.
“Magès amélio !”
La première ligne incanta derechef sa magie d’amélioration lorsque…
Une rafale de cliquetis fusèrent du bataillon ennemi. Une fraction de secondes plus tard, les rangs de l’infanterie lourde étaient détruits par des dizaines d’explosions comme on n’en avait jamais vu. Une fumée épaisse cachait désormais les troupes alliées. Nous, comme nos ennemis, restâmes figés, attendant qu’elle se dissipe pour constater le résultat.
Le bilan était effroyable. Sur la soixantaine de soldats qui composait le bataillon, seule une vingtaine était encore debout. Les autres étaient soit à terre, soit blessés, soit mourants. Je vis le capitaine se relever difficilement, parvenant à s’extraire de la carcasse de sa monture, et hurler un ordre que je devine être le regroupement. À ces mots, le bataillon ennemi se mit en branle. L’instant d’après, une autre vague d’explosions ravageait notre infanterie.
Notre lieutenant sortit alors de sa torpeur et hurla l’ordre de charge. Nous étions toujours invisibles et inaudibles et notre première ligne était protégée et renforcée par magie. Quoique ce soit qui se trouve en face, dans quelques secondes ce serait ravagé par des fusions de lances, de montures armurée et de sorts de combat.
Alors que ma monture m’emportait vers nos ennemis, le fait de me rapprocher et de ne plus être à contrejour me permit d’examiner un peu mieux nos adversaires. À ma grande surprise, ils n’étaient qu’une vingtaine, portant une bannière affichant une mante verte sur fond jaune. Ils étaient tous armés de fusards, des genres de petits arcs posés à l’horizontale sur une crosse et permettant de tirer des cylindres creux, que l’on remplit généralement avec de la poudre noire. Cela dit, ça ne pouvait expliquer les explosions ayant décimé notre troupe, car les propriétés explosives de la poudre noire étaient trop limitées.
C’est alors que je me souvins d’un détail frappant. Un des cercles de magie de prédilection des alchimistes était l’infusion. Ce domaine, d’après ce que je savais, permettait de stocker un sort dans un objet, un liquide, ou toute autre matière, pour le déclencher plus tard. Une autre spécialité magique des alchimiste était le cercle de l’explosion, dont les effets ressemblent beaucoup aux ravages dont nous venions d’être témoin. Un brin d’imagination nous permettrait de deviner ce qu’un bataillon de mages alchimistes pourrait réaliser s’ils passaient des jours entiers à infuser la magie de l’explosion dans un liquide, liquide qu’ils placeraient alors en lieu et place de la traditionnelle poudre noire dans les cylindres servant de munition aux fusards. Cela permettrait sans effort de décharger des rafales explosives bien plus rapidement qu’une armée de mage incantant leurs sorts directement sur le champ de bataille.
La réalité revint me frapper quand notre première ligne éclata littéralement. Les sorts d’illusion venaient de tomber et les fusardier tiraient leurs munitions en feu nourrit, décimant cavaliers et montures, semant la mort dans nos rangs. Je restais impuissant au milieu de mes camarades qui tombaient autour de moi, jusqu’à ce que le souffle d’une explosion me projette au sol.
Lorsque je revins à moi, je fus surpris de n’être ni piétiné, ni fait prisonnier. Mon bras gauche saignait abondamment et je ne pouvais plus bouger ma main. Je constatai alors que ma vue était bouchée par ma monture qui, bien que blessée, s’était couchée contre moi, me cachant à l’ennemi. D’un rapide coup d’œil, je constatai que mon absence avait été de très courte durée, puisque les ennemis étaient encore en formation, armes chargées, prêtes à tirer sur quiconque se relèverait. Autour de moi, des corps. Des blessés graves agonisant, des blessés modérés tentant de bloquer leurs hémorragies, des blessés légers restant à terre pour ne pas se faire descendre.
Qu’allait-il se passer désormais ? Allions-nous être faits prisonniers ? Ma première bataille, je n’avais pas donné un coup, pas lancé un sort que j’étais déjà hors de combat. Cela-dit, caché comme j’étais par mon bourrin, j’avais le temps de lancer un sort avant qu’ils n’arrivent sur nous pour nous capturer. Mais que faire ? Attaquer ? Futile, j’étais seul contre vingt fusardiers, probablement mages, indemnes et armés jusqu’aux dents. Soigner quelqu’un ? Peut-être, mais ça ne changerait pas la situation. De toute manière, même capturé n’importe quel ennemi me laisserait soigner les miens. Faire diversion ? Je regardais autour de moi, il restait pas mal de soldat valide. En tant que cavaliers, nous étions légèrement armurés, nous pourrions tenter de transporter le plus blessés pour peu que la diversion soit efficace. Je préparai dans ma tête le sort que je m’apprêtais à lancer.
Le martyr… Le lyrisme… L’encre….
Je commence par appeler le domaine du martyr, faisant partie du cercle de la protection, en tant que composant de mon sort. Son principe est simple : plus l’interdit que je m’octroie est fort, plus mon sort sera renforcé. Je ne connais pas très bien ce cercle, je serai limité dans la puissance maximale que je pourrais appliquer. Je choisis de garder les mains dans mon dos durant quelques heures. Cela suffira pour ce que je souhaite faire. Je compterai sur mes compagnons pour m’aider.
J’en appelle ensuite au domaine du lyrisme, faisant partie du cercle de l’expression, en tant qu’appliquant de mon sort. J’ai toujours aimé lancer mes sorts en les chantant, j’ai toujours trouvé cela poétique. Ce n’est pas très approprié dans la situation actuelle, mais j’espère que le chaos ambiant couvrira suffisamment mon chant pour que mes ennemis ne l’entendent pas. Le fait de chanter permettra d’accorder à mes alliés une part de ma magie.
Enfin, j’invoque le domaine de l’encre, faisant partie du cercle de la rédaction, en tant que déterminant. Un des domaines de magie les plus puissants d’après moi, qui déterminera l’effet de mon sort. Un genre d’écran de fumée ou de poussière devrait suffire à faire la diversion voulue. Il faut juste que je trouve la formulation adéquate pour que cela fonctionne…
À mesure que je commençais à chanter, les effets secondaires de l’invocation commencèrent à se voir. Des cicatrices apparurent sur mon visage, barrant mes yeux et mes paupières de multiples traits, la pupille de mon œil se réduit et disparu complètement, ne laissant que mes iris émeraudes, et les blessés autour de moi eurent une sensation de déjà-vu.
Pendant deux minutes, j’entonnais une chanson. De ma voix aigüe, je narrai les évènements :
“♫ … car surgissant rapidement, la brume matinale, s’épaississant au sommet des montagnes, tombe sur les guerriers fourbus… ♫”
Une brume blanche et fraîche tomba sur la troupe. Le sort était médiocre, la taille de la brume était faible. Même si elle allait un peu s’étendre, elle ne suffirait pas à cacher tout le monde. Elle n’allait pas non plus durer longtemps, juste quelques secondes, une minute tout au plus, mais au moins tant que chanterais, ceux qui l’entendrait pourrait se guider. Tout ce que je pouvais espérer, c’était qu’au moins une poignée d’entre nous puisse s’échapper.
“♫ … et les guerriers, pour se préserver des fourbes, embrassèrent la fraîcheur et fuirent … ♫”
J’entendis alors des sifflement non-loin, comme si des balles de fusard étaient tirées, fendant l’air au-dessus de moi. Je fut soulagé lorsque je ne constatai aucun son d’impact ou d’explosion. Mais cette joie fut de courte durée, car l’instant d’après, un sifflement qui semblait effectuer une courbe au-dessus de moi vint me percuter à l’épaule. Je tombais à la renverse et sentis comme un liquide étrange et collant se répandre sur le haut de mon bras et sur mon pectoral. Il était grisâtre et semblait visqueux. Je tentai de me relever, mais la substance avait agrippé le sol et me maintenait fermement en position allongée. Je voyais autour de moi quelques-uns de mes compagnons qui fuyaient, courant sans demander leur reste, alors que moi allait imminemment me faire capturer. Je vis Beikoe, titubant, soutenant un Steveiner gravement blessé à la jambe. Il analysa rapidement la situation et conclu la chose la plus rationnelle à faire : me laisser ici et tenter de sauver Stev. Nos regards se croisèrent et je lui fis comprendre d’un subtil mouvement qu’il n’avait pas besoin de s’attarder. Il se détourna et partit. Cette action avait beau être héroïque, je me sentais abandonné, coincé par l’injustice de la situation.
La brume se dissipa, et le champ de bataille était redevenu calme. Les fuyards étaient hors de vue, ayant profité de la topologie pour rester à l’abri des regards des alchimistes. Seuls restaient les soldats trop blessés pour s’enfuir, et moi.
Les alchimistes commencèrent à faire des prisonniers, en soignant comme ils pouvaient les blessés. L’un d’eux se détacha du reste et se dirigea directement vers moi.
“Tiens tiens tiens, voici notre petit malin.”
Il avait une longue chevelure d’or, un teint jaune très pâle, presque blanc, et des yeux turquoise. Il portait une armure légère, un plastron ainsi qu’une épaulière en cuir bouilli, ornée des armoiries de Stellaroc, la capitale alchimique. Son fusard était finement ouvragé et il le portait de manière négligente, le tenant d’une seule main, par-dessus son épaule. Il me détailla de pied en cap.
“Dis-donc, tu es bien jeune pour être aussi versatile et ingénieux ! Tu as aimé ma petite surprise ?”
Il désigna la glu grise qui me clouait au sol.
“Qu’est-ce ?“ demandais-je.
“Une petite décoction assez banale. Ne t’inquiète pas, elle va bientôt se dissoudre.” il désigna mes mains jointes derrière mon dos. “De toute façon, tu t’es plus ou moins déjà capturé tout seul.
– Mais comment tu as pu me tirer dessus dans la brume ?
– Ah, ça, j’en suis plutôt fier ! J’ai simplement utilisé le domaine de la vision pour diriger ma balle vers ce qui faisait le plus de bruit. Pas mal hein ? On était trop loin pour entendre ton chant, mais on avait bien capté que quelqu’un faisait du lyrisme dans la brume. J’étais curieux de voir quel genre de mage avait le culot d’essayer de s’en sortir malgré la situation !”
J’étais littéralement impressionné.
“Ben quoi ?”, ajouta-t-il en voyant mon air ébaubi, “tu n’es pas le seul à savoir improviser !“
Cette discussion était presque sympathique. J’en avais même oublié ma situation.
“Vous comptez les poursuivre ?“
L’homme regarda dans la direction qu’avaient pris les fuyards d’un air goguenard.
“Non, on avait juste pour but de frapper fort et vite, pour montrer à tous les fesse-mathieux séparatistes que l’Escadron des Mantes est prêt à en découdre. Qu’ils y retournent, dans leur pays, raconter la déculottée qu’ils ont prise !”
Il s’approcha de moi d’un air mauvais.
“Ne t’inquiète pas, gamin, grâce à nous, vous allez bientôt comprendre que cette guerre doit se terminer, ou bien les neutraliste feront en sorte de vous le faire payer.”
Durant les jours qui suivirent, je fus le prisonnier personnel de cet homme. Il s’appelait Bidacl Tards et était considéré comme un mage émérite parmi l’Escadron des Mantes qui étaient lui-même composé de mage émérites. Il me ramena à Stellaroc en discutant avec moi. J’avais beau être son captif, il était curieux et avait l’air impressionné par mes talents de mage.
De retour à la capitale alchimiste, je fus mis en geôle, mais garda contact avec Bidacl. Je me comportais en prisonnier modèle et il s’arrangea pour qu’on m’accorde un peu de confort.
Après six années d’emprisonnement, Bidacl vint me voir avec un papier administratif : un ordre de libération conditionnelle à mon nom. Il avait reussi à me rendre la liberté sous condition que je me batte pour l’armée neutraliste. Depuis ma capture, j’avais eu le temps de me rendre compte que je ne partageais pas vraiment l’idéologie séparatiste, et que même si les valeurs arcaniques, mes valeurs natales, me tenaient à cœur, je préférais être un vecteur de paix pour enfin permettre à toutes ces familles de se réunir et de mener une vie normale.
Pendant cinq ans je fus entraîné intensément par l’archimage Bidacl Tards, pour enfin devenir, à l’âge de trente ans, moi-même un archimage reconnu.
La dernière fois que je vis mon mentor, ce fut lorsque nous nous préparions à quitter la ville pour ce que nous considérions notre dernier assaut, un assaut conjoint contre les séparatistes exaltés et les séparatistes puritains, chacun menant un des deux assauts. Ainsi, nous souhaitions montrer qu’étant les plus fort, nous pourrions prendre le pouvoir mais que nous ne le ferions pas. Que ce que nous souhaitions, c’était de vivre dans un monde ouvert où toutes les valeurs sont représentées. Que ce que nous souhaitions, c’était la fin de la Guerre Triangulaire.
Aujourd’hui encore, on parle de cet assaut conjoint comme la pierre de voûte de l’idéologie neutraliste et qui marque la fin de la Guerre Triangulaire. Aujourd’hui encore, on parle de ce jour comme celui où le grand archimage Binacl Tards a donné sa vie pour la paix et que le jeune archimage Avolf s’est fait connaître par ses exploits.
Je l’avais déjà lue sur un autre site. Là je vais te laisser un commentaire propre. Comme je te l’avais dis, le lecteur est happé par l’intensité de cette bataille si bien détaillée. Les passages plus descriptifs du contexte peuvent dérouter un non-initié, mais dans l’ensemble, tu as fait du beau travail. Bravo Vultrao !