Stellaroc, printemps de l’annĂ©e 408 du DeuxiĂšme Ăge.
Ce n’Ă©tait pas la premiĂšre fois que Luder, duc de Passy, participait Ă la cĂ©lĂšbre Cour de Printemps de la citĂ© de Stellaroc. C’Ă©tait mĂȘme son terrain de jeu prĂ©fĂ©rĂ©.
Pendant que sa femme âla titulaire des terres de Primera et duchesse en titre de la citĂ© de Passyâ s’occupait de toute la mascarade protocolaire, lui vagabondait avec un air enjouĂ© pour saluer tous ses homologues qui Ă©taient prĂ©sents dĂšs le matin du premier jour de la cour.
Les halls du chĂąteau de Stellaroc avait des airs de campus universitaire, et pour cause c’en Ă©tait un, non sans rappeler au duc Luder la grande UniversitĂ© de Ketarop-sur-Lac au sein de laquelle il avait passĂ© quelques annĂ©es de sa vie Ă Ă©tudier l’Ă©conomie et la logistique.
En tant que consort, l’Ă©tiquette Ă©tait lĂ©gĂšrement plus laxiste envers lui et il pouvait se laisser aller Ă quelques explĂ©tifs, comme saluer avec amicalitĂ© les princes et les princesses qu’il apprĂ©ciait le plus. Ainsi fut-il heureux de constater que son vieil ami, le duc Farel, Ă©tait lui aussi prĂ©sent pour l’ouverture des festivitĂ©s.
« Wolas, mon ami ! » s’exclama le duc Farel Ă la vue de son compatriote. « Comment allez-vous ! »
« Ăa fait du bien de voir autre chose que des courtisans de la tradition Divine, pour une fois ! » rĂ©pondit l’intĂ©ressĂ© en faisant rĂ©fĂ©rence Ă leur derniĂšre rencontre.
« Je comprends ! Moi-mĂȘme suis encore Ă©reintĂ© de la FĂȘte de l’Exaltation Ă la cour de l’Enclave, fut ce-t-elle finie depuis deux mois ! »
Il Ă©changĂšrent des amitiĂ©s, en commentant notamment qu’ils Ă©taient les deux seuls courtisans arcanistes de l’assemblĂ©e, Ă leur grand dam, mais que les cours alchimiques Ă©taient bien plus agrĂ©ables que la pluparts de leurs homologues Ă©trangĂšres.
Ils avaient comme Ă leur habitude dĂ©jĂ dĂ©nombrĂ© tout·es les grand·es prince·sses qui devaient y ĂȘtre prĂ©sents. Bien entendu l’archiduc Edson, leur hĂŽte, prince de Stellaroc et dirigeant de la tradition Alchimique, ainsi que trois des cinq ducs de la nation qui les accueillait.
En terme de reprĂ©sentants Ă©trangers, on pouvait voir diverses ducs et duchesses des grande nations de ce monde. Des sommitĂ©s, mais dont la prĂ©sence n’avait rien d’exceptionnelle.
Mais rapidement, des Ćillades fusĂšrent et les discussions tournĂšrent quand on constata que l’archiduchesse Am-Eldassif, dirigeante de Oasis et de toute la tradition Linguistique, avait bĂ©nie la court de sa compagnie. Il Ă©tait rare qu’une grande dirigeante d’un nation Ă©loignĂ©e daignait se rendre elle-mĂȘme Ă des festivitĂ©s d’une telle bucolicitĂ©. Le trajet avait dĂ» lui prendre presque deux semaines, aussi on spĂ©cula qu’elle avait quelque affaire importante a discuter avec l’archiduc Edson.
Bien entendu, tous les grands seigneurs absents avaient envoyĂ© une dĂ©lĂ©gation les reprĂ©sentant, et dâinnombrables princes et princesses mineures Ă©tait prĂ©sentes, mais ni les uns, ni les autres n’intĂ©ressaient le duc Luder.
Ce dernier nota par ailleurs qu’il Ă©tait le seul prince consort ayant fait le trajet avec sa femme. C’Ă©tait un luxe qu’il pouvait se permettre car leur dauphine Ă©tait largement en Ăąge de gouverner, et ils aimaient la laisser aux commandes de leur fief quand ils Ă©taient absents â la duchesse Ester Luder Ă©tait vieille, et elle songeait sĂ©rieusement Ă abdiquer, autant commencer doucement la passation du pouvoir.
L’archiduc Edson, hĂŽte de la cour, n’Ă©tait toujours pas visible parmi les convives. L’ouverture officielle de la cour Ă©tait prĂ©vue pour midi, et le protocole exigeait qu’il laisse ses invitĂ©s discuter sans lui jusque lĂ .
Peu avant midi, alors qu’on attendait l’arrivĂ©e imminente du prince des lieux, un invitĂ© surprise fit son entrĂ©e.
Les plus jeunes courtisans ne connaissait pas son visage mais Luder le reconnu presque immĂ©diatement : il s’agissait TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, un Juge SuprĂȘme particuliĂšrement influents dans les rĂ©gions du triant.
Il portait un long tabard noir frappĂ© du Point-Moyeux, le symbole des guides, sur une armure lourde. Sur ses spaliĂšres de cuir noir avait Ă©tĂ© cousu au fil d’argent lâĆil de Nacre, le symbole des Juge SuprĂȘmes â qui, Luder n’arrivait pas Ă en dĂ©mordre, ressemblait Ă un Ćil dont la pupille Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par le Point-Moyeux, ce qui le perturbait en terme de symbole. Il avait une hache dĂ©mesurĂ©e âun koraâ dans le dos, et faisait partie des rares classes sociales pouvant se permettre ce genre d’accessoire inopportun Ă la cour d’un seigneur majeur.
Le Juge SuprĂȘme avançait avec solennitĂ© sur le tapis pourpre qui traversait la halle dans sa longueur, tous les regards tournĂ©s vers lui. Sa brigandine qui descendait jusqu’aux mollets claquait sur ses grĂšves de mĂ©tal Ă chacun de ses pas, rĂ©sonant dans le silence qu’avait invoquĂ© son arrivĂ©e inattendue.
Il avait jeté un froid.
Il s’arrĂȘta au milieu de la salle, toisant sans mot dire l’ensemble de l’assemblĂ©e.
Il ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par la clameur d’une viole, quelques longues notes tristes, perçant le silence.
La musique provenait des tentures qui couvrait l’accĂšs aux parties privĂ©e du chĂąteau, juste derriĂšre le trĂŽne. Tous les regards s’y tournĂšrent.
L’instrument se lança alors dans des envolĂ©es lyriques, trahissant une virtuositĂ© notable.
On s’attendait Ă voir apparaĂźtre l’archiduc Edson, mais ce fut une toute autre personne qui surgit de derriĂšre les tentures.
La femme qui se rĂ©vĂ©la Ă©tait incroyablement jeune. La vingtaine, tout au plus. Sa grĂące fut la premiĂšre chose qui frappa l’assemblĂ© car elle arriva en faisant une pirouette sur la pointe de son pied, avant d’enchainer quelques autres pas de danse et entrechats.
Puis, on se rendit compte que c’Ă©tait elle qui jouait de la viole. Sa virtuositĂ© s’accentua Ă mesure qu’elle enchaĂźnait des notes de plus en plus rapides, sur des pas de danse de plus en plus complexes.
Le reste de sa beautĂ© se rĂ©vĂ©la Ă mesure qu’on dĂ©taillait son visage parfait, son teint doux soulignĂ© par un maquillage simple mais splendide, ses yeux en amande approfondis par le noir intense de ses iris, ses membres fins et gracieux, ses parures faites rubans de soies teintĂ©s de blanc et de toutes les nuances de turquoise dĂ©gradĂ©es, virevoltants au fil de son ballet.
Pour couronner le tout, deux trĂšs longs rubans incarnats tournoyait autour d’elle, semblant naĂźtre au cĆur de ses cheveux au niveau des tempes, qu’on identifia rapidement comme Ă©tant son physiom.
La bourrĂ©e dura quelque minutes, au cours desquelles elle suivit un lent parcours la menant au centre de la halle. Le son de la viole enivrait tous les convives et le silence qui l’accompagnait Ă©tait aussi religieux que contemplatif.
Ce fut Ă l’issue de quelques virevoltes autour du Juge SuprĂȘme qu’elle conclut par une longue note soutenue sur un puissant vibrato qui, Luder l’entrevit, arracha une larmichette aux plus sensibles des convives.
Elle garda la pose pendant l’instant de quiĂ©tude qui s’ensuivit, gracieuse, une jambe tendue vers l’avant, la pointe effleurant le sol, les bras en suspension dans l’air, le menton levĂ©, les yeux humide et le visage perdu dans un Ă©tat d’Ă©moi.
Un rugissement d’applaudissement Ă©ructa de la foule quand elle se relĂącha sa posture et afficha un sourire Ă©blouissant.
Elle s’inclina une douzaine de fois pour remercier ce triomphe puis, quand le silence fut revenu, prit la parole avec une voix aussi puissante que satinĂ©e.
« Merci Ă vous pour cet accueil digne des plus grands seigneurs de ce monde ! Je n’ai nul besoin de me prĂ©senter, vous savez tous qui je suis ! »
Les moins dignes des convives criĂšrent son nom, « GardĂ©nia ! GardĂ©nia ! », avec un laisser-aller qui fit naĂźtre des rictus gĂȘnĂ©s sur les lĂšvres des plus haut seigneurs â mais pas du duc Luder, qui avait un flegme Ă toute Ă©preuve.
Bien sĂ»r que tout le monde l’avait reconnue, c’Ă©tait la bardesse la plus convoitĂ©e du monde, ces derniĂšres annĂ©es. Elle Ă©tait tout Ă fait identifiable par le symbole tracĂ© Ă l’or sur la table d’harmonie de sa viole et qui ornait ses oreilles en des boucles d’argent : un papillon posĂ© sur une fleur, la gardĂ©nia Ă©ponyme.
Luder rĂ©frĂ©na un sourire. C’Ă©tait la premiĂšre fois qu’il voyait la bardesse en personne mais il l’avait beaucoup Ă©tudiĂ©e. Il savait que son pseudonyme n’Ă©tait pas choisi au hasard, ainsi avait-il entre autres dĂ©couvert que la gardĂ©nia Ă©tait symbole de beautĂ©, mais aussi du secret dans certaines cultures.
Il jeta un Ćil Ă son ami le duc Farel, mais le regard de celui-ci, braquĂ© sur l’artiste, ne trahissait aucune Ă©motion.
« J’ai aujourd’hui la chance, que dis-je, l’insigne privilĂšge d’ĂȘtre non seulement l’invitĂ©e d’honneur de la Cour de Printemps, mais Ă©galement de vous introduire votre hĂŽte: le grand, le digne, le splendide prince de Stellaroc, grand dirigeant de la tradition alchimique, l’archiduc Aras Edson ! »
Tel le souverain qu’il Ă©tait, l’archiduc Edson surgit de derriĂšre les teintures avec une grĂące royale, Ă©cartant les pans des deux mains, un sourire suffisant aux lĂšvres. Il rejoignit son trĂŽne avec une majestĂ© digne de son rang.
La théùtralitĂ© de l’annonce enjoignit les courtisans Ă applaudir son arrivĂ©e, mais les clappements Ă©taient notablement plus discrets que la clameur triomphale qu’avait reçue GardĂ©nia.
Cette derniĂšre s’inclina bien bas devant le souverain, les bras Ă©cartĂ©s dans une rĂ©vĂ©rence d’artiste. Le seigneur des lieux, avant de s’assoir sur son siĂšge fait d’or et de bois rares, pris la parole.
« Je vous souhaite Ă toustes la bienvenue Ă Stellaroc ! J’espĂšre que le voyage jusqu’ici Ă Ă©tĂ© plaisant, et remercie les plus Ă©loignĂ©s d’entre vous d’avoir fait le trajet en personne. »
Cette phrase s’accompagna d’un regard appuyĂ© Ă l’attention de l’archiduchesse d’Oasis, dame Am-Eldassif.
Il continua son discours d’accueil en prĂ©sentant les diffĂ©rentes festivitĂ©s qui Ă©taient organisĂ©e pour les jours suivants â ce qui n’intĂ©ressait pas le moins du monde le duc Luder, qui Ă©tait venu pour une toute autre raison â avant de remercier individuellement chaque seigneur et chaque dĂ©lĂ©gation, accompagnĂ© Ă chaque fois d’un compliment creux.
La duchesse Luder avait rejoint son Ă©poux au dĂ©but du discours, et juste aprĂšs que l’archiduc Edson ait prĂ©sentĂ© le couple Ă l’assemblĂ©e, elle lui glissa dans la main un petit papier chiffonnĂ©, que son Ă©poux s’empressa de ranger dans la poche de sa redingote.
Quand le discours d’introduction fut terminĂ© et que les convives recommencĂšrent Ă se disperser pour finir de saluer les uns et les autres, le duc Luder jeta un rapide coup dâĆil Ă la note.
Une simple lettre y était tracée : G.
Le soleil jetait des rayons roses Ă travers les hautes fenĂȘtres de la halle quand le duc Luder avait finit de saluer tous les convives ait Ă©changĂ© quelques paroles de complaisance avec eux.
Il Ă©tait fatiguĂ© de cet exercice â qu’il considĂ©rait ĂȘtre le devoir de sa femme seule â mais il ne souhaitait pas faire de vague et se comportait comme le prĂ©conisait l’Ă©tiquette.
Il jeta un coup dâĆil Ă la duchesse Luder sa femme. Cela faisait une heure qu’elle Ă©changeait des banalitĂ©s avec le prince de Port-Arcane tout en forçant un sourire qui devait paraĂźtre naturel, et il eut une pointe de compassion pour elle, pour qui l’Ă©tiquette Ă©tait encore plus stricte.
Mais il ne s’attarda pas et rejoignit son ami et compatriote le duc Farel de Mirid.
Celui-ci changea son sourire de courtisan en un sourire sincĂšre quand il le vit arriver Ă sa rencontre.
« Alors, Wolas, qu’avez-vous pensĂ© de la prestation de la splendide bardesse qui nous fait l’honneur de sa prĂ©sence ? »
« Mon ami, j’en suis tellement Ă©bloui que je songe Ă m’intĂ©resser un peu plus Ă ses prestations. »
Les deux regards se tournĂšrent vers l’intĂ©ressĂ©e, qui encensait l’assemblĂ© d’un concerto calme Ă©voquant la saison naissante, accompagnĂ© de l’orchestre de chambre attitrĂ© Ă la cour de Stellaroc. Le duc Luder n’en fut pas sĂ»r, mais il lui sembla accrocher son regard pendant un trĂšs court instant.
« Vous ĂȘtes toujours un grand amateur de musique, Ă ce que je vois. Je ne voudrais pas vous importuner avec ce menu sujet maintenant, mais que diriez-vous d’en discuter avant le coucher, ce soir ? » Il s’approcha de Luder avec un rictus complice, sans pour autant baisser la voix. « Mon valet a apportĂ© une bouteille issue des meilleurs cĂ©pages de Mirid, et vous ĂȘtes la personne qui saura l’apprĂ©cier au mieux, j’en suis sĂ»r. »
Le duc Luder lui rendit son sourire complice en inclinant la tĂȘte.
Ayant entendu la fin de leur conversation, l’archiduc Edson lui-mĂȘme se joignit Ă eux en claquant des doigt Ă l’intention d’un de ses serviteurs.
« Messieurs ! Je vous entends parler de bon vin, alors permettez-moi de vous faire goĂ»ter le nectar que l’on fait pousser sur les plateaux des Monts Dichos ! »
Un domestique arriva avec un plateau comportant trois flĂ»tes de vin vermillon, qui dĂ©gageait une odeur doucement Ăącre, ainsi qu’une flopĂ©e de petit fours qui faisaient office de repas pour toute cette premiĂšre journĂ©e.
L’archiduc de Stellaroc distribua les verres et commença Ă encenser les vignerons du pays d’Ă cĂŽtĂ©, qu’il avait lui-mĂȘme subventionnĂ© en tant que dirigeant de la nation, parce que vous comprenez, c’est un climat unique qui rĂšgne sur ces montagnes, et ce sont les meilleurs cĂ©page de l’Alchimie et ce serait dommage de gĂącher ça.
Ils discoururent ainsi jusqu’Ă l’arrivĂ©e du soir, bercĂ©s par la douce musique de chambre qui nimbait la halle, entourĂ©s des discussions qui s’amenuisaient au fil de la fatigue qui commençait Ă reparaĂźtre sur le visage et dans les paroles des courtisans Ă©reintĂ©s de leurs trajets respectifs.
Ils furent finalement sauvĂ©s par un comte shaman qui n’avait pas encore eu l’occasion de prĂ©senter en personne sa plus jeune fille au prince de Stellaroc, et Farel put enfin conclure l’Ă©change de tantĂŽt en signalant Ă Luder qu’il lui enverrait son valet au moment opportun.
Le duc Luder entreprit de se rejoindre sa femme pour terminer la premiĂšre journĂ©e de cour en sa compagnie â lui-mĂȘme sentait la fatigue poindre â mais fut interrompu dans sa course pas une autre des convives.
Il s’agissait de GardĂ©nia, qui s’Ă©tait visiblement Ă©clipsĂ©e de l’orchestre.
« Vous ĂȘtes le duc Luder de Passy, si je ne m’abuse ? »
Bien sĂ»r qu’elle avait retenu son nom et son titre, pensa Luder. Les bardes sont des courtisans Ă part entiĂšre, et celle-lĂ Ă©tait particuliĂšrement douĂ©e en tant que telle, si les rumeurs Ă©tait vraie. Elle n’aurait aucun mal Ă retenir les patronymes d’une quarantaine de convives.
Le duc Luder lui sourit et la fĂ©licita pour ses prestations, l’affligeant de compliments courtisaniers â une expression Ă lui, qui lui servait Ă dĂ©crire des paroles aussi insipides que dĂ©taillĂ©es â afin de se parer d’une armure d’Ă©tiquette.
Mais GardĂ©nia ne s’y heurta pas, et poursuivi la discussion avec une familiaritĂ© qu’aucun vrai seigneur ne se serait autorisĂ©, rappelant Ă Luder que malgrĂ© leur langue agile et leur familiaritĂ© avec l’Ă©tiquette noble, les bardes sont malgrĂ© tout de simples bourgeois.
« Vous ĂȘtes sacrĂ©ment populaire mon cher ! Saviez-vous que vous avez une admiratrice secrĂšte ? Elle m’a d’ailleurs chargĂ©e de vous remettre ceci. »
Dans un tour de passe-passe qu’il n’avait pas vu venir, GardiĂ©na sorti de sous les rubans qui enrobait ses vĂȘtements une fleur pourpre fraĂźchement coupĂ©e.
Luder ne la reconnaissait pas. Elle avait un pistil démesuré dont les anthÚres ressemblaient à des petite fleur jaunes. Ses pétales étaient triangulaires et était réparties à plat tout autour du calice.
Sans attendre, Galénia accrocha la fleur à la boutonniÚre de Luder et ajouta « Bien entendu, inutile de me demander de qui elle provient, une de mes attributions en tant que bardesse consiste à conserver une touche de mystÚre. »
Elle conclut le trĂšs court Ă©change d’un clin dâĆil et disparut derriĂšre les teintures par lesquelles elle avait fait son apparition quelques heures plus tĂŽt.
« Messeigneurs, Chùteau Scintillant rouge 389. TrÚs bonne année. »
« Merci Esteven. Servez-nous deux verres que l’on puisse dĂ©guster ça. »
Le valet fit retentir le son rond et délectable du bouchon tiré hors de la bague de la bouteille avec une expertise entraßnée, et versa le liquide sombre dans deux tulipes estampillées du blason de la maison Farel.
« Ăa fait plaisir de vous revoir, Esteven, » salua avec sympathie le duc Luder. « Je constate avec envie que l’Ăąge n’a pas Ă©moussĂ© votre dextĂ©ritĂ©. »
« Je fais de mon mieux pour servir comme il se doit les hautes gens de notre nation, monseigneur. »
Il s’inclina, puis quitta le petit boudoir dans lequel les deux princes s’Ă©tait installĂ©s.
« TrĂšs bien, » lança le duc Luder en reprenant son sĂ©rieux. « Vous ĂȘtes sĂ»r qu’on ne sera pas dĂ©rangĂ©s ici ? »
Le duc Farel saisit son verre avec légÚreté et gourmandise. « Esteven va monter la garde devant la porte, ne vous inquiétez pas, mon ami. Essayez plutÎt de vous détendre. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »
« En effet. Entrons dans le vif du sujet. Comme vous l’avez devinĂ©, c’est bien elle notre cible. Et ça ne nous facilite pas la tĂąche. »
« Votre femme a pu l’identifier alors ? »
« Ăvidemment. La dĂ©lĂ©gation de Huluk-du-guide est venue spĂ©cialement pour ça, aprĂšs tout. »
« Bien bien. En effet, ça complique les choses. C’est mĂȘme, d’aprĂšs moi, la pire issue possible. »
« Mais logique, » continua Luder, « qui de plus Ă mĂȘme qu’une bardesse pour glaner des informations et leur faire passer la frontiĂšre sans le moindre soupçon ? Maudite soit l’immunitĂ© diplomatique des bardes. »
Comme il commençait Ă ĂȘtre bien aĂ©rĂ©, Luder trempa ses lĂšvres dans le vin. Il se dĂ©tendit instantanĂ©ment Ă la saveur douce mais complexe de l’alcool arcaniste. Il sentit une vague d’ivresse lui monter lentement Ă la tĂȘte. Rien Ă voir avec le vin lĂ©ger et fade de Dichos. Il perçut de la prune, de la myrtille, une trĂšs lĂ©gĂšre amertume herbeuse typique des cĂ©pages avoisinants le Marais Fertile, et un subtil arriĂšre goĂ»t de noix.
Le duc Farel fit rouler la liqueur dans sa bouche, inspira de l’air pour bien saisir toutes les saveurs, avant d’avaler Ă son tour.
Luder reprit. « Comme vous le savez, l’objectif de l’espionne â GardĂ©nia â n’est pas Stellaroc, mais elle est sensĂ© y retrouver une dĂ©lĂ©gation supposĂ©e lui transmettre les quelques informations qui lui manque, avant de les livrer ailleurs, dans un autre pays. »
Farel hocha la tĂȘte. « Je suis dĂ©solĂ© que notre rĂ©seau d’espions n’ai rĂ©ussi Ă avoir plus d’informations sur celle-ci, mais il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une dĂ©lĂ©gation interprĂšte ou clergesse. Voire peut-ĂȘtre diseuse, mais peu probable. »
Luder haussa les sourcils. « Les perfectionnistes sont hors de tout soupçons ? »
Farel acquiesça. « Oui, on nous a confirmĂ© que les espions adverses Ă©taient sensĂ©s se rejoindre Ă la frontiĂšre de l’Expressionnisme et de la Foi. Si un espion perfectionniste avait traversĂ© la nation expressionniste, je l’aurais su. Les suspects dans cette entreprise sont lâExpressionnisme, la Foi et la Linguistique. »
« Bravo Ă vos alliĂ©s de Miesfant d’avoir empĂȘcher cette rĂ©union, d’ailleurs. »
« Oui, sans ça nous n’aurions pas cette opportunitĂ© aujourd’hui. »
Chacun se plongea dans une réflexion silencieuse tout en profitant du vin.
« Comment procĂ©dons-nous, alors ? », s’enquit le duc Farel.
« Je suggĂšre que vous vous occupiez de savoir oĂč GardĂ©nia va se diriger ensuite. Vous devriez pouvoir glaner ces informations de courtisans qui s’intĂ©ressent Ă sa carriĂšre musicale. Les bardes ont cette tendance de voyager de cour en cour.
« Pour ma part, je me charge d’identifier qui possĂšde les informations qui lui manque. Si j’arrive Ă les intercepter elle sera bloquĂ©e et ne pourra les livrer Ă ses commanditaires. »
Le duc Farel s’inquiĂ©ta « Vous ĂȘtes sĂ»r de ne pas vouloir inverser les rĂŽles ? Vous ĂȘtes un musicophile notoire, ça vous aiderait Ă vous renseigner sur le trajet de la bardesse. »
Luder hocha la tĂȘte. « J’en suis sĂ»r, et pour une raison bien particuliĂšre. » Il baissa les yeux sur la fleur toujours accrochĂ©e Ă sa boutonniĂšre. Farel leva un sourcil intriguĂ©, « Qu’est-ce ? »
« Un cadeau de notre espionne elle-mĂȘme. Elle est passĂ©e me voir Ă la toute fin de la journĂ©e pour me la donner. Mais je ne connais pas sa signification. »
« Un instant, nous allons ĂȘtre fixĂ©s. » Le duc Farel se leva et alla toquer cinq coups Ă la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux long.
Le valet entra derechef. « Monseigneur ? »
« Esteven, ĂȘtes-vous capable d’identifier cette fleur et sa signification ? »
Le valet se pencha sur la boutonniÚre du duc de Passy. Il effleura de sa main gantée les pétales, en prenant bien soin de na pas toucher la redingote du noble.
« C’est une Zinnia. Une fleur qui pousse Ă l’orĂ©e de la Jungle Interdite, prĂšs du pays de Tohuta, mais en plaine uniquement, pas dans les marais. »
Il fit un effort de mĂ©moire. « Si je me souviens bien, l’offrir a pour signification : Faites attention. »
« Au premier degrĂ© bien sĂ»r, » s’empressa-t-il d’ajouter, « ce n’est pas sensĂ© ĂȘtre un avertissement. »
Le duc Farel congédia le valet et repris sa place dans son fauteuil de velours.
« Ce n’est pas censĂ© ĂȘtre une menace, mais bien sĂ»r que c’en est une. » conclut le duc Luder. « VoilĂ qui confirme qu’elle connait mon implication personnelle dans cette histoire. »
Farel secoua la tĂȘte. « Ce n’est pas surprenant, ce sont des informations qui concernent votre maison qu’elle a volĂ©. »
Le duc Luder Ă©tait incrĂ©dule. « Pourtant, ma femme est lĂ pour servir de tampon et me permettre d’opĂ©rer en toute sĂ©rĂ©nitĂ©. Ăa fait longtemps que nous fonctionnons ainsi et ça a toujours marchĂ© jusque lĂ . J’ignore comment elle a pu savoir que c’est moi le cerveau de l’affaire. Ăa complexifie la partie. »
« Que comptez-vous faire, au sujet de la fleur ? » s’enquit Farel. « La garder serait un signe de soumission, en quelque sorte, et si les autres courtisans la reconnaissent, vous pourriez devenir la risĂ©e de la Cour de Printemps. »
« à ce point ? » s’Ă©tonna le duc Luder.
« Oui, » confirma Farel, « en terme de symbolisme, les enjeux sont toujours plus grands quand une bardesse est impliquĂ©e. D’aucun l’aura vu vous l’offrir, et sans parler de s’en dĂ©barrasser, il serait plus sage de lui fournir un genre de rĂ©ponse.
« Comme par exemple une autre fleur Ă votre boutonniĂšre ? C’est envisageable ? »
Le duc Luder secoua la tĂȘte. « Ce serait complexe. Je ne sais pas quelles fleurs je puis me procurer rapidement, ici, et il faudrait que ce soit raccord avec mes habits de demain. Afficher un cadeau n’induit aucune faute de style, mais si je ‘rĂ©pond’ comme vous dites, il faut que je le fasse dans les rĂšgles de la mode.
« Cependant, je n’ai pas encore choisi les parures que je porterai demain. Je vais y rĂ©flĂ©chir. »
Un ange passa. Les deux compĂšres Ă©taient de nouveau en pleine rĂ©flexion, tentant d’anticiper les pions qu’ils pourraient chacun placer lors de la deuxiĂšme journĂ©e de la cour.
« Au fait, » demanda le duc Farel, « ça ne me regarde peut-ĂȘtre pas, mais comment est-il possible que les informations que nos adversaires convoitent ont pu se retrouver sĂ©parĂ©es ainsi ? »
« Comme vous le savez, les dĂ©tails du contrat secret que ma maison a conclu avec la ville de la JetĂ©e ont Ă©tĂ© glanĂ©s au sein de celle-ci, Ă notre insu. Mais nos adversaires ont Ă©galement besoin des dĂ©tails logistiques de la livraison des marchandises, que nous avons dĂ©lĂ©guĂ©e Ă une de nos maisons vassales. Ces derniers ont Ă©tĂ© volĂ©s Ă la cour de Jatenna, et d’aprĂšs ce qu’on a compris, l’espionne â la bardesse â Ă©tait sensĂ©e les rĂ©cupĂ©rer Ă la rĂ©union que vous avez rĂ©ussi Ă empĂȘcher.
« Si elle n’a que la moitiĂ© des informations, ses commanditaires ne pourront pas faire de contre-proposition valable aux dirigeants de la JetĂ©e et nous couper l’herbe sous le pied. »
Le duc Farel prit un air grave. « Et pourquoi on ne la fait pas assassiner ? Vu la taille des enjeux, c’est une possibilitĂ© Ă envisager. »
Le duc Luder s’indigna. « Vous n’y pensez pas ! C’est une bardesse, ça ferait grand bruit ! Imaginez l’opprobre qui sâabattrait sur nos familles â et notre nation â si nous Ă©tions seulement inquiĂ©tĂ©s ! Et puis, on ne sait pas quelles prĂ©cautions elle a prise. Visiblement, elle en sais beaucoup sur les dispositions que nous employons pour l’empĂȘcher d’atteindre son but. »
Farel balaya ainsi sa propre suggestion du revers de la main. « Vous avez raison. Ce serait stupide. » Il laissa passer un silence. « MĂȘme en dernier recours ? »
« Oubliez, je vous dis. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »
Le duc Farel changea de position sur son siĂšge. Il Ă©tait anxieux de la situation qu’ils croyaient aupravant bien en main et qui commençait sĂ©rieusement Ă leur Ă©chapper. On pouvait lire sur son visage qu’il se gardait quand mĂȘme le droit de faire ce qu’il fallait en cas de dĂ©rapage.
Il avait moins Ă perdre et Ă gagner dans l’affaire que le duc Luder, mais comptait beaucoup sur la clĂŽture de ce contrat pour redorer un peu de le blason de sa famille, qui gouvernait sur la Plaine Mirid et une partie du Marais Fertile, et qui se voyait en dĂ©clin depuis quelques dĂ©cennies. La maison Luder avait eu recours Ă lui pour protĂ©ger le secret de cet Ă©change, et plus que le paiement qui se verrait arrondir d’un beau bonus en cas de rĂ©ussite, il en allait aussi de sa rĂ©putation auprĂšs de son ami et de ses alliĂ©s de Miesfant.
« Reprenons depuis le début, pour avoir une vue globale de la situation, voulez-vous ?
« Un des vassaux de l’archiduc Salysium, dirigeant de la JetĂ©e et prince des Mille-Lacs, a dĂ©couvert un ensemble de bijoux seigneuriaux datant du Premier Ăge. Votre famille en a eu vent et vous avez personnellement conclu un accord secret avec lui pour les acheter dans le but de les faire identifier par vos archĂ©ologues et de les revendre, soit Ă la famille qui en est descendante, soit au plus offrant des collectionneurs â dans tous les cas, un sacrĂ© pactole. Vous avez pris en charge les dĂ©tails du contrat et avez sollicitĂ© une de vos maisons vassales pour prendre en main la logistique de la livraison, et ma propre maison pour assurer le contre-espionnage.
« Or, ces informations ont fuitĂ©, d’une part par les vassaux de Salysium Ă la JetĂ©e, d’autre part par vos propre vassaux Ă Jatenna. GardĂ©nia est celle qui a acquis les infos Ă la JetĂ©e et elle avait rendez-vous avec les espions de Jatenna Ă la frontiĂšre entre l’Expressionnisme et la Foi, prĂšs de Fort-Brise.
« GrĂące Ă mes alliĂ©s de Miesfant, nous avons pu empĂȘcher cette rĂ©union et les informations ont voyagĂ© de maniĂšre sĂ©parĂ©e jusqu’ici, Ă Stellaroc. Nous avons pu avoir vent de cela et de l’identitĂ© de l’espionne en la personne de GardĂ©nia grĂące aux agents que votre femme avait placĂ© ici, Ă la capitale de l’Alchimie. Nous devons empĂȘcher cette deuxiĂšme tentative de rĂ©union de se produire et d’anticiper l’identitĂ© du commanditaire de Gardienna, qui va sans aucun doute partir lui remettre son butin dĂšs que la Cour de Printemps sera terminĂ©e.
« Nous pensons que les espions que GardĂ©nia doit rejoindre proviennent soit de l’Expressionnisme, soit de la Foi, soit â dans une moindre mesure â de la Linguistique. Tous les courtisans interprĂštes, clercs et diseurs sont donc suspects. Son commanditaire est sans doute Shaman ou Druide, et n’a probablement pas envoyĂ© d’Ă©missaire impliquĂ© dans l’affaire ici. Les courtisans shamans et druides sont donc hors de cause. »
Le duc Luder, dont l’attention avait Ă©tĂ© religieuse malgrĂ© qu’il connaissait dĂ©jĂ cette affaire sur le bout des doigts, acquiesça.
« Vous vous ĂȘtiez dĂ©jĂ renseignĂ© sur GardĂ©nia, par le passĂ©, n’est-ce pas ? » demanda Farel. « Vous avez rĂ©ussi Ă trouver sa nationalitĂ© d’origine ? »
Luder secoua la tĂȘte. « C’est compliquĂ©. Personne ne connaĂźt son nom de naissance, et son mĂ©tissage ne facilite pas vraiment les choses. Cependant, le consensus est qu’elle se teint les cheveux pour qu’ils soient blancs â et je partage cette opinion. On peut conclure de sa couleur de peau une possible provenance des pays du centre, et de ses yeux des pays du triant. »
Le duc Fader soupira. « On n’est mĂȘme pas sĂ»r que ça nous rĂ©vĂšlerait son allĂ©geance, de toute façon. »
« Mais si on met tout en commun, notre suspect principal est la tradition shamanique, » nota Luder.
« Pourquoi mettre autant d’effort dans cette affaire ? Les princes shamaniques sont si indĂ©pendants qu’ils n’auraient probablement pas joints leurs force dans cette entreprise, si ? Engager GalĂ©nia et des espions d’autres nations revient Ă trĂšs cher, peut-ĂȘtre mĂȘme plus que ce qu’ils ont Ă gagner en vous devançant sur cet achat plutĂŽt que de vous le racheter aprĂšs coup. »
Le duc Luder joignit les mains devant sa bouche. « C’est ce qui m’amĂšne Ă penser qu’ils savent dĂ©jĂ Ă qui ils appartiennent et que ce n’est pas Ă eux. Ou bien ils craignent une vente au enchĂšres de notre part et font ça pour court-circuiter les concurrents. »
Fader haussa les sourcils. « Ce serait si avantageux que ça ? »
« Le prix d’achat qu’on a fixĂ© est de huit mille cinq cent Roy. Si on arrive Ă identifier Ă qui les bijoux appartenaient, on prĂ©voit de les revendre vingt mille Roy en premiĂšre offre. Si on les met aux enchĂšres, on planifie un prix de dĂ©part Ă onze mille, mais on espĂšre que ça montera Ă plus de quinze ou seize mille. Dans tous les cas, on compte sur un bĂ©nĂ©fice d’environ cent pour cent du montant investi. »
« Je vois. Engager une bardesse et un rĂ©seau d’espionnage doit coĂ»ter au plus cinq mille Flama, soit Ă peine mille cinq cent Roy. MĂȘme s’ils espĂšrent faire une meilleur offre que vous au prince de la JetĂ©e, le bĂ©nĂ©fice espĂ©rĂ© reste considĂ©rable. »
« Ce qui m’inquiĂšte le plus avec ces derniĂšres conjectures, » conclu le duc Luder, « c’est que ça signifierait qu’ils en savent beaucoup plus qu’on ne le pensait sur ces bijoux. Plus que nous mĂȘme. »
Ils remplirent leurs verres en silence, contrits et inquiets.
« Vous pensez que l’archiduc Salysium essaie de vous doubler pour faire gonfler les prix ? Si on part du principe qu’il vous a fait sciemment parvenir la rumeur sur ces bijoux, puis une fois l’accord signĂ© Ă sollicitĂ© anonymement le seigneur directement concernĂ©, ça lui permettrait d’artificiellement gĂ©nĂ©rer une contre-offre bien supĂ©rieur au contrat initial, et ce sans se faire inquiĂ©ter.
« Et si d’aventure le prince concernĂ© ne parvient pas Ă faire de contre-proposition, il dispose toujours du contrat initial qui reste trĂšs allĂ©chant pour lui. »
Luder secoua la tĂȘte. « Mais s’il a identifiĂ© le propriĂ©taire lĂ©gitime des bijoux, pourquoi ne pas faire directement une offre dispendieuse comme nous projetons de le faire ? »
Le duc Fader haussa les épaules, ne sachant que répondre.
« Nous nous perdons en conjectures, mon ami, » dĂ©clara Luder en finissant son verre d’une traite. « Je vais retourner Ă ma chambre pour choisir ma tenue et dĂ©cider quoi faire de cette zinnia. »
Sur ce mots, il se leva et quitta la piÚce, laissant dans le silence son ami qui était toujours plongé dans ses réflexions.
« Monseigneur ? »
Luder sursauta en entendant la voix du discret Esteven qui s’Ă©tait Ă©cartĂ© de lâentrebĂąillement dĂšs qu’il avait entendu la porte s’ouvrir.
« Sous la bĂ©nĂ©diction de mon maĂźtre, sentez-vous libre de me faire parvenir quelque requĂȘte que je puis remplir Ă votre Ă©gard, et ce pour toute la durĂ©e de la cour. »
Le duc Luder accepta la proposition d’un signe de tĂȘte reconnaissant, puis repris sa route.
Dans les longs couloirs de marbre assombris par la nuit bien avancĂ©e, seulement animĂ©s par les reflets projetĂ©s contre les dalles lisses des flammes des torches suspendues de loin en loin sur les piliers ornĂ©s de portraits des ancĂȘtres de la famille Edson, le duc Luder se hĂątait, les pas Ă©touffĂ©s par la texture cotonneuse des tapis de fausse-soie doublĂ©s de laine.
Cette ambiance Ă©tait particuliĂšrement propice aux assassinats de couloirs, et mĂȘme si une telle ignominie n’Ă©tait pas raisonnablement envisageable en l’Ă©tat, Luder frĂ©quentait le duc Farel depuis suffisamment longtemps pour avoir appris Ă ĂȘtre vigilant en toute circonstance.
Ainsi, il ne sursauta pas quand en passant devant une porte qui devait ĂȘtre entrouverte, surgit de la piĂšce mitoyenne une valette de la seigneurie des lieux. Celle-ci s’empressa de refermer la porte derriĂšre elle, mais le duc Luder put entrapercevoir le visage des trois personnes rĂ©unies en commitĂ© confidentiel Ă l’intĂ©rieur.
Il reconnu immĂ©diatement l’archiduc Aras Edson, qui avait passĂ© ses vĂȘtements de coucher, et mit un peu plus de temps Ă remettre la personne juste Ă cĂŽtĂ© de lui, son mari Garbane Edson qu’il avait dĂ©jĂ rencontrĂ© Ă quelque cour.
Ce fut le troisiĂšme individu dont la prĂ©sence surpris le plus le duc de Passy. Il s’agissait de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, le Juge SuprĂȘme qui avait fait une entrĂ©e remarquĂ©e mais interrompue par l’apparition de GardĂ©nia, le midi-mĂȘme.
MĂȘme s’il n’aurait pas forcĂ©ment reconnu son visage en d’autres circonstance, il avait gardĂ© ses parures de guide combattant, avec son armure noire et son arme dĂ©mesurĂ©e.
Bien entendu, le duc Luder ne put entendre le moindre mot de leur conversation, car le coup dâĆil avait Ă©tĂ© extrĂȘmement furtif, et la valette qui montait dĂ©sormais la garde devant la porte fermĂ©e le contraignit Ă ne pas ralentir le pas.
Les cours âen particulier les grandes cours comme celle de Printempsâ Ă©taient toujours le siĂšge de nombreux jeux politiques, dont certains pourraient ĂȘtre qualifiĂ©s de complots, mais les membre de l’ĂgĂ©rie âet a fortiori, les Juges SuprĂȘme, dont la tĂąche Ă©tait celle de mĂ©diateurs et de juges Ă la neutralitĂ© absolueâ ne s’y mĂȘlaient jamais, au grand jamais. La tĂąche des guides, les membres de l’ĂgĂ©rie, Ă©tait de guider les membres des autres traditions, de ce fait son Ă©dit principal Ă©tait l’absence d’ingĂ©rence qui mĂšnerait Ă un conflit au sein des huit autres tradition.
Les guides ont une rĂ©putation d’intĂ©gritĂ© Ă toute Ă©preuve, encore plus concernant les Juges SuprĂȘmes qui sont l’Ă©quivalent du haut fonctionnariat dans le fonctionnement de cette tradition. Le duc Luder Ă©tait dĂ©pourvu de la moindre hypothĂšse quant Ă la raison de ce colloque discret. Sans doute s’agissait-il d’une affaire extĂ©rieure Ă la sienne.
Mais, car prudence Ă©tait mĂšre de richesse, il se promit de garder ce TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© Ă lâĆil dans les jours qui venaient.
Savait-on jamais.
C’Ă©tait plongĂ© dans ces rĂ©flexions que le duc Luder ouvrit la porte de la chambre que le chĂątelain lui avait attribuĂ© la veille.
La piÚce était éclairée par deux torches et moult chandelles, et sa femme, la trÚs convoitée duchesse de Passy, était en train de discourir avec une princesse shamane, la troisiÚme enfant du prince du Cercle Akva, si la mémoire de Luder était juste.
La duchesse Ă©tait assise dans un des deux luxueux fauteuils disposĂ©s de part et d’autre du grand lit. La princesse Ă©tait restĂ©e debout, n’osant pas se poser sur le matelas attribuĂ© au couple Luder et n’ayant pas vraiment d’autre endroit ou s’asseoir prĂšs de son interlocutrice.
« Bonsoir, maseigneure mon Ă©pouse, » dĂ©clara Wolas Luder, intĂ©rieurement furieux de devoir respecter l’Ă©tiquette jusque dans sa chambre Ă coucher. « Bonsoir Ă vous, princesse HilvalbasquĂ©. Je suis Wolas Luder, prince consort de Passy. »
La princesse shamane lui rendit sa salutation.
« Je n’ai pas encore eu l’honneur de converser avec vous, » ajouta Wolas Luder, « mais je ne veux pas interrompre votre discussion. Je vous en prie, continuez. »
Sa femme, nĂ©anmoins, s’adressa Ă son mari. « J’ai pris la libertĂ© de prĂ©parer votre ensemble de demain. Jetez-y un Ćil et dites-moi si cela vous convient. »
« Merci mille fois ma chÚre ! Je suis certain que les parures que vous avez sélectionnées seront tout à fait propice à la belle journée qui nous attend demain. »
Wolas Luder Ă©tait fatiguĂ©. Ce n’Ă©tait ni son rĂŽle, ni son loisir de recourir Ă tous ces ronds-de-jambe.
« J’espĂšre que vous avez pu passer un peu de bon temps avec votre ami ? Cela fait un petit moment que vous vouliez le revoir, me suis-je autorisĂ© Ă penser. »
« Oui, nous avons pu rattraper un peu le temps perdus depuis nos derniĂšres amitiĂ©s, et malgrĂ© les quelques difficultĂ©s auxquelles il fait face en ce moment, nous avons conversĂ© Ă loisir, jusqu’Ă ce que la fatigue nous rattrape. »
« J’en suis fort aise. » Elle lĂącha un sourire transpirant de sincĂ©ritĂ©. Wolas ne savait pas comment sa femme s’y prenait pour falsifier ainsi ses moues, cela l’avait toujours impressionnĂ©. C’Ă©tait une courtisane trĂšs douĂ©e.
La princesse tenta de raccrocher la discussion qu’elle entretenait avant l’arrivĂ©e du duc, mais fut interrompue par Dame Luder qui la surpassait en rang.
« Vous connaissez la princesse HilvalbasquĂ©, fille du duc Hilvabarion du Cercle Akva et seigneur de la cĂŽte de Gaelid ? C’est une jeune personne trĂšs intĂ©ressante, dont je vous conseille la conversation si d’aventure il vous arriverait de vous croiser dans les jours qui viennent. »
La princesse shamane eut un sourire gĂȘnĂ©. Elle ne pouvait pas contredire Dame Luder tant qu’elle lui faisait des compliments. « Oui, on m’a dit beaucoup de bien de vous, monseigneur Luder. Nous nous sommes dĂ©jĂ croisĂ©s Ă la cour du Cercle Baou, il y a deux ans, mais nous n’avons pu Ă©changer que quelques civilitĂ©s. »
Il Ă©tait de plus en plus difficile pour Wolas Luder de rĂ©frĂ©ner son amertume, la fatigue commençait Ă prendre le pas. Il n’aimait pas du tout ĂȘtre attaquĂ© de la sorte dans sa propre zone de confort.
Mais heureusement, il avait une excellente mémoire pour ce genre de choses.
« Oui, vous accompagniez la comtesse du Cercle Koelin votre mĂšre, Ă l’Ă©poque. Une trĂšs agrĂ©able personne. Je vous avoue que son mariage avec le dauphin du Cercle Akva n’a Ă©tonnĂ© personne, dans mon pays. C’Ă©tait une opportunitĂ© bien mĂ©ritĂ©e pour elle. »
La princesse fit ce qu’elle peut pour ne pas se dĂ©composer. L’attaque que Luder venait de faire sur son rang et celui de sa mĂšre Ă©tait Ă la limite de l’acceptable, mais suffisamment bien enrobĂ©e pour qu’il soit impossible de s’en offusquer.
La mĂšre de la princesse HilvalbasquĂ© Ă©tait connue pour dĂ©tester qu’on mentionne ses origines de petite noblesse, nĂ©e comtesse et ayant acquit le titre de duchesse par mariage, et visiblement ce trait avait dĂ©teint sur sa fille.
Mais cette derniÚre était encore trop jeune pour cacher suffisamment bien ses émotion et manquait de la répartie des courtisans de haut vol pour renvoyer une réponse cinglante.
Elle se leva, s’inclina, et tenta un « Je me ferai alors une joie de dire Ă maseigneure ma mĂšre que vous la respectez ainsi. »
Mais c’Ă©tait de la pacotille, car il suffit Ă Wolas de rĂ©pondre « Merci beaucoup ! Il me tarde de m’entretenir avec elle lors d’une prochaine occasion. »
Cela acheva la princesse, qui prit congé de maniÚre plutÎt maladroite.
« Et bien, vous avez la langue agile ce soir, mon trĂšs cher Ă©poux », lança avec amusement Dame Luder, une fois qu’ils firent seuls.
« Navré si je vous ai incommodée, mais la fatigue me gagne. »
Elle balaya cette excuse du revers de la main. « N’en faites rien, j’aurais tout le loisir de la croiser Ă nouveau dans les jours qui viennent. »
Ils se forçait encore Ă parler Ă demi-mots. Le couple Luder n’avait pas Ă leur disposition de gens qui montait la garde devant leur chambre, et il se devait de prendre des prĂ©cautions si la princesse HilvalbasquĂ© avait dĂ©cidĂ© de laisser traĂźner ses oreilles sur le palier avant de regagner sa chambre.
« Donc, votre ami se porte bien ? »
« Oui, » rĂ©pondit Wolas, « nous avons un peu parlĂ© des personnes avec qui nous dĂ©sirons converser, dans les prochains jours, et nous auront d’autres occasions de nous parler avec amitiĂ©. »
« Fort bien. » Dame Luder Ă©tait satisfaite. Les plans de son Ă©poux suivaient leur chemin, malgrĂ© les difficultĂ©s qu’il avait subtilement Ă©voquĂ©es tantĂŽt.
Wolas se dirigea vers son coffre de voyage, sur lequel l’attendait ses parures du lendemain. Un collant blanc, une minijupe turquoise brodĂ©e d’argent, un corset beige, un bolĂ©ro dĂ©gradĂ© de rose et de turquoise surmontĂ© d’une fourrure blanche comme neige et, pour couronner le tout, un trĂšs long foulard blanc transparent discrĂštement brodĂ© du blason de leur famille.
« Vous ĂȘtes sĂ»re de vous, mon amie ? » demander Wolas, surpris. « Nous sommes presque au-delĂ de la provocation, Ă ce stade, c’en est presque une insulte directe. »
Dame Luder se leva et disposa l’ensemble sur le lit, formant une silhouette montrant Ă quoi ressemblerait l’ensemble une fois portĂ©.
« Oui, il faudra au moins ça, pour compenser le petit effet que vous avez eu auprĂšs de l’assemblĂ©e, tout Ă l’heure. »
Comme Wolas affichait une moue interrogative, elle ajouta, « Vous ne l’avez peut-ĂȘtre pas remarquĂ©, mais GardĂ©nia a bien pris soin d’attirer tous les regard Ă elle avant d’aller vous remettre cette fleur. Cela n’aura Ă©chappĂ© Ă personne. »
AprÚs un petit moment de silence, elle ajouta « Elle est trÚs douée. »
Wolas contempla la panoplie qui reprenait les couleurs de la bardesse. « TrĂšs bien, je vous fait confiance. Mais concernant la fleur… »
Dame Luder se dirigea vers un petit guĂ©ridon, dans un coin de la chambre. Dessus reposaient trois fleurs diffĂ©rentes. « J’ai pu rĂ©cupĂ©rer celles-lĂ , en toute discrĂ©tion. Sentez-vous libre d’en arborer une, si vous pensez que c’est une bonne chose Ă faire. »
« Oui, Farel me l’a conseillĂ©. »
Wolas examina les trois fleurs.
« Une bardane azur, pour dire vous m’importunez avec hauteur. C’est direct. »
Dame Luder acquiesça.
« Une HĂ©liante, signifiant mĂ©fiez vous des apparences. Je l’aime bien, c’est tout de suite plus subtil. Et pas spĂ©cialement dirigĂ©e contre elle. »
Dame Luder ajouta « Vous connaissant, c’est le genre de message que vous aimez bien. Agressif tout en Ă©tant ambigu. »
Wolas hocha la tĂȘte. « Et pour finir une… AchillĂ©e noire ? »
Wolas leva des yeux surpris vers sa femme.
« Vous ĂȘtes sĂ©rieuse ? Vous pensez rĂ©ellement que la fleur des querelles assassines serait un bon message ? »
Dame Luder haussa les épaules. « Et pourquoi pas ? En tant que bardesse, elle joue un jeu de courtisan en outrepassant le protocole de la noblesse. Une provocation aussi directe et franche ne fera que rentrer dans son jeu.
« Cela fera ainsi office de menace et lui dĂ©montrera votre dĂ©termination. De toute façon, elle a dĂ©jĂ probablement compris que c’est vous qui tirez les ficelles de l’affaire. La subtilitĂ© sert entre autre Ă semer le doute, mais ça n’a pas lieu d’ĂȘtre ici. »
Wolas secoua la tĂȘte « Mais une menace aussi directe me discrĂ©ditera auprĂšs de la cour, sans parler que ça risque de donner une clĂ© de lecture Ă ceux qui n’ont pas Ă se mĂȘler de cette affaire. »
Il baissa les yeux et resta un instant pensif.
« Et si jamais on Ă©choue, j’ai peur que Farel fasse une bĂȘtise. Si je profĂšre une menace puis que la bardesse se fait… vous-savez-quoi, c’en sera fini de moi. »
Il leva les yeux vers sa femme. « Et de nous, plus largement. »
Cette derniĂšre leva les mains en signe de dĂ©fense. « Ce n’Ă©tait qu’une proposition. Libre Ă vous de la refuser. La balle est dans votre camp, j’ai confiance en votre jugement. »
Le duc Luder se frotta le menton. « J’ai peut-ĂȘtre une idĂ©e un peu plus subtile, mais pour cela il me faudra une autre achillĂ©e. Une achillĂ©e blanche. »
Dame Luder Ă©clata de rire. « Vous voyez ! Je n’ai fait qu’amener au terreau de votre esprit retors. D’une situation absurde et impossible vous avez toujours les meilleures idĂ©es. »
Wolas sourit. « Oui. Vous pensez pourvoir me procurer cette fleur ? »
Dame Luder reprit un peu de son sĂ©rieux. « Oui, bien sĂ»r. Je demanderai Ă un serviteur d’en quĂ©rir une dĂšs la premiĂšre heure demain matin. »
« Parfait. »
« Il vous fallait autre chose ? »
Le rictus du seigneur Luder s’Ă©largit de maniĂšre sinistre.
« Oui. »
Le matin deuxiĂšme jour de la cour Ă©tait marquĂ© par une performance de toute beautĂ©. Des acrobates faisaient montre d’une agilitĂ© exemplaire dans un bal de cascades risquĂ©es, au dessus de planches Ă clous et Ă travers des murs de flammes. Leur performance Ă©tait enrobĂ©e par quelques mages illusionnistes qui faisaient fleurir la scĂšne d’effets spĂ©ciaux ponctuant chaque acrobatie.
Tous les courtisans Ă©taient rĂ©unis dans la cour encore perlĂ©e de rosĂ©e pour y assister. Les discussions Ă©tait difficile car il fallait les parsemer d’exclamations impressionnĂ©es et d’applaudissement Ă l’inttention des artistes, ne serait-ce que pour faire bonne figure.
Le seigneur Luder avait aperçu son ami le seigneur Farel donner de la voix auprĂšs des plus enjouĂ©s des spectateurs, sans doute pour se donner un air affable en vue de se mĂȘler aux musicophiles qu’il devrait sonder plus tard.
Lui-mĂȘme restait un peu Ă l’Ă©cart, une Ă©charpe de laine blanche ayant temporairement remplacĂ© son foulard et vĂȘtu de son long manteau noir, judicieusement laissĂ© ouvert pour laisser respirer l’achillĂ©e blanche qu’il portait Ă sa boutonniĂšre.
Il avait hĂąte que la prestation se termine et qu’il puisse retourner dans la halle. La couleur de son manteau n’Ă©tait pas raccorde avec sa tenue blanche et turquoise. Il n’avait pas envie qu’on l’insulte sur cette faute de goĂ»t.
AmĂšre priĂšre, car ce fut TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, le Juge SuprĂȘme, qui fut le premier Ă l’approcher.
« Bonjour, Wolas Luder, duc de la Passe. »
Il se rendit compte que c’Ă©tait la premiĂšre fois qu’il entendait sa voix. Elle Ă©tait trĂšs profonde et rocailleuse. Son timbre et ses sourcils Ă©ternellement froncĂ©s donnait l’impression qu’il jugeait son interlocuteur Ă chaque instant.
« Bonjour, messire Juge SuprĂȘme. »
Celui-ci changea de pied d’appui et croisa les bras, comme si Luder venait de le contrarier.
Ătait-ce le titre de messire qui le remettait Ă ses origines de roturier, au milieu de tous ces nobles, qui lui dĂ©plaisait ?
« Quelle Ă©trange symbole vous arborez aujourd’hui. »
Le Juge SuprĂȘme dĂ©croisa un bras pour passer sa main gantĂ©e de mĂ©tal sur la fleur, avec une dĂ©licatesse surprenante.
« Oui, mais ne vous inquiĂ©tez pas, » rĂ©pondit le duc Luder en tentant un sourire, « le message qu’il porte ne vous est pas destinĂ©. »
« J’espĂšre bien, » rĂ©torqua le Juge d’un ton sec. « Amour malgrĂ© tout, c’est bien ça ? Si ce message Ă©tait pour moi, je ne sais s’il faudrait que je m’inquiĂšte plus de l’amour ou du malgrĂ© tout. »
Le duc Luder contint sa nervosité.
« Il n’est pas non plus destinĂ© Ă quelque amant. Le terme amour a bien des significations. »
Les doigts du Juge SuprĂȘme continuĂšrent de caresser les pĂ©tales jusqu’Ă s’arrĂȘter sur un en particulier. Il Ă©tait noir.
« A-t-elle déjà commencé à faner ? »
Luder commençait Ă perdre son sang froid. Le Juge avait trĂšs bien compris qu’elle Ă©tait peinte. Mais Luder ne pouvait laisser le Juge insinuer qu’il avait fait une faute en ne choisissant pas une fleur parfaitement fraĂźche.
« Disons plutĂŽt que c’est un spĂ©cimen unique. »
La parade Ă©tait piĂštre, ce qui embĂȘtait Luder. Les Juges SuprĂȘmes ne sont pas des courtisans, mais ce sont des guides aguerris qui frĂ©quentent toutes sortes de gens â y compris la noblesse â et qui doivent toujours tĂ©moigner d’une expĂ©rience avancĂ©e avant de pouvoir acquĂ©rir leur titre.
C’est pour ça qu’il ne fut pas surpris quand il posa une question d’autant plus gĂȘnante : « Comment s’appelle-t-il ? Ce spĂ©cimen ? »
Le Juge SuprĂȘme tentait de le pousser dans ses dernier retranchement. Pourquoi ? Aucune idĂ©e. Luder savait improviser d’ordinaire, mais il fallait toujours redoubler de vigilance en prĂ©sence de ces individus si particuliers. Chaque parole pourrait ĂȘtre retenue contre vous, et les Juges SuprĂȘmes avaient du pouvoir. Beaucoup de pouvoir.
« On l’appelle l’achillĂ©e du crĂ©puscule. »
Tété-Hémobré lùcha enfin la fleur. « Intéressant. »
Puis il s’en alla sans autre forme de courtoisie.
C’est quoi son problĂšme Ă lui ? Il m’a dans son collimateur ou quoi ?
Il Ă©tait probablement en train d’enquĂȘter. Il cherchait quelqu’un.
Mais pourquoi ? La maison Luder n’avait commis aucun dĂ©lit, de ce qu’il en savait, donc la prĂ©sence de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© devait ĂȘtre liĂ©e Ă une autre affaire.
En tout cas, le duc Luder tenta de s’en convaincre.
Quand midi fut sonnĂ© et que les convives purent regagner la grande halle, il ne furent pas accueillis par l’odeur poussiĂ©reuse de la pierre millĂ©naire du palais de Stellaroc, mais part les fragrances enivrantes d’un fastueux banquet servi Ă leur attention.
Les Ă©poux Luder passĂšrent le repas cĂŽte-Ă -cĂŽte. La princesse shamane avait Ă©tĂ© invitĂ©e par Dame Luder Ă s’installer Ă cĂŽtĂ© d’elle, pour s’excuser de la fin un peu subite de leur entretien de la veille au soir. Ce fut Garbane Edson, le prince consort de Stellaroc, qui s’imposa Ă la compagnie de Luder. Une chose Ă laquelle il Ă©tait impossible Ă Luder de s’opposer.
Bien que le seigneur Luder avait briĂšvement apperçu Garbane Edson la veille, par l’entrebaillement de la porte par laquelle Ă©tait sortie la valette, il Ă©tait sĂ»r et certain que les trois cabaleurs prĂ©sents de l’avaient pas vu. Sauf si la valette l’avait reconnu et avait caftĂ©, bien sĂ»r.
Le repas fut cependant relativement calme. AprĂšs questionnement, Garbane Edson expliqua Ă Luder que s’il n’avait pas Ă©tĂ© prĂ©sent Ă la cour jusque lĂ , c’est parce qu’il prĂ©parait un voyage, et qu’il partirait le lendemain matin. Sa prĂ©sence pour le banquet Ă©tait ponctuelle et uniquement pour profiter un peu de la compagnie d’autres grands seigneurs avant son dĂ©part.
Ils Ă©changĂšrent aprĂšs cela presque uniquement des banalitĂ©s. La seule question qui dĂ©stabilisa le duc Luder fut quand l’archiduc consort Garbane Edson l’interrogea sur le seigneur Farel.
« Savez-vous oĂč est votre compatriote ? J’avais fort apprĂ©ciĂ© sa compagnie l’annĂ©e derniĂšre et j’aurais voulu Ă©changer avec lui au moment du cafĂ©, avant de retourner Ă mes prĂ©paratifs. »
Luder en fut surpris. Il n’avait pas prĂ©vu de dĂ©jeuner avec Farel â ils s’Ă©taient mis d’accord de limiter leurs interactions Ă la cour pour ne pas lever de soupçon â mais en balayant l’assemblĂ©e du regard, il ne le trouva pas.
« Je n’ai pas l’impression qu’il dĂ©jeune avec nous. Vous voulez que je lui transmette un message ? »
Quand le regard de Luder revint sur l’archiduc Garbane Edson, les yeux de celui-ci Ă©tait durs. Comme s’il tentait de plonger Ă l’intĂ©rieur des siens.
Luder resta coi un moment. « Tout va bien, monseigneur ? »
Puis le visage du consort de Stellaroc se dĂ©rida en un sourire radieux. « Ne vous inquiĂ©tez pas, si j’ai besoin de lui transmettre un message je passerai par mon Ă©poux. Je dĂ©sirais juste Ă©changer quelques plaisances avec lui. »
Quand le repas se termina et que les convives se levĂšrent pour converser autour de cafĂ© et de thĂ©, le duc Luder ne pouvait s’empĂȘcher de repenser Ă ce court Ă©change.
Y avait-il un lien entre l’affaire du contrat, la bardesse, le Juge SuprĂȘme et l’archiduc Edson-mari ?
Des nĆuds commencĂšrent Ă se former dans l’esprit du comploteur Luder, qui n’avait pas l’habitude que ses intrigues se complexifient aussi vite.
Il aurait bien aimĂ© se reposer pour l’aprĂšs-midi, mais il fallait qu’il croise GardĂ©nia pour s’assurer qu’elle voit bien son achillĂ©e du crĂ©puscule.
Ses vĆux d’acalmie furent nĂ©anmoins exhaussĂ©s car l’activitĂ© de l’aprĂšs-midi Ă©tait une piĂšce de théùtre musical, dont l’orchestre Ă©tait dirigĂ© par la bardesse elle-mĂȘme. Le duc Luder en profita pour prendre congĂ© et faire une promenade digestive dans les jardins du palais. Il rĂ©pugnait le thĂ©atre et consola son sens du devoir en se disant qu’il s’arrangerait pour croiser la bardesse lors des discussions vespĂ©rales, laissant le plaisir du spectacle Ă dame Luder son Ă©pouse, qui ne pouvait se permettre de rater quelque spectacle proposĂ© par leur hĂŽte.
Quelques courtisans qui comme pour lui n’Ă©tait pas attendus qu’ils assistent Ă toutes les activitĂ©s, flĂąnaient en discutant dans les jardins. Bon nombre de reprĂ©sentants de petite noblesse, dont les maisons Ă©taient trop mineures pour qu’un tel impair n’entache leur rĂ©putation, Ă©taient Ă©galement prĂ©sents.
Le duc Luder sâasseya sur un banc blanc agrĂ©ablement disposĂ© sous les branches noueuses d’un Ă©rable tohavais. Un fine couche de pĂ©tales roses tapissait ses alentours, Ă l’ombre du soleil cuisant de ce dĂ©but de printemps.
L’odeur de vĂ©gĂ©tation mouillĂ©e du matin avait Ă©tĂ© remplacĂ©e par l’empyreume enivrant du milieu d’aprĂšs-midi. Les oiseaux dĂ©ployait tout leur ramage Ă l’affĂ»t de partenaires. On pouvait occasionnellement apercevoir un Ă©cureuil ou un lapin se risquer Ă travers l’immense parc en quĂȘte de quelque nourriture. On entendait de temps en temps l’Ă©cho d’Ă©clats de rire ou le son d’une vielle Ă©manant de quelque promeneurs lointains.
AprĂšs une longue introspection contemplative, le duc Luder remarqua une silhouette familiĂšre Ă©merger d’une porte de service non loin.
Il se leva et s’avança d’un pas pressĂ© pour la rejoindre.
« Esteven ! Puis-je vous déranger un instant ? »
Le valet de Fader fut un peu Ă©tonnĂ© d’ĂȘtre surpris ainsi par le duc Luder loin des festivitĂ©s, mais il reprit rapidement sa contenance.
« Vous ne me dérangez jamais, monseigneur. »
« Vous m’aviez bien dit que vous pourriez me rendre service, n’est-ce pas ? »
« Tout à fait, monseigneur. »
« Alors puis-je vous prier de me rendre un prĂ©cieux service et me dire oĂč se trouve mon ami le duc Farel ? »
Le valet prit un air embarrassĂ©. « Malheureusement, je vais devoir me soustraire Ă cette requĂȘte en particulier. »
Le duc Luder se renfrogna, prenant lâĆil supĂ©rieur du noble s’adressant Ă un serviteur.
« C’est ma faute, » reprit le valet, « j’aurais dĂ» ĂȘtre plus clair sur le fait que c’est sur les services pratiques et logistiques que mon maĂźtre le duc de Mirid vous a confiĂ© mon assistance. Malheureusement, sur les ordres de celui-ci, je ne puis vous confier oĂč sont ses affaires en ce moment. Vous m’en voyez rĂ©ellement navrĂ©. Je suis sĂ»r que vous comprenez. »
Le duc Luder, bien que contrariĂ©, Ă©tait un peu rassurĂ©. Au moins son valet savait-il oĂč le duc Farel Ă©tait. Celui-ci ne s’Ă©tait pas Ă©vanoui dans la neture.
« Dans ce cas, Esteven, dĂšs que vous le reverrez, transmettez-lui en tout discrĂ©tion que l’archiduc consort Garane Edson a cherchĂ© Ă le voir, ce midi. Il saura probablement quoi faire de cette information. »
« Certainement, monseigneur. Autre chose ? »
« Pas pour le moment. »
Le valet s’inclina et s’en alla prestement.
Comme cela faisait un certain temps maintenant que le duc Luder était aux jardins, il décida de rentrer.
Quand il arriva aux abords du parvis du palais, il fut surpris d’ĂȘtre accostĂ© par la bardesse GardĂ©nia, qui lui accorda une salutation en affichant un sourire que Luder hĂ©sitait Ă qualifier de carnassier.
« Oh ! Madame Gardénia ! La représentation est-elle déjà finie ? »
« De toute Ă©vidence, mon cher. J’ai Ă©tĂ© attristĂ©e de ne pas vous voir parmi les spectateurs. J’avais pourtant cru comprendre que vous Ă©tiez fĂ©ru d’arts musicaux ? »
« Certes, mais je avoue avoue en toute confidence que le théùtre est un art dont l’apprĂ©ciation m’est interdite, Ă mon grand dĂ©sarroi. Soyez certaine que s’il m’avait Ă©tĂ© possible d’apprĂ©cier votre musique Ă l’aveugle durant la reprĂ©sentation, sans avoir Ă ĂȘtre tĂ©moin du jeu lui-mĂȘme, je n’y aurais coupĂ©. »
« J’en suis honorĂ©e, duc Luder. Daignerez-vous m’accorder une petite promenade reposante dans les jardins que vous Ă©tiez sur le point de quitter ? J’avais grande hĂąte de pouvoir converser de nouveau avec vous. »
Luder se concerta avec lui-mĂȘme un court instant, se demandant s’il n’avait pas mieux Ă faire, mais il jugea que ce serait une bonne opportunitĂ© d’en apprendre plus sur elle et ses intentions.
« Avec joie ! Je ne sais pas si vous avez dĂ©jĂ eu l’occasion de les parcourir, mais la saison est parfaite pour passer un moment agrĂ©able. »
La bardesse rit avec douceur.
« Si ce n’Ă©tait pas le cas, cette cour ne mĂ©riterait pas de s’appeler la Cour de Printemps. »
Il marchĂšrent sur les graviers blancs qui recouvrait les Ă©troites allĂ©es sinueuses du jardin. GardĂ©nia n’avait pas son instrument avec elle, mais elle s’autorisa Ă fredonner une pavane, qui bien que datĂ©e, Ă©tait interprĂ©tĂ©e sur une gamme moderne avec de fort agrĂ©ables variations.
« Je suis curieux, » demanda le Luder aprĂšs le premier couplet, « ce qui attire votre intĂ©rĂȘt Ă moi. Sans doute n’est-ce pas uniquement ma notoire musicophilie, si ? »
Gardénia un regard contemplatif vers le ciel bleu moucheté de petite taches blanches.
« Oh ! Il y a plus que cela. Je vous avoue que je porte une grande curiositĂ© Ă l’attention des arcanistes qui apprĂ©cie la musique. Ils sont bien diffĂ©rents des autres musicophiles, et toute conversation que j’entretiens avec eux m’Ă©lĂšve en tant que bardesse. »
« Tiens donc ? Je peine Ă en discerner la raison. Daignerez-vous m’Ă©clairer ? »
GardĂ©nia pirouetta vers lui en Ă©cartant les bras de maniĂšre théùtrale, ce qui fit virvolter les manches larges et tombantes de son habit au tissu leste. Elle s’Ă©tait vĂȘtue plus chaudement que la veille, avec une jupe traĂźnante, un veston-trench brodĂ© et ouvert, et s’Ă©tait coiffĂ©e d’un fin bĂ©ret, le tout toujours Ă ses couleurs blanche et turquoise surmontĂ©es par le rose vif de son physiom Ă forme de ruban.
« La science, pardis ! Les alchimiste et le arcanistes â surtout ces derniers il faut bien dire â ont une approche trĂšs thĂ©orique de la musique, Ă tel point que l’on peut parler des heures durant d’une unique piĂšce sans que mon attention se dĂ©lite, et leurs compositeurs usent souvent de gammes et de formations atypiques. Un vrai plaisir ! »
Elle repris sa marche.
« Et parmi tous les convives prĂ©sent, qui d’autre que vous avec qui avoir ce genre de conversation ? Sans parler que d’ĂȘtre vue en votre compagnie me met en joie, Ă©tant donnĂ© la fraĂźcheur de votre style. »
Elle parcouru la tenue de Luder de lâĆil avec un sourire taquin, apprĂ©ciant visiblement ces couleurs. Sourire qui s’Ă©largit quand son regard se posa sur l’achillĂ©e du crĂ©puscule. Mais elle ne releva pas.
« Sans compter que vous ĂȘtes beaucoup plus accessible que votre Ă©pouse, et que le seul de vos compatriotes Ă ĂȘtre prĂ©sent, le seigneur Farel â le connaissez-vous bien ? â a brillĂ© par son absence depuis le repas. »
« Et quid des autres traditions ? Leurs conversations musicales sont-elles moindrement agréables ? »
Elle prit un air pensif.
« Toute proportion gardĂ©e, oui, c’est le cas. Les interprĂštes â c’est la premiĂšre nation Ă venir en tĂȘte, quand il est question d’art â sont trĂšs imbus de leur propre culture, et ils ont une certaine tendance â vous excuserez ma grossiĂšretĂ© â Ă l’onanisme. Cela a vite fait de m’ennuyer. »
Luder ne releva pas ladite grossiĂšretĂ©, mais il n’en pensa pas moins. En prĂ©sence de tĂ©moins, il aurait faussement pris un air outrĂ©, mais les plus proches courtisans n’Ă©taient pas Ă portĂ©e de voix.
« Les clercs ont des chants et des formations trĂšs codifiĂ©s. Trop, mĂȘme. C’est dommage. Quant aux diseurs, ils ont un rapport trĂšs pĂ©cuniaire Ă l’art.
« Les shamans ne sont pas bon public et il est toujours angoissant de se dire qu’une parole de travers peut vous faire arrĂȘter, en fonction de la ville que vous visitez.
« Les druides, par contre, sont toujours un trĂšs bon public. Mon prĂ©fĂ©rĂ©, s’il en est. Mais ils n’ont pas une grande culture musicale. Il n’y a vraiment qu’avec les arcanistes et, dans une certaine mesure, les alchimistes, avec qui j’aime vraiment passer du temps. »
Elle s’arrĂȘta pour rĂ©flĂ©chir. « En vous disant cela, je me rend compte que j’ai peu d’opinion sur la tradition Perfectionniste. Je devrais y donner quelques concerts, Ă l’occasion. »
« Et les guides ? », demande Luder.
« Les guides ? C’est amusant, je ne me suis jamais posĂ© la question. Je suppose que c’est parce qu’il n’ont pas de culture propre et suivent gĂ©nĂ©ralement celle du pays dans lequel ils vivent. Je n’ai jamais eu de public composĂ© majoritairement de guide. Cela n’a d’ailleurs pas beaucoup de sens, sachant qu’on n’en trouve que trĂšs peu dans chaque communautĂ©. »
Ils conversĂšrent ainsi de musique jusqu’Ă la fin de l’aprĂšs-midi. La causerie Ă©tait si agrĂ©able que Luder se surpris Ă tempĂ©rer son opinion au sujet de la bardesse, se disant que peut-ĂȘtre elle Ă©tait moins retorse qu’elle avait paru la veille. Mais il se ressaisit et se dit que c’Ă©tait probablement le but de la conversation qu’elle lui donnait prĂ©sentement. Il n’oubliait pas la zinnia.
Le repas du soir fut servi tardivement, l’archiduc Edson jugeant qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de laisser les conversations traĂźner, vu la quantitĂ© de convive qui semblait prendre du bon temps et qui, pour certains, avaient mĂȘme entrepris de lancer quelque activitĂ© ludique, comme la fameuse joute rhĂ©torique expressionniste Ă la mode ces temps-ci, qui consistait Ă prendre une opinion soutenue par un adversaire puis de la dĂ©fendre, se faisant l’avocat du diable. Ce jeu se joue Ă deux joueurs ou plus et permet d’aplanir les diffĂ©rents dans un cadre ludique.
C’est Ă ce moment que reparu le duc Farel, que Luder se para d’assaillir de questions. Quand leurs regards se croisĂšrent, le duc de Mirid se contenta d’adresser au prince de Passy un signe de tĂȘte entendu, qui signifiait on discutera ce soir, comme prĂ©vu.
Le repas fut particuliĂšrement oubliable. La duchesse de Passy invita le reprĂ©sentant de la dĂ©lĂ©gation perfectionniste de Vael pour discuter affaires, et un petit marquis diseur vint s’assoir Ă cĂŽtĂ© du duc Luder, non pas pour lui mais pour discuter avec un comte de Garrassfant qui se trouvait de l’autre cĂŽtĂ©.
GardĂ©nia ne donna pas de spectacle mais pris le repas attablĂ©e, au milieu des nobles. Le duc Luder resta ainsi vigilant, mais comme elle Ă©tait encadrĂ©e par une dĂ©lĂ©gation shamane d’une part et des courtisans de Stellaroc d’autre part â un marquis insignifiant en lâoccurrence â il n’Ă©tait pas plus inquiet que ça. Il se rappelait bien que c’Ă©taient les dĂ©lĂ©gations clergesses et expressionnistes Ă surveiller en prioritĂ©.
La douce musique un peu vieillotte que donnait l’orchestre de chambre du palais et l’absence totale de jeu politique sur le quel se concentrer fit ressentir au duc Luder ce repas comme un moment reposant.
Ce qu’il ignorait Ă©tait qu’il se trouvait dans lâĆil du cyclone.
Ă la fin du repas, quand les desserts furent desservis, le son d’une petit cloche retenti, attirant l’attention de tous les convives.
Le majordome qui l’avait sonnĂ©e Ă©tait au centre de la salle, au milieu de toutes les tables, Ă cotĂ© d’un solide guĂ©ridon nu.
SitĂŽt qu’il eut finit d’attirer les regards, il se retira. GardĂ©nia se leva de sa place Ă table et rejoignit le guĂ©ridon en quelques entrechat rapides. D’un bond leste, elle se hissa sur le guĂ©rison, debout, s’apprĂȘtant Ă faire une annonce.
« Messeigneur·es, permettez moi d’interrompre votre repas. Je sais que vous attendez l’instant doucereux du thĂ© et du cafĂ© avec une gourmandise mesurĂ©e, mais je me dois de vous retirer ce plaisir. »
Des murmures parcoururent les tables.
« Malheureusement, comme la plupart des grandes gens ici prĂ©sentes le sais, le pĂšre de notre hĂŽte bienveillant, l’archiduc Furance Edson le Droit, qui avait abdiquĂ© il y a cinq pour cause de maladie, a succombĂ© Ă l’ire des dieux d’en-bas et a rejoint l’Autre Monde il y a quelques jours. »
Le couple Luder, ainsi que la plupart de nobles prĂ©sents Ă©taient au courant, ils avaient Ă©tĂ© prĂ©venus du dĂ©cĂšs de Edson-pĂšre par les sujets de l’archiduc au moment de leur arrivĂ©e Ă Stellaroc, juste avant le dĂ©but de la cour.
« Pour l’honorer, son fils aimant l’archiduc Aras Edson Sans Faille, ainsi que son loyal gendre l’archiduc consort Garbane Edson, vous convient Ă son inhumation ce soir mĂȘme, pour vous permettre ainsi de rendre un dernier hommage Ă cet homme que nombre d’entre-vous ont pu frĂ©quenter ces derniĂšres dĂ©cennies et, si vous le souhaitez, assister Ă son dernier voyage.
« Ainsi, en lieu de collation suivant d’ordinaire la chĂšre, je vous propose de lui accorder une libation, une priĂšre et, pour ceux qui se sentent attachĂ©s Ă feu ce bon souverain, un prĂ©cieux prĂ©sent.
« Nous officieront les hommages ici-mĂȘme, dans une heure, puis nous formeront une procession funĂ©raire qui nous mĂšnera jusqu’au port oĂč la derniĂšre veillĂ©e aura lieu. Nous enverrons le corps de feu l’archiduc rejoindre les dieux quand la lune Minas sera Ă son zĂ©nith, et la matinĂ© de demain sera consacrĂ©e au deuil. »
Un silence funĂšbre tomba sur la halle. Tous les courtisans Ă©taient au courant de cette dĂ©marche, mais au moment oĂč ils furent prĂ©venus quelques jours auparavant, la date prĂ©cise de l’hommage n’avait pas encore Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e. C’Ă©tait donc une petite surprise pour tout le monde.
« De maniĂšre exceptionnelle et sur demande du chĂątelain du Palais ĂtoilĂ© et exĂ©cuteur des derniĂšres volontĂ©s de feu son pĂšre, j’aurais l’immense honneur d’ĂȘtre l’ovate qui officiera son dĂ©part et dirigerai les priĂšres destinĂ©es aux dieux qui emporteront l’honorable vers sa prochaine vie. »
Cette derniĂšre annonce fit un petit effet dans l’assemblĂ©e. Personne n’osa piper mot, mais un grand nombre de sourcils se levĂšrent et quantitĂ© de mĂąchoires tombĂšrent. L’ovaterie n’Ă©tait pas une tĂąche aisĂ©e, il fallait connaĂźtre sur le bout des doigts les prĂ©ceptes et les dogmes des dieux locaux. GardĂ©nia Ă©tait une bardesse itinĂ©rante, il y avait peu de chance qu’elle connĂ»t suffisament bien les dieux de Stellaroc et des contrĂ©es alentour. Elle avait dĂ» ĂȘtre particuliĂšrement bien formĂ©e pour l’occasion.
Et quand bien mĂȘme, cette dĂ©marche Ă©tait plus qu’hors de l’ordinaire, elle frisait l’hĂ©rĂ©sie. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce une des derniĂšres volontĂ©s de l’archiduc dĂ©funt ? Cela semblait peu probable, car celui-ci n’avait pas obtenu son surnom de « le Droit » en Ă©tant fĂ©ru de barde. De ce que le duc Luder en savait, il dĂ©testait mĂȘme ces engeances. C’Ă©tait peut-ĂȘtre une demande de Aras Edson lui-mĂȘme, mais dans quel but ?
Dans tous les cas, chacun accepta en silence cette anomalie. AprĂšs tout, en tant qu’invitĂ©e d’honneur du prince des lieux, elle avait toute lĂ©gitimitĂ© Ă diriger les Ă©vĂ©nements de la cour tant qu’elle avait l’aval du chĂątelain. En terme de protocole, bien que de justesse, on se trouvait du bon cĂŽtĂ© de la ligne.
L’hommage funĂšbre eut lieu peu aprĂšs, comme annoncĂ©. La dĂ©pouille embaumĂ©e du souverain siĂ©geait dans une biĂšre Ă moitiĂ© redressĂ©e. Il Ă©tait allongĂ© sur un lit de fleurs multicolores et coiffĂ© d’un diadĂšme d’or serti de cornalines, qui ensemble reprĂ©sentaient les couleurs de la Tradition Alchimique.
Une longue banniĂšre aux armoiries de la maison Edson, d’un fond pourpre liserĂ© d’or, les couleurs de l’alchimie, brisĂ©e d’azur qui Ă©tait la couleur historique des Edson, dĂ©corĂ©e de multiples meubles, notamment du Bleuet Naturel, le symbole majeur de l’alchimie, mais aussi du galion et de la cloche, reprĂ©sentant ensemble la branche principale de la lignĂ© Edson, Ă©tait Ă©tendue en longueur, accrochĂ© au cercueil par une extrĂ©mitĂ©, comme un long tapis d’honneur que personne n’oserait fouler.
Le seigneur Aras Edson, qui avait revĂȘti ses habit cĂ©rĂ©moniels oĂč Ă©tait cousu le blason de sa famille au niveau du torse, et GardĂ©nia, qui pour la premiĂšre fois affichait une mine solennelle, Ă©taient montĂ©s sur une estrade, au-dessus de feu l’archiduc.
Les torches avaient Ă©tĂ© soufflĂ©es pour l’occasion et la seule source de lumiĂšre de la halle Ă©tait les dizaines de bougies qui avaient Ă©tĂ© allumĂ©es le long de la traĂźnĂ©e que formait la banniĂšre.
Tour Ă tour, les seigneurs et dĂ©lĂ©gation invitĂ©s Ă la Cour de Printemps rendaient leurs hommages. Ils versaient une libation et disposait une offrande dans la biĂšre. Les prĂ©sents Ă©taient soit prĂ©cieux, soit symboliques. Puis chacun rendait ses hommage Ă Edson-fils, lui offrant parfois Ă©galement un prĂ©sent, avant de remercier sobrement l’officiante qui se trouvait Ă cĂŽtĂ© de lui.
Mais un fait hors du commun vint s’ajouter Ă cette cĂ©rĂ©monie.
La délégation expressionniste, aprÚs avoir offert libation et présents au deux archiducs, tendit également un folio de cuir à la bardesse en plus des remerciement de mise.
« Et pour vous, ovate GardĂ©nia, je vous offre en remerciement de votre office ces partitions que Furance Edson le Droit m’a un jour personnellement confiĂ© pour les troubadours de ma cour. Il est juste que vous en soyez l’hĂ©ritiĂšre, et je vous invite Ă verser les quelques notes qui la composent durant l’oraison qui aura lieu ce soir. »
Le duc Luder compris immĂ©diatement de quoi il s’agissait. Les informations qu’il cherchait Ă intercepter. Il en Ă©tait certain : cet acte ne faisait pas partie de l’Ă©tiquette et la dĂ©lĂ©gation n’en retirerait aucune gloire. De plus, il Ă©tait impossible pour les personne prĂ©sente d’intervenir d’aucune sorte, ni mĂȘme d’afficher la moindre Ă©motion. Les regards des ducs Farel et Luder se croisĂšrent briĂšvement. Lui aussi Ă©tait arrivĂ© Ă cette conclusion.
C’Ă©tait catastrophique. SitĂŽt que les hommages seraient terminĂ©s, GardĂ©nia allait se retirer, prĂ©textant de devoir travailler la piĂšce â qui n’existait sans doute pas â et mettre les documents en lieu sĂ»r. Si elle s’y prenait bien, Ă un moment oĂč le duc Luder ne pourrait se soustraire Ă l’assemblĂ©e, la partie serait perdue de ce cĂŽtĂ© lĂ .
Et c’est ce qu’elle fit. Asas Edson invita tous les convives Ă allumer une derniĂšre bougie, et somma Ă GardĂ©nia d’aller prĂ©parer la procession.
Luder avait Ă©chouĂ© sa mission. La seule chance qui lui restait Ă©tait d’intercepter GardĂ©nia avant qu’elle n’atteigne son commanditaire. C’Ă©tait la situation qu’il voulait Ă tout prix Ă©viter.
La duchesse Luder vint voir son mari juste aprĂšs les hommages.
« Cher Ă©poux, je participerai Ă la procession et Ă la veillĂ©e. J’Ă©tais plus proche de feu l’archiduc que vous, il m’incombe d’y assister et j’insiste pour que vous vous recueilliez dans la solitude. »
Le duc acquiesça. Entre les lignes, ça voulait dire MĂȘme si on nous a dit que la veillĂ©e Ă©tait optionnelle, je me dois d’y assister. Continuez nos affaires de votre cĂŽtĂ©.
La procession prit forme dans la halle avec la solennitĂ© due Ă la situation. Nombre de seigneurs Ă©taient prĂ©sents, pour une grande partie poussĂ©s par le devoir de ne pas ternir leur image, malgrĂ© l a facultativitĂ© annoncĂ©e de leur participation. Des tambours signalĂšrent le dĂ©but de la marche et en battĂšrent le rythme, accompagnĂ©s par un chant funĂšbre jouĂ© Ă la viole par l’ovate-bardesse.
« Esteven n’est pas prĂ©sent ? », demanda Luder en entrant dans le mĂȘme boudoir que la veille, oĂč Ă©tait dĂ©jĂ posĂ© son ami le duc Farel.
« Non. Je lui ai confié une tùche, il ne devrait plus tarder. Réservez vos paroles en attendant. »
Luder s’installa et se servit un verre un vin blanc des plateau de la Collerette, un autre cru arcaniste renommĂ©, pressĂ© dans le pays de Daeid.
« Bon, vous avez pu le voir, c’est la merde, » soupira Luder.
Il pris une grande gorgĂ©e de vin, sans l’avoir laisser respirer.
« Vous excuserez ma grossiĂšretĂ©, mais je pense que c’est appropriĂ©. »
Le duc Farel le scruta d’un Ćil morgue.
« La partie n’est pas finie, Wolas. Et ça peut peut-ĂȘtre vous surprendre, mais je prĂ©fĂ©rerais que vous surveilliez votre langage, si ça ne vous dĂ©range pas. »
Luder leva un sourcil surpris.
« Et bien, mon ami, vous avez malgrĂ© tout assez changĂ©. Il y a quelques annĂ©es, c’est moi qui vous rabrouait pour vos familiaritĂ©s. »
« Les temps changent, mon trÚs cher duc. »
Farel fit tourner la liqueur dorée dans son verre, puis en sirota une gorgée.
« Et comme je vous dit, la partie n’est pas finie. Les festivitĂ© de la Cour de Printemps durent en gĂ©nĂ©ral deux semaines, nous avons le temps de nous rattraper. »
Luder secoua la tĂȘte. « C’est nous qui jouons contre le temps, puis-je me permettre de vous rappeler. »
Farel n’Ă©tait pas convaincu. « Et pourquoi ça ? La seule contrainte chronomĂ©trĂ©e â si j’ose dire â Ă laquelle nous Ă©tions soumis Ă©tait d’empĂȘcher la rĂ©cupĂ©ration des informations par… vous savez-qui. Maintenant, on a tout le temps qu’on veut â dans lâintervalle approximatif de ces deux semaines â pour savoir oĂč intercepter l’espionne. »
Luder se renfrogna, la mine hautaine. « OĂč en ĂȘtes-vous Ă ce propos ? On ne vous a pas vu de l’aprĂšs-midi. Vous Ă©tiez occupĂ© Ă cette affaire, je prĂ©sume ? »
Le duc Fader eu un ricanement un peu gĂȘnĂ©. « Pas exactement. J’avais une affaire plus urgente Ă rĂ©gler avec la roture de la ville. Mais ça a Ă©tĂ© vite gĂ©rĂ©, comme vous avez pu le voir. »
Luder n’Ă©tait pas satisfait. Il toisa son compatriote d’un air sĂ©vĂšre.
« Mais j’ai tout de mĂȘme quelques informations », repris le duc de Mirid, « a priori, la… cible repartira par les routes, pas par bateau. Si on croise ça avec nos prĂ©visions, elle n’ira ni en territoire druidique, ni sur la cĂŽte de Gaelid. »
Luder fut intriguĂ© par cela. « Il y a une chance qu’elle reparte vers le diant ? »
« Maigre, mais oui. Mais maigre chance malgré tout. Mes pronostics se tournent plutÎt vers la plaine de Balanciel ou le pays de Toel-vit. »
« à voir. C’est trop maigre pour tirer des conclusions. Elle pourrait quand mĂȘme se rendre, par exemple, au Cercle Akva en faisant un crochet par les terres, pour on-ne-sait quelle raison. Ou bien encore pour nous tromper. » Luder se pinça l’arrĂȘte du nez. « Quoi que vous en pensiez, il ne faudra pas lĂ©siner. Nous perdons le contrĂŽle de la situation Ă une vitesse alarmante. »
Fader rit de bon cĆur. « Vous vous mĂ©prenez. La situation n’est pas pire qu’avant, au fond. C’est juste que nous n’avions pas autant de contrĂŽle sur celle-ci que nous le pensions. »
Luder ne partageait pas son humeur. « Il n’y a pas de quoi s’en rĂ©jouir. »
« Gardez confiance, » rassura Fader en buvant son vin, « on est loin d’ĂȘtre Ă bout de ressource. »
Luder s’apprĂȘta Ă lui demander des prĂ©cision, mais il fut interrompu par des coups sur la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux longs. C’Ă©tait Esteven.
« Entrez », ordonna le duc Fader. Esteven apparu dans l’embrasure puis referma derriĂšre lui.
« Alors ? » lui demanda son maßtre.
« Monseigneur, je pense avoir des nouvelles d’importance. » Il marqua une pause pour remplir le verre des deux ducs. « J’ai rĂ©ussi Ă entrevoir une discussion de couloir avec la personne que vous m’avez demandĂ© de surveiller qui vous intĂ©ressera sĂ»rement. »
Les deux princes se penchĂšrent en avant pour permettre au valet d’Ă©noncer son rapport en toute discrĂ©tion.
« J’ai surpris la princesse HilvalbasquĂ©, duchesse dauphine du Cercle Akva, tenter de dĂ©marrer une discussion avec GardĂ©nia, dans un couloir de l’aile princiĂšre. Cette derniĂšre a tentĂ© tant bien que mal de s’en soustraire, mais la princesse insista lourdement, prĂ©textant une affaire de toute premiĂšre importance et de message de la part de son pĂšre, pour la citer. GardĂ©nia est parvenu Ă s’en Ă©chapper, mais malgrĂ© son masque d’impassibilitĂ© j’ai dĂ©celĂ© une grande gĂȘne dans sa voix. »
Farel Ă©carta les bras dans un sourire radieux. « Vous voyez, Wolas, que l’affaire progresse ! Sans nul doute que la jeune princesse voulait parler de l’affaire qui nous presse au dĂ©triment de la discrĂ©tion qu’exige la bardesse.
« Vous avez fait suivre GardĂ©nia ? Ătes-vous sot ? » s’exclama Luder, sentant la panique naĂźtre devant l’inconsĂ©quence d’un tel acte auprĂšs d’une espionne de rang international.
Le duc Farel nia avec amusement. « Vous me pensez stuipide Ă ce point ? C’est la princesse shamane que j’ai faite suivre. C’est une novice qui n’a pas l’expĂ©rience nĂ©cessaire pour dĂ©router mon brillant majordome. »
Luder en fut soulagĂ©, au point de laisser un bruyant soupir s’Ă©chapper.
« Esteven, dorĂ©navant je veux que vous gardiez un Ćil sur HilvalbasquĂ©, voir si elle tente d’approcher de nouveau la bardesse. Rapportez-en directement Ă moi ou au duc Luder si jamais c’est le cas. »
« Bien monseigneur. » Sur ces mot, le valet s’inclina et quitta le boudoir pour garder la porte comme il l’avait fait la veille.
Luder restait prudent. « Pourquoi la bardesse ne prend-elle pas le bateau, alors, si sa destination est le Cercle Akva ? »
Farel haussa les Ă©paules. « Croyez-en mon expĂ©rience, un navire devient une souriciĂšre dĂšs que vous savez que vous ĂȘtes poursuivi. Elle est trop prudente pour risquer de se faire intercepter sur un esquif, surtout si elle sait qu’on cherche Ă l’empĂȘcher de rejoindre sa destination. »
Rien ne pouvait rassurer complĂštement le comploteur Luder. Il avait un mauvais pressentiment. « Essayez de vous renseigner sur les prestations artistiques au Cercle Akva, demain. Ăa devrait confirmer cette hypothĂšse, et nous donner sur la date exacte de son dĂ©part. Le cas Ă©chĂ©ant, sa prochaine Ă©tape sera sans doute Port-Ătoile. Nous prendrons le bateau jusqu’Ă lĂ -bas, oĂč je ferai jouer des faveurs pour l’empĂȘcher d’aller en terre shamane. »
Fader eut l’air surpris. « Comment comptez-vous vous y prendre ? EmpĂȘcher une bardesse de passer une frontiĂšre n’est pas chose aisĂ©e. »
« Le comte de Tombriane est un ami. Il convoquera GardĂ©nia auprĂšs de son duc pour lui demander de prendre le barde apprenti de sa cour en pupillage. Elle trouvera sans doute le moyen de refuser, mais elle devra rĂ©pondre Ă la convocation si elle ne veut pas flĂ©trir son image, surtout si sa couverture est un simple concert. Ăa ne devrait pas la retarder plus d’un jour ou deux, mais ça devrait ĂȘtre suffisant pour soudoyer l’Ă©curie du duc et l’empĂȘcher de reprendre convenablement la route, en faisant tomber ses chevaux malade, par exemple. En abattant correctement nos cartes, on devrait la retarder suffisamment longtemps pour qu’elle rate la date de son concert. »
Fader n’en fut pas plus Ă©clairĂ©. « Et donc ? La finalitĂ© de cette mascarade est …? «Â
Luder bu une gorgĂ©e de vin blanc. « Si Ă ce moment-lĂ on fait courir une rumeur d’espionnage, cumulĂ© avec le fait qu’elle rate la date du rendez-vous, ça devrait ĂȘtre suffisant pour que son commanditaire se retire de l’affaire pour Ă©viter un scandale. »
« C’est un sacrĂ© pari, Wolas. Et beaucoup de logistique. »
Luder écarta les bras. « Vous voyez une autre solution ? »
Le sombre duc Fader contempla la lie de son vin, perdu dans ses pensée. Un ange passa, un silence lourd tombant sur les deux comploteurs.
« Non. »
« Monseigneur Luder ! Venez vite ! »
Des coups mesurĂ©s mais insistant frappait Ă la porte de la chambre des ducs de Passy. Luder Ă©mergea, jeta un Ćil par la fenĂȘtre. Il faisait encore nuit, on pouvait Ă peine distinguer un fin liserĂ© rosĂątre Ă l’horizon.
« Esteven, c’est vous ? »
Les coups cessĂšrent. « Oui monseigneur. Votre ami mon maĂźtre m’a demandĂ© de venir vous quĂ©rir. Nous avons une urgence. »
Le duc Luder jeta un coup dâĆil Ă son Ă©pouse, qui Ă©mergeait Ă©galement.
« Faites hùte, Wolas. Je vais rester à la cour. »
Le duc Luder ne savait trop comment se vĂȘtir. Il Ă©tait encore en robe de chambre, mais ne voulait pas perdre trop de temps Ă s’habiller.
Il dĂ©cida d’enfiler ses plus simples atours, dĂ©laissant les accessoires les plus compliquĂ© Ă se parer, et se recouvrit de son grand manteau noir, dissimulant la simplicitĂ© de ses nippes.
Quand il sortit de sa chambre, Esteven le pressa de le suivre. Les couloirs étaient vides en cette heure si matinale, seuls les serviteurs étaient levés, mais ils se déplaçaient dans des galerie dédiée, en marge des couloirs de marbre réservés à la haute.
« Vous-savez-qui est partie ce matin, tĂŽt,  » expliqua le valet en marchant. « La rumeur m’est parvenue, et j’ai prĂ©venu votre ami mon maĂźtre le duc Farel. Il vous somme de le rejoindre aux Ă©curie du palais. »
Luder pressa le pas. La bardesse quittait dĂ©jĂ la cour ? En tant qu’invitĂ©e d’honneur, elle n’Ă©tait pas sensĂ©e repartir avant la fin des festivitĂ©, en tout cas sans avoir une trĂšs bonne raison.
Ils arrivĂšrent aux Ă©curies presque en trottinant. Le commis de service Ă©tait en train de discuter avec Anajohn Wallas, sĂ©nĂ©chale de la cour et chevaleresse au service de son altesse archiducale. Luder s’immisça en trombe et s’adressa directement au commis.
« Vous avez vu le duc Farel ? OĂč est-il parti ? »
Le commis fut surpris par cette incise et son regard jongla entre Luder et la sĂ©nĂ©chale, qui elle fut Ă©tonnĂ©e qu’on l’interrompe.
« Duc Luder, » dit la chevaleresse, « sauf votre respect, c’est une affaire qui… »
« RĂ©pondez-moi ! » cria le duc en l’ignorant.
Le commis, effrayĂ© par la violence de la requĂȘte et le rang de Luder, pointa vers les murailles. « il est parti en ville, vers le tri-quatriant. »
La sĂ©nĂ©chale lança un regard de rĂ©primande au commis. Puis, s’adressant Ă Luder. « Restez en dehors de ça. »
Luder l’ignora et vida les lieux en direction de la ville.
Techniquement, le duc Luder outrepassait la chevaleresse Wallas. Mais en lâoccurrence, quand il s’agissait d’affaires d’Ă©tat dans l’enceinte de l’archiduchĂ©, la sĂ©nĂ©chale avait prĂ©sĂ©ance sur tout le monde exceptĂ© l’archiduc lui-mĂȘme.
Mais Luder Ă©tait assez douĂ© pour sâimproviser un plaidoyer si on lui demandait des comptes plus tard. Il en conviendrait, car une certaine crainte grandissait en lui Ă l’Ă©gard de Farel.
Tandis qu’il rejoignait la grande porte des jardin du palais pour quitter celui-ci, Esteven lui glissa « Monseigneur, je crois savoir oĂč se trouve Farel en ce moment. »
Sans s’arrĂȘter, Luder tourna la tĂȘte vers lui, attendant qu’il enchaĂźne.
« Sachez juste que monseigneur mon maßtre le duc Farel a pleine confiance en votre jugement et se repose sur votre entier soutien. »
La crainte de Luder grandissait. Il se stoppa. « Que voulez-vous dire ? »
Esteven repris une pose neutre un bref instant, le temps que le duc Luder retourne sa derniĂšre phrase dans sa tĂȘte.
Puis il repartit au trot. « Suivez-moi. »
L’avenue sur laquelle donnait le palais Ă©tait une des deux principales artĂšres de la villes. Celle-ci se rapprochait doucement de la cĂŽte en direction du port, tandis que son homologue suivait un chemin parallĂšle et joignait les deux portes principales de la ville, les deux communiquant par de larges rues qui se traçait sur un intervalle rĂ©gulier.
En cette heure matinale, il y avait peu d’agitation dans les rues. Surtout des ouvriers qui descendaient en direction du port.
Luder suivait Esteven qui descendait l’artĂšre en direction du port au pas de course. Ă chaque fois que ce dernier passait devant une des rues communicantes, il ralentissait pour l’observer un instant, semblant chercher quelque chose de particulier.
« Là ! »
Au bout de la cinq ou sixiĂšme rue devant laquelle ils passaient en courant, Esteven s’Ă©tait stoppĂ©, le doigt braquĂ© vers une ombre massive et difforme, en plein milieu de la rue de traverse.
Luder dĂ» plisser les yeux pour comprendre ce qu’il regardait. Il s’agissait de chevaux. Une bĂȘte de monte et une bĂȘte de bĂąt. Vu la qualitĂ© des Ă©toffes qui les paraient, elles devait appartenir Ă une personne de noble lignĂ©e ou de riche bourgeoisie.
« La bardesse ! » s’Ă©cria Luder quand il comprit ce qui s’Ă©tait passĂ©.
Avec Esteven, ils reprirent leur course en direction des bourrins, et rapidement il entendirent des voix s’Ă©levant d’un venelle non loin.
« Pour la derniÚre fois, Gardénia, annulez votre voyage ! »
Luder reconnu le timbre de son compatriote dĂšs la premiĂšre syllabe.
Une réponse fusa, cynique et cinglante. « Votre intelligence est à la mesure de votre courtoisie, Farel. Comprenez-vous les conséquences de cette situation ? »
Luder aperçu Farel de dos, Ă©bouriffĂ© et les bras croisĂ©s. La ruelle dans laquelle ils se trouvaient Ă©tait en rĂ©alitĂ© une trĂšs courte impasse oĂč s’amoncelaient des dĂ©chets. Juste au pied du mur, Ă quelques pas de Farel, acculĂ©e entre trois murs, se trouvait la bardesse, la posture nonchalante et le visage ennuyĂ©, presque morne. Elle semblait ne pas considĂ©rer la pointe du stylet qu’un gredin entiĂšrement vĂȘtu de noir et le visage dissimulĂ© derriĂšre une Ă©toffe pressait sous son menton.
« Farel, bon sang, qu’est-ce que vous faites ? » s’Ă©cria Luder, sentant une certaine panique gagner son estomac.
« Si vous ne voulez pas y prendre part, restez Ă l’Ă©cart. » cracha Farel l’assassin. « GardĂ©nia, je vous ai laissĂ© l’opportunitĂ© de sauver votre vie. Vous ne pouvez vous en prendre qu’Ă vous-mĂȘme. Ce sont vos derniĂšres paroles, choisissez-les bien. »
La bardesse se mura dans un silence méprisant.
Farel attendit un instant, puis se tourna vers son sicaire.
Au moment oĂč il hocha la tĂȘte pour ordonner la mise Ă mort, les deux ducs sursautĂšrent comme une massive ombre noire les frĂŽla Ă une vitesse dĂ©concertante.
L’ombre se jeta sur le sicaire. Celui-ci eu juste Ă peine le temps de se rendre compte qu’il Ă©tait attaquĂ© qu’un coup de hache net et puissant lui arracha la jambe.
Il s’effondra au sol. Une simple giclĂ©e de sang maculait le mur derriĂšre lui. L’ombre, qui tenait sa hache-kora d’une seule main, Ă©tait le Juge SuprĂȘme, TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©.
« Boniface Farel, duc de Mirid et prince de Belvecol, je vous arrĂȘte au nom de l’Ordre des Juges SuprĂȘme, pour tentative d’assassinat et soupçons d’assassinat. »
Il pointa son arme vers l’assassin d’un air menaçant.
Une voix familiĂšre se fit entendre derriĂšre lui. « Veuillez nous suivre jusqu’Ă la sĂ©nĂ©chaussĂ©e oĂč vous serrez dĂ©tenu le temps que l’Ordre des Juges SuprĂȘme dĂ©cide de votre sort. » Il s’agissait de la sĂ©nĂ©chale.
Elle avait tordu les bras de Farel dans son dos pour lui apposer des fers sur ses poignets. Celui-ci Ă©tait dans un Ă©tat de sidĂ©ration depuis l’interjection de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, et se laissa faire sans rĂ©agir.
Tandis que le duc assassin Ă©tait emmenĂ©, le juge suprĂȘme s’approcha de Luder.
« Wolas Luder, duc de Primera et prince de Passy, veuillez décliner la raison de votre présence ici. »
Luder aussi avait Ă©tĂ© sidĂ©rĂ© par l’interjection violente du guide, mais il reprit sa contenance.
« Je… J’avais peur que le duc Farel commette l’irrĂ©parable quand j’ai eu vent qu’il Ă©tait parti Ă la poursuite de la bardesse. Son valet m’a guidĂ© jusque lĂ , mais je n’ai su que faire. »
Il souffla.
« Heureusement que vous ĂȘtes intervenu. »
Tété-Hémobré fronça les sourcils. « Heusement pour la bardesse, ou pour vous ? »
Le duc roula des yeux. « à dire vrai, les deux. La bardesse et nous avons des conflits d’intĂ©rĂȘts, cela ne vous aura pas Ă©chappĂ©, mais rien qui ne justifie un meurtre. »
C’est pas faute de l’avoir rĂ©pĂ©tĂ© Ă cet entĂȘte de Farel.
Le juge suprĂȘme scruta les alentours. « Vous avez parlĂ© du valet de Farel. OĂč est-il actuellement ? »
Ă son tour, Luder regarda autour de lui. Aucune trace de Esteven. Il s’Ă©tait volatilisĂ©.
« Je pense qu’il est de bon ton que je vous fasse une dĂ©position complĂšte, n’est-ce pas ? »
Le guide acquiesça. « Oui. Pour le moment vous n’ĂȘtes pas inquiĂ©tĂ©, au vu de ce que j’ai entendu, mais j’ai besoin d’en savoir plus sur le conflit susmentionnĂ©. »
Luder hocha la tĂȘte. Il allait coopĂ©rer, dans la limite de ce qu’il s’Ă©tait passĂ© Ă Stellaroc. Pas besoin d’entrer dans les dĂ©tails de son contrat avec le seigneur Salysium, le juge suprĂȘme saura se contenter du jeu de courtisan qui avait eu lieu ces deux derniers jours.
Le groupe commença Ă retourner au chĂąteau, baignĂ© dans la clartĂ© du jour naissant, Ă travers l’avenue qui se peuplait de plus en plus.
« Au fait, » demanda Luder, « Comment avez-vous fait pour intervenir aussi vite ? »
« La sĂ©nĂ©chale est venue directement me quĂ©rir aprĂšs qu’elle vous a vu Ă l’Ă©curie. On avait assistĂ© ensembles au dĂ©part de GardĂ©nia, j’Ă©tais restĂ© pas loin. En descendant l’artĂšre, on vous a vu au loin bifurquer dans cette rue. Il n’a fallut que de quelques instants pour vous rattraper au pas de course. »
Ce n’Ă©tait pas une coĂŻncidence que le juge suprĂȘme soit aussi vigilant, aussi tĂŽt le matin. Il en savait plus qu’Ăl ne le disait.
Luder releva un dĂ©tail qui Ă©tait survenu lors de l’arrestation.
« Vous avez dit que le duc Farel Ă©tait arrĂȘtĂ© pour soupçon d’assassinat, en plus de la tentative qu’il a fait aujourd’hui. »
Le guide s’arrĂȘta et se tourna vers le duc.
« Un triple meurtre qui a eu lieu il y a deux semaines Ă la frontiĂšre de l’Expressionnisme et de la Foi. J’aurais quelques question Ă vous poser Ă ce sujet Ă©galement. »
Bon sang, un triple meurtre ? Farel a fait assassiner les envoyés qui devaient rencontrer Gardénia tantÎt ? Il ne reculait décidément devant rien.
Ils arrivĂšrent Ă l’office de la sĂ©nĂ©chaussĂ©e, qui Ă©tait une dĂ©pendance du plalais.
Farel, duc dĂ©chu, Ă©tait menottĂ©, assis sur une banquette, sous la vigilance d’un garde de la sĂ©nĂ©chale, qui elle-mĂȘme s’affairait Ă de la paperasse derriĂšre le bureau dĂ©diĂ©.
TĂ©tĂ©-HĂ©bobrĂ© pris le duc Luder Ă part. « Comme votre compatriote est de caste noble, il est possible pour lui d’obtenir une libertĂ© restreinte en attente de son jugement, sous condition que quelqu’un paie la garantie et se porte cautionnaire de ses agissements.
« Duc Luder, si vous ne vous portez pas caution de lui, le seigneur Farel devra rester aux fers jusqu’Ă son extradition, qui aura lieu dans une semaine, peut-ĂȘtre deux. DĂ©sirez-vous rĂ©gler sa caution ? »
Luder, tout comploteur qu’il soit, porta un regard déçu vers celui qu’il considĂ©rait son ami. Celui-ci Ă©tait dĂ©coiffĂ©, la tĂȘte plongĂ©e dans ses mains menottĂ©es. L’ombre de lui-mĂȘme. Assassin en sĂ©rie. Ă peine digne du titre de seigneur.
Farel avait Ă©tĂ© Ă©goĂŻste. Il avait absolument voulu faire rĂ©ussir cette mission, parce que la rĂ©putation de sa famille en dĂ©pendait. Au dĂ©triment de ce que lui, le duc Luder, son commanditaire, avait dĂ©sirĂ©. Jamais un prince digne de ce nom ce porterait moralement caution d’un tel individu. Luder avait perdu, il en assumerait les consĂ©quences. Mais jamais il ne se laisserait traĂźner dans l’infĂąmie dans laquelle s’Ă©tait risquĂ© le duc de Mirid. Il allait lui aussi devoir assumer les consĂ©quences de ses propre actes.
Sans lever son regard, le duc Luder donna sa rĂ©ponse au juge suprĂȘme.
« Non. »
« Quelle magnifique soirée ! »
GardĂ©nia adorait ouvrir ses concerts sur une explosion de positivitĂ©. On ne s’en rendait pas toujours compte, mais l’ouverture d’une reprĂ©sentation Ă©tait trĂšs importante pour Ă©tablir l’humeur des spectateurs.
« Je suis tellement heureuse d’ĂȘtre ici, au Cercle Akva, avec vous tous, seigneurs et hĂ©ros de la cour du doyen Hilvabarion ! »
Bien sĂ»r, il fallait toujours mentionner l’hĂŽte de la soirĂ©e. Il fallait que tous le monde soit au courant que c’Ă©tait lui qui avait permis cela.
« Je vais vous régaler de musiques, de poÚmes, et bien entendu vous apporter des nouvelles du monde ! »
Petite mise en bouche, pour élever les attentes.
GardĂ©nia fit un tour sur elle-mĂȘme. Tous les convives attendaient la suite, avec une impatience visible pour certains, un sourire gourmand pour d’autre, ou encore un stoĂŻcisme maquillant mal leur curiositĂ© pour ceux qui restaient.
Le plus dur Ă©tait fait. Le reste, c’Ă©tait la routine.
La bardesse commença à faire virvolter les notes jaillissant de son instrument, en les accompagnant de ses pas de danse qui était sa signature. Elle tournait avec légereté autour du brasier qui flambait joyeusement au centre du grand cercle formé par les seigneurs et les héros de la cour du Cercle Akva.
Le premier rang Ă©tait assis par terre, sur des peaux rĂ©servĂ©es aux plus grand noms du pays. Le second rang, posĂ© sur des rondins couchĂ© et des tabourets, Ă©tait composĂ© de leur suite et des personnalitĂ©s plus mineures. Dans le fond du grand hall des fĂȘtes dans lequel se dĂ©roulait le spectacle, les serviteurs de la cour et des nobles prĂ©sents attendait patiemment que leurs maĂźtre leur indique d’apporter les plat. Seul le seigneur Hilvabarion, doyen de la ville, Ă©tait autorisĂ© Ă siĂ©ger sur du mobilier un tant soit peu moderne, Ă savoir un trĂŽne ornĂ© d’ivoires.
La premiĂšre chanson que donnait GardĂ©nia pour ce genre de festivitĂ© Ă©tait toujours celle qu’elle interprĂ©tait avec le plus de virtuositĂ©, pour satisfaire les attentes, tant qu’elle avait toute l’attention de son public. Les piĂšces plus calmes viendraient plus tard, quand les discussions commenceront Ă reprendre Ă voix basse et quand la faim poussera les convive Ă se concentrer un peu plus sur la nouriture.
Ă la fin de son morceau, comme Ă son habitude, elle playdoya sur l’amabilitĂ© de son seigneur.
« Grand doyen Hilvabarion, comme vous le savez mon rĂŽle de bardesse ne se limite pas au divertissement : je suis aussi porteuse de message. Aussi, ai-je eu l’honneur et la chance de croiser la princesse votre fille il y a peu, Ă la Cour de Printemps. Ainsi permettez-moi de vous transmettre ce message, qui vous est tout particuliĂšrement destinĂ©. »
Par un petit tour de prestidigitation, GardĂ©nia fit apparaĂźtre dans sa main le rouleau de cuir que la dĂ©lĂ©gation expresionnisme lui avait confiĂ©, quelques jour auparavant lors des funĂ©railles de feu l’archiduc de Stellaroc.
Hilbavarion n’Ă©tait pas un courtisan de renom. Il ne put empĂȘcher un sourire malin de fendre son visage bourru. Mais il conserva les apparences et remis Ă GardĂ©nia une bourse bien lourde.
« Merci beaucoup, bardesse. J’en profite pour vous remettre vos gages, pour la soirĂ©e. J’espĂšre que ce sera Ă la hauteur de votre prestation ! »
GardĂ©nia empocha son ‘salaire’ âdont seulement un petite fraction Ă©tait effectivement le dĂ» de son spectacleâ et enchaĂźna en donnant des nouvelles du monde.
La représentaiton dura encore quelques heures, parsemée de chansons, de soli de viole, de poÚmes et de petites histoires croustillantes que seuls les bardes savent glaner.
Quand Gardénia eut terminé, elle quitta la salle, laissant les convives se murger, et marcha à pas mesurés dans les rues deu centre-ville du Cercle Akva.
Au départ, elle était sensée repartir de nuit. Mais elle reconsidéra cette décision en sentant la fatigue lui picoter les orteils.
Je prendrai le premier bateau demain matin, ce sera plus sûr.
Quand l’aube finit par poindre Ă l’horizon, elle Ă©tait prĂȘte au dĂ©part. Elle sortit la chambre qu’on lui avait attibuĂ©e au palais, et quitta la cour en prenant soin d’Ă©viter de se faire voir par les valets qui prĂ©paraient la matinĂ©e de leur seigneur.
Dans les rues, elle croisa quelques un des seigneurs et hĂ©ros Ă qui elle avait donnĂ© spectacle la veille, et qui faute de retrouver le chemin jusqu’Ă chez eux, s’Ă©tait contentĂ©s de s’assoupir dans le caniveau.
En arrivant au port, elle n’eut aucun mal Ă trouver un capitaine qui accepterait quelques Ă©toiles pour la prendre discrĂštement comme passagĂšre.
« Ah, ma trÚs trÚs chÚre bardesse ! Je suis ravie de te voir déjà de retour ! Tu as pris le bateau pour rentrer ? »
La chambre de l’archiduchesse Am-Eldassif Ă©tait plongĂ©e dans une pĂ©nombre studieuse. La seigneure d’Oasis Ă©tait penchĂ©e sur on Ă©critoire de voyage quand GardĂ©nia rentra dans sa chambre. La nuit Ă©tait tombĂ©e depuis un moment dĂ©jĂ , et la piĂšce n’Ă©tait Ă©clairĂ©e que par quelques chandelles.
« Mes hommages, votre majesté. Je suis ravie de pouvoir vous servir avec une célérité qui vous satisfasse. »
L’archiduchesse balaya ces ronds de jambe du revers de la main. « Allons, ma petite, pas de ça ici. Nous sommes seules, tu peux reprendre ta familiaritĂ© usuelle. »
GardĂ©nia sourit. « Dans ce cas, puisqu’on me le permet, qu’est-ce qu’une dirigeante telle que vous fait dans une chambre aussi mĂ©diocre ? Il n’y avait plus de place au palais ? »
« Oh, ça ? Je ne voulais te faire prendre le risque qu’on te voit de nouveau Ă la cour. J’ai donc prĂ©textĂ© l’approche de mon dĂ©part pour prendre congĂ© auprĂšs de Edson. De toute façon les festivitĂ©s ont Ă©tĂ© abrĂ©gĂ©es.
« Mais commençons pas le plus important : as-tu les documents ? »
« Bien sĂ»r ! » s’exclama GardĂ©nia. « Donnez-moi juste un instant. »
Elle se mit Ă l’abris du regard de la seigneure en passant derriĂšre un paravent. LĂ , elle baissa ses braies et dĂ©tacha le rouleau de vĂ©lin qui Ă©tait attachĂ© Ă sa cuisse avec deux laniĂšre de lin. Puis elle se rhabilla et donna les documents Ă l’archiduchesse.
« Voilà une bonne chose de faite ! »
GardĂ©nia s’installa dans le fauteuil que lui indiqua l’archiduchesse Am-Eldassif. « à ce propos, quelles est la situation en ville depuis mon dĂ©part ? Dois-je m’inquiĂ©ter ? »
La diseuse secoua la tĂȘte. « Aucun risque. AprĂšs l’arrestation de Farel, le duc Luder s’est dĂ©solidarisĂ© de lui. Il est reparti pour Passy il y a deux jours. Quant Ă Farel, il est en cours d’extradition vers Belvecol, la capitale de son duchĂ©. Il sera jugĂ© dans sa propre demeure par TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© lui-mĂȘme, aprĂšs avoir entendu son plaidoyer. D’aucun s’autorise Ă dire que sa maison sera portĂ©e en infamie. Si c’est le cas, ce sera sans doute la comtesse de Mettelton qui sera favorite dans la guerre de succession qui s’ensuivra, c’est la seule qui a la force militaire de mater les autres vassaux du duchĂ© et elle a des liens de parentĂ© Ă©loignĂ©s avec la maison Farel. Dans tous les cas, le sang va couler Ă Mirid. »
« Et bien, si je m’attendais Ă jouer le rĂŽle du papillon… » ricana GardĂ©nia.
« Oh, je ne sais pas si on peut vraiment parler d’ouragan, ce n’est qu’une guerre de vassaux. Et tu es beaucoup plus qu’un petit papillon dans cette affaire. »
« Sans doute, mais j’aime bien l’image. » Elle caressa distraitement ses boucles d’oreilles.
La grande archiduchesse d’Oasis s’avança sur son siĂšge pour se rapprocher de la bardesse et prit un air coquin.
« Alors, dis-moi tout, comment t’y ĂȘtes-tu prise ? »
GardĂ©nia ne put rĂ©primer un rictus mi-amusĂ©, mi-vicieux. « C’Ă©tait trĂšs divertissant. J’ai dĂšs le dĂ©but dĂ©cidĂ© de mettre la pression au duc Luder â je savais que c’Ă©tait lui qui s’occupait des basses besognes de son duchĂ©. En me renseignant sur lui, avant d’arriver Ă Stellaroc, j’avais appris que le duc Farel Ă©tait rĂ©guliĂšrement son client.
« Je ne m’attendait pas Ă la visite de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© â il a dĂ» ĂȘtre mis au courant par les espions que j’Ă©tais sensĂ©e rencontrer tantĂŽt mais que Farel a rĂ©ussi Ă empĂȘcher â aussi j’ai prĂ©fĂ©rĂ© prĂ©venir toute annonce officielle de sa part, afin de garder le motif de sa prĂ©sence confidentiel.
« DĂšs le premier jour, un serviteur du palais m’a fait savoir que la princesse HilbavasquĂ© cherchait Ă parler avec moi. J’en ai dĂ©duis que son pĂšre avait commis l’imprudence de me l’envoyer, peut-ĂȘtre pour confirmer le rendez-vous avec lui ? J’ai bien sĂ»r tout fait pour Ă©viter qu’elle me parle de l’affaire, mais je me suis dit que c’Ă©tait un bon moyen de confirmer cette fausse piste auprĂšs des ducs arcanistes. J’ai donc fait en sorte que leur valet surprenne un court Ă©change entre elle et moi, un peu plus tard.
« La dĂ©lĂ©gation expressionniste a fait un excellent travail pour me remettre les informations manquantes. Et juste Ă temps pour mon dĂ©part. Comme j’avais prĂ©venu le seigneur Edson que je ne pourrais faire que l’ouverture des festivitĂ© de la Cour de Printemps et l’office des funĂ©railles, j’ai pu mâĂ©clipser juste aprĂšs, comme prĂ©vu. Mon prestige l’a contraint Ă accepter. Et comme je lui avait conseillĂ© de ne pas communiquer lĂ -dessus pour ne pas dĂ©cevoir ses hĂŽtes, ça a pris Luder et Farel de court.
« Je vous avoue que je ne m’attendais pas Ă cette tentative d’assassina. » Elle eut un rire nerveux. « Mais au final ça a servi notre cause, donc je ne me plaint pas.
« Il m’a ensuite suffit de copier et modifier les informations en chemin vers le Cercle Akva, profitant de la discrĂ©tion des relais de voyage sur la route, avant de les transmettre au duc de Gaelid. »
L’archiduchesse acquiesça avec une fiertĂ© non-dissimulĂ©e pour son espionne.
GadĂ©nia conclut son explication. « Maintenant, comme le prince du Cercle Akva, Ă cause des informations erronĂ©es que je lui ai donnĂ©, ne pourra pas faire une contre-offre assez bien pour l’archiduc de la JetĂ©e, vous aurez tout le champ libre pour faire la vĂŽtre ! »
L’archiduchesse Am-Eldassif acquiesça avec ferveur. « Bon travail, GardĂ©nia, je suis fiĂšre que tu travailles pour moi. »
Elle s’alluma un cigare et en proposa un Ă la bardesse. Celle-ci dĂ©clina, comme d’habitude.
« Et vous alors ? Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez monté tout ça ? »
La cheffe de la tradition Linguistique s’inclina sur son siĂšge en tirant une longue bouffĂ©e.
« Comme tu le sais, l’archiduc Salysium, prince de la JetĂ©e, a dĂ©couvert un lot de bijoux ayant appartenu Ă un antique seigneur. Mais contrairement Ă ce qu’il a dit aux ducs de Passy, il a prit soin de les identifier. Pour cela il a fait appel Ă des archĂ©ologues reconnus, gĂ©rĂ©s par une branche secondaire de la famille du comte de Rejal, qui est un vassal du duc de MĂ©yis. Il sont loin de Oasis, mais ce sont tout de mĂȘme des compatriotes. Alors quand ils ont dĂ©couvert que ces bijoux avaient appartenu Ă ma famille, par solidaritĂ© nationaliste, ils se sont gardĂ© de remettre le rĂ©sultat de leur Ă©tude au duc Salysium et m’ont fait directement parvenir l’information, en attendant des instructions de ma part.
« C’est lĂ que j’ai flairĂ© l’affaire en or. Les archĂ©ologues avaient entendu dire que le seigneur de la JetĂ©e avait dĂ©jĂ entrepris de vendre les bijoux Ă des acheteurs discrets, mĂȘme si Ă l’Ă©poque je ne savais pas qui exactement. Ăa sentais le mauvais coup et j’en ai profitĂ© pour placer mes pions.
« Faire croire que le seigneur Hilbavarion du Cercle Akva Ă©tait l’hĂ©ritier de ces bijoux me permettrait de couper l’herbe sous le pied de Salysium, et de garder secret le fait que j’Ă©tais la vĂ©ritable hĂ©ritiĂšre. Le plan de Salysium Ă©tait probablement de faire monter les enchĂšres artificiellement, au nez et Ă la barbe des Luder. Si cela rĂ©ussissait, il vendrait les bijoux au prix fort, acceptant la surenchĂšre de Hilbavarion, sinon il respecterait le contrat Ă©tabli avec les Luder, sans que ceux-ci ne le soupçonne de quoique ce soit.
« Mon projet Ă moi, dans tout ça, c’Ă©tait de transmettre de fausses informations Ă Hilvabarion, le poussant Ă faire une offre en deçà de ce que Salysium peut se permettre, puis d’apporter la preuve du complot aux Luder, leur donnant un occasion de rompre le contrat. Ensuite, j’aurais fait une contre-proposition permettant aux deux seigneur contractualisĂ©s de garder la face, tout en restant bien en-dessous de ce qu’avait originellement prĂ©vu de faire payer Salysium au propriĂ©taire lĂ©gitime. »
GardĂ©nia souriait de la retorserie de sa commanditaire. « C’est lĂ que j’interviens, n’est-ce pas ? »
« Tout Ă fait. J’ai fait en sorte que tu te trouve Ă la cour de Hilvabarion au moment oĂč il reçut la lettre anonyme de Salysium, l’informant de l’existence des bijoux et prĂ©tendant Ă sa lĂ©gitimitĂ© â ce qui, je le rappelle, Ă©tait un mensonge concoctĂ© par moi-mĂȘme. Comme prĂ©vu, il t’a commanditĂ©e pour acquĂ©rir les dĂ©tails logistiques de cette transaction, que Salysium a commodĂ©ment laissĂ© fuiter. C’est Ă©galement lĂ -bas, Ă la cour de la JetĂ©e, que tu as appris que les autres acheteurs Ă©taient les Luder.
« Et c’est ce qui a compliquĂ© la tĂąche, tu l’auras remarquĂ©. Les Luder sont des comploteurs expĂ©rimentĂ© et accoquinĂ©s avec le duchĂ© de Farel et ses assassins. Mais tu as rĂ©ussi, malgrĂ© les meurtres lors de la premiĂšre rĂ©union et l’ingĂ©rence de Luder ici, Ă Stellaroc.
« D’ici quelques jours, Hilvabarion va faire une proposition de rachat naĂŻve et insultante, que Salysium ne pourra pas accepter. Les Luder savent que les informations ont fuitĂ©, je n’ai plus qu’Ă leur apporter la preuve qu’elle vient de Salysium, et ce dernier n’aura d’autre choix que d’accepter l’offre dĂ©risoire que je lui ferai alors. »
GardĂ©ia hocha la tĂȘte. « Vu le bazar que la tentative d’assassinat Ă Stellaroc a causĂ©, mĂȘme une simple rumeur suffirait aux Luder pour annuler le contrat. Fichtre, peut-ĂȘtre mĂȘme qu’il le feront sans votre concours. »
« Nous verrons. Dans tous les cas, GardĂ©nia, le rideau tombe pour toi. Tu as accompli ta tĂąche avec brio, malgrĂ© les deux tentatives de meurtre Ă ton encontre. Tu peux ĂȘtre fiĂšre de toi ! »
La bardesse se leva et offrit une rĂ©vĂ©rence outrageusement appuyĂ©e. « Je ne suis qu’une simple artiste entiĂšrement dĂ©diĂ©e Ă votre service. »
L’archiduchesse ria devant le semblant de mĂ©lodrame offert par son espionne.
Mais Ă sa surprise, la violoniste resta debout.
« Vous m’excuserez, votre majestĂ©, mais je vais devoir vous laisser, si nous n’avons plus rien Ă nous dire. Je vous avoue que les discussions que j’ai eu avec Wolas Luder on rĂ©veillĂ© mon appĂ©tit artistique, et qu’il me tarde de retourner au pays des druides pour jouer devant mon public prĂ©fĂ©rĂ©. »
L’archiduchesse ouvra de grand yeux. « Tu ne vas pas partir en pleine nuit, quand mĂȘme ? »
GardĂ©nia haussa les Ă©paule d’un air dramatique. « Que voulez-vous. Nous autres artistes, nous avons nos lubies, vous le savez bien. Nous ne pouvons nous y soustraire, cela fait partie de notre gĂ©nie. »
Am-Eldassif Ă©clata d’un rire franc. « Et bien, soit ! Mais soit prudente. »
La bardesse commença Ă partir, mais fit une pause calculĂ©e juste avant d’atteindre la porte.
« Au fait, toute cette histoire m’a inspirĂ©e Ă Ă©crire une piĂšce de théùtre, dont j’endosserai le rĂŽle d’une simple troubadour aux prises avec d’immonde courtisans ripoux. Puis-je compter sur votre bienveillant mĂ©cĂ©nat ? »
L’archiduchesse leva son cigare en guise de salut reconnaissant. « Bien sĂ»r ! Celle-lĂ et les trois suivantes, mĂȘme ! Je suis trĂšs satisfaite de ton travail ! »
GardĂ©nia lui accorda une magnifique rĂ©vĂ©rence d’artiste.
« C’est un Ă©ternel plaisir de travailler pour vous. »