La Cour de Printemps

Stellaroc, printemps de l’annĂ©e 408 du DeuxiĂšme Âge.

Ce n’Ă©tait pas la premiĂšre fois que Luder, duc de Passy, participait Ă  la cĂ©lĂšbre Cour de Printemps de la citĂ© de Stellaroc. C’Ă©tait mĂȘme son terrain de jeu prĂ©fĂ©rĂ©.

Pendant que sa femme —la titulaire des terres de Primera et duchesse en titre de la citĂ© de Passy— s’occupait de toute la mascarade protocolaire, lui vagabondait avec un air enjouĂ© pour saluer tous ses homologues qui Ă©taient prĂ©sents dĂšs le matin du premier jour de la cour.

Les halls du chĂąteau de Stellaroc avait des airs de campus universitaire, et pour cause c’en Ă©tait un, non sans rappeler au duc Luder la grande UniversitĂ© de Ketarop-sur-Lac au sein de laquelle il avait passĂ© quelques annĂ©es de sa vie Ă  Ă©tudier l’Ă©conomie et la logistique.

En tant que consort, l’Ă©tiquette Ă©tait lĂ©gĂšrement plus laxiste envers lui et il pouvait se laisser aller Ă  quelques explĂ©tifs, comme saluer avec amicalitĂ© les princes et les princesses qu’il apprĂ©ciait le plus. Ainsi fut-il heureux de constater que son vieil ami, le duc Farel, Ă©tait lui aussi prĂ©sent pour l’ouverture des festivitĂ©s.

« Wolas, mon ami ! » s’exclama le duc Farel Ă  la vue de son compatriote. « Comment allez-vous ! »

« Ça fait du bien de voir autre chose que des courtisans de la tradition Divine, pour une fois ! » rĂ©pondit l’intĂ©ressĂ© en faisant rĂ©fĂ©rence Ă  leur derniĂšre rencontre.

« Je comprends ! Moi-mĂȘme suis encore Ă©reintĂ© de la FĂȘte de l’Exaltation Ă  la cour de l’Enclave, fut ce-t-elle finie depuis deux mois ! »

Il Ă©changĂšrent des amitiĂ©s, en commentant notamment qu’ils Ă©taient les deux seuls courtisans arcanistes de l’assemblĂ©e, Ă  leur grand dam, mais que les cours alchimiques Ă©taient bien plus agrĂ©ables que la pluparts de leurs homologues Ă©trangĂšres.

Ils avaient comme Ă  leur habitude dĂ©jĂ  dĂ©nombrĂ© tout·es les grand·es prince·sses qui devaient y ĂȘtre prĂ©sents. Bien entendu l’archiduc Edson, leur hĂŽte, prince de Stellaroc et dirigeant de la tradition Alchimique, ainsi que trois des cinq ducs de la nation qui les accueillait.

En terme de reprĂ©sentants Ă©trangers, on pouvait voir diverses ducs et duchesses des grande nations de ce monde. Des sommitĂ©s, mais dont la prĂ©sence n’avait rien d’exceptionnelle.

Mais rapidement, des Ɠillades fusĂšrent et les discussions tournĂšrent quand on constata que l’archiduchesse Am-Eldassif, dirigeante de Oasis et de toute la tradition Linguistique, avait bĂ©nie la court de sa compagnie. Il Ă©tait rare qu’une grande dirigeante d’un nation Ă©loignĂ©e daignait se rendre elle-mĂȘme Ă  des festivitĂ©s d’une telle bucolicitĂ©. Le trajet avait dĂ» lui prendre presque deux semaines, aussi on spĂ©cula qu’elle avait quelque affaire importante a discuter avec l’archiduc Edson.

Bien entendu, tous les grands seigneurs absents avaient envoyĂ© une dĂ©lĂ©gation les reprĂ©sentant, et d’innombrables princes et princesses mineures Ă©tait prĂ©sentes, mais ni les uns, ni les autres n’intĂ©ressaient le duc Luder.

Ce dernier nota par ailleurs qu’il Ă©tait le seul prince consort ayant fait le trajet avec sa femme. C’Ă©tait un luxe qu’il pouvait se permettre car leur dauphine Ă©tait largement en Ăąge de gouverner, et ils aimaient la laisser aux commandes de leur fief quand ils Ă©taient absents — la duchesse Ester Luder Ă©tait vieille, et elle songeait sĂ©rieusement Ă  abdiquer, autant commencer doucement la passation du pouvoir.

L’archiduc Edson, hĂŽte de la cour, n’Ă©tait toujours pas visible parmi les convives. L’ouverture officielle de la cour Ă©tait prĂ©vue pour midi, et le protocole exigeait qu’il laisse ses invitĂ©s discuter sans lui jusque lĂ .


Peu avant midi, alors qu’on attendait l’arrivĂ©e imminente du prince des lieux, un invitĂ© surprise fit son entrĂ©e.

Les plus jeunes courtisans ne connaissait pas son visage mais Luder le reconnu presque immĂ©diatement : il s’agissait TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, un Juge SuprĂȘme particuliĂšrement influents dans les rĂ©gions du triant.

Il portait un long tabard noir frappĂ© du Point-Moyeux, le symbole des guides, sur une armure lourde. Sur ses spaliĂšres de cuir noir avait Ă©tĂ© cousu au fil d’argent l’ƒil de Nacre, le symbole des Juge SuprĂȘmes — qui, Luder n’arrivait pas Ă  en dĂ©mordre, ressemblait Ă  un Ɠil dont la pupille Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par le Point-Moyeux, ce qui le perturbait en terme de symbole. Il avait une hache dĂ©mesurĂ©e —un kora— dans le dos, et faisait partie des rares classes sociales pouvant se permettre ce genre d’accessoire inopportun Ă  la cour d’un seigneur majeur.

Le Juge SuprĂȘme avançait avec solennitĂ© sur le tapis pourpre qui traversait la halle dans sa longueur, tous les regards tournĂ©s vers lui. Sa brigandine qui descendait jusqu’aux mollets claquait sur ses grĂšves de mĂ©tal Ă  chacun de ses pas, rĂ©sonant dans le silence qu’avait invoquĂ© son arrivĂ©e inattendue.

Il avait jeté un froid.

Il s’arrĂȘta au milieu de la salle, toisant sans mot dire l’ensemble de l’assemblĂ©e.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par la clameur d’une viole, quelques longues notes tristes, perçant le silence.

La musique provenait des tentures qui couvrait l’accĂšs aux parties privĂ©e du chĂąteau, juste derriĂšre le trĂŽne. Tous les regards s’y tournĂšrent.

L’instrument se lança alors dans des envolĂ©es lyriques, trahissant une virtuositĂ© notable.

On s’attendait Ă  voir apparaĂźtre l’archiduc Edson, mais ce fut une toute autre personne qui surgit de derriĂšre les tentures.

La femme qui se rĂ©vĂ©la Ă©tait incroyablement jeune. La vingtaine, tout au plus. Sa grĂące fut la premiĂšre chose qui frappa l’assemblĂ© car elle arriva en faisant une pirouette sur la pointe de son pied, avant d’enchainer quelques autres pas de danse et entrechats.

Puis, on se rendit compte que c’Ă©tait elle qui jouait de la viole. Sa virtuositĂ© s’accentua Ă  mesure qu’elle enchaĂźnait des notes de plus en plus rapides, sur des pas de danse de plus en plus complexes.

Le reste de sa beautĂ© se rĂ©vĂ©la Ă  mesure qu’on dĂ©taillait son visage parfait, son teint doux soulignĂ© par un maquillage simple mais splendide, ses yeux en amande approfondis par le noir intense de ses iris, ses membres fins et gracieux, ses parures faites rubans de soies teintĂ©s de blanc et de toutes les nuances de turquoise dĂ©gradĂ©es, virevoltants au fil de son ballet.

Pour couronner le tout, deux trĂšs longs rubans incarnats tournoyait autour d’elle, semblant naĂźtre au cƓur de ses cheveux au niveau des tempes, qu’on identifia rapidement comme Ă©tant son physiom.

La bourrĂ©e dura quelque minutes, au cours desquelles elle suivit un lent parcours la menant au centre de la halle. Le son de la viole enivrait tous les convives et le silence qui l’accompagnait Ă©tait aussi religieux que contemplatif.

Ce fut Ă  l’issue de quelques virevoltes autour du Juge SuprĂȘme qu’elle conclut par une longue note soutenue sur un puissant vibrato qui, Luder l’entrevit, arracha une larmichette aux plus sensibles des convives.

Elle garda la pose pendant l’instant de quiĂ©tude qui s’ensuivit, gracieuse, une jambe tendue vers l’avant, la pointe effleurant le sol, les bras en suspension dans l’air, le menton levĂ©, les yeux humide et le visage perdu dans un Ă©tat d’Ă©moi.

Un rugissement d’applaudissement Ă©ructa de la foule quand elle se relĂącha sa posture et afficha un sourire Ă©blouissant.

Elle s’inclina une douzaine de fois pour remercier ce triomphe puis, quand le silence fut revenu, prit la parole avec une voix aussi puissante que satinĂ©e.

« Merci Ă  vous pour cet accueil digne des plus grands seigneurs de ce monde ! Je n’ai nul besoin de me prĂ©senter, vous savez tous qui je suis ! »

Les moins dignes des convives criĂšrent son nom, « GardĂ©nia ! GardĂ©nia ! », avec un laisser-aller qui fit naĂźtre des rictus gĂȘnĂ©s sur les lĂšvres des plus haut seigneurs — mais pas du duc Luder, qui avait un flegme Ă  toute Ă©preuve.

Bien sĂ»r que tout le monde l’avait reconnue, c’Ă©tait la bardesse la plus convoitĂ©e du monde, ces derniĂšres annĂ©es. Elle Ă©tait tout Ă  fait identifiable par le symbole tracĂ© Ă  l’or sur la table d’harmonie de sa viole et qui ornait ses oreilles en des boucles d’argent : un papillon posĂ© sur une fleur, la gardĂ©nia Ă©ponyme.

Luder rĂ©frĂ©na un sourire. C’Ă©tait la premiĂšre fois qu’il voyait la bardesse en personne mais il l’avait beaucoup Ă©tudiĂ©e. Il savait que son pseudonyme n’Ă©tait pas choisi au hasard, ainsi avait-il entre autres dĂ©couvert que la gardĂ©nia Ă©tait symbole de beautĂ©, mais aussi du secret dans certaines cultures.

Il jeta un Ɠil Ă  son ami le duc Farel, mais le regard de celui-ci, braquĂ© sur l’artiste, ne trahissait aucune Ă©motion.

« J’ai aujourd’hui la chance, que dis-je, l’insigne privilĂšge d’ĂȘtre non seulement l’invitĂ©e d’honneur de la Cour de Printemps, mais Ă©galement de vous introduire votre hĂŽte: le grand, le digne, le splendide prince de Stellaroc, grand dirigeant de la tradition alchimique, l’archiduc Aras Edson ! »

Tel le souverain qu’il Ă©tait, l’archiduc Edson surgit de derriĂšre les teintures avec une grĂące royale, Ă©cartant les pans des deux mains, un sourire suffisant aux lĂšvres. Il rejoignit son trĂŽne avec une majestĂ© digne de son rang.

La théùtralitĂ© de l’annonce enjoignit les courtisans Ă  applaudir son arrivĂ©e, mais les clappements Ă©taient notablement plus discrets que la clameur triomphale qu’avait reçue GardĂ©nia.

Cette derniĂšre s’inclina bien bas devant le souverain, les bras Ă©cartĂ©s dans une rĂ©vĂ©rence d’artiste. Le seigneur des lieux, avant de s’assoir sur son siĂšge fait d’or et de bois rares, pris la parole.

« Je vous souhaite Ă  toustes la bienvenue Ă  Stellaroc ! J’espĂšre que le voyage jusqu’ici Ă  Ă©tĂ© plaisant, et remercie les plus Ă©loignĂ©s d’entre vous d’avoir fait le trajet en personne. »

Cette phrase s’accompagna d’un regard appuyĂ© Ă  l’attention de l’archiduchesse d’Oasis, dame Am-Eldassif.

Il continua son discours d’accueil en prĂ©sentant les diffĂ©rentes festivitĂ©s qui Ă©taient organisĂ©e pour les jours suivants — ce qui n’intĂ©ressait pas le moins du monde le duc Luder, qui Ă©tait venu pour une toute autre raison — avant de remercier individuellement chaque seigneur et chaque dĂ©lĂ©gation, accompagnĂ© Ă  chaque fois d’un compliment creux.

La duchesse Luder avait rejoint son Ă©poux au dĂ©but du discours, et juste aprĂšs que l’archiduc Edson ait prĂ©sentĂ© le couple Ă  l’assemblĂ©e, elle lui glissa dans la main un petit papier chiffonnĂ©, que son Ă©poux s’empressa de ranger dans la poche de sa redingote.

Quand le discours d’introduction fut terminĂ© et que les convives recommencĂšrent Ă  se disperser pour finir de saluer les uns et les autres, le duc Luder jeta un rapide coup d’Ɠil Ă  la note.

Une simple lettre y Ă©tait tracĂ©e : G.


Le soleil jetait des rayons roses Ă  travers les hautes fenĂȘtres de la halle quand le duc Luder avait finit de saluer tous les convives ait Ă©changĂ© quelques paroles de complaisance avec eux.

Il Ă©tait fatiguĂ© de cet exercice — qu’il considĂ©rait ĂȘtre le devoir de sa femme seule — mais il ne souhaitait pas faire de vague et se comportait comme le prĂ©conisait l’Ă©tiquette.

Il jeta un coup d’Ɠil Ă  la duchesse Luder sa femme. Cela faisait une heure qu’elle Ă©changeait des banalitĂ©s avec le prince de Port-Arcane tout en forçant un sourire qui devait paraĂźtre naturel, et il eut une pointe de compassion pour elle, pour qui l’Ă©tiquette Ă©tait encore plus stricte.

Mais il ne s’attarda pas et rejoignit son ami et compatriote le duc Farel de Mirid.

Celui-ci changea son sourire de courtisan en un sourire sincĂšre quand il le vit arriver Ă  sa rencontre.

« Alors, Wolas, qu’avez-vous pensĂ© de la prestation de la splendide bardesse qui nous fait l’honneur de sa prĂ©sence ? »

« Mon ami, j’en suis tellement Ă©bloui que je songe Ă  m’intĂ©resser un peu plus Ă  ses prestations. »

Les deux regards se tournĂšrent vers l’intĂ©ressĂ©e, qui encensait l’assemblĂ© d’un concerto calme Ă©voquant la saison naissante, accompagnĂ© de l’orchestre de chambre attitrĂ© Ă  la cour de Stellaroc. Le duc Luder n’en fut pas sĂ»r, mais il lui sembla accrocher son regard pendant un trĂšs court instant.

« Vous ĂȘtes toujours un grand amateur de musique, Ă  ce que je vois. Je ne voudrais pas vous importuner avec ce menu sujet maintenant, mais que diriez-vous d’en discuter avant le coucher, ce soir ? » Il s’approcha de Luder avec un rictus complice, sans pour autant baisser la voix. « Mon valet a apportĂ© une bouteille issue des meilleurs cĂ©pages de Mirid, et vous ĂȘtes la personne qui saura l’apprĂ©cier au mieux, j’en suis sĂ»r. »

Le duc Luder lui rendit son sourire complice en inclinant la tĂȘte.

Ayant entendu la fin de leur conversation, l’archiduc Edson lui-mĂȘme se joignit Ă  eux en claquant des doigt Ă  l’intention d’un de ses serviteurs.

« Messieurs ! Je vous entends parler de bon vin, alors permettez-moi de vous faire goĂ»ter le nectar que l’on fait pousser sur les plateaux des Monts Dichos ! »

Un domestique arriva avec un plateau comportant trois flĂ»tes de vin vermillon, qui dĂ©gageait une odeur doucement Ăącre, ainsi qu’une flopĂ©e de petit fours qui faisaient office de repas pour toute cette premiĂšre journĂ©e.

L’archiduc de Stellaroc distribua les verres et commença Ă  encenser les vignerons du pays d’Ă  cĂŽtĂ©, qu’il avait lui-mĂȘme subventionnĂ© en tant que dirigeant de la nation, parce que vous comprenez, c’est un climat unique qui rĂšgne sur ces montagnes, et ce sont les meilleurs cĂ©page de l’Alchimie et ce serait dommage de gĂącher ça.

Ils discoururent ainsi jusqu’Ă  l’arrivĂ©e du soir, bercĂ©s par la douce musique de chambre qui nimbait la halle, entourĂ©s des discussions qui s’amenuisaient au fil de la fatigue qui commençait Ă  reparaĂźtre sur le visage et dans les paroles des courtisans Ă©reintĂ©s de leurs trajets respectifs.

Ils furent finalement sauvĂ©s par un comte shaman qui n’avait pas encore eu l’occasion de prĂ©senter en personne sa plus jeune fille au prince de Stellaroc, et Farel put enfin conclure l’Ă©change de tantĂŽt en signalant Ă  Luder qu’il lui enverrait son valet au moment opportun.

Le duc Luder entreprit de se rejoindre sa femme pour terminer la premiĂšre journĂ©e de cour en sa compagnie — lui-mĂȘme sentait la fatigue poindre — mais fut interrompu dans sa course pas une autre des convives.

Il s’agissait de GardĂ©nia, qui s’Ă©tait visiblement Ă©clipsĂ©e de l’orchestre.

« Vous ĂȘtes le duc Luder de Passy, si je ne m’abuse ? »

Bien sĂ»r qu’elle avait retenu son nom et son titre, pensa Luder. Les bardes sont des courtisans Ă  part entiĂšre, et celle-lĂ  Ă©tait particuliĂšrement douĂ©e en tant que telle, si les rumeurs Ă©tait vraie. Elle n’aurait aucun mal Ă  retenir les patronymes d’une quarantaine de convives.

Le duc Luder lui sourit et la fĂ©licita pour ses prestations, l’affligeant de compliments courtisaniers — une expression Ă  lui, qui lui servait Ă  dĂ©crire des paroles aussi insipides que dĂ©taillĂ©es — afin de se parer d’une armure d’Ă©tiquette.

Mais GardĂ©nia ne s’y heurta pas, et poursuivi la discussion avec une familiaritĂ© qu’aucun vrai seigneur ne se serait autorisĂ©, rappelant Ă  Luder que malgrĂ© leur langue agile et leur familiaritĂ© avec l’Ă©tiquette noble, les bardes sont malgrĂ© tout de simples bourgeois.

« Vous ĂȘtes sacrĂ©ment populaire mon cher ! Saviez-vous que vous avez une admiratrice secrĂšte ? Elle m’a d’ailleurs chargĂ©e de vous remettre ceci. »

Dans un tour de passe-passe qu’il n’avait pas vu venir, GardiĂ©na sorti de sous les rubans qui enrobait ses vĂȘtements une fleur pourpre fraĂźchement coupĂ©e.

Luder ne la reconnaissait pas. Elle avait un pistil démesuré dont les anthÚres ressemblaient à des petite fleur jaunes. Ses pétales étaient triangulaires et était réparties à plat tout autour du calice.

Sans attendre, Galénia accrocha la fleur à la boutonniÚre de Luder et ajouta « Bien entendu, inutile de me demander de qui elle provient, une de mes attributions en tant que bardesse consiste à conserver une touche de mystÚre. »

Elle conclut le trĂšs court Ă©change d’un clin d’Ɠil et disparut derriĂšre les teintures par lesquelles elle avait fait son apparition quelques heures plus tĂŽt.


« Messeigneurs, Chùteau Scintillant rouge 389. TrÚs bonne année. »

« Merci Esteven. Servez-nous deux verres que l’on puisse dĂ©guster ça. »

Le valet fit retentir le son rond et délectable du bouchon tiré hors de la bague de la bouteille avec une expertise entraßnée, et versa le liquide sombre dans deux tulipes estampillées du blason de la maison Farel.

« Ça fait plaisir de vous revoir, Esteven, » salua avec sympathie le duc Luder. « Je constate avec envie que l’Ăąge n’a pas Ă©moussĂ© votre dextĂ©ritĂ©. »

« Je fais de mon mieux pour servir comme il se doit les hautes gens de notre nation, monseigneur. »

Il s’inclina, puis quitta le petit boudoir dans lequel les deux princes s’Ă©tait installĂ©s.

« TrĂšs bien, » lança le duc Luder en reprenant son sĂ©rieux. « Vous ĂȘtes sĂ»r qu’on ne sera pas dĂ©rangĂ©s ici ? »

Le duc Farel saisit son verre avec légÚreté et gourmandise. « Esteven va monter la garde devant la porte, ne vous inquiétez pas, mon ami. Essayez plutÎt de vous détendre. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »

« En effet. Entrons dans le vif du sujet. Comme vous l’avez devinĂ©, c’est bien elle notre cible. Et ça ne nous facilite pas la tĂąche. »

« Votre femme a pu l’identifier alors ? »

« Évidemment. La dĂ©lĂ©gation de Huluk-du-guide est venue spĂ©cialement pour ça, aprĂšs tout. »

« Bien bien. En effet, ça complique les choses. C’est mĂȘme, d’aprĂšs moi, la pire issue possible. »

« Mais logique, » continua Luder, « qui de plus Ă  mĂȘme qu’une bardesse pour glaner des informations et leur faire passer la frontiĂšre sans le moindre soupçon ? Maudite soit l’immunitĂ© diplomatique des bardes. »

Comme il commençait Ă  ĂȘtre bien aĂ©rĂ©, Luder trempa ses lĂšvres dans le vin. Il se dĂ©tendit instantanĂ©ment Ă  la saveur douce mais complexe de l’alcool arcaniste. Il sentit une vague d’ivresse lui monter lentement Ă  la tĂȘte. Rien Ă  voir avec le vin lĂ©ger et fade de Dichos. Il perçut de la prune, de la myrtille, une trĂšs lĂ©gĂšre amertume herbeuse typique des cĂ©pages avoisinants le Marais Fertile, et un subtil arriĂšre goĂ»t de noix.

Le duc Farel fit rouler la liqueur dans sa bouche, inspira de l’air pour bien saisir toutes les saveurs, avant d’avaler Ă  son tour.

Luder reprit. « Comme vous le savez, l’objectif de l’espionne — GardĂ©nia — n’est pas Stellaroc, mais elle est sensĂ© y retrouver une dĂ©lĂ©gation supposĂ©e lui transmettre les quelques informations qui lui manque, avant de les livrer ailleurs, dans un autre pays. »

Farel hocha la tĂȘte. « Je suis dĂ©solĂ© que notre rĂ©seau d’espions n’ai rĂ©ussi Ă  avoir plus d’informations sur celle-ci, mais il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une dĂ©lĂ©gation interprĂšte ou clergesse. Voire peut-ĂȘtre diseuse, mais peu probable. »

Luder haussa les sourcils. « Les perfectionnistes sont hors de tout soupçons ? »

Farel acquiesça. « Oui, on nous a confirmĂ© que les espions adverses Ă©taient sensĂ©s se rejoindre Ă  la frontiĂšre de l’Expressionnisme et de la Foi. Si un espion perfectionniste avait traversĂ© la nation expressionniste, je l’aurais su. Les suspects dans cette entreprise sont l’Expressionnisme, la Foi et la Linguistique. »

« Bravo Ă  vos alliĂ©s de Miesfant d’avoir empĂȘcher cette rĂ©union, d’ailleurs. »

« Oui, sans ça nous n’aurions pas cette opportunitĂ© aujourd’hui. »

Chacun se plongea dans une réflexion silencieuse tout en profitant du vin.

« Comment procĂ©dons-nous, alors ? », s’enquit le duc Farel.

« Je suggĂšre que vous vous occupiez de savoir oĂč GardĂ©nia va se diriger ensuite. Vous devriez pouvoir glaner ces informations de courtisans qui s’intĂ©ressent Ă  sa carriĂšre musicale. Les bardes ont cette tendance de voyager de cour en cour.

« Pour ma part, je me charge d’identifier qui possĂšde les informations qui lui manque. Si j’arrive Ă  les intercepter elle sera bloquĂ©e et ne pourra les livrer Ă  ses commanditaires. »

Le duc Farel s’inquiĂ©ta « Vous ĂȘtes sĂ»r de ne pas vouloir inverser les rĂŽles ? Vous ĂȘtes un musicophile notoire, ça vous aiderait Ă  vous renseigner sur le trajet de la bardesse. »

Luder hocha la tĂȘte. « J’en suis sĂ»r, et pour une raison bien particuliĂšre. » Il baissa les yeux sur la fleur toujours accrochĂ©e Ă  sa boutonniĂšre. Farel leva un sourcil intriguĂ©, « Qu’est-ce ? »

« Un cadeau de notre espionne elle-mĂȘme. Elle est passĂ©e me voir Ă  la toute fin de la journĂ©e pour me la donner. Mais je ne connais pas sa signification. »

« Un instant, nous allons ĂȘtre fixĂ©s. » Le duc Farel se leva et alla toquer cinq coups Ă  la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux long.

Le valet entra derechef. « Monseigneur ? »

« Esteven, ĂȘtes-vous capable d’identifier cette fleur et sa signification ? »

Le valet se pencha sur la boutonniÚre du duc de Passy. Il effleura de sa main gantée les pétales, en prenant bien soin de na pas toucher la redingote du noble.

« C’est une Zinnia. Une fleur qui pousse Ă  l’orĂ©e de la Jungle Interdite, prĂšs du pays de Tohuta, mais en plaine uniquement, pas dans les marais. »

Il fit un effort de mĂ©moire. « Si je me souviens bien, l’offrir a pour signification : Faites attention. »

« Au premier degrĂ© bien sĂ»r, » s’empressa-t-il d’ajouter, « ce n’est pas sensĂ© ĂȘtre un avertissement. »

Le duc Farel congédia le valet et repris sa place dans son fauteuil de velours.

« Ce n’est pas censĂ© ĂȘtre une menace, mais bien sĂ»r que c’en est une. » conclut le duc Luder. « VoilĂ  qui confirme qu’elle connait mon implication personnelle dans cette histoire. »

Farel secoua la tĂȘte. « Ce n’est pas surprenant, ce sont des informations qui concernent votre maison qu’elle a volĂ©. »

Le duc Luder Ă©tait incrĂ©dule. « Pourtant, ma femme est lĂ  pour servir de tampon et me permettre d’opĂ©rer en toute sĂ©rĂ©nitĂ©. Ça fait longtemps que nous fonctionnons ainsi et ça a toujours marchĂ© jusque lĂ . J’ignore comment elle a pu savoir que c’est moi le cerveau de l’affaire. Ça complexifie la partie. »

« Que comptez-vous faire, au sujet de la fleur ? » s’enquit Farel. « La garder serait un signe de soumission, en quelque sorte, et si les autres courtisans la reconnaissent, vous pourriez devenir la risĂ©e de la Cour de Printemps. »

« À ce point ? » s’Ă©tonna le duc Luder.

« Oui, » confirma Farel, « en terme de symbolisme, les enjeux sont toujours plus grands quand une bardesse est impliquĂ©e. D’aucun l’aura vu vous l’offrir, et sans parler de s’en dĂ©barrasser, il serait plus sage de lui fournir un genre de rĂ©ponse.

« Comme par exemple une autre fleur Ă  votre boutonniĂšre ? C’est envisageable ? »

Le duc Luder secoua la tĂȘte. « Ce serait complexe. Je ne sais pas quelles fleurs je puis me procurer rapidement, ici, et il faudrait que ce soit raccord avec mes habits de demain. Afficher un cadeau n’induit aucune faute de style, mais si je ‘rĂ©pond’ comme vous dites, il faut que je le fasse dans les rĂšgles de la mode.

« Cependant, je n’ai pas encore choisi les parures que je porterai demain. Je vais y rĂ©flĂ©chir. »

Un ange passa. Les deux compĂšres Ă©taient de nouveau en pleine rĂ©flexion, tentant d’anticiper les pions qu’ils pourraient chacun placer lors de la deuxiĂšme journĂ©e de la cour.

« Au fait, » demanda le duc Farel, « ça ne me regarde peut-ĂȘtre pas, mais comment est-il possible que les informations que nos adversaires convoitent ont pu se retrouver sĂ©parĂ©es ainsi ? »

« Comme vous le savez, les dĂ©tails du contrat secret que ma maison a conclu avec la ville de la JetĂ©e ont Ă©tĂ© glanĂ©s au sein de celle-ci, Ă  notre insu. Mais nos adversaires ont Ă©galement besoin des dĂ©tails logistiques de la livraison des marchandises, que nous avons dĂ©lĂ©guĂ©e Ă  une de nos maisons vassales. Ces derniers ont Ă©tĂ© volĂ©s Ă  la cour de Jatenna, et d’aprĂšs ce qu’on a compris, l’espionne — la bardesse — Ă©tait sensĂ©e les rĂ©cupĂ©rer Ă  la rĂ©union que vous avez rĂ©ussi Ă  empĂȘcher.

« Si elle n’a que la moitiĂ© des informations, ses commanditaires ne pourront pas faire de contre-proposition valable aux dirigeants de la JetĂ©e et nous couper l’herbe sous le pied. »

Le duc Farel prit un air grave. « Et pourquoi on ne la fait pas assassiner ? Vu la taille des enjeux, c’est une possibilitĂ© Ă  envisager. »

Le duc Luder s’indigna. « Vous n’y pensez pas ! C’est une bardesse, ça ferait grand bruit ! Imaginez l’opprobre qui s’abattrait sur nos familles — et notre nation — si nous Ă©tions seulement inquiĂ©tĂ©s ! Et puis, on ne sait pas quelles prĂ©cautions elle a prise. Visiblement, elle en sais beaucoup sur les dispositions que nous employons pour l’empĂȘcher d’atteindre son but. »

Farel balaya ainsi sa propre suggestion du revers de la main. « Vous avez raison. Ce serait stupide. » Il laissa passer un silence. « MĂȘme en dernier recours ? »

« Oubliez, je vous dis. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »

Le duc Farel changea de position sur son siĂšge. Il Ă©tait anxieux de la situation qu’ils croyaient aupravant bien en main et qui commençait sĂ©rieusement Ă  leur Ă©chapper. On pouvait lire sur son visage qu’il se gardait quand mĂȘme le droit de faire ce qu’il fallait en cas de dĂ©rapage.

Il avait moins Ă  perdre et Ă  gagner dans l’affaire que le duc Luder, mais comptait beaucoup sur la clĂŽture de ce contrat pour redorer un peu de le blason de sa famille, qui gouvernait sur la Plaine Mirid et une partie du Marais Fertile, et qui se voyait en dĂ©clin depuis quelques dĂ©cennies. La maison Luder avait eu recours Ă  lui pour protĂ©ger le secret de cet Ă©change, et plus que le paiement qui se verrait arrondir d’un beau bonus en cas de rĂ©ussite, il en allait aussi de sa rĂ©putation auprĂšs de son ami et de ses alliĂ©s de Miesfant.

« Reprenons depuis le dĂ©but, pour avoir une vue globale de la situation, voulez-vous ?

« Un des vassaux de l’archiduc Salysium, dirigeant de la JetĂ©e et prince des Mille-Lacs, a dĂ©couvert un ensemble de bijoux seigneuriaux datant du Premier Âge. Votre famille en a eu vent et vous avez personnellement conclu un accord secret avec lui pour les acheter dans le but de les faire identifier par vos archĂ©ologues et de les revendre, soit Ă  la famille qui en est descendante, soit au plus offrant des collectionneurs — dans tous les cas, un sacrĂ© pactole. Vous avez pris en charge les dĂ©tails du contrat et avez sollicitĂ© une de vos maisons vassales pour prendre en main la logistique de la livraison, et ma propre maison pour assurer le contre-espionnage.

« Or, ces informations ont fuitĂ©, d’une part par les vassaux de Salysium Ă  la JetĂ©e, d’autre part par vos propre vassaux Ă  Jatenna. GardĂ©nia est celle qui a acquis les infos Ă  la JetĂ©e et elle avait rendez-vous avec les espions de Jatenna Ă  la frontiĂšre entre l’Expressionnisme et la Foi, prĂšs de Fort-Brise.

« GrĂące Ă  mes alliĂ©s de Miesfant, nous avons pu empĂȘcher cette rĂ©union et les informations ont voyagĂ© de maniĂšre sĂ©parĂ©e jusqu’ici, Ă  Stellaroc. Nous avons pu avoir vent de cela et de l’identitĂ© de l’espionne en la personne de GardĂ©nia grĂące aux agents que votre femme avait placĂ© ici, Ă  la capitale de l’Alchimie. Nous devons empĂȘcher cette deuxiĂšme tentative de rĂ©union de se produire et d’anticiper l’identitĂ© du commanditaire de Gardienna, qui va sans aucun doute partir lui remettre son butin dĂšs que la Cour de Printemps sera terminĂ©e.

« Nous pensons que les espions que GardĂ©nia doit rejoindre proviennent soit de l’Expressionnisme, soit de la Foi, soit — dans une moindre mesure — de la Linguistique. Tous les courtisans interprĂštes, clercs et diseurs sont donc suspects. Son commanditaire est sans doute Shaman ou Druide, et n’a probablement pas envoyĂ© d’Ă©missaire impliquĂ© dans l’affaire ici. Les courtisans shamans et druides sont donc hors de cause. »

Le duc Luder, dont l’attention avait Ă©tĂ© religieuse malgrĂ© qu’il connaissait dĂ©jĂ  cette affaire sur le bout des doigts, acquiesça.

« Vous vous ĂȘtiez dĂ©jĂ  renseignĂ© sur GardĂ©nia, par le passĂ©, n’est-ce pas ? » demanda Farel. « Vous avez rĂ©ussi Ă  trouver sa nationalitĂ© d’origine ? »

Luder secoua la tĂȘte. « C’est compliquĂ©. Personne ne connaĂźt son nom de naissance, et son mĂ©tissage ne facilite pas vraiment les choses. Cependant, le consensus est qu’elle se teint les cheveux pour qu’ils soient blancs — et je partage cette opinion. On peut conclure de sa couleur de peau une possible provenance des pays du centre, et de ses yeux des pays du triant. »

Le duc Fader soupira. « On n’est mĂȘme pas sĂ»r que ça nous rĂ©vĂšlerait son allĂ©geance, de toute façon. »

« Mais si on met tout en commun, notre suspect principal est la tradition shamanique, » nota Luder.

« Pourquoi mettre autant d’effort dans cette affaire ? Les princes shamaniques sont si indĂ©pendants qu’ils n’auraient probablement pas joints leurs force dans cette entreprise, si ? Engager GalĂ©nia et des espions d’autres nations revient Ă  trĂšs cher, peut-ĂȘtre mĂȘme plus que ce qu’ils ont Ă  gagner en vous devançant sur cet achat plutĂŽt que de vous le racheter aprĂšs coup. »

Le duc Luder joignit les mains devant sa bouche. « C’est ce qui m’amĂšne Ă  penser qu’ils savent dĂ©jĂ  Ă  qui ils appartiennent et que ce n’est pas Ă  eux. Ou bien ils craignent une vente au enchĂšres de notre part et font ça pour court-circuiter les concurrents. »

Fader haussa les sourcils. « Ce serait si avantageux que ça ? »

« Le prix d’achat qu’on a fixĂ© est de huit mille cinq cent Roy. Si on arrive Ă  identifier Ă  qui les bijoux appartenaient, on prĂ©voit de les revendre vingt mille Roy en premiĂšre offre. Si on les met aux enchĂšres, on planifie un prix de dĂ©part Ă  onze mille, mais on espĂšre que ça montera Ă  plus de quinze ou seize mille. Dans tous les cas, on compte sur un bĂ©nĂ©fice d’environ cent pour cent du montant investi. »

« Je vois. Engager une bardesse et un rĂ©seau d’espionnage doit coĂ»ter au plus cinq mille Flama, soit Ă  peine mille cinq cent Roy. MĂȘme s’ils espĂšrent faire une meilleur offre que vous au prince de la JetĂ©e, le bĂ©nĂ©fice espĂ©rĂ© reste considĂ©rable. »

« Ce qui m’inquiĂšte le plus avec ces derniĂšres conjectures, » conclu le duc Luder, « c’est que ça signifierait qu’ils en savent beaucoup plus qu’on ne le pensait sur ces bijoux. Plus que nous mĂȘme. »

Ils remplirent leurs verres en silence, contrits et inquiets.

« Vous pensez que l’archiduc Salysium essaie de vous doubler pour faire gonfler les prix ? Si on part du principe qu’il vous a fait sciemment parvenir la rumeur sur ces bijoux, puis une fois l’accord signĂ© Ă  sollicitĂ© anonymement le seigneur directement concernĂ©, ça lui permettrait d’artificiellement gĂ©nĂ©rer une contre-offre bien supĂ©rieur au contrat initial, et ce sans se faire inquiĂ©ter.

« Et si d’aventure le prince concernĂ© ne parvient pas Ă  faire de contre-proposition, il dispose toujours du contrat initial qui reste trĂšs allĂ©chant pour lui. »

Luder secoua la tĂȘte. « Mais s’il a identifiĂ© le propriĂ©taire lĂ©gitime des bijoux, pourquoi ne pas faire directement une offre dispendieuse comme nous projetons de le faire ? »

Le duc Fader haussa les épaules, ne sachant que répondre.

« Nous nous perdons en conjectures, mon ami, » dĂ©clara Luder en finissant son verre d’une traite. « Je vais retourner Ă  ma chambre pour choisir ma tenue et dĂ©cider quoi faire de cette zinnia. »

Sur ce mots, il se leva et quitta la piÚce, laissant dans le silence son ami qui était toujours plongé dans ses réflexions.

« Monseigneur ? »

Luder sursauta en entendant la voix du discret Esteven qui s’Ă©tait Ă©cartĂ© de l’entrebĂąillement dĂšs qu’il avait entendu la porte s’ouvrir.

« Sous la bĂ©nĂ©diction de mon maĂźtre, sentez-vous libre de me faire parvenir quelque requĂȘte que je puis remplir Ă  votre Ă©gard, et ce pour toute la durĂ©e de la cour. »

Le duc Luder accepta la proposition d’un signe de tĂȘte reconnaissant, puis repris sa route.

Dans les longs couloirs de marbre assombris par la nuit bien avancĂ©e, seulement animĂ©s par les reflets projetĂ©s contre les dalles lisses des flammes des torches suspendues de loin en loin sur les piliers ornĂ©s de portraits des ancĂȘtres de la famille Edson, le duc Luder se hĂątait, les pas Ă©touffĂ©s par la texture cotonneuse des tapis de fausse-soie doublĂ©s de laine.

Cette ambiance Ă©tait particuliĂšrement propice aux assassinats de couloirs, et mĂȘme si une telle ignominie n’Ă©tait pas raisonnablement envisageable en l’Ă©tat, Luder frĂ©quentait le duc Farel depuis suffisamment longtemps pour avoir appris Ă  ĂȘtre vigilant en toute circonstance.

Ainsi, il ne sursauta pas quand en passant devant une porte qui devait ĂȘtre entrouverte, surgit de la piĂšce mitoyenne une valette de la seigneurie des lieux. Celle-ci s’empressa de refermer la porte derriĂšre elle, mais le duc Luder put entrapercevoir le visage des trois personnes rĂ©unies en commitĂ© confidentiel Ă  l’intĂ©rieur.

Il reconnu immĂ©diatement l’archiduc Aras Edson, qui avait passĂ© ses vĂȘtements de coucher, et mit un peu plus de temps Ă  remettre la personne juste Ă  cĂŽtĂ© de lui, son mari Garbane Edson qu’il avait dĂ©jĂ  rencontrĂ© Ă  quelque cour.

Ce fut le troisiĂšme individu dont la prĂ©sence surpris le plus le duc de Passy. Il s’agissait de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, le Juge SuprĂȘme qui avait fait une entrĂ©e remarquĂ©e mais interrompue par l’apparition de GardĂ©nia, le midi-mĂȘme.

MĂȘme s’il n’aurait pas forcĂ©ment reconnu son visage en d’autres circonstance, il avait gardĂ© ses parures de guide combattant, avec son armure noire et son arme dĂ©mesurĂ©e.

Bien entendu, le duc Luder ne put entendre le moindre mot de leur conversation, car le coup d’Ɠil avait Ă©tĂ© extrĂȘmement furtif, et la valette qui montait dĂ©sormais la garde devant la porte fermĂ©e le contraignit Ă  ne pas ralentir le pas.

Les cours —en particulier les grandes cours comme celle de Printemps— Ă©taient toujours le siĂšge de nombreux jeux politiques, dont certains pourraient ĂȘtre qualifiĂ©s de complots, mais les membre de l’ÉgĂ©rie —et a fortiori, les Juges SuprĂȘme, dont la tĂąche Ă©tait celle de mĂ©diateurs et de juges Ă  la neutralitĂ© absolue— ne s’y mĂȘlaient jamais, au grand jamais. La tĂąche des guides, les membres de l’ÉgĂ©rie, Ă©tait de guider les membres des autres traditions, de ce fait son Ă©dit principal Ă©tait l’absence d’ingĂ©rence qui mĂšnerait Ă  un conflit au sein des huit autres tradition.

Les guides ont une rĂ©putation d’intĂ©gritĂ© Ă  toute Ă©preuve, encore plus concernant les Juges SuprĂȘmes qui sont l’Ă©quivalent du haut fonctionnariat dans le fonctionnement de cette tradition. Le duc Luder Ă©tait dĂ©pourvu de la moindre hypothĂšse quant Ă  la raison de ce colloque discret. Sans doute s’agissait-il d’une affaire extĂ©rieure Ă  la sienne.

Mais, car prudence Ă©tait mĂšre de richesse, il se promit de garder ce TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© Ă  l’Ɠil dans les jours qui venaient.

Savait-on jamais.

C’Ă©tait plongĂ© dans ces rĂ©flexions que le duc Luder ouvrit la porte de la chambre que le chĂątelain lui avait attribuĂ© la veille.

La piÚce était éclairée par deux torches et moult chandelles, et sa femme, la trÚs convoitée duchesse de Passy, était en train de discourir avec une princesse shamane, la troisiÚme enfant du prince du Cercle Akva, si la mémoire de Luder était juste.

La duchesse Ă©tait assise dans un des deux luxueux fauteuils disposĂ©s de part et d’autre du grand lit. La princesse Ă©tait restĂ©e debout, n’osant pas se poser sur le matelas attribuĂ© au couple Luder et n’ayant pas vraiment d’autre endroit ou s’asseoir prĂšs de son interlocutrice.

« Bonsoir, maseigneure mon Ă©pouse, » dĂ©clara Wolas Luder, intĂ©rieurement furieux de devoir respecter l’Ă©tiquette jusque dans sa chambre Ă  coucher. « Bonsoir Ă  vous, princesse HilvalbasquĂ©. Je suis Wolas Luder, prince consort de Passy. »

La princesse shamane lui rendit sa salutation.

« Je n’ai pas encore eu l’honneur de converser avec vous, » ajouta Wolas Luder, « mais je ne veux pas interrompre votre discussion. Je vous en prie, continuez. »

Sa femme, nĂ©anmoins, s’adressa Ă  son mari. « J’ai pris la libertĂ© de prĂ©parer votre ensemble de demain. Jetez-y un Ɠil et dites-moi si cela vous convient. »

« Merci mille fois ma chĂšre ! Je suis certain que les parures que vous avez sĂ©lectionnĂ©es seront tout Ă  fait propice Ă  la belle journĂ©e qui nous attend demain. »

Wolas Luder Ă©tait fatiguĂ©. Ce n’Ă©tait ni son rĂŽle, ni son loisir de recourir Ă  tous ces ronds-de-jambe.

« J’espĂšre que vous avez pu passer un peu de bon temps avec votre ami ? Cela fait un petit moment que vous vouliez le revoir, me suis-je autorisĂ© Ă  penser. »

« Oui, nous avons pu rattraper un peu le temps perdus depuis nos derniĂšres amitiĂ©s, et malgrĂ© les quelques difficultĂ©s auxquelles il fait face en ce moment, nous avons conversĂ© Ă  loisir, jusqu’Ă  ce que la fatigue nous rattrape. »

« J’en suis fort aise. » Elle lĂącha un sourire transpirant de sincĂ©ritĂ©. Wolas ne savait pas comment sa femme s’y prenait pour falsifier ainsi ses moues, cela l’avait toujours impressionnĂ©. C’Ă©tait une courtisane trĂšs douĂ©e.

La princesse tenta de raccrocher la discussion qu’elle entretenait avant l’arrivĂ©e du duc, mais fut interrompue par Dame Luder qui la surpassait en rang.

« Vous connaissez la princesse HilvalbasquĂ©, fille du duc Hilvabarion du Cercle Akva et seigneur de la cĂŽte de Gaelid ? C’est une jeune personne trĂšs intĂ©ressante, dont je vous conseille la conversation si d’aventure il vous arriverait de vous croiser dans les jours qui viennent. »

La princesse shamane eut un sourire gĂȘnĂ©. Elle ne pouvait pas contredire Dame Luder tant qu’elle lui faisait des compliments. « Oui, on m’a dit beaucoup de bien de vous, monseigneur Luder. Nous nous sommes dĂ©jĂ  croisĂ©s Ă  la cour du Cercle Baou, il y a deux ans, mais nous n’avons pu Ă©changer que quelques civilitĂ©s. »

Il Ă©tait de plus en plus difficile pour Wolas Luder de rĂ©frĂ©ner son amertume, la fatigue commençait Ă  prendre le pas. Il n’aimait pas du tout ĂȘtre attaquĂ© de la sorte dans sa propre zone de confort.

Mais heureusement, il avait une excellente mémoire pour ce genre de choses.

« Oui, vous accompagniez la comtesse du Cercle Koelin votre mĂšre, Ă  l’Ă©poque. Une trĂšs agrĂ©able personne. Je vous avoue que son mariage avec le dauphin du Cercle Akva n’a Ă©tonnĂ© personne, dans mon pays. C’Ă©tait une opportunitĂ© bien mĂ©ritĂ©e pour elle. »

La princesse fit ce qu’elle peut pour ne pas se dĂ©composer. L’attaque que Luder venait de faire sur son rang et celui de sa mĂšre Ă©tait Ă  la limite de l’acceptable, mais suffisamment bien enrobĂ©e pour qu’il soit impossible de s’en offusquer.

La mĂšre de la princesse HilvalbasquĂ© Ă©tait connue pour dĂ©tester qu’on mentionne ses origines de petite noblesse, nĂ©e comtesse et ayant acquit le titre de duchesse par mariage, et visiblement ce trait avait dĂ©teint sur sa fille.

Mais cette derniÚre était encore trop jeune pour cacher suffisamment bien ses émotion et manquait de la répartie des courtisans de haut vol pour renvoyer une réponse cinglante.

Elle se leva, s’inclina, et tenta un « Je me ferai alors une joie de dire Ă  maseigneure ma mĂšre que vous la respectez ainsi. »

Mais c’Ă©tait de la pacotille, car il suffit Ă  Wolas de rĂ©pondre « Merci beaucoup ! Il me tarde de m’entretenir avec elle lors d’une prochaine occasion. »

Cela acheva la princesse, qui prit congé de maniÚre plutÎt maladroite.

« Et bien, vous avez la langue agile ce soir, mon trĂšs cher Ă©poux », lança avec amusement Dame Luder, une fois qu’ils firent seuls.

« Navré si je vous ai incommodée, mais la fatigue me gagne. »

Elle balaya cette excuse du revers de la main. « N’en faites rien, j’aurais tout le loisir de la croiser Ă  nouveau dans les jours qui viennent. »

Ils se forçait encore Ă  parler Ă  demi-mots. Le couple Luder n’avait pas Ă  leur disposition de gens qui montait la garde devant leur chambre, et il se devait de prendre des prĂ©cautions si la princesse HilvalbasquĂ© avait dĂ©cidĂ© de laisser traĂźner ses oreilles sur le palier avant de regagner sa chambre.

« Donc, votre ami se porte bien ? »

« Oui, » rĂ©pondit Wolas, « nous avons un peu parlĂ© des personnes avec qui nous dĂ©sirons converser, dans les prochains jours, et nous auront d’autres occasions de nous parler avec amitiĂ©. »

« Fort bien. » Dame Luder Ă©tait satisfaite. Les plans de son Ă©poux suivaient leur chemin, malgrĂ© les difficultĂ©s qu’il avait subtilement Ă©voquĂ©es tantĂŽt.

Wolas se dirigea vers son coffre de voyage, sur lequel l’attendait ses parures du lendemain. Un collant blanc, une minijupe turquoise brodĂ©e d’argent, un corset beige, un bolĂ©ro dĂ©gradĂ© de rose et de turquoise surmontĂ© d’une fourrure blanche comme neige et, pour couronner le tout, un trĂšs long foulard blanc transparent discrĂštement brodĂ© du blason de leur famille.

« Vous ĂȘtes sĂ»re de vous, mon amie ? » demander Wolas, surpris. « Nous sommes presque au-delĂ  de la provocation, Ă  ce stade, c’en est presque une insulte directe. »

Dame Luder se leva et disposa l’ensemble sur le lit, formant une silhouette montrant Ă  quoi ressemblerait l’ensemble une fois portĂ©.

« Oui, il faudra au moins ça, pour compenser le petit effet que vous avez eu auprĂšs de l’assemblĂ©e, tout Ă  l’heure. »

Comme Wolas affichait une moue interrogative, elle ajouta, « Vous ne l’avez peut-ĂȘtre pas remarquĂ©, mais GardĂ©nia a bien pris soin d’attirer tous les regard Ă  elle avant d’aller vous remettre cette fleur. Cela n’aura Ă©chappĂ© Ă  personne. »

AprÚs un petit moment de silence, elle ajouta « Elle est trÚs douée. »

Wolas contempla la panoplie qui reprenait les couleurs de la bardesse. « TrĂšs bien, je vous fait confiance. Mais concernant la fleur… »

Dame Luder se dirigea vers un petit guĂ©ridon, dans un coin de la chambre. Dessus reposaient trois fleurs diffĂ©rentes. « J’ai pu rĂ©cupĂ©rer celles-lĂ , en toute discrĂ©tion. Sentez-vous libre d’en arborer une, si vous pensez que c’est une bonne chose Ă  faire. »

« Oui, Farel me l’a conseillĂ©. »

Wolas examina les trois fleurs.

« Une bardane azur, pour dire vous m’importunez avec hauteur. C’est direct. »

Dame Luder acquiesça.

« Une HĂ©liante, signifiant mĂ©fiez vous des apparences. Je l’aime bien, c’est tout de suite plus subtil. Et pas spĂ©cialement dirigĂ©e contre elle. »

Dame Luder ajouta « Vous connaissant, c’est le genre de message que vous aimez bien. Agressif tout en Ă©tant ambigu. »

Wolas hocha la tĂȘte. « Et pour finir une… AchillĂ©e noire ? »

Wolas leva des yeux surpris vers sa femme.

« Vous ĂȘtes sĂ©rieuse ? Vous pensez rĂ©ellement que la fleur des querelles assassines serait un bon message ? »

Dame Luder haussa les Ă©paules. « Et pourquoi pas ? En tant que bardesse, elle joue un jeu de courtisan en outrepassant le protocole de la noblesse. Une provocation aussi directe et franche ne fera que rentrer dans son jeu.

« Cela fera ainsi office de menace et lui dĂ©montrera votre dĂ©termination. De toute façon, elle a dĂ©jĂ  probablement compris que c’est vous qui tirez les ficelles de l’affaire. La subtilitĂ© sert entre autre Ă  semer le doute, mais ça n’a pas lieu d’ĂȘtre ici. »

Wolas secoua la tĂȘte « Mais une menace aussi directe me discrĂ©ditera auprĂšs de la cour, sans parler que ça risque de donner une clĂ© de lecture Ă  ceux qui n’ont pas Ă  se mĂȘler de cette affaire. »

Il baissa les yeux et resta un instant pensif.

« Et si jamais on Ă©choue, j’ai peur que Farel fasse une bĂȘtise. Si je profĂšre une menace puis que la bardesse se fait… vous-savez-quoi, c’en sera fini de moi. »

Il leva les yeux vers sa femme. « Et de nous, plus largement. »

Cette derniĂšre leva les mains en signe de dĂ©fense. « Ce n’Ă©tait qu’une proposition. Libre Ă  vous de la refuser. La balle est dans votre camp, j’ai confiance en votre jugement. »

Le duc Luder se frotta le menton. « J’ai peut-ĂȘtre une idĂ©e un peu plus subtile, mais pour cela il me faudra une autre achillĂ©e. Une achillĂ©e blanche. »

Dame Luder Ă©clata de rire. « Vous voyez ! Je n’ai fait qu’amener au terreau de votre esprit retors. D’une situation absurde et impossible vous avez toujours les meilleures idĂ©es. »

Wolas sourit. « Oui. Vous pensez pourvoir me procurer cette fleur ? »

Dame Luder reprit un peu de son sĂ©rieux. « Oui, bien sĂ»r. Je demanderai Ă  un serviteur d’en quĂ©rir une dĂšs la premiĂšre heure demain matin. »

« Parfait. »

« Il vous fallait autre chose ? »

Le rictus du seigneur Luder s’Ă©largit de maniĂšre sinistre.

« Oui. »


Le matin deuxiĂšme jour de la cour Ă©tait marquĂ© par une performance de toute beautĂ©. Des acrobates faisaient montre d’une agilitĂ© exemplaire dans un bal de cascades risquĂ©es, au dessus de planches Ă  clous et Ă  travers des murs de flammes. Leur performance Ă©tait enrobĂ©e par quelques mages illusionnistes qui faisaient fleurir la scĂšne d’effets spĂ©ciaux ponctuant chaque acrobatie.

Tous les courtisans Ă©taient rĂ©unis dans la cour encore perlĂ©e de rosĂ©e pour y assister. Les discussions Ă©tait difficile car il fallait les parsemer d’exclamations impressionnĂ©es et d’applaudissement Ă  l’inttention des artistes, ne serait-ce que pour faire bonne figure.

Le seigneur Luder avait aperçu son ami le seigneur Farel donner de la voix auprĂšs des plus enjouĂ©s des spectateurs, sans doute pour se donner un air affable en vue de se mĂȘler aux musicophiles qu’il devrait sonder plus tard.

Lui-mĂȘme restait un peu Ă  l’Ă©cart, une Ă©charpe de laine blanche ayant temporairement remplacĂ© son foulard et vĂȘtu de son long manteau noir, judicieusement laissĂ© ouvert pour laisser respirer l’achillĂ©e blanche qu’il portait Ă  sa boutonniĂšre.

Il avait hĂąte que la prestation se termine et qu’il puisse retourner dans la halle. La couleur de son manteau n’Ă©tait pas raccorde avec sa tenue blanche et turquoise. Il n’avait pas envie qu’on l’insulte sur cette faute de goĂ»t.

AmĂšre priĂšre, car ce fut TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, le Juge SuprĂȘme, qui fut le premier Ă  l’approcher.

« Bonjour, Wolas Luder, duc de la Passe. »

Il se rendit compte que c’Ă©tait la premiĂšre fois qu’il entendait sa voix. Elle Ă©tait trĂšs profonde et rocailleuse. Son timbre et ses sourcils Ă©ternellement froncĂ©s donnait l’impression qu’il jugeait son interlocuteur Ă  chaque instant.

« Bonjour, messire Juge SuprĂȘme. »

Celui-ci changea de pied d’appui et croisa les bras, comme si Luder venait de le contrarier.

Était-ce le titre de messire qui le remettait Ă  ses origines de roturier, au milieu de tous ces nobles, qui lui dĂ©plaisait ?

« Quelle Ă©trange symbole vous arborez aujourd’hui. »

Le Juge SuprĂȘme dĂ©croisa un bras pour passer sa main gantĂ©e de mĂ©tal sur la fleur, avec une dĂ©licatesse surprenante.

« Oui, mais ne vous inquiĂ©tez pas, » rĂ©pondit le duc Luder en tentant un sourire, « le message qu’il porte ne vous est pas destinĂ©. »

« J’espĂšre bien, » rĂ©torqua le Juge d’un ton sec. « Amour malgrĂ© tout, c’est bien ça ? Si ce message Ă©tait pour moi, je ne sais s’il faudrait que je m’inquiĂšte plus de l’amour ou du malgrĂ© tout. »

Le duc Luder contint sa nervosité.

« Il n’est pas non plus destinĂ© Ă  quelque amant. Le terme amour a bien des significations. »

Les doigts du Juge SuprĂȘme continuĂšrent de caresser les pĂ©tales jusqu’Ă  s’arrĂȘter sur un en particulier. Il Ă©tait noir.

« A-t-elle dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  faner ? »

Luder commençait Ă  perdre son sang froid. Le Juge avait trĂšs bien compris qu’elle Ă©tait peinte. Mais Luder ne pouvait laisser le Juge insinuer qu’il avait fait une faute en ne choisissant pas une fleur parfaitement fraĂźche.

« Disons plutĂŽt que c’est un spĂ©cimen unique. »

La parade Ă©tait piĂštre, ce qui embĂȘtait Luder. Les Juges SuprĂȘmes ne sont pas des courtisans, mais ce sont des guides aguerris qui frĂ©quentent toutes sortes de gens — y compris la noblesse — et qui doivent toujours tĂ©moigner d’une expĂ©rience avancĂ©e avant de pouvoir acquĂ©rir leur titre.

C’est pour ça qu’il ne fut pas surpris quand il posa une question d’autant plus gĂȘnante : « Comment s’appelle-t-il ? Ce spĂ©cimen ? »

Le Juge SuprĂȘme tentait de le pousser dans ses dernier retranchement. Pourquoi ? Aucune idĂ©e. Luder savait improviser d’ordinaire, mais il fallait toujours redoubler de vigilance en prĂ©sence de ces individus si particuliers. Chaque parole pourrait ĂȘtre retenue contre vous, et les Juges SuprĂȘmes avaient du pouvoir. Beaucoup de pouvoir.

« On l’appelle l’achillĂ©e du crĂ©puscule. »

Tété-Hémobré lùcha enfin la fleur. « Intéressant. »

Puis il s’en alla sans autre forme de courtoisie.

C’est quoi son problĂšme Ă  lui ? Il m’a dans son collimateur ou quoi ?

Il Ă©tait probablement en train d’enquĂȘter. Il cherchait quelqu’un.

Mais pourquoi ? La maison Luder n’avait commis aucun dĂ©lit, de ce qu’il en savait, donc la prĂ©sence de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© devait ĂȘtre liĂ©e Ă  une autre affaire.

En tout cas, le duc Luder tenta de s’en convaincre.

Quand midi fut sonnĂ© et que les convives purent regagner la grande halle, il ne furent pas accueillis par l’odeur poussiĂ©reuse de la pierre millĂ©naire du palais de Stellaroc, mais part les fragrances enivrantes d’un fastueux banquet servi Ă  leur attention.

Les Ă©poux Luder passĂšrent le repas cĂŽte-Ă -cĂŽte. La princesse shamane avait Ă©tĂ© invitĂ©e par Dame Luder Ă  s’installer Ă  cĂŽtĂ© d’elle, pour s’excuser de la fin un peu subite de leur entretien de la veille au soir. Ce fut Garbane Edson, le prince consort de Stellaroc, qui s’imposa Ă  la compagnie de Luder. Une chose Ă  laquelle il Ă©tait impossible Ă  Luder de s’opposer.

Bien que le seigneur Luder avait briĂšvement apperçu Garbane Edson la veille, par l’entrebaillement de la porte par laquelle Ă©tait sortie la valette, il Ă©tait sĂ»r et certain que les trois cabaleurs prĂ©sents de l’avaient pas vu. Sauf si la valette l’avait reconnu et avait caftĂ©, bien sĂ»r.

Le repas fut cependant relativement calme. AprĂšs questionnement, Garbane Edson expliqua Ă  Luder que s’il n’avait pas Ă©tĂ© prĂ©sent Ă  la cour jusque lĂ , c’est parce qu’il prĂ©parait un voyage, et qu’il partirait le lendemain matin. Sa prĂ©sence pour le banquet Ă©tait ponctuelle et uniquement pour profiter un peu de la compagnie d’autres grands seigneurs avant son dĂ©part.

Ils Ă©changĂšrent aprĂšs cela presque uniquement des banalitĂ©s. La seule question qui dĂ©stabilisa le duc Luder fut quand l’archiduc consort Garbane Edson l’interrogea sur le seigneur Farel.

« Savez-vous oĂč est votre compatriote ? J’avais fort apprĂ©ciĂ© sa compagnie l’annĂ©e derniĂšre et j’aurais voulu Ă©changer avec lui au moment du cafĂ©, avant de retourner Ă  mes prĂ©paratifs. »

Luder en fut surpris. Il n’avait pas prĂ©vu de dĂ©jeuner avec Farel — ils s’Ă©taient mis d’accord de limiter leurs interactions Ă  la cour pour ne pas lever de soupçon — mais en balayant l’assemblĂ©e du regard, il ne le trouva pas.

« Je n’ai pas l’impression qu’il dĂ©jeune avec nous. Vous voulez que je lui transmette un message ? »

Quand le regard de Luder revint sur l’archiduc Garbane Edson, les yeux de celui-ci Ă©tait durs. Comme s’il tentait de plonger Ă  l’intĂ©rieur des siens.

Luder resta coi un moment. « Tout va bien, monseigneur ? »

Puis le visage du consort de Stellaroc se dĂ©rida en un sourire radieux. « Ne vous inquiĂ©tez pas, si j’ai besoin de lui transmettre un message je passerai par mon Ă©poux. Je dĂ©sirais juste Ă©changer quelques plaisances avec lui. »

Quand le repas se termina et que les convives se levĂšrent pour converser autour de cafĂ© et de thĂ©, le duc Luder ne pouvait s’empĂȘcher de repenser Ă  ce court Ă©change.

Y avait-il un lien entre l’affaire du contrat, la bardesse, le Juge SuprĂȘme et l’archiduc Edson-mari ?

Des nƓuds commencĂšrent Ă  se former dans l’esprit du comploteur Luder, qui n’avait pas l’habitude que ses intrigues se complexifient aussi vite.

Il aurait bien aimĂ© se reposer pour l’aprĂšs-midi, mais il fallait qu’il croise GardĂ©nia pour s’assurer qu’elle voit bien son achillĂ©e du crĂ©puscule.

Ses vƓux d’acalmie furent nĂ©anmoins exhaussĂ©s car l’activitĂ© de l’aprĂšs-midi Ă©tait une piĂšce de théùtre musical, dont l’orchestre Ă©tait dirigĂ© par la bardesse elle-mĂȘme. Le duc Luder en profita pour prendre congĂ© et faire une promenade digestive dans les jardins du palais. Il rĂ©pugnait le thĂ©atre et consola son sens du devoir en se disant qu’il s’arrangerait pour croiser la bardesse lors des discussions vespĂ©rales, laissant le plaisir du spectacle Ă  dame Luder son Ă©pouse, qui ne pouvait se permettre de rater quelque spectacle proposĂ© par leur hĂŽte.

Quelques courtisans qui comme pour lui n’Ă©tait pas attendus qu’ils assistent Ă  toutes les activitĂ©s, flĂąnaient en discutant dans les jardins. Bon nombre de reprĂ©sentants de petite noblesse, dont les maisons Ă©taient trop mineures pour qu’un tel impair n’entache leur rĂ©putation, Ă©taient Ă©galement prĂ©sents.

Le duc Luder s’asseya sur un banc blanc agrĂ©ablement disposĂ© sous les branches noueuses d’un Ă©rable tohavais. Un fine couche de pĂ©tales roses tapissait ses alentours, Ă  l’ombre du soleil cuisant de ce dĂ©but de printemps.

L’odeur de vĂ©gĂ©tation mouillĂ©e du matin avait Ă©tĂ© remplacĂ©e par l’empyreume enivrant du milieu d’aprĂšs-midi. Les oiseaux dĂ©ployait tout leur ramage Ă  l’affĂ»t de partenaires. On pouvait occasionnellement apercevoir un Ă©cureuil ou un lapin se risquer Ă  travers l’immense parc en quĂȘte de quelque nourriture. On entendait de temps en temps l’Ă©cho d’Ă©clats de rire ou le son d’une vielle Ă©manant de quelque promeneurs lointains.

AprĂšs une longue introspection contemplative, le duc Luder remarqua une silhouette familiĂšre Ă©merger d’une porte de service non loin.

Il se leva et s’avança d’un pas pressĂ© pour la rejoindre.

« Esteven ! Puis-je vous dĂ©ranger un instant ? »

Le valet de Fader fut un peu Ă©tonnĂ© d’ĂȘtre surpris ainsi par le duc Luder loin des festivitĂ©s, mais il reprit rapidement sa contenance.

« Vous ne me dérangez jamais, monseigneur. »

« Vous m’aviez bien dit que vous pourriez me rendre service, n’est-ce pas ? »

« Tout à fait, monseigneur. »

« Alors puis-je vous prier de me rendre un prĂ©cieux service et me dire oĂč se trouve mon ami le duc Farel ? »

Le valet prit un air embarrassĂ©. « Malheureusement, je vais devoir me soustraire Ă  cette requĂȘte en particulier. »

Le duc Luder se renfrogna, prenant l’Ɠil supĂ©rieur du noble s’adressant Ă  un serviteur.

« C’est ma faute, » reprit le valet, « j’aurais dĂ» ĂȘtre plus clair sur le fait que c’est sur les services pratiques et logistiques que mon maĂźtre le duc de Mirid vous a confiĂ© mon assistance. Malheureusement, sur les ordres de celui-ci, je ne puis vous confier oĂč sont ses affaires en ce moment. Vous m’en voyez rĂ©ellement navrĂ©. Je suis sĂ»r que vous comprenez. »

Le duc Luder, bien que contrariĂ©, Ă©tait un peu rassurĂ©. Au moins son valet savait-il oĂč le duc Farel Ă©tait. Celui-ci ne s’Ă©tait pas Ă©vanoui dans la neture.

« Dans ce cas, Esteven, dĂšs que vous le reverrez, transmettez-lui en tout discrĂ©tion que l’archiduc consort Garane Edson a cherchĂ© Ă  le voir, ce midi. Il saura probablement quoi faire de cette information. »

« Certainement, monseigneur. Autre chose ? »

« Pas pour le moment. »

Le valet s’inclina et s’en alla prestement.

Comme cela faisait un certain temps maintenant que le duc Luder était aux jardins, il décida de rentrer.

Quand il arriva aux abords du parvis du palais, il fut surpris d’ĂȘtre accostĂ© par la bardesse GardĂ©nia, qui lui accorda une salutation en affichant un sourire que Luder hĂ©sitait Ă  qualifier de carnassier.

« Oh ! Madame GardĂ©nia ! La reprĂ©sentation est-elle dĂ©jĂ  finie ? »

« De toute Ă©vidence, mon cher. J’ai Ă©tĂ© attristĂ©e de ne pas vous voir parmi les spectateurs. J’avais pourtant cru comprendre que vous Ă©tiez fĂ©ru d’arts musicaux ? »

« Certes, mais je avoue avoue en toute confidence que le théùtre est un art dont l’apprĂ©ciation m’est interdite, Ă  mon grand dĂ©sarroi. Soyez certaine que s’il m’avait Ă©tĂ© possible d’apprĂ©cier votre musique Ă  l’aveugle durant la reprĂ©sentation, sans avoir Ă  ĂȘtre tĂ©moin du jeu lui-mĂȘme, je n’y aurais coupĂ©. »

« J’en suis honorĂ©e, duc Luder. Daignerez-vous m’accorder une petite promenade reposante dans les jardins que vous Ă©tiez sur le point de quitter ? J’avais grande hĂąte de pouvoir converser de nouveau avec vous. »

Luder se concerta avec lui-mĂȘme un court instant, se demandant s’il n’avait pas mieux Ă  faire, mais il jugea que ce serait une bonne opportunitĂ© d’en apprendre plus sur elle et ses intentions.

« Avec joie ! Je ne sais pas si vous avez dĂ©jĂ  eu l’occasion de les parcourir, mais la saison est parfaite pour passer un moment agrĂ©able. »

La bardesse rit avec douceur.

« Si ce n’Ă©tait pas le cas, cette cour ne mĂ©riterait pas de s’appeler la Cour de Printemps. »

Il marchĂšrent sur les graviers blancs qui recouvrait les Ă©troites allĂ©es sinueuses du jardin. GardĂ©nia n’avait pas son instrument avec elle, mais elle s’autorisa Ă  fredonner une pavane, qui bien que datĂ©e, Ă©tait interprĂ©tĂ©e sur une gamme moderne avec de fort agrĂ©ables variations.

« Je suis curieux, » demanda le Luder aprĂšs le premier couplet, « ce qui attire votre intĂ©rĂȘt Ă  moi. Sans doute n’est-ce pas uniquement ma notoire musicophilie, si ? »

Gardénia un regard contemplatif vers le ciel bleu moucheté de petite taches blanches.

« Oh ! Il y a plus que cela. Je vous avoue que je porte une grande curiositĂ© Ă  l’attention des arcanistes qui apprĂ©cie la musique. Ils sont bien diffĂ©rents des autres musicophiles, et toute conversation que j’entretiens avec eux m’Ă©lĂšve en tant que bardesse. »

« Tiens donc ? Je peine Ă  en discerner la raison. Daignerez-vous m’Ă©clairer ? »

GardĂ©nia pirouetta vers lui en Ă©cartant les bras de maniĂšre théùtrale, ce qui fit virvolter les manches larges et tombantes de son habit au tissu leste. Elle s’Ă©tait vĂȘtue plus chaudement que la veille, avec une jupe traĂźnante, un veston-trench brodĂ© et ouvert, et s’Ă©tait coiffĂ©e d’un fin bĂ©ret, le tout toujours Ă  ses couleurs blanche et turquoise surmontĂ©es par le rose vif de son physiom Ă  forme de ruban.

« La science, pardis ! Les alchimiste et le arcanistes — surtout ces derniers il faut bien dire — ont une approche trĂšs thĂ©orique de la musique, Ă  tel point que l’on peut parler des heures durant d’une unique piĂšce sans que mon attention se dĂ©lite, et leurs compositeurs usent souvent de gammes et de formations atypiques. Un vrai plaisir ! »

Elle repris sa marche.

« Et parmi tous les convives prĂ©sent, qui d’autre que vous avec qui avoir ce genre de conversation ? Sans parler que d’ĂȘtre vue en votre compagnie me met en joie, Ă©tant donnĂ© la fraĂźcheur de votre style. »

Elle parcouru la tenue de Luder de l’Ɠil avec un sourire taquin, apprĂ©ciant visiblement ces couleurs. Sourire qui s’Ă©largit quand son regard se posa sur l’achillĂ©e du crĂ©puscule. Mais elle ne releva pas.

« Sans compter que vous ĂȘtes beaucoup plus accessible que votre Ă©pouse, et que le seul de vos compatriotes Ă  ĂȘtre prĂ©sent, le seigneur Farel — le connaissez-vous bien ? — a brillĂ© par son absence depuis le repas. »

« Et quid des autres traditions ? Leurs conversations musicales sont-elles moindrement agrĂ©ables ? »

Elle prit un air pensif.

« Toute proportion gardĂ©e, oui, c’est le cas. Les interprĂštes — c’est la premiĂšre nation Ă  venir en tĂȘte, quand il est question d’art — sont trĂšs imbus de leur propre culture, et ils ont une certaine tendance — vous excuserez ma grossiĂšretĂ© — Ă  l’onanisme. Cela a vite fait de m’ennuyer. »

Luder ne releva pas ladite grossiĂšretĂ©, mais il n’en pensa pas moins. En prĂ©sence de tĂ©moins, il aurait faussement pris un air outrĂ©, mais les plus proches courtisans n’Ă©taient pas Ă  portĂ©e de voix.

« Les clercs ont des chants et des formations trĂšs codifiĂ©s. Trop, mĂȘme. C’est dommage. Quant aux diseurs, ils ont un rapport trĂšs pĂ©cuniaire Ă  l’art.

« Les shamans ne sont pas bon public et il est toujours angoissant de se dire qu’une parole de travers peut vous faire arrĂȘter, en fonction de la ville que vous visitez.

« Les druides, par contre, sont toujours un trĂšs bon public. Mon prĂ©fĂ©rĂ©, s’il en est. Mais ils n’ont pas une grande culture musicale. Il n’y a vraiment qu’avec les arcanistes et, dans une certaine mesure, les alchimistes, avec qui j’aime vraiment passer du temps. »

Elle s’arrĂȘta pour rĂ©flĂ©chir. « En vous disant cela, je me rend compte que j’ai peu d’opinion sur la tradition Perfectionniste. Je devrais y donner quelques concerts, Ă  l’occasion. »

« Et les guides ? », demande Luder.

« Les guides ? C’est amusant, je ne me suis jamais posĂ© la question. Je suppose que c’est parce qu’il n’ont pas de culture propre et suivent gĂ©nĂ©ralement celle du pays dans lequel ils vivent. Je n’ai jamais eu de public composĂ© majoritairement de guide. Cela n’a d’ailleurs pas beaucoup de sens, sachant qu’on n’en trouve que trĂšs peu dans chaque communautĂ©. »

Ils conversĂšrent ainsi de musique jusqu’Ă  la fin de l’aprĂšs-midi. La causerie Ă©tait si agrĂ©able que Luder se surpris Ă  tempĂ©rer son opinion au sujet de la bardesse, se disant que peut-ĂȘtre elle Ă©tait moins retorse qu’elle avait paru la veille. Mais il se ressaisit et se dit que c’Ă©tait probablement le but de la conversation qu’elle lui donnait prĂ©sentement. Il n’oubliait pas la zinnia.

Le repas du soir fut servi tardivement, l’archiduc Edson jugeant qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de laisser les conversations traĂźner, vu la quantitĂ© de convive qui semblait prendre du bon temps et qui, pour certains, avaient mĂȘme entrepris de lancer quelque activitĂ© ludique, comme la fameuse joute rhĂ©torique expressionniste Ă  la mode ces temps-ci, qui consistait Ă  prendre une opinion soutenue par un adversaire puis de la dĂ©fendre, se faisant l’avocat du diable. Ce jeu se joue Ă  deux joueurs ou plus et permet d’aplanir les diffĂ©rents dans un cadre ludique.

C’est Ă  ce moment que reparu le duc Farel, que Luder se para d’assaillir de questions. Quand leurs regards se croisĂšrent, le duc de Mirid se contenta d’adresser au prince de Passy un signe de tĂȘte entendu, qui signifiait on discutera ce soir, comme prĂ©vu.

Le repas fut particuliĂšrement oubliable. La duchesse de Passy invita le reprĂ©sentant de la dĂ©lĂ©gation perfectionniste de Vael pour discuter affaires, et un petit marquis diseur vint s’assoir Ă  cĂŽtĂ© du duc Luder, non pas pour lui mais pour discuter avec un comte de Garrassfant qui se trouvait de l’autre cĂŽtĂ©.

GardĂ©nia ne donna pas de spectacle mais pris le repas attablĂ©e, au milieu des nobles. Le duc Luder resta ainsi vigilant, mais comme elle Ă©tait encadrĂ©e par une dĂ©lĂ©gation shamane d’une part et des courtisans de Stellaroc d’autre part — un marquis insignifiant en l’occurrence — il n’Ă©tait pas plus inquiet que ça. Il se rappelait bien que c’Ă©taient les dĂ©lĂ©gations clergesses et expressionnistes Ă  surveiller en prioritĂ©.

La douce musique un peu vieillotte que donnait l’orchestre de chambre du palais et l’absence totale de jeu politique sur le quel se concentrer fit ressentir au duc Luder ce repas comme un moment reposant.

Ce qu’il ignorait Ă©tait qu’il se trouvait dans l’Ɠil du cyclone.

À la fin du repas, quand les desserts furent desservis, le son d’une petit cloche retenti, attirant l’attention de tous les convives.

Le majordome qui l’avait sonnĂ©e Ă©tait au centre de la salle, au milieu de toutes les tables, Ă  cotĂ© d’un solide guĂ©ridon nu.

SitĂŽt qu’il eut finit d’attirer les regards, il se retira. GardĂ©nia se leva de sa place Ă  table et rejoignit le guĂ©ridon en quelques entrechat rapides. D’un bond leste, elle se hissa sur le guĂ©rison, debout, s’apprĂȘtant Ă  faire une annonce.

« Messeigneur·es, permettez moi d’interrompre votre repas. Je sais que vous attendez l’instant doucereux du thĂ© et du cafĂ© avec une gourmandise mesurĂ©e, mais je me dois de vous retirer ce plaisir. »

Des murmures parcoururent les tables.

« Malheureusement, comme la plupart des grandes gens ici prĂ©sentes le sais, le pĂšre de notre hĂŽte bienveillant, l’archiduc Furance Edson le Droit, qui avait abdiquĂ© il y a cinq pour cause de maladie, a succombĂ© Ă  l’ire des dieux d’en-bas et a rejoint l’Autre Monde il y a quelques jours. »

Le couple Luder, ainsi que la plupart de nobles prĂ©sents Ă©taient au courant, ils avaient Ă©tĂ© prĂ©venus du dĂ©cĂšs de Edson-pĂšre par les sujets de l’archiduc au moment de leur arrivĂ©e Ă  Stellaroc, juste avant le dĂ©but de la cour.

« Pour l’honorer, son fils aimant l’archiduc Aras Edson Sans Faille, ainsi que son loyal gendre l’archiduc consort Garbane Edson, vous convient Ă  son inhumation ce soir mĂȘme, pour vous permettre ainsi de rendre un dernier hommage Ă  cet homme que nombre d’entre-vous ont pu frĂ©quenter ces derniĂšres dĂ©cennies et, si vous le souhaitez, assister Ă  son dernier voyage.

« Ainsi, en lieu de collation suivant d’ordinaire la chĂšre, je vous propose de lui accorder une libation, une priĂšre et, pour ceux qui se sentent attachĂ©s Ă  feu ce bon souverain, un prĂ©cieux prĂ©sent.

« Nous officieront les hommages ici-mĂȘme, dans une heure, puis nous formeront une procession funĂ©raire qui nous mĂšnera jusqu’au port oĂč la derniĂšre veillĂ©e aura lieu. Nous enverrons le corps de feu l’archiduc rejoindre les dieux quand la lune Minas sera Ă  son zĂ©nith, et la matinĂ© de demain sera consacrĂ©e au deuil. »

Un silence funĂšbre tomba sur la halle. Tous les courtisans Ă©taient au courant de cette dĂ©marche, mais au moment oĂč ils furent prĂ©venus quelques jours auparavant, la date prĂ©cise de l’hommage n’avait pas encore Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e. C’Ă©tait donc une petite surprise pour tout le monde.

« De maniĂšre exceptionnelle et sur demande du chĂątelain du Palais ÉtoilĂ© et exĂ©cuteur des derniĂšres volontĂ©s de feu son pĂšre, j’aurais l’immense honneur d’ĂȘtre l’ovate qui officiera son dĂ©part et dirigerai les priĂšres destinĂ©es aux dieux qui emporteront l’honorable vers sa prochaine vie. »

Cette derniĂšre annonce fit un petit effet dans l’assemblĂ©e. Personne n’osa piper mot, mais un grand nombre de sourcils se levĂšrent et quantitĂ© de mĂąchoires tombĂšrent. L’ovaterie n’Ă©tait pas une tĂąche aisĂ©e, il fallait connaĂźtre sur le bout des doigts les prĂ©ceptes et les dogmes des dieux locaux. GardĂ©nia Ă©tait une bardesse itinĂ©rante, il y avait peu de chance qu’elle connĂ»t suffisament bien les dieux de Stellaroc et des contrĂ©es alentour. Elle avait dĂ» ĂȘtre particuliĂšrement bien formĂ©e pour l’occasion.

Et quand bien mĂȘme, cette dĂ©marche Ă©tait plus qu’hors de l’ordinaire, elle frisait l’hĂ©rĂ©sie. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce une des derniĂšres volontĂ©s de l’archiduc dĂ©funt ? Cela semblait peu probable, car celui-ci n’avait pas obtenu son surnom de « le Droit » en Ă©tant fĂ©ru de barde. De ce que le duc Luder en savait, il dĂ©testait mĂȘme ces engeances. C’Ă©tait peut-ĂȘtre une demande de Aras Edson lui-mĂȘme, mais dans quel but ?

Dans tous les cas, chacun accepta en silence cette anomalie. AprĂšs tout, en tant qu’invitĂ©e d’honneur du prince des lieux, elle avait toute lĂ©gitimitĂ© Ă  diriger les Ă©vĂ©nements de la cour tant qu’elle avait l’aval du chĂątelain. En terme de protocole, bien que de justesse, on se trouvait du bon cĂŽtĂ© de la ligne.

L’hommage funĂšbre eut lieu peu aprĂšs, comme annoncĂ©. La dĂ©pouille embaumĂ©e du souverain siĂ©geait dans une biĂšre Ă  moitiĂ© redressĂ©e. Il Ă©tait allongĂ© sur un lit de fleurs multicolores et coiffĂ© d’un diadĂšme d’or serti de cornalines, qui ensemble reprĂ©sentaient les couleurs de la Tradition Alchimique.

Une longue banniĂšre aux armoiries de la maison Edson, d’un fond pourpre liserĂ© d’or, les couleurs de l’alchimie, brisĂ©e d’azur qui Ă©tait la couleur historique des Edson, dĂ©corĂ©e de multiples meubles, notamment du Bleuet Naturel, le symbole majeur de l’alchimie, mais aussi du galion et de la cloche, reprĂ©sentant ensemble la branche principale de la lignĂ© Edson, Ă©tait Ă©tendue en longueur, accrochĂ© au cercueil par une extrĂ©mitĂ©, comme un long tapis d’honneur que personne n’oserait fouler.

Le seigneur Aras Edson, qui avait revĂȘti ses habit cĂ©rĂ©moniels oĂč Ă©tait cousu le blason de sa famille au niveau du torse, et GardĂ©nia, qui pour la premiĂšre fois affichait une mine solennelle, Ă©taient montĂ©s sur une estrade, au-dessus de feu l’archiduc.

Les torches avaient Ă©tĂ© soufflĂ©es pour l’occasion et la seule source de lumiĂšre de la halle Ă©tait les dizaines de bougies qui avaient Ă©tĂ© allumĂ©es le long de la traĂźnĂ©e que formait la banniĂšre.

Tour Ă  tour, les seigneurs et dĂ©lĂ©gation invitĂ©s Ă  la Cour de Printemps rendaient leurs hommages. Ils versaient une libation et disposait une offrande dans la biĂšre. Les prĂ©sents Ă©taient soit prĂ©cieux, soit symboliques. Puis chacun rendait ses hommage Ă  Edson-fils, lui offrant parfois Ă©galement un prĂ©sent, avant de remercier sobrement l’officiante qui se trouvait Ă  cĂŽtĂ© de lui.

Mais un fait hors du commun vint s’ajouter Ă  cette cĂ©rĂ©monie.

La délégation expressionniste, aprÚs avoir offert libation et présents au deux archiducs, tendit également un folio de cuir à la bardesse en plus des remerciement de mise.

« Et pour vous, ovate GardĂ©nia, je vous offre en remerciement de votre office ces partitions que Furance Edson le Droit m’a un jour personnellement confiĂ© pour les troubadours de ma cour. Il est juste que vous en soyez l’hĂ©ritiĂšre, et je vous invite Ă  verser les quelques notes qui la composent durant l’oraison qui aura lieu ce soir. »

Le duc Luder compris immĂ©diatement de quoi il s’agissait. Les informations qu’il cherchait Ă  intercepter. Il en Ă©tait certain : cet acte ne faisait pas partie de l’Ă©tiquette et la dĂ©lĂ©gation n’en retirerait aucune gloire. De plus, il Ă©tait impossible pour les personne prĂ©sente d’intervenir d’aucune sorte, ni mĂȘme d’afficher la moindre Ă©motion. Les regards des ducs Farel et Luder se croisĂšrent briĂšvement. Lui aussi Ă©tait arrivĂ© Ă  cette conclusion.

C’Ă©tait catastrophique. SitĂŽt que les hommages seraient terminĂ©s, GardĂ©nia allait se retirer, prĂ©textant de devoir travailler la piĂšce — qui n’existait sans doute pas — et mettre les documents en lieu sĂ»r. Si elle s’y prenait bien, Ă  un moment oĂč le duc Luder ne pourrait se soustraire Ă  l’assemblĂ©e, la partie serait perdue de ce cĂŽtĂ© lĂ .

Et c’est ce qu’elle fit. Asas Edson invita tous les convives Ă  allumer une derniĂšre bougie, et somma Ă  GardĂ©nia d’aller prĂ©parer la procession.

Luder avait Ă©chouĂ© sa mission. La seule chance qui lui restait Ă©tait d’intercepter GardĂ©nia avant qu’elle n’atteigne son commanditaire. C’Ă©tait la situation qu’il voulait Ă  tout prix Ă©viter.

La duchesse Luder vint voir son mari juste aprĂšs les hommages.

« Cher Ă©poux, je participerai Ă  la procession et Ă  la veillĂ©e. J’Ă©tais plus proche de feu l’archiduc que vous, il m’incombe d’y assister et j’insiste pour que vous vous recueilliez dans la solitude. »

Le duc acquiesça. Entre les lignes, ça voulait dire MĂȘme si on nous a dit que la veillĂ©e Ă©tait optionnelle, je me dois d’y assister. Continuez nos affaires de votre cĂŽtĂ©.

La procession prit forme dans la halle avec la solennitĂ© due Ă  la situation. Nombre de seigneurs Ă©taient prĂ©sents, pour une grande partie poussĂ©s par le devoir de ne pas ternir leur image, malgrĂ© l a facultativitĂ© annoncĂ©e de leur participation. Des tambours signalĂšrent le dĂ©but de la marche et en battĂšrent le rythme, accompagnĂ©s par un chant funĂšbre jouĂ© Ă  la viole par l’ovate-bardesse.


« Esteven n’est pas prĂ©sent ? », demanda Luder en entrant dans le mĂȘme boudoir que la veille, oĂč Ă©tait dĂ©jĂ  posĂ© son ami le duc Farel.

« Non. Je lui ai confié une tùche, il ne devrait plus tarder. Réservez vos paroles en attendant. »

Luder s’installa et se servit un verre un vin blanc des plateau de la Collerette, un autre cru arcaniste renommĂ©, pressĂ© dans le pays de Daeid.

« Bon, vous avez pu le voir, c’est la merde, » soupira Luder.

Il pris une grande gorgĂ©e de vin, sans l’avoir laisser respirer.

« Vous excuserez ma grossiĂšretĂ©, mais je pense que c’est appropriĂ©. »

Le duc Farel le scruta d’un Ɠil morgue.

« La partie n’est pas finie, Wolas. Et ça peut peut-ĂȘtre vous surprendre, mais je prĂ©fĂ©rerais que vous surveilliez votre langage, si ça ne vous dĂ©range pas. »

Luder leva un sourcil surpris.

« Et bien, mon ami, vous avez malgrĂ© tout assez changĂ©. Il y a quelques annĂ©es, c’est moi qui vous rabrouait pour vos familiaritĂ©s. »

« Les temps changent, mon trÚs cher duc. »

Farel fit tourner la liqueur dorée dans son verre, puis en sirota une gorgée.

« Et comme je vous dit, la partie n’est pas finie. Les festivitĂ© de la Cour de Printemps durent en gĂ©nĂ©ral deux semaines, nous avons le temps de nous rattraper. »

Luder secoua la tĂȘte. « C’est nous qui jouons contre le temps, puis-je me permettre de vous rappeler. »

Farel n’Ă©tait pas convaincu. « Et pourquoi ça ? La seule contrainte chronomĂ©trĂ©e — si j’ose dire — Ă  laquelle nous Ă©tions soumis Ă©tait d’empĂȘcher la rĂ©cupĂ©ration des informations par… vous savez-qui. Maintenant, on a tout le temps qu’on veut — dans l’intervalle approximatif de ces deux semaines — pour savoir oĂč intercepter l’espionne. »

Luder se renfrogna, la mine hautaine. « OĂč en ĂȘtes-vous Ă  ce propos ? On ne vous a pas vu de l’aprĂšs-midi. Vous Ă©tiez occupĂ© Ă  cette affaire, je prĂ©sume ? »

Le duc Fader eu un ricanement un peu gĂȘnĂ©. « Pas exactement. J’avais une affaire plus urgente Ă  rĂ©gler avec la roture de la ville. Mais ça a Ă©tĂ© vite gĂ©rĂ©, comme vous avez pu le voir. »

Luder n’Ă©tait pas satisfait. Il toisa son compatriote d’un air sĂ©vĂšre.

« Mais j’ai tout de mĂȘme quelques informations », repris le duc de Mirid, « a priori, la… cible repartira par les routes, pas par bateau. Si on croise ça avec nos prĂ©visions, elle n’ira ni en territoire druidique, ni sur la cĂŽte de Gaelid. »

Luder fut intriguĂ© par cela. « Il y a une chance qu’elle reparte vers le diant ? »

« Maigre, mais oui. Mais maigre chance malgré tout. Mes pronostics se tournent plutÎt vers la plaine de Balanciel ou le pays de Toel-vit. »

« À voir. C’est trop maigre pour tirer des conclusions. Elle pourrait quand mĂȘme se rendre, par exemple, au Cercle Akva en faisant un crochet par les terres, pour on-ne-sait quelle raison. Ou bien encore pour nous tromper. » Luder se pinça l’arrĂȘte du nez. « Quoi que vous en pensiez, il ne faudra pas lĂ©siner. Nous perdons le contrĂŽle de la situation Ă  une vitesse alarmante. »

Fader rit de bon cƓur. « Vous vous mĂ©prenez. La situation n’est pas pire qu’avant, au fond. C’est juste que nous n’avions pas autant de contrĂŽle sur celle-ci que nous le pensions. »

Luder ne partageait pas son humeur. « Il n’y a pas de quoi s’en rĂ©jouir. »

« Gardez confiance, » rassura Fader en buvant son vin, « on est loin d’ĂȘtre Ă  bout de ressource. »

Luder s’apprĂȘta Ă  lui demander des prĂ©cision, mais il fut interrompu par des coups sur la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux longs. C’Ă©tait Esteven.

« Entrez », ordonna le duc Fader. Esteven apparu dans l’embrasure puis referma derriĂšre lui.

« Alors ? » lui demanda son maĂźtre.

« Monseigneur, je pense avoir des nouvelles d’importance. » Il marqua une pause pour remplir le verre des deux ducs. « J’ai rĂ©ussi Ă  entrevoir une discussion de couloir avec la personne que vous m’avez demandĂ© de surveiller qui vous intĂ©ressera sĂ»rement. »

Les deux princes se penchĂšrent en avant pour permettre au valet d’Ă©noncer son rapport en toute discrĂ©tion.

« J’ai surpris la princesse HilvalbasquĂ©, duchesse dauphine du Cercle Akva, tenter de dĂ©marrer une discussion avec GardĂ©nia, dans un couloir de l’aile princiĂšre. Cette derniĂšre a tentĂ© tant bien que mal de s’en soustraire, mais la princesse insista lourdement, prĂ©textant une affaire de toute premiĂšre importance et de message de la part de son pĂšre, pour la citer. GardĂ©nia est parvenu Ă  s’en Ă©chapper, mais malgrĂ© son masque d’impassibilitĂ© j’ai dĂ©celĂ© une grande gĂȘne dans sa voix. »

Farel Ă©carta les bras dans un sourire radieux. « Vous voyez, Wolas, que l’affaire progresse ! Sans nul doute que la jeune princesse voulait parler de l’affaire qui nous presse au dĂ©triment de la discrĂ©tion qu’exige la bardesse.

« Vous avez fait suivre GardĂ©nia ? Êtes-vous sot ? » s’exclama Luder, sentant la panique naĂźtre devant l’inconsĂ©quence d’un tel acte auprĂšs d’une espionne de rang international.

Le duc Farel nia avec amusement. « Vous me pensez stuipide Ă  ce point ? C’est la princesse shamane que j’ai faite suivre. C’est une novice qui n’a pas l’expĂ©rience nĂ©cessaire pour dĂ©router mon brillant majordome. »

Luder en fut soulagĂ©, au point de laisser un bruyant soupir s’Ă©chapper.

« Esteven, dorĂ©navant je veux que vous gardiez un Ɠil sur HilvalbasquĂ©, voir si elle tente d’approcher de nouveau la bardesse. Rapportez-en directement Ă  moi ou au duc Luder si jamais c’est le cas. »

« Bien monseigneur. » Sur ces mot, le valet s’inclina et quitta le boudoir pour garder la porte comme il l’avait fait la veille.

Luder restait prudent. « Pourquoi la bardesse ne prend-elle pas le bateau, alors, si sa destination est le Cercle Akva ? »

Farel haussa les Ă©paules. « Croyez-en mon expĂ©rience, un navire devient une souriciĂšre dĂšs que vous savez que vous ĂȘtes poursuivi. Elle est trop prudente pour risquer de se faire intercepter sur un esquif, surtout si elle sait qu’on cherche Ă  l’empĂȘcher de rejoindre sa destination. »

Rien ne pouvait rassurer complĂštement le comploteur Luder. Il avait un mauvais pressentiment. « Essayez de vous renseigner sur les prestations artistiques au Cercle Akva, demain. Ça devrait confirmer cette hypothĂšse, et nous donner sur la date exacte de son dĂ©part. Le cas Ă©chĂ©ant, sa prochaine Ă©tape sera sans doute Port-Étoile. Nous prendrons le bateau jusqu’Ă  lĂ -bas, oĂč je ferai jouer des faveurs pour l’empĂȘcher d’aller en terre shamane. »

Fader eut l’air surpris. « Comment comptez-vous vous y prendre ? EmpĂȘcher une bardesse de passer une frontiĂšre n’est pas chose aisĂ©e. »

« Le comte de Tombriane est un ami. Il convoquera GardĂ©nia auprĂšs de son duc pour lui demander de prendre le barde apprenti de sa cour en pupillage. Elle trouvera sans doute le moyen de refuser, mais elle devra rĂ©pondre Ă  la convocation si elle ne veut pas flĂ©trir son image, surtout si sa couverture est un simple concert. Ça ne devrait pas la retarder plus d’un jour ou deux, mais ça devrait ĂȘtre suffisant pour soudoyer l’Ă©curie du duc et l’empĂȘcher de reprendre convenablement la route, en faisant tomber ses chevaux malade, par exemple. En abattant correctement nos cartes, on devrait la retarder suffisamment longtemps pour qu’elle rate la date de son concert. »

Fader n’en fut pas plus Ă©clairĂ©. « Et donc ? La finalitĂ© de cette mascarade est …? « 

Luder bu une gorgĂ©e de vin blanc. « Si Ă  ce moment-lĂ  on fait courir une rumeur d’espionnage, cumulĂ© avec le fait qu’elle rate la date du rendez-vous, ça devrait ĂȘtre suffisant pour que son commanditaire se retire de l’affaire pour Ă©viter un scandale. »

« C’est un sacrĂ© pari, Wolas. Et beaucoup de logistique. »

Luder Ă©carta les bras. « Vous voyez une autre solution ? »

Le sombre duc Fader contempla la lie de son vin, perdu dans ses pensée. Un ange passa, un silence lourd tombant sur les deux comploteurs.

« Non. »


« Monseigneur Luder ! Venez vite ! »

Des coups mesurĂ©s mais insistant frappait Ă  la porte de la chambre des ducs de Passy. Luder Ă©mergea, jeta un Ɠil par la fenĂȘtre. Il faisait encore nuit, on pouvait Ă  peine distinguer un fin liserĂ© rosĂątre Ă  l’horizon.

« Esteven, c’est vous ? »

Les coups cessĂšrent. « Oui monseigneur. Votre ami mon maĂźtre m’a demandĂ© de venir vous quĂ©rir. Nous avons une urgence. »

Le duc Luder jeta un coup d’Ɠil Ă  son Ă©pouse, qui Ă©mergeait Ă©galement.

« Faites hùte, Wolas. Je vais rester à la cour. »

Le duc Luder ne savait trop comment se vĂȘtir. Il Ă©tait encore en robe de chambre, mais ne voulait pas perdre trop de temps Ă  s’habiller.

Il dĂ©cida d’enfiler ses plus simples atours, dĂ©laissant les accessoires les plus compliquĂ© Ă  se parer, et se recouvrit de son grand manteau noir, dissimulant la simplicitĂ© de ses nippes.

Quand il sortit de sa chambre, Esteven le pressa de le suivre. Les couloirs étaient vides en cette heure si matinale, seuls les serviteurs étaient levés, mais ils se déplaçaient dans des galerie dédiée, en marge des couloirs de marbre réservés à la haute.

« Vous-savez-qui est partie ce matin, tĂŽt,  » expliqua le valet en marchant. « La rumeur m’est parvenue, et j’ai prĂ©venu votre ami mon maĂźtre le duc Farel. Il vous somme de le rejoindre aux Ă©curie du palais. »

Luder pressa le pas. La bardesse quittait dĂ©jĂ  la cour ? En tant qu’invitĂ©e d’honneur, elle n’Ă©tait pas sensĂ©e repartir avant la fin des festivitĂ©, en tout cas sans avoir une trĂšs bonne raison.

Ils arrivĂšrent aux Ă©curies presque en trottinant. Le commis de service Ă©tait en train de discuter avec Anajohn Wallas, sĂ©nĂ©chale de la cour et chevaleresse au service de son altesse archiducale. Luder s’immisça en trombe et s’adressa directement au commis.

« Vous avez vu le duc Farel ? OĂč est-il parti ? »

Le commis fut surpris par cette incise et son regard jongla entre Luder et la sĂ©nĂ©chale, qui elle fut Ă©tonnĂ©e qu’on l’interrompe.

« Duc Luder, » dit la chevaleresse, « sauf votre respect, c’est une affaire qui… »

« RĂ©pondez-moi ! » cria le duc en l’ignorant.

Le commis, effrayĂ© par la violence de la requĂȘte et le rang de Luder, pointa vers les murailles. « il est parti en ville, vers le tri-quatriant. »

La sĂ©nĂ©chale lança un regard de rĂ©primande au commis. Puis, s’adressant Ă  Luder. « Restez en dehors de ça. »

Luder l’ignora et vida les lieux en direction de la ville.

Techniquement, le duc Luder outrepassait la chevaleresse Wallas. Mais en l’occurrence, quand il s’agissait d’affaires d’Ă©tat dans l’enceinte de l’archiduchĂ©, la sĂ©nĂ©chale avait prĂ©sĂ©ance sur tout le monde exceptĂ© l’archiduc lui-mĂȘme.

Mais Luder Ă©tait assez douĂ© pour s’improviser un plaidoyer si on lui demandait des comptes plus tard. Il en conviendrait, car une certaine crainte grandissait en lui Ă  l’Ă©gard de Farel.

Tandis qu’il rejoignait la grande porte des jardin du palais pour quitter celui-ci, Esteven lui glissa « Monseigneur, je crois savoir oĂč se trouve Farel en ce moment. »

Sans s’arrĂȘter, Luder tourna la tĂȘte vers lui, attendant qu’il enchaĂźne.

« Sachez juste que monseigneur mon maßtre le duc Farel a pleine confiance en votre jugement et se repose sur votre entier soutien. »

La crainte de Luder grandissait. Il se stoppa. « Que voulez-vous dire ? »

Esteven repris une pose neutre un bref instant, le temps que le duc Luder retourne sa derniĂšre phrase dans sa tĂȘte.

Puis il repartit au trot. « Suivez-moi. »

L’avenue sur laquelle donnait le palais Ă©tait une des deux principales artĂšres de la villes. Celle-ci se rapprochait doucement de la cĂŽte en direction du port, tandis que son homologue suivait un chemin parallĂšle et joignait les deux portes principales de la ville, les deux communiquant par de larges rues qui se traçait sur un intervalle rĂ©gulier.

En cette heure matinale, il y avait peu d’agitation dans les rues. Surtout des ouvriers qui descendaient en direction du port.

Luder suivait Esteven qui descendait l’artĂšre en direction du port au pas de course. À chaque fois que ce dernier passait devant une des rues communicantes, il ralentissait pour l’observer un instant, semblant chercher quelque chose de particulier.

« LĂ  ! »

Au bout de la cinq ou sixiĂšme rue devant laquelle ils passaient en courant, Esteven s’Ă©tait stoppĂ©, le doigt braquĂ© vers une ombre massive et difforme, en plein milieu de la rue de traverse.

Luder dĂ» plisser les yeux pour comprendre ce qu’il regardait. Il s’agissait de chevaux. Une bĂȘte de monte et une bĂȘte de bĂąt. Vu la qualitĂ© des Ă©toffes qui les paraient, elles devait appartenir Ă  une personne de noble lignĂ©e ou de riche bourgeoisie.

« La bardesse ! » s’Ă©cria Luder quand il comprit ce qui s’Ă©tait passĂ©.

Avec Esteven, ils reprirent leur course en direction des bourrins, et rapidement il entendirent des voix s’Ă©levant d’un venelle non loin.

« Pour la derniĂšre fois, GardĂ©nia, annulez votre voyage ! »

Luder reconnu le timbre de son compatriote dĂšs la premiĂšre syllabe.

Une rĂ©ponse fusa, cynique et cinglante. « Votre intelligence est Ă  la mesure de votre courtoisie, Farel. Comprenez-vous les consĂ©quences de cette situation ? »

Luder aperçu Farel de dos, Ă©bouriffĂ© et les bras croisĂ©s. La ruelle dans laquelle ils se trouvaient Ă©tait en rĂ©alitĂ© une trĂšs courte impasse oĂč s’amoncelaient des dĂ©chets. Juste au pied du mur, Ă  quelques pas de Farel, acculĂ©e entre trois murs, se trouvait la bardesse, la posture nonchalante et le visage ennuyĂ©, presque morne. Elle semblait ne pas considĂ©rer la pointe du stylet qu’un gredin entiĂšrement vĂȘtu de noir et le visage dissimulĂ© derriĂšre une Ă©toffe pressait sous son menton.

« Farel, bon sang, qu’est-ce que vous faites ? » s’Ă©cria Luder, sentant une certaine panique gagner son estomac.

« Si vous ne voulez pas y prendre part, restez Ă  l’Ă©cart. » cracha Farel l’assassin. « GardĂ©nia, je vous ai laissĂ© l’opportunitĂ© de sauver votre vie. Vous ne pouvez vous en prendre qu’Ă  vous-mĂȘme. Ce sont vos derniĂšres paroles, choisissez-les bien. »

La bardesse se mura dans un silence méprisant.

Farel attendit un instant, puis se tourna vers son sicaire.

Au moment oĂč il hocha la tĂȘte pour ordonner la mise Ă  mort, les deux ducs sursautĂšrent comme une massive ombre noire les frĂŽla Ă  une vitesse dĂ©concertante.

L’ombre se jeta sur le sicaire. Celui-ci eu juste Ă  peine le temps de se rendre compte qu’il Ă©tait attaquĂ© qu’un coup de hache net et puissant lui arracha la jambe.

Il s’effondra au sol. Une simple giclĂ©e de sang maculait le mur derriĂšre lui. L’ombre, qui tenait sa hache-kora d’une seule main, Ă©tait le Juge SuprĂȘme, TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©.

« Boniface Farel, duc de Mirid et prince de Belvecol, je vous arrĂȘte au nom de l’Ordre des Juges SuprĂȘme, pour tentative d’assassinat et soupçons d’assassinat. »

Il pointa son arme vers l’assassin d’un air menaçant.

Une voix familiĂšre se fit entendre derriĂšre lui. « Veuillez nous suivre jusqu’Ă  la sĂ©nĂ©chaussĂ©e oĂč vous serrez dĂ©tenu le temps que l’Ordre des Juges SuprĂȘme dĂ©cide de votre sort. » Il s’agissait de la sĂ©nĂ©chale.

Elle avait tordu les bras de Farel dans son dos pour lui apposer des fers sur ses poignets. Celui-ci Ă©tait dans un Ă©tat de sidĂ©ration depuis l’interjection de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ©, et se laissa faire sans rĂ©agir.

Tandis que le duc assassin Ă©tait emmenĂ©, le juge suprĂȘme s’approcha de Luder.

« Wolas Luder, duc de Primera et prince de Passy, veuillez décliner la raison de votre présence ici. »

Luder aussi avait Ă©tĂ© sidĂ©rĂ© par l’interjection violente du guide, mais il reprit sa contenance.

« Je… J’avais peur que le duc Farel commette l’irrĂ©parable quand j’ai eu vent qu’il Ă©tait parti Ă  la poursuite de la bardesse. Son valet m’a guidĂ© jusque lĂ , mais je n’ai su que faire. »

Il souffla.

« Heureusement que vous ĂȘtes intervenu. »

TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© fronça les sourcils. « Heusement pour la bardesse, ou pour vous ? »

Le duc roula des yeux. « À dire vrai, les deux. La bardesse et nous avons des conflits d’intĂ©rĂȘts, cela ne vous aura pas Ă©chappĂ©, mais rien qui ne justifie un meurtre. »

C’est pas faute de l’avoir rĂ©pĂ©tĂ© Ă  cet entĂȘte de Farel.

Le juge suprĂȘme scruta les alentours. « Vous avez parlĂ© du valet de Farel. OĂč est-il actuellement ? »

À son tour, Luder regarda autour de lui. Aucune trace de Esteven. Il s’Ă©tait volatilisĂ©.

« Je pense qu’il est de bon ton que je vous fasse une dĂ©position complĂšte, n’est-ce pas ? »

Le guide acquiesça. « Oui. Pour le moment vous n’ĂȘtes pas inquiĂ©tĂ©, au vu de ce que j’ai entendu, mais j’ai besoin d’en savoir plus sur le conflit susmentionnĂ©. »

Luder hocha la tĂȘte. Il allait coopĂ©rer, dans la limite de ce qu’il s’Ă©tait passĂ© Ă  Stellaroc. Pas besoin d’entrer dans les dĂ©tails de son contrat avec le seigneur Salysium, le juge suprĂȘme saura se contenter du jeu de courtisan qui avait eu lieu ces deux derniers jours.

Le groupe commença Ă  retourner au chĂąteau, baignĂ© dans la clartĂ© du jour naissant, Ă  travers l’avenue qui se peuplait de plus en plus.

« Au fait, » demanda Luder, « Comment avez-vous fait pour intervenir aussi vite ? »

« La sĂ©nĂ©chale est venue directement me quĂ©rir aprĂšs qu’elle vous a vu Ă  l’Ă©curie. On avait assistĂ© ensembles au dĂ©part de GardĂ©nia, j’Ă©tais restĂ© pas loin. En descendant l’artĂšre, on vous a vu au loin bifurquer dans cette rue. Il n’a fallut que de quelques instants pour vous rattraper au pas de course. »

Ce n’Ă©tait pas une coĂŻncidence que le juge suprĂȘme soit aussi vigilant, aussi tĂŽt le matin. Il en savait plus qu’Ă­l ne le disait.

Luder releva un dĂ©tail qui Ă©tait survenu lors de l’arrestation.

« Vous avez dit que le duc Farel Ă©tait arrĂȘtĂ© pour soupçon d’assassinat, en plus de la tentative qu’il a fait aujourd’hui. »

Le guide s’arrĂȘta et se tourna vers le duc.

« Un triple meurtre qui a eu lieu il y a deux semaines Ă  la frontiĂšre de l’Expressionnisme et de la Foi. J’aurais quelques question Ă  vous poser Ă  ce sujet Ă©galement. »

Bon sang, un triple meurtre ? Farel a fait assassiner les envoyĂ©s qui devaient rencontrer GardĂ©nia tantĂŽt ? Il ne reculait dĂ©cidĂ©ment devant rien.

Ils arrivĂšrent Ă  l’office de la sĂ©nĂ©chaussĂ©e, qui Ă©tait une dĂ©pendance du plalais.

Farel, duc dĂ©chu, Ă©tait menottĂ©, assis sur une banquette, sous la vigilance d’un garde de la sĂ©nĂ©chale, qui elle-mĂȘme s’affairait Ă  de la paperasse derriĂšre le bureau dĂ©diĂ©.

TĂ©tĂ©-HĂ©bobrĂ© pris le duc Luder Ă  part. « Comme votre compatriote est de caste noble, il est possible pour lui d’obtenir une libertĂ© restreinte en attente de son jugement, sous condition que quelqu’un paie la garantie et se porte cautionnaire de ses agissements.

« Duc Luder, si vous ne vous portez pas caution de lui, le seigneur Farel devra rester aux fers jusqu’Ă  son extradition, qui aura lieu dans une semaine, peut-ĂȘtre deux. DĂ©sirez-vous rĂ©gler sa caution ? »

Luder, tout comploteur qu’il soit, porta un regard déçu vers celui qu’il considĂ©rait son ami. Celui-ci Ă©tait dĂ©coiffĂ©, la tĂȘte plongĂ©e dans ses mains menottĂ©es. L’ombre de lui-mĂȘme. Assassin en sĂ©rie. À peine digne du titre de seigneur.

Farel avait Ă©tĂ© Ă©goĂŻste. Il avait absolument voulu faire rĂ©ussir cette mission, parce que la rĂ©putation de sa famille en dĂ©pendait. Au dĂ©triment de ce que lui, le duc Luder, son commanditaire, avait dĂ©sirĂ©. Jamais un prince digne de ce nom ce porterait moralement caution d’un tel individu. Luder avait perdu, il en assumerait les consĂ©quences. Mais jamais il ne se laisserait traĂźner dans l’infĂąmie dans laquelle s’Ă©tait risquĂ© le duc de Mirid. Il allait lui aussi devoir assumer les consĂ©quences de ses propre actes.

Sans lever son regard, le duc Luder donna sa rĂ©ponse au juge suprĂȘme.

« Non. »


« Quelle magnifique soirĂ©e ! »

GardĂ©nia adorait ouvrir ses concerts sur une explosion de positivitĂ©. On ne s’en rendait pas toujours compte, mais l’ouverture d’une reprĂ©sentation Ă©tait trĂšs importante pour Ă©tablir l’humeur des spectateurs.

« Je suis tellement heureuse d’ĂȘtre ici, au Cercle Akva, avec vous tous, seigneurs et hĂ©ros de la cour du doyen Hilvabarion ! »

Bien sĂ»r, il fallait toujours mentionner l’hĂŽte de la soirĂ©e. Il fallait que tous le monde soit au courant que c’Ă©tait lui qui avait permis cela.

« Je vais vous rĂ©galer de musiques, de poĂšmes, et bien entendu vous apporter des nouvelles du monde ! »

Petite mise en bouche, pour élever les attentes.

GardĂ©nia fit un tour sur elle-mĂȘme. Tous les convives attendaient la suite, avec une impatience visible pour certains, un sourire gourmand pour d’autre, ou encore un stoĂŻcisme maquillant mal leur curiositĂ© pour ceux qui restaient.

Le plus dur Ă©tait fait. Le reste, c’Ă©tait la routine.

La bardesse commença à faire virvolter les notes jaillissant de son instrument, en les accompagnant de ses pas de danse qui était sa signature. Elle tournait avec légereté autour du brasier qui flambait joyeusement au centre du grand cercle formé par les seigneurs et les héros de la cour du Cercle Akva.

Le premier rang Ă©tait assis par terre, sur des peaux rĂ©servĂ©es aux plus grand noms du pays. Le second rang, posĂ© sur des rondins couchĂ© et des tabourets, Ă©tait composĂ© de leur suite et des personnalitĂ©s plus mineures. Dans le fond du grand hall des fĂȘtes dans lequel se dĂ©roulait le spectacle, les serviteurs de la cour et des nobles prĂ©sents attendait patiemment que leurs maĂźtre leur indique d’apporter les plat. Seul le seigneur Hilvabarion, doyen de la ville, Ă©tait autorisĂ© Ă  siĂ©ger sur du mobilier un tant soit peu moderne, Ă  savoir un trĂŽne ornĂ© d’ivoires.

La premiĂšre chanson que donnait GardĂ©nia pour ce genre de festivitĂ© Ă©tait toujours celle qu’elle interprĂ©tait avec le plus de virtuositĂ©, pour satisfaire les attentes, tant qu’elle avait toute l’attention de son public. Les piĂšces plus calmes viendraient plus tard, quand les discussions commenceront Ă  reprendre Ă  voix basse et quand la faim poussera les convive Ă  se concentrer un peu plus sur la nouriture.

À la fin de son morceau, comme Ă  son habitude, elle playdoya sur l’amabilitĂ© de son seigneur.

« Grand doyen Hilvabarion, comme vous le savez mon rĂŽle de bardesse ne se limite pas au divertissement : je suis aussi porteuse de message. Aussi, ai-je eu l’honneur et la chance de croiser la princesse votre fille il y a peu, Ă  la Cour de Printemps. Ainsi permettez-moi de vous transmettre ce message, qui vous est tout particuliĂšrement destinĂ©. »

Par un petit tour de prestidigitation, GardĂ©nia fit apparaĂźtre dans sa main le rouleau de cuir que la dĂ©lĂ©gation expresionnisme lui avait confiĂ©, quelques jour auparavant lors des funĂ©railles de feu l’archiduc de Stellaroc.

Hilbavarion n’Ă©tait pas un courtisan de renom. Il ne put empĂȘcher un sourire malin de fendre son visage bourru. Mais il conserva les apparences et remis Ă  GardĂ©nia une bourse bien lourde.

« Merci beaucoup, bardesse. J’en profite pour vous remettre vos gages, pour la soirĂ©e. J’espĂšre que ce sera Ă  la hauteur de votre prestation ! »

GardĂ©nia empocha son ‘salaire’ —dont seulement un petite fraction Ă©tait effectivement le dĂ» de son spectacle— et enchaĂźna en donnant des nouvelles du monde.

La représentaiton dura encore quelques heures, parsemée de chansons, de soli de viole, de poÚmes et de petites histoires croustillantes que seuls les bardes savent glaner.

Quand Gardénia eut terminé, elle quitta la salle, laissant les convives se murger, et marcha à pas mesurés dans les rues deu centre-ville du Cercle Akva.

Au départ, elle était sensée repartir de nuit. Mais elle reconsidéra cette décision en sentant la fatigue lui picoter les orteils.

Je prendrai le premier bateau demain matin, ce sera plus sûr.

Quand l’aube finit par poindre Ă  l’horizon, elle Ă©tait prĂȘte au dĂ©part. Elle sortit la chambre qu’on lui avait attibuĂ©e au palais, et quitta la cour en prenant soin d’Ă©viter de se faire voir par les valets qui prĂ©paraient la matinĂ©e de leur seigneur.

Dans les rues, elle croisa quelques un des seigneurs et hĂ©ros Ă  qui elle avait donnĂ© spectacle la veille, et qui faute de retrouver le chemin jusqu’Ă  chez eux, s’Ă©tait contentĂ©s de s’assoupir dans le caniveau.

En arrivant au port, elle n’eut aucun mal Ă  trouver un capitaine qui accepterait quelques Ă©toiles pour la prendre discrĂštement comme passagĂšre.


« Ah, ma trĂšs trĂšs chĂšre bardesse ! Je suis ravie de te voir dĂ©jĂ  de retour ! Tu as pris le bateau pour rentrer ? »

La chambre de l’archiduchesse Am-Eldassif Ă©tait plongĂ©e dans une pĂ©nombre studieuse. La seigneure d’Oasis Ă©tait penchĂ©e sur on Ă©critoire de voyage quand GardĂ©nia rentra dans sa chambre. La nuit Ă©tait tombĂ©e depuis un moment dĂ©jĂ , et la piĂšce n’Ă©tait Ă©clairĂ©e que par quelques chandelles.

« Mes hommages, votre majesté. Je suis ravie de pouvoir vous servir avec une célérité qui vous satisfasse. »

L’archiduchesse balaya ces ronds de jambe du revers de la main. « Allons, ma petite, pas de ça ici. Nous sommes seules, tu peux reprendre ta familiaritĂ© usuelle. »

GardĂ©nia sourit. « Dans ce cas, puisqu’on me le permet, qu’est-ce qu’une dirigeante telle que vous fait dans une chambre aussi mĂ©diocre ? Il n’y avait plus de place au palais ? »

« Oh, ça ? Je ne voulais te faire prendre le risque qu’on te voit de nouveau Ă  la cour. J’ai donc prĂ©textĂ© l’approche de mon dĂ©part pour prendre congĂ© auprĂšs de Edson. De toute façon les festivitĂ©s ont Ă©tĂ© abrĂ©gĂ©es.

« Mais commençons pas le plus important : as-tu les documents ? »

« Bien sĂ»r ! » s’exclama GardĂ©nia. « Donnez-moi juste un instant. »

Elle se mit Ă  l’abris du regard de la seigneure en passant derriĂšre un paravent. LĂ , elle baissa ses braies et dĂ©tacha le rouleau de vĂ©lin qui Ă©tait attachĂ© Ă  sa cuisse avec deux laniĂšre de lin. Puis elle se rhabilla et donna les documents Ă  l’archiduchesse.

« VoilĂ  une bonne chose de faite ! »

GardĂ©nia s’installa dans le fauteuil que lui indiqua l’archiduchesse Am-Eldassif. « À ce propos, quelles est la situation en ville depuis mon dĂ©part ? Dois-je m’inquiĂ©ter ? »

La diseuse secoua la tĂȘte. « Aucun risque. AprĂšs l’arrestation de Farel, le duc Luder s’est dĂ©solidarisĂ© de lui. Il est reparti pour Passy il y a deux jours. Quant Ă  Farel, il est en cours d’extradition vers Belvecol, la capitale de son duchĂ©. Il sera jugĂ© dans sa propre demeure par TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© lui-mĂȘme, aprĂšs avoir entendu son plaidoyer. D’aucun s’autorise Ă  dire que sa maison sera portĂ©e en infamie. Si c’est le cas, ce sera sans doute la comtesse de Mettelton qui sera favorite dans la guerre de succession qui s’ensuivra, c’est la seule qui a la force militaire de mater les autres vassaux du duchĂ© et elle a des liens de parentĂ© Ă©loignĂ©s avec la maison Farel. Dans tous les cas, le sang va couler Ă  Mirid. »

« Et bien, si je m’attendais Ă  jouer le rĂŽle du papillon… » ricana GardĂ©nia.

« Oh, je ne sais pas si on peut vraiment parler d’ouragan, ce n’est qu’une guerre de vassaux. Et tu es beaucoup plus qu’un petit papillon dans cette affaire. »

« Sans doute, mais j’aime bien l’image. » Elle caressa distraitement ses boucles d’oreilles.

La grande archiduchesse d’Oasis s’avança sur son siĂšge pour se rapprocher de la bardesse et prit un air coquin.

« Alors, dis-moi tout, comment t’y ĂȘtes-tu prise ? »

GardĂ©nia ne put rĂ©primer un rictus mi-amusĂ©, mi-vicieux. « C’Ă©tait trĂšs divertissant. J’ai dĂšs le dĂ©but dĂ©cidĂ© de mettre la pression au duc Luder — je savais que c’Ă©tait lui qui s’occupait des basses besognes de son duchĂ©. En me renseignant sur lui, avant d’arriver Ă  Stellaroc, j’avais appris que le duc Farel Ă©tait rĂ©guliĂšrement son client.

« Je ne m’attendait pas Ă  la visite de TĂ©tĂ©-HĂ©mobrĂ© — il a dĂ» ĂȘtre mis au courant par les espions que j’Ă©tais sensĂ©e rencontrer tantĂŽt mais que Farel a rĂ©ussi Ă  empĂȘcher — aussi j’ai prĂ©fĂ©rĂ© prĂ©venir toute annonce officielle de sa part, afin de garder le motif de sa prĂ©sence confidentiel.

« DĂšs le premier jour, un serviteur du palais m’a fait savoir que la princesse HilbavasquĂ© cherchait Ă  parler avec moi. J’en ai dĂ©duis que son pĂšre avait commis l’imprudence de me l’envoyer, peut-ĂȘtre pour confirmer le rendez-vous avec lui ? J’ai bien sĂ»r tout fait pour Ă©viter qu’elle me parle de l’affaire, mais je me suis dit que c’Ă©tait un bon moyen de confirmer cette fausse piste auprĂšs des ducs arcanistes. J’ai donc fait en sorte que leur valet surprenne un court Ă©change entre elle et moi, un peu plus tard.

« La dĂ©lĂ©gation expressionniste a fait un excellent travail pour me remettre les informations manquantes. Et juste Ă  temps pour mon dĂ©part. Comme j’avais prĂ©venu le seigneur Edson que je ne pourrais faire que l’ouverture des festivitĂ© de la Cour de Printemps et l’office des funĂ©railles, j’ai pu m’éclipser juste aprĂšs, comme prĂ©vu. Mon prestige l’a contraint Ă  accepter. Et comme je lui avait conseillĂ© de ne pas communiquer lĂ -dessus pour ne pas dĂ©cevoir ses hĂŽtes, ça a pris Luder et Farel de court.

« Je vous avoue que je ne m’attendais pas Ă  cette tentative d’assassina. » Elle eut un rire nerveux. « Mais au final ça a servi notre cause, donc je ne me plaint pas.

« Il m’a ensuite suffit de copier et modifier les informations en chemin vers le Cercle Akva, profitant de la discrĂ©tion des relais de voyage sur la route, avant de les transmettre au duc de Gaelid. »

L’archiduchesse acquiesça avec une fiertĂ© non-dissimulĂ©e pour son espionne.

GadĂ©nia conclut son explication. « Maintenant, comme le prince du Cercle Akva, Ă  cause des informations erronĂ©es que je lui ai donnĂ©, ne pourra pas faire une contre-offre assez bien pour l’archiduc de la JetĂ©e, vous aurez tout le champ libre pour faire la vĂŽtre ! »

L’archiduchesse Am-Eldassif acquiesça avec ferveur. « Bon travail, GardĂ©nia, je suis fiĂšre que tu travailles pour moi. »

Elle s’alluma un cigare et en proposa un Ă  la bardesse. Celle-ci dĂ©clina, comme d’habitude.

« Et vous alors ? Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez montĂ© tout ça ? »

La cheffe de la tradition Linguistique s’inclina sur son siĂšge en tirant une longue bouffĂ©e.

« Comme tu le sais, l’archiduc Salysium, prince de la JetĂ©e, a dĂ©couvert un lot de bijoux ayant appartenu Ă  un antique seigneur. Mais contrairement Ă  ce qu’il a dit aux ducs de Passy, il a prit soin de les identifier. Pour cela il a fait appel Ă  des archĂ©ologues reconnus, gĂ©rĂ©s par une branche secondaire de la famille du comte de Rejal, qui est un vassal du duc de MĂ©yis. Il sont loin de Oasis, mais ce sont tout de mĂȘme des compatriotes. Alors quand ils ont dĂ©couvert que ces bijoux avaient appartenu Ă  ma famille, par solidaritĂ© nationaliste, ils se sont gardĂ© de remettre le rĂ©sultat de leur Ă©tude au duc Salysium et m’ont fait directement parvenir l’information, en attendant des instructions de ma part.

« C’est lĂ  que j’ai flairĂ© l’affaire en or. Les archĂ©ologues avaient entendu dire que le seigneur de la JetĂ©e avait dĂ©jĂ  entrepris de vendre les bijoux Ă  des acheteurs discrets, mĂȘme si Ă  l’Ă©poque je ne savais pas qui exactement. Ça sentais le mauvais coup et j’en ai profitĂ© pour placer mes pions.

« Faire croire que le seigneur Hilbavarion du Cercle Akva Ă©tait l’hĂ©ritier de ces bijoux me permettrait de couper l’herbe sous le pied de Salysium, et de garder secret le fait que j’Ă©tais la vĂ©ritable hĂ©ritiĂšre. Le plan de Salysium Ă©tait probablement de faire monter les enchĂšres artificiellement, au nez et Ă  la barbe des Luder. Si cela rĂ©ussissait, il vendrait les bijoux au prix fort, acceptant la surenchĂšre de Hilbavarion, sinon il respecterait le contrat Ă©tabli avec les Luder, sans que ceux-ci ne le soupçonne de quoique ce soit.

« Mon projet Ă  moi, dans tout ça, c’Ă©tait de transmettre de fausses informations Ă  Hilvabarion, le poussant Ă  faire une offre en deçà de ce que Salysium peut se permettre, puis d’apporter la preuve du complot aux Luder, leur donnant un occasion de rompre le contrat. Ensuite, j’aurais fait une contre-proposition permettant aux deux seigneur contractualisĂ©s de garder la face, tout en restant bien en-dessous de ce qu’avait originellement prĂ©vu de faire payer Salysium au propriĂ©taire lĂ©gitime. »

GardĂ©nia souriait de la retorserie de sa commanditaire. « C’est lĂ  que j’interviens, n’est-ce pas ? »

« Tout Ă  fait. J’ai fait en sorte que tu te trouve Ă  la cour de Hilvabarion au moment oĂč il reçut la lettre anonyme de Salysium, l’informant de l’existence des bijoux et prĂ©tendant Ă  sa lĂ©gitimitĂ© — ce qui, je le rappelle, Ă©tait un mensonge concoctĂ© par moi-mĂȘme. Comme prĂ©vu, il t’a commanditĂ©e pour acquĂ©rir les dĂ©tails logistiques de cette transaction, que Salysium a commodĂ©ment laissĂ© fuiter. C’est Ă©galement lĂ -bas, Ă  la cour de la JetĂ©e, que tu as appris que les autres acheteurs Ă©taient les Luder.

« Et c’est ce qui a compliquĂ© la tĂąche, tu l’auras remarquĂ©. Les Luder sont des comploteurs expĂ©rimentĂ© et accoquinĂ©s avec le duchĂ© de Farel et ses assassins. Mais tu as rĂ©ussi, malgrĂ© les meurtres lors de la premiĂšre rĂ©union et l’ingĂ©rence de Luder ici, Ă  Stellaroc.

« D’ici quelques jours, Hilvabarion va faire une proposition de rachat naĂŻve et insultante, que Salysium ne pourra pas accepter. Les Luder savent que les informations ont fuitĂ©, je n’ai plus qu’Ă  leur apporter la preuve qu’elle vient de Salysium, et ce dernier n’aura d’autre choix que d’accepter l’offre dĂ©risoire que je lui ferai alors. »

GardĂ©ia hocha la tĂȘte. « Vu le bazar que la tentative d’assassinat Ă  Stellaroc a causĂ©, mĂȘme une simple rumeur suffirait aux Luder pour annuler le contrat. Fichtre, peut-ĂȘtre mĂȘme qu’il le feront sans votre concours. »

« Nous verrons. Dans tous les cas, GardĂ©nia, le rideau tombe pour toi. Tu as accompli ta tĂąche avec brio, malgrĂ© les deux tentatives de meurtre Ă  ton encontre. Tu peux ĂȘtre fiĂšre de toi ! »

La bardesse se leva et offrit une rĂ©vĂ©rence outrageusement appuyĂ©e. « Je ne suis qu’une simple artiste entiĂšrement dĂ©diĂ©e Ă  votre service. »

L’archiduchesse ria devant le semblant de mĂ©lodrame offert par son espionne.

Mais Ă  sa surprise, la violoniste resta debout.

« Vous m’excuserez, votre majestĂ©, mais je vais devoir vous laisser, si nous n’avons plus rien Ă  nous dire. Je vous avoue que les discussions que j’ai eu avec Wolas Luder on rĂ©veillĂ© mon appĂ©tit artistique, et qu’il me tarde de retourner au pays des druides pour jouer devant mon public prĂ©fĂ©rĂ©. »

L’archiduchesse ouvra de grand yeux. « Tu ne vas pas partir en pleine nuit, quand mĂȘme ? »

GardĂ©nia haussa les Ă©paule d’un air dramatique. « Que voulez-vous. Nous autres artistes, nous avons nos lubies, vous le savez bien. Nous ne pouvons nous y soustraire, cela fait partie de notre gĂ©nie. »

Am-Eldassif Ă©clata d’un rire franc. « Et bien, soit ! Mais soit prudente. »

La bardesse commença Ă  partir, mais fit une pause calculĂ©e juste avant d’atteindre la porte.

« Au fait, toute cette histoire m’a inspirĂ©e Ă  Ă©crire une piĂšce de théùtre, dont j’endosserai le rĂŽle d’une simple troubadour aux prises avec d’immonde courtisans ripoux. Puis-je compter sur votre bienveillant mĂ©cĂ©nat ? »

L’archiduchesse leva son cigare en guise de salut reconnaissant. « Bien sĂ»r ! Celle-lĂ  et les trois suivantes, mĂȘme ! Je suis trĂšs satisfaite de ton travail ! »

GardĂ©nia lui accorda une magnifique rĂ©vĂ©rence d’artiste.

« C’est un Ă©ternel plaisir de travailler pour vous. »

Le petit sifflet de laiton

En l’an 369 du TroisiĂšme Âge

Aujourd’hui, je n’arrivais pas Ă  me concentrer sur mon travail. Je n’arrĂȘtais pas de regarder par la fenĂȘtre, sans trop savoir pourquoi. Une intuition, sans doute. AprĂšs toutes ces dĂ©cennies d’entraĂźnement, mon subconscient pouvait percevoir des choses que la conscience ne pouvait saisir.

Mais tout ce que je voyais, c’Ă©tait le brouillard matinal qui nimbait mon petit village paisible. À chaque fois que je levais la tĂȘte de mon Ɠuvre, j’essayais de distinguer, une silhouette, du mouvement Ă  travers la nappe blanche, en vain.

Puis, quand j’eus enfin rĂ©ussi Ă  me concentrer sur mon travail, trois coups frappĂšrent Ă  la porte.

Je me levai, lourde d’apathie —et aussi Ă  cause du grand Ăąge qui rouillait mes genoux usĂ©s par les routes— et me dirigeai pour accueillir mon visiteur. Il s’agissait d’un jeune homme bien habillĂ©, en redingote de feutre et au chapeau bien entretenu. Enfin, « jeune » de mon point de vue. Il avait facilement plus de cinquante ans. Il s’appuyait sur une canne de cĂšdre au pommeau d’acier. Ce qui me frappa fut qu’il n’Ă©tait pas du coin. Contrairement aux habitants d’ici, qui avaient la peau bleue, lui avait la peau rouge, comme moi.

« Je suis Pelapte, marchand de mon Ă©tat. Vous ĂȘtes bien Nuope, l’artisane ? J’aimerais discuter avec vous pour une commande un peu spĂ©ciale. »

Je le dĂ©taillai de la tĂȘte aux pieds, incrĂ©dule. « Oui, c’est bien moi. Vous voulez que je vous serve un thĂ© ou un cafĂ©, pendant qu’on parle de ça ? »

Le bourgeois sourit. « Du thĂ©, s’il vous plaĂźt ». Je le fis entrer.

« Jolie redingote, » remarquai-je.

« Merci ! J’en suis trĂšs fier, je l’ai faite venir du cercle Akva, oĂč je suis nĂ©. Ça me rappelle un peu mon pays. »

C’Ă©tait donc bien un de mes compatriotes, mĂȘme s’il Ă©tait originaire d’une rĂ©gion diffĂ©rente de la mienne.

Nous nous assßmes et je servis le thé.

« SantĂ© ! » lui dis-je dans mon patois shamanique.

Il sourit et me rĂ©pondit dans la mĂȘme langue : « SantĂ© !« .

J’enchaĂźnais en buvant mon thĂ© : « Ça fait longtemps que vous ĂȘtes dans la rĂ©gion ? »

Il but Ă  petites gorgĂ©es. « Environ quatre ou cinq ans ? Mais j’habite plus bas, Ă  deux heure du Havre. C’est rare que je vienne aussi haut dans la montagne. »

« Comment avez-vous entendu parler de moi ? »

Il posa sa tasse et prit un air pensif. « Je crois que c’est un de mes confrĂšres qui m’a parlĂ© de vous, et du bon rapport qualitĂ©-prix. Je me suis un peu renseignĂ©, vous avez une petit notoriĂ©tĂ© dans la rĂ©gion — parmi les gens qui s’y connaissent. »

« Pourtant, je ne fais pas beaucoup de publicité. »

Il leva la main dans un geste fataliste. « La publicitĂ© vient d’elle-mĂȘme, quand la qualitĂ© est lĂ . Et puis, plus que marchand, je suis aussi nĂ©gociant. J’ai l’habitude de dĂ©nicher les meilleurs artisans. »

Il fit mine de vouloir me resservir, mais je levai une main pour lui signifier que j’en avais eu assez.

« Quelle est donc cette commande si spĂ©ciale ? » demandai-je enfin.

« J’y viens, mais avant toute chose : puis-je utiliser vos toilettes ? »

Je lui indiquai le couloir conduisant vers les autres piÚces, en lui précisant de prendre la deuxiÚme porte à gauche.

Quand il quitta la piĂšce et mon champs de vision, je me dis que c’Ă©tait une personne Ă©trange. Je comptai inconsciemment les pas qui faisaient Ă©cho depuis le couloir. Un, deux, trois…

… sept, huit, NEUF ?

Mon esprit quelque peu apathique fut soudain rĂ©veillĂ© par une grande poussĂ©e d’adrĂ©naline quand je me rendis compte qu’il Ă©tait allĂ© plus loin que la porte des toilettes dans le couloir — que l’on atteignait en cinq pas, maximum. Je me levai et me prĂ©cipitai dans le couloir.

Comme je m’en doutais, je ne le trouvai pas aux toilettes. Au lieu de ça, il se tenait dans l’encadrement de la porte d’une piĂšce que je ne visitais presque jamais. Il regardait les Ă©tagĂšres qui couvraient les murs et celle dressĂ©e au milieu de la piĂšce, toutes couvertes de bibelots en tous genres, allant de la simple baguette de cerisier Ă  la complexe montre de Lace, en passant par des loupes aux lentilles de grossissement divers, aux badges gravĂ©s de symboles plus ou moins esthĂ©tique. Bref, une quantitĂ© phĂ©nomĂ©nale d’objets Ă  l’utilitĂ© plus ou moins discutable.

La piĂšce ne contenait rien d’autre, juste des centaines de gadgets qui reprĂ©sentait — de maniĂšre ambigĂŒe — l’Ɠuvre d’une vie.

Quand j’arrivai en trombe, l’homme ne rĂ©agit pas, sinon de se tourner vers moi et de me lancer avec son plus large sourire : « Je suis content de voir que les rumeurs sur vous Ă©taient vraies, MaĂźtresse Eupope. »

Je soupirai. Il entra complĂštement dans la piĂšce et examina de plus prĂšs quelque unes des babioles. Il prit grand soin de ne les toucher qu’avec les yeux, et je l’en remerciai mentalement pour ça.

« Il est incroyable de se dire que chacun de ces objets vous servait Ă  lancer un sort spĂ©cifique, Ă  l’Ă©poque oĂč vous Ă©tiez encore une enquĂȘtrice itinĂ©rante. Tant de catalystes ! Si vous aviez Ă©tĂ© rĂ©ellement artisane, vous auriez Ă©tĂ© tout aussi cĂ©lĂšbre. »

Je soupirai d’exaspĂ©ration.

« Savez-vous qui je suis, MaĂźtresse Eupope ? » Il avait dit ça sans animositĂ© ni malice particuliĂšre, juste une curiositĂ© authentique.

Je lui rĂ©pondit sur un ton nonchalant. « Vous ĂȘtes de l’Ordre des Arpenteurs de Pierre, n’est-ce pas ? Le ministĂšre chargĂ© des enquĂȘtes Ă  l’international pour la tradition arcaniste ? »

« Aujourd’hui, on dit plutĂŽt ‘Service de Renseignements ExtĂ©rieurs’, ou SRE, mais oui, je suis bien un arpenteur de pierre. » Il se pinça le menton. « Mais comment avez-vous compris aussi vite, et avec une telle prĂ©cision ? »

Je ne pu empĂȘcher un rictus de naĂźtre au coin de ma lĂšvre. « Pour commencer, vous n’ĂȘtes clairement pas du coin. Vous avez prĂ©tendu avoir importĂ© votre redingote, mais elle est en coton. Ici, dans ces montagnes, on ne s’habille qu’en laine. Seuls les nobles et les riches bourgeois importent des vĂȘtement faits dans d’autres matiĂšres, mais ils choisissent plutĂŽt des textiles plus luxueux, comme le feutre ou la soie. Vu la patine de la redingote, il est clair que c’est une acquisition assez rĂ©cente.

« De plus, vous n’ĂȘtes pas rĂ©ellement shaman. Vous prĂ©tendez venir du Cercle Akva, mais vous n’avez fait aucun commentaire sur le fait que j’ai servi le fameux thĂ© noir fumĂ© aux figues, spĂ©cialitĂ© de lĂ -bas qu’on appelle aussi ThĂ© Or. Il Ă©tait certain que vous devriez le connaĂźtre car c’est le seul thĂ© de bonne qualitĂ© qu’on y sert, et vous avez refusĂ© le cafĂ©. Pire encore, quand je vous ai dit ‘SantĂ© !’ dans le patois du Cercle Vlala, la coutume aurait voulu que vous me rĂ©pondiez dans votre patois Ă  vous, c’est-Ă -dire celui de Akva, ce que vous n’avez pas fait, vous m’avez simplement fait Ă©cho.

« J’ai tout de suite remarquĂ© que vous Ă©tiez mĂ©tis. Vous avez certes la peau rouge et les cheveux blonds, mais vos yeux sont bien trop clairs par rapport Ă  ceux des peuples des steppes. Quand j’ai compris que vous n’Ă©tiez pas shaman et sous couverture, j’ai donc Ă©numĂ©rĂ© les nations desquels vous pouviez provenir, avec un tel phĂ©notype : Alchimie, Expressionisme et Arcanisme.

« Comme vous n’ĂȘtes pas assez riche —ce genre de chose se voit facilement, mĂȘme en portant des vĂȘtements modestes— vous n’ĂȘtes pas une personne privĂ©e ou le reprĂ©sentant d’une maison noble. Sans compter sur votre maniĂšre habile de jouer la comĂ©die, qui est entraĂźnĂ©e. Facile donc de dĂ©duire que vous opĂ©riez pour un gouvernement.

« Comme vous m’avez tout de suite appelĂ©e ‘MaĂźtresse Eupope’, j’ai bien entendu compris que vous me cherchiez en tant qu’enquĂȘtrice. J’ai donc pu Ă©liminer l’Alchimie, qui a uniquement recours aux services de police pour leurs enquĂȘtes —et qui a lĂ©gifĂ©rĂ© l’interdiction des enquĂȘteurs privĂ©s pour les crimes les plus graves— ainsi que l’Expressionnisme qui, certes a recours Ă  des enquĂȘteurs de passage mais se sert habituellement dans ceux qui se trouvent Ă  leur disposition — et pas au fin fond des montagnes perfectionnistes. Il ne restait plus que l’Arcanisme.

« À partir de lĂ , rien de plus simple : je suis surtout connue pour rĂ©soudre des affaires de meurtres, impliquant des humains. Ça Ă©liminait d’emblĂ©e la Brigade Anti-DĂ©mons. L’organisme le plus connu aprĂšs eux sont les Arpenteurs de Pierre. Ils sont rĂ©putĂ©s pour ĂȘtre des enquĂȘteurs agissant Ă  l’extĂ©rieur des territoires arcanistes et qui utilisent trĂšs souvent des personnes mĂ©tisses pour passer inaperçu, ce qui rejoint mes dĂ©ductions de tantĂŽt, confirmant que mon schĂ©ma de pensĂ©e avait de grandes chances d’ĂȘtre juste. »

À l’issue de mon monologue, mon interlocuteur fit ressortir sa lĂšvre infĂ©rieure pour montrer qu’il Ă©tait impressionnĂ©. D’un ton malicieux, il ajouta : « Et savez-vous pourquoi je suis venu demander vos services ? » Sa curiositĂ© Ă©tait Ă  son comble, il trĂ©pignait de voir si j’avais tout compris de A Ă  Z.

Je secouai la tĂȘte : « Non, mais il y a une raison trĂšs simple Ă  cela. »

« Laquelle ? »

« Je m’en moque Ă©perdument. »

AprĂšs un instant de torpeur coite, il me sortit : « Repassons au salon, nous devons discuter. »

Cette fois-ci, à sa demande, je lui servis du café. Il grimaça en constatant son amertume prononcée, mais ne fit aucun commentaire.

« Je me nomme en rĂ©alitĂ© Betec Steiner, et comme vous l’avez justement dĂ©duit, je suis un agent du SRE. »

Je restai imperturbable. Je ne comptais pas accepter Ă  sa requĂȘte, quoi qu’elle fut.

Maintenant qu’il n’usurpait plus une identitĂ© fictive, il avait une apparence beaucoup moins amĂšne. Sa mĂąchoire carrĂ©e et ses traits Ă©pais n’Ă©tait plus dissimulĂ©s par son faux sourire. Il tira ses cheveux mi-long en une courte queue de cheval, et croisa ses doigts sur la table.

Il reprit. « Ça fait un petit moment que nous entendons des rumeurs comme quoi vous n’ĂȘtes pas dĂ©cĂ©dĂ©e. La piste Ă©tait tĂ©nue, et pour ĂȘtre franc jusque lĂ  nous n’avions aucun intĂ©rĂȘt Ă  faire appel Ă  vous. Mais cette affaire en particulier… »

Il tchipa.

« Une des affaires les plus sordides, Ă©tranges et complexes que j’ai vu. Probablement la plus sordide. Un tueur en sĂ©rie. Le plus prolifique de ces dix derniĂšres annĂ©es. Quand je suis parti de Ketarop-sur-lac, il y a deux semaines, on comptait quatorze meurtres. Comme il —ou elle— cache les corps, il peut trĂšs bien y en avoir d’autres. »

Je secouai la tĂȘte, l’air dĂ©sabusĂ©. « Je suis bien consciente de la difficultĂ© de votre tĂąche, mais ça ne va pas ĂȘtre possible. Tout ça, c’est derriĂšre moi. Je ne fait plus d’enquĂȘte, et n’en ferai plus jamais, quel qu’en soit le demandeur. C’est fini. Vous allez devoir vous dĂ©brouiller seul. Vous avez fait tout ce chemin pour rien. »

« Attendez, si vous me laissez entrer un peu plus dans les dĂ©t… »

Je le coupai. « Quelle Ăąge pensez-vous que j’ai ? »

Il resta un moment interdit devant l’abruptetĂ© de cette incise. Puis il se mit Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  voix haute. « Hum, quand vous avez disparue, il y a dix ans, vous Ă©tiez dĂ©jĂ  bien avancĂ©e dans votre carriĂšre. Vous aviez mĂȘme eu un apprenti avant ça, il y a vingt ou trente ans je crois. Je dirais que vous avez passĂ© la barre des quatre-vingt ans ? »

Je plantai mon regard dans le sien. « J’ai quatre-vingt dix-sept ans. Oui, je n’ai plus que trois ans Ă  vivre. Alors, si vous me le permettez, j’aimerais ĂȘtre un tout petit peu Ă©goĂŻste pendant le temps qu’il me reste, et au moins me reposer un peu. J’ai dĂ©jĂ  donnĂ© tout ce que je pouvais Ă  ce monde. À soixante ans, il y avait dĂ©jĂ  nombre de bardes qui relataient mes exploits et qui me faisait connaĂźtre partout dans le monde sous le titre de la DĂ©tective brillante ou encore Eupope Ă  l’Ɠil souple. Quand j’ai atteins les quatre-vingt ans, beaucoup de biographes et d’enquĂȘteurs avaient documentĂ© mes mĂ©thodes et mes pratiques. Je n’ai plus rien Ă  donner, et je mĂ©rite ce repos. »

Il prit un air dĂ©fait. « Je me doutais qu’on aurait ce genre de conversation. Et croyez-moi, ça me fait mal d’essayer de vous soutirer Ă  tout ça —vous ĂȘtes une lĂ©gende vivante, j’ai beaucoup de respect et d’estime pour vous— mais il y a un point qui rend cette histoire trĂšs particuliĂšre. Me permettez-vous de donner un dernier dĂ©tail, qui vous permettra de prendre votre dĂ©cision en pleine conscience ? »

Il commençait Ă  m’agacer, mais je ne voulais pas non plus me montrer inhospitaliĂšre. En signe d’acquiescement, je lui resservis une tasse de cafĂ©.

Il prit une grande inspiration.

« Toutes ses victimes… sont de jeunes enfants. »

La cafetiĂšre se brisa sur le sol.


MalgrĂ© le trouble Ă©vident —la pauvre cafetiĂšre en Ă©tant victime— mon interlocutrice ne laissa paraĂźtre aucune Ă©motion. Au contraire, son visage se convulsait maintenant dans une moue perplexe.

« Monsieur Steiner, quand voulez-vous que l’on parte ? »

Amusant comme elle sautait les Ă©tapes. Pas de ‘J’accepte de vous accompagner’ ni de ‘Vous aviez raison d’insister’, elle Ă©tait directement passĂ©e Ă  la suite. Elle n’Ă©tait pas du genre Ă  tergiverser. Je commençais Ă  voir se profiler l’enquĂȘtrice de la lĂ©gende : la pensĂ©e vive et pĂ©tillante de sagacitĂ©.

« DĂšs que vous ĂȘtes prĂȘte, » lui rĂ©pondis-je.

Elle acquiesça. « Ça ne prendra qu’une heure. »

Elle disparu alors dans le couloir, en trombe, comme si chaque minute comptait — alors qu’elle aurait aussi bien pu mettre une demi-journĂ©e Ă  se prĂ©parer, vu que nous allons avoir au moins une semaine et demie de voyage.

Je la suivis tranquillement, mais au lieu de se rendre dans sa chambre pour faire ses bagages, elle s’Ă©tait rendue dans son atelier. Ce dernier Ă©tait immense, faisant Ă  peu prĂšs un tier de la maison en surface, et comportait trois grand Ă©tablis. Je n’Ă©tais pas un grand artisan, mais je discernais du matĂ©riel de charpenterie, de forge, de joaillerie, d’orfĂšvrerie et de travail du bois — sans compter ce que je ne savais pas identifier.

Elle Ă©tait assise devant un des Ă©tablis, et travaillait sur un petit objet. Quand je regardai par-dessus son Ă©paule, je pouvais voir que c’Ă©tait un oiseau taillĂ© dans du laiton, muni d’une large fente au niveau de la queue, et d’une plus Ă©troite dans son bec ouvert.

« C’est un appeau ? » demandai-je.

« PlutĂŽt un sifflet, » rĂ©pondit-elle sans lever les yeux de son travail. « C’Ă©tait sensĂ© ĂȘtre le dernier. Je m’Ă©tais dit qu’en prenant ma retraite, mon cerveau malade allait arrĂȘter de rĂ©clamer que je fabrique des catalystes pour mes sorts. Mais au contraire, le fait d’arrĂȘter de travailler —et donc de lancer des sorts— a créé un Ă©tat de manque intense. J’en ai mĂȘme fait du dĂ©lirium. »

Sans vraiment y prendre conscience, je posai ma main sur son Ă©paule, par compassion. Mais elle tressaillit et j’interrompis aussitĂŽt ce contact physique non consenti.

« Du coup, j’ai continuĂ© Ă  en fabriquer. Mais c’Ă©tait trĂšs dur. Je ne savais pas pour quels sorts les fabriquer, et comme j’en ai dĂ©jĂ  une collection bien fournie, mon cerveau me rĂ©clamait des catalystes pour des sorts de plus en plus prĂ©cis et complexes.

« Alors j’ai pris une dĂ©cision. J’allais travailler sur un dernier catalyste, mais un qui serais tellement beau, tellement long Ă  finir, qu’il me faudrait le reste de ma vie pour le concevoir. »

Elle donna un dernier coup de lime, puis détacha le sifflet de son socle.

« Mais on ne peut pas mentir à son cerveau. Il sait trÚs bien que le sifflet est adéquat, et ne se satisfait plus vraiment du travail que je fais dessus. »

Elle se prit la tĂȘte dans les mains.

« Le monde entier veut que je retourne travailler. Que ce soit vous, ma nĂ©vrose, mon intĂ©gritĂ©… mĂȘme moi j’en ai envie, au fond. Mais je ne sais pas si j’en ai la force. »

Faisait-elle rĂ©fĂ©rence Ă  son ancien apprenti ? De ce que j’en savais, il avait connu une fin tragique. D’aucuns disent mĂȘme que c’est Ă  cause de ça qu’elle s’est suicidĂ©e — ou plutĂŽt, a simulĂ© son suicide.

« J’ai l’impression d’avoir dĂ©jĂ  tout donnĂ©. J’Ă©tais considĂ©rĂ©e comme sage avant mĂȘme d’avoir atteint l’Ăąge de sagesse. Certains considĂšrent que j’ai le record du nombre d’affaires de meurtre rĂ©solues. Mais malgrĂ© ça je n’ai pas le droit au repos. »

Elle leva ses yeux humides vers moi.

« Mais je ne vous en veux pas. Vous n’ĂȘtes que le messager de mon dĂ©sir. Je vous en aurait voulu si vous n’Ă©tiez pas venu me voir et, de ce fait, m’aviez empĂȘcher de stopper un tueur d’enfants. »

« Écoutez, Eupope, » lui dis-je douceur, « certaines personnes n’ont pas le droit de se reposer. Parce qu’elles sont trop douĂ©s, trop intĂšgres, ou les deux Ă  la fois. Pour tout avouer, la SRE ne m’a pas mandatĂ© officiellement. Elle a Ă©valuĂ© que c’Ă©tait une affaire interne et a simplement Ă©mis un avis de recherche international. Mais j’ai rencontrĂ© le service de police en charge de l’enquĂȘte, et c’est une bande des bons Ă  rien. Si je suis venu vous trouver, c’est parce que je n’arrivais pas Ă  dormir la nuit alors qu’un meurtrier d’enfant vivait sa meilleures vie dans le pays que je suis censĂ© protĂ©ger. Comme vous, je n’ai pas le droit au repos, parce que nous sommes les seuls qui avons assez de conscience morale pour essayer de changer vraiment les choses pour le mieux. »

Elle posa une main compatissante sur mon bras. « Allez m’attendre dans le salon, j’en n’aurai que pour quelques minutes. »

En revenant au salon, j’entrepris de refaire du cafĂ© avant de me rappeler que la cafetiĂšre Ă©tait cassĂ©. À la place, je fis chauffer de l’eau. Eupope reparu quand la bouilloire sifflait sur le feu.

Elle nous prĂ©para un autre thĂ© importĂ© des terres shamane, un thĂ© fumĂ© aux notes de cacao. « Bon, j’ai plus qu’Ă  m’Ă©quiper, et on pourra partir. Ça ne prendra pas plus de dix minutes. »

Nous nous rendĂźmes dans sa chambre oĂč elle sorti un grand sac Ă  dos de voyage. À ma stupeur, elle ne prit aucun vĂȘtement de rechange. Elle mis simplement deux ensembles de sous-vĂȘtements. Elle y ajouta nĂ©anmoins un barda particuliĂšrement volumineux —un duvet, un poĂȘle de voyage, des chaussures de rechange, un couvre-selle, un tabouret pliant, et nombre d’instruments dont je peinais Ă  comprendre l’usage— avant de le refermer, satisfaite.

Elle me ferma la porte au nez, puis ressortit quelque instants plus tard dans un ensemble d’habits de voyage robustes et patinĂ©s, dont un grand impermĂ©able de cuir bouilli qui contenait une bonne douzaine de poches Ă  rabat, couvrant jusqu’Ă  ses mollets et visiblement conçu pour ĂȘtre portĂ© Ă  cheval.

Elle se coiffa d’une chapka aux oreilles relevĂ©e, et dans cette accoutrement complet elle ressemblait rĂ©ellement Ă  un mĂ©lange entre une enquĂȘtrice itinĂ©rante et une aventuriĂšre.

Elle se rendit dans le dĂ©barra oĂč elle entreposait ses catalystes. Elle en sĂ©lectionna une douzaine, qu’elle rangea dans des petit passants cousus sur le pan intĂ©rieur de son imper, Ă  portĂ©e de main. Et alla chercher le sifflet de laiton, qu’elle disposa dĂ©licatement dans son imper, aux cĂŽtĂ©s de ses congĂ©nĂšres.

Elle partit ensuite en direction de l’entrĂ©e, se rendit dans sa penderie et en ressortit avec un personnel, un long bĂąton de marche, lestĂ© aux extrĂ©mitĂ©s, pouvant servir d’arme d’autodĂ©fense. Pour ma part, j’avais rĂ©cupĂ©rĂ© ma canne-Ă©pĂ©e et mon chapeau.

« C’est parti. » dĂ©clara-t-elle d’un ton dĂ©terminĂ©.

Et nous partĂźmes.

Le voyage se dĂ©roula sans encombre. Je profitais peu de la compagnie de ma compagnonne de route, car elle Ă©tait peu loquace. Elle semblait toujours plongĂ©e dans une intense rĂ©flexion, une main pinçant son menton et son regard perdu dans le vide. Elle n’en sortait que pour poser des questions incongrues ou pour faire des remarques semblant souvent hors-contexte. J’avais grand mal Ă  suivre le fil des rares discussions que nous entretenions, car ses pensĂ©es semblaient toujours ĂȘtre en avance par rapport aux miennes, et je peinais Ă  faire des sauts logiques qu’elle effectuait sans mĂȘme s’en rendre compte. J’arrivais bien Ă  percevoir les traits autistiques que sa rĂ©putation lui accordait.

Mais c’Ă©tait nĂ©anmoins agrĂ©able de voyager avec elle. 1Ă©tait de toute Ă©vidence une habituĂ©e des routes, et ses dix annĂ©es de retraite n’avaient pas entamĂ© son aisance. De fait, le trajet retour fut beaucoup plus agrĂ©able que l’aller.

Nous arrivĂąmes Ă  Ketarop-sur-lac au bout de neuf jours de chevauchĂ©e. Nous nous rendĂźmes directement au siĂšge du Service de Renseignements ExtĂ©rieurs pour obtenir une mise-Ă -jour concernant l’affaire du tueur d’enfant.

« On a trouvĂ© le corps de deux nouvelles victimes, » dis-je en lisant le rapport. « Un des deux meurtres est assez rĂ©cent et date de deux jours aprĂšs mon dĂ©part, il y a un peu moins d’un mois. Le second corps a Ă©tĂ© retrouvĂ© au fond d’une riviĂšre, on estime qu’il a eu lieu il y a entre deux et trois mois. »

Je continuais en donnant le détails de chacun, à savoir la position, le nom et le signalement des victimes, et quelques autres menus détails.

Elle m’Ă©coutait en conservant cette mine de rĂ©flexion intense qu’elle affichait la majoritĂ© du temps. D’aucun aurait pu croire qu’elle ne m’Ă©coutais pas, mais je savais que son esprit avait dĂ©jĂ  plusieurs coup d’avance.

« Je pourrais avoir une carte de la rĂ©gion ? » demanda-t-elle. « Avec la position et la date de chaque meurtre. »

En m’exĂ©cutant, je rĂ©flĂ©chissais Ă  la disposition globale des crimes. C’Ă©tait difficile d’en tracer une carte mentale, car on n’avait pas trouvĂ© les cadavres dans un ordre strictement chronologique —sans oublier le fait qu’on a mis du temps avant de relier les crimes entre eux— mais avec l’information des deux derniers corps, il me semblait que le meurtrier suivait vaguement la grande route commerciale qui traversait le pays d’Arop dans sa longueur, en direction du triant.

J’apportai une carte, une copie des dossiers de chaque meurtre, et elle commença a marquer les emplacements et les dates sur la carte, pendant que je les lui dictais Ă  l’oral.

Rapidement, une chose devint claire : comme je l’avais prĂ©dit le meurtrier suivait une route. Elle allait d’un bout Ă  l’autre du pays d’Arop, partant de la frontiĂšre expressionniste jusqu’Ă  la frontiĂšre alchimique, en dĂ©crivant un large ‘S’.

« Quelle horreur, » ne puis-je m’empĂȘcher de lĂącher. Je jetai un Ɠil Ă  Eupope. Son regard Ă©tait portĂ© plus bas sur la carte.

« Il frappe Ă  la frĂ©quence d’une fois toutes les deux semaines, environ, d’aprĂšs ce que je vois. Normalement, on devrait avoir un nouveau cadavre, et mĂȘme plus probablement deux. »

« Peut-ĂȘtre qu’on n’a pas encore retrouvĂ© les corps, » avançais-je.

Elle secoua la tĂȘte « ou peut-ĂȘtre qu’on l’a dĂ©jĂ  trouvĂ©, mais que nous n’avons pas fait le lien. » Son doigt suivit le tracĂ© de la route, en partant du meurtre le plus ancien. À frĂ©quence rĂ©guliĂšre, un point passait sous son doigt. Quand elle arriva au dernier point, son doigt continua de glisser sur le papier et dĂ©passa la frontiĂšre arcano-alchimique.

« Vous pensez… qu’il a changĂ© de pays ? »

Elle acquiesça. « Il n’y a pas de raison qu’il se soit arrĂȘtĂ© Ă  la frontiĂšre. »

Je regardais la carte Ă  l’Ă©clairage de cette spĂ©culation. « … ni qu’il n’y ait commencĂ©, » ajoutai-je en pointant du doigt l’emplacement du premier meurtre, proche de la frontiĂšre opposĂ©e.

« TrĂšs bien, » dit-elle, « si on se dĂ©pĂȘche d’aller dans le pays de l’alchimie et qu’on arrive Ă  glaner des informations sur place, on a une bonne chance de le rattraper et d’anticiper le lieu de son prochain forfait. »

Je fis la moue. « Le problĂšme, c’est que je n’ai pas la juridiction pour m’immiscer dans les affaires d’un autre pays. Rien que la prĂ©sence d’un agent du SRE proche d’une scĂšne de meurtre rĂ©cente pourrait provoquer un incident diplomatique. »

« Vous n’avez qu’Ă  mentir sur votre identitĂ©. Je peux facilement vous faire passer pour mon apprentis. Moi j’ai un passeport international, je peux aller oĂč bon me semble. »

« Ça pourrait marcher, mais j’ai une autre idĂ©e. Peut-ĂȘtre serait-il utile que j’aille Ă  la tradition Expressionniste pour me renseigner sur les meurtres commis avant qu’il ne passe notre frontiĂšre. Pour eux, l’affaire commence Ă  dater, je n’Ă©veillerai pas les soupçons. Qu’en pensez-vous ? »

Eupope rĂ©flĂ©chit un court instant, avant d’approuver avec Ă©nergie. « C’est parfait, ça nous permettra de rĂ©colter le plus d’informations possible sur le tueur. Moi, je pars pour Stellaroc, la capitale alchimique. Quand vous aurez fini, revenez Ă  Ketarop-sur-lac, j’y aurais fait porter une lettre signalant ma position exacte. »

Je rĂ©-enroulai la carte. « TrĂšs bien, nous partirons tous deux demain, Ă  l’aube. »


Ça faisait trĂšs longtemps que je n’Ă©tais pas venue dans le pays de l’Alchimie, mais l’accueil qu’on me rĂ©serva fit remonter des souvenirs dĂ©sagrĂ©ables.

Les alchimistes n’aimaient pas les enquĂȘteurs indĂ©pendants. Ils refusaient que des services privĂ©s —surtout Ă©trangers— ingĂšrent dans leurs affaires criminelles.

C’est pour cette raison —je suppose— que l’inspecteur·ice grimaçait, l’Ɠil torve, en lisant mes papiers de voyage, tandis que j’attendais, assise sur la chaise mĂ©tallique de sa salle d’interrogatoire.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que ce tueur en sĂ©rie se trouve sur notre territoire, Madame Eupope ? » demanda-t-iel.

Je rĂ©flĂ©chis un instant Ă  si je devais lae reprendre et insister sur mon titre de MaĂźtresse —pour donner un petit effet dramatique— mais dĂ©cidai de ne pas envenimer la situation.

« Simple dĂ©duction. En tant qu’enquĂȘtrice indĂ©pendante, j’ai des informations qui vous aideraient Ă  l’attraper. »

Iel se para d’un air dĂ©sabusĂ©. « Et qu’est-ce ce qui vous fait croire qu’on ne l’a pas dĂ©jĂ  attrapĂ© ? »

Je soupirai. « Parce que si c’Ă©tait le cas nous n’aurions pas cette conversation. »

Iel s’apprĂȘta Ă  reprendre la parole, mais je ne lui en laissa pas le temps. « Cessons, voulez-vous ? Je sais que vous essayez de m’Ă©carter tout en voulant rĂ©cupĂ©rer les infos que j’ai dĂ©jĂ . Mais ce serait beaucoup plus simple pour vous comme pour moi si nous collaborions simplement. »

Iel ouvrit derechef la bouche, mais je continuai.

« Non seulement nous gagnerions du temps, mais en plus nous gagnerions en efficacitĂ©. Je suis connue pour ĂȘtre la dĂ©tective la plus brillante de ma gĂ©nĂ©ration — et des gĂ©nĂ©ration d’aprĂšs, mĂȘme. Quelle que soit la situation je serai apte Ă  vous aider. Mais ma carriĂšre est derriĂšre moi. Il s’agit probablement de ma derniĂšre enquĂȘte. Je veux bien vous laisser prendre tout le crĂ©dit de celle-ci. Si vous voulez, vous pouvez mĂȘme gardez secret notre collaboration. »

Je repris mon souffle. Iel attendit patiemment.

« Donc le bilan est simple : si vous faites le mĂ©tier d’inspecteur·ice pour attraper —entre autres— des meurtriers d’enfants, alors vous avez tout intĂ©rĂȘt Ă  accepter mon aide. Si vous le faites pour la gloire ou je-ne-sais-quoi, alors vous devriez Ă©galement l’accepter, car non seulement je consens Ă  vous laisser porter les lauriers de cette affaire, mais sans moi vous avez peu de chance de la rĂ©soudre seul·e. »

Iel haussa un sourcil. « Qui vous dit que je ne suis pas ambitieux·se et compĂ©tent·e ? »

Je penchai vers iel un regard incrĂ©dule. « Oh, s’il vous plaĂźt, » dis-je en appuyant sur les syllabes de maniĂšre exagĂ©rĂ©e, « nous savons toutes les deux quel genre d’enquĂȘteur·ice vous ĂȘtes. Je vois trĂšs bien que vous m’interrogez non pas par zĂšle mais pour Ă©prouver ma dĂ©termination. Je l’ai subie suffisamment de fois pour savoir que la procĂ©dure applicable est de m’Ă©conduire avec un avertissement et Ă©ventuellement une amende. Vous avez confisquĂ© mes dossiers, et mĂȘme si c’est temporaire, vous avez toute la libertĂ© de les copier. Si nous sommes toutes les deux dans cette salle Ă  en parler, c’est parce que vous avez envie de collaborer, mais que ce n’est pas autorisĂ© par la procĂ©dure normale. »

Son langage corporel lae trahissait. Iel trĂ©pignait de frustration. Mais iel hĂ©sitait encore. C’Ă©tait donc Ă  moi de faire le premier pas.

« Les dĂ©tectives indĂ©pendant ne sont pas tolĂ©rĂ©s tels quels, mais vous pouvez tout Ă  fait collaborer avec eux, ça ne dĂ©roge pas Ă  vos procĂ©dure, tant que l’enquĂȘte est supervisĂ©e par un·e inspecteur·ice de police. Et vous savez que c’est la meilleure chose Ă  faire. Je rĂ©pondrai Ă  toutes vos questions et vous aurez prĂ©sĂ©ance sur toutes les dĂ©cisions que nous aurons Ă  prendre. »

Je tendis la main pour qu’iel me rende mes papiers, ce qu’iel fit presque immĂ©diatement. Je me levai et dĂ©clara « Bon, si vous me ramenez mon bagage, je peux vous parler en dĂ©tail de mes dĂ©couvertes concernant l’affaire, ici-mĂȘme. »

Quand iel quitta la piĂšce pour s’exĂ©cuter, je remarquai qu’iel s’Ă©tait un peu dĂ©tendu·e.

Je passai l’aprĂšs-midi Ă  lui dĂ©tailler les seize meurtres qu’on avait dĂ©couvert dans le pays d’Arop, et une bonne partie de la soirĂ©e Ă  nĂ©gocier avec iel une autorisation pour mon compagnon qui Ă©tait en train de glaner des informations de l’autre cĂŽtĂ© de la Collerette.

« C’est lui qui a pris l’initiative me mettre sur l’affaire, ce serait cruel de l’Ă©carter maintenant. De plus, il est actuellement en train de risquer sa carriĂšre, vu qu’il agit hors de sa juridiction. » dis-je Ă  son visage fermĂ©. Iel passa sa main dans ses cheveux courts et roux, faisant jaillir une constellation de gouttes de sueur qui se dĂ©tachait dans le contrejour de la lampe de bureau.

« Je suis trop fatigué·e. Nous continuerons cette discussion demain. »

J’acquiesçai. Pour ma part, j’aurais pu continuer de travailler la nuit entiĂšre, mais je savais que ce n’Ă©tait pas une bonne idĂ©e. Il faut savoir se reposer quand on en a l’occasion.

« Allez Ă  l’HĂŽtel des Trois MarĂ©es » me conseilla-t-iel. « Ce n’est pas le plus luxueux de Stellaroc, mais il est bon marchĂ© et pas trĂšs loin d’ici. Je vous rejoindrai Ă  son auberge demain midi avec une dĂ©rogation pour vous et votre compagnon — si ma hiĂ©rarchie l’accepte, concernant ce dernier. Je vous ferai le point sur notre cĂŽtĂ© de l’enquĂȘte. Mais ne vous attendez pas Ă  grand chose, on commence Ă  peine Ă  faire les liens entre les meurtres… »

L’HĂŽtel des Trois MarĂ©es n’Ă©tait certes pas luxueux, mais les chambres Ă©tait spacieuses malgrĂ© qu’il Ă©tĂ© situĂ© centre-ville de la plus grande ville de l’Alchimie. Les lits Ă©tait durs, mais comme j’Ă©tais habituĂ©e Ă  dormir dans les relais routiers, je n’y trouvai pas d’inconfort. L’auberge qui occupait le rez-de-chaussĂ©e Ă©tait Ă©galement tout Ă  fait correcte, et au matin je pus y prendre mon soĂ»l de cafĂ©, de fruits et de muesli. Cependant la viande qu’on me proposa semblait de qualitĂ© mĂ©diocre. Je la refusai car j’aimais manger lĂ©ger quand j’enquĂȘtais.

Je passai une bonne partie la matinĂ©e dans la salle d’eau de l’auberge Ă  laver la poussiĂšre des routes, et le reste Ă  relire mes notes dans la discrĂ©tion de ma chambre.

L’inspecteur·ice arriva en retard au dĂ©jeuner, Ă  tel point que j’avais dĂ©cidĂ© de commencer Ă  manger sans iel.

« Excusez-moi, j’ai eu un grave contretemps, » me dit-iel en s’asseyant en face de moi et en faisant signe au serveur de venir. Son visage Ă©tait congestionnĂ© par la contrariĂ©tĂ©. Je me surpris Ă  penser que ses traits auraient Ă©tĂ© trĂšs doux, avec sa forme ovale, son nez aquilin et ses yeux bleus d’une extrĂȘme finesse, s’iel n’arborait pas en permanence une moue pensive qui fronçait ses sourcils Ă  peine visibles.

« Je me rends compte que je ne me suis jamais présenté·e. Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Iel me tendis une main que je serrai avec ravissement.

Nous passĂąmes le dĂ©jeuner Ă  faire le bilan de l’enquĂȘte dont Saras et son Ă©quipe Ă©taient chargĂ©s. Ça faisait Ă  peine deux jours qu’ils avaient fait le lien entre les trois meurtres d’enfants qui avait eu lieu prĂšs de la frontiĂšre avec l’Arcanisme. Mais nous nous efforçùmes Ă  Ă©courter le repas, car l’Ă©vĂšnement qui avait retenu Saras Ă©tait la dĂ©couverte d’un quatriĂšme corps, Ă  Port-Arcane. Le meurtre avait eu lieu l’avant-veille, juste avant que j’arrive.

« Il accĂ©lĂšre, » constatai-je alors que nous Ă©tions en route pour la scĂšne de crime. « Le rythme des meurtres s’accĂ©lĂšre. Plus il se prĂ©cipitera, plus il aura de chances de laisser des indices-clĂ©s. »

Saras secoua la tĂȘte. « Je tiens Ă  ce qu’on l’arrĂȘte avant qu’il ne commette une hĂ©catombe. »

Je me demandai ce qui pouvait lui faire penser que vingt meurtres n’Ă©tait pas une hĂ©catombe, mais gardai cette pensĂ©e pour moi.

Nous avions embarqué sur une vedette de la police, un petit navire à voile rapide. Il nous fallut un quart pour rejoindre Port-Arcane et arrivùmes donc en soirée.

Nous commençùmes par nous rendre chez la mĂ©decin-lĂ©giste. Quand j’entrai, le corps bleuit de l’enfant mort gisait sur une grande table en mĂ©tallique.

« ÉtranglĂ©, » nous lĂącha sobrement la lĂ©giste, clope au bec. « Et Ă©nucléé. J’avais jamais vu ça avant. Il est mort de la strangulation. Des bleus un peu partout sur le corps. Il s’est dĂ©battu. »

Je m’approchai du visage tumĂ©fiĂ©. « Je peux lancer un sort ? »

La lĂ©giste leva un Ɠil indignĂ© —probablement plus indignĂ©e de se faire questionner son travail par une Ă©trangĂšre qu’autre chose— mais hocha la tĂȘte.

Je sortis de mon manteau un de mes catalystes. Il s’agissait d’un sobre thermomĂštre au mercure, qui n’Ă©tais pas graduĂ© selon les unitĂ©s de tempĂ©rature standards, mais selon une Ă©chelle qualitative qui me servait Ă  avoir des informations sur l’anciennetĂ© des corps et des blessures.

Je lançai un sort de Vision en utilisant ce catalyste, ce qui me permis de percevoir les zones de chaleur, et commença mes mesures. Mes conclusions tombÚrent rapidement.

« On l’a Ă©nucléé Ă  vif. On lui a retirĂ© ses yeux avant de lui donner la mort. Et la mort a bien Ă©tĂ© due Ă  la strangulation. »

La légiste pouffa. « Ouai, ça on le savait déjà. »

Je continuai. « L’Ă©nuclĂ©ation a eu lieu entre une et deux heures avant la mort, pas moins. Ça a Ă©tĂ© fait violemment, pas de maniĂšre chirurgicale, mais pas non plus de maniĂšre Ă  torturer l’enfant : on ne se souciait pas vraiment de s’il allait y survivre. C’est par hasard qu’il n’est pas mort de cette blessure. »

C’Ă©taient des prĂ©cisions que la lĂ©giste n’avait sĂ»rement pas dĂ» avoir. Elle se taisait maintenant.

« J’ai aussi vu quelque chose d’Ă©trange. Si vous me le permettez… »

Je retournai le corps nu de la victime. Grùce à la rigidité du cadavre et à sa faible carrure ce ne fut pas compliqué.

Je rangeai le thermomĂštre et sortis un autre catalyste. Ma bonne vieille loupe. Probablement l’objet que j’ai le plus souvent utilisĂ© dans ma carriĂšre.

Je lançai un autre sort de Vision, mais cette fois-ci pour ĂȘtre capable de voir les dĂ©tails les plus infimes. La loupe avait spĂ©cialement Ă©tĂ© créée pour ce sort.

Ce que je vis confirma mes soupçons. Ce fut avec gravité que je me tournais vers Saras.

« Il a été violé. »


Je baissai les yeux sur les menottes qui attachaient mon poignet droit à la lourde table. La large femme bourrue qui me faisait face me fixait sans mot dire, penchée en arriÚre sur sa chaise et les bras croisés.

Elle avait passĂ© les deux derniĂšres heure Ă  me fixer, l’air mĂ©chant, en me rabrouant et m’insultant chaque fois que je tentais de prendre la parole pour lui demander ce que je faisais ici.

Mon épaule, contrainte dans une position peu naturelle, commençait à me faire souffrir. Chaque grognement ou soupir que la douleur extirpait de mes articulations ankylosées était accueilli par un regard assassin de sa part.

Au bout d’un certain temps, la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit. Un homme beau et Ă©lancĂ© entra, tout sourire avec une tasse fumante de ce qui, Ă  l’odeur, me semblait ĂȘtre du cafĂ©. Il prit une petite clĂ© dans sa poche, et d’un habile jeu de sa main libre me libĂ©ra de mes fers.

« Veuillez excuser la vĂ©hĂ©mence de ma collĂšgue, monsieur, la procĂ©dure est un peu ambiguĂ« pour ce genre de situation. » Il leva la tasse qu’il tenait : « CafĂ© ? »

Sans attendre ma réponse, il la posa juste devant moi.

J’observai toute cette scĂšne avec le recul du fonctionnaire rompu aux mĂ©thodes d’interrogatoire. Je connaissais bien ce petit jeu de faire mijoter un suspect pour ensuite lui sortir le couplet du bon flic, mauvais flic —et pour cause, je l’ai souvent joué—, mais le fait de comprendre leur manĂšge ne rendait pas la situation plus facile Ă  supporter. Au contraire, j’anticipais avec angoisse les diffĂ©rents moments-clĂ©s de cette technique.

Quand l’homme s’assit, la femme Ă©mit un grognement de frustration et fit craquer les jointures de ses phalanges. Je tentai de l’ignorer et me concentrai sur l’homme qui, j’en Ă©tais sĂ»r, Ă©tait sur le point de me sortir son coupler de bon flic.

« Bon bon bon… Si je rĂ©sume la situation, vous ĂȘtes un arcaniste qui, Ă  peine passĂ© la frontiĂšre expressionniste, vient poser des question sur un prĂ©sumĂ© tueur en sĂ©rie… C’est bien ça ? »

Je soupirai. « C’est un peu rĂ©sumĂ©, mais oui, en substance, c’est ça. »

« D’accord d’accord, je vous crois. Puis-je vous demander pour quelle raison ? »

LĂ  ça se compliquait. J’avais omis de dire que j’Ă©tais un agent de renseignement, je suis sĂ»r qu’ils le prendraient mal. Je rĂ©pĂ©tais le mensonge que je leur avais dit tantĂŽt, mais j’Ă©tais persuadĂ© que c’Ă©tait une question piĂšge.

« Je suis dĂ©tective, j’Ɠuvre avec une collĂšgue Ă  moi suite Ă … »

Avec fureur, la femme bourrue se leva de siĂšge, dĂ©gaina son Ă©pĂ©e Ă  la vitesse de l’Ă©clair, et frappa la tasse qui Ă©tait toujours sur la table, qui se brisa en m’Ă©claboussant de cafĂ© brĂ»lant.

« CONNERIES ! On sait que vous avez passĂ© la frontiĂšre avec un passeport diplomatique ! Vous ĂȘtes un putain d’espion ! »

L’homme posa sa main sur le bras de sa collĂšgue.

« Allons allons, policiĂšre Vaveta, ĂȘtre un diplomate curieux ne signifie pas nĂ©cessairement ĂȘtre un espion. Calmez-vous donc. »

C’est Ă  ce moment que je compris Ă  quel point cette technique d’interrogatoire Ă©tait efficace. MĂȘme en connaissant cette pratique et en ayant rĂ©ussi Ă  garder mon flegme, je me sentais malgrĂ© moi rassurĂ© quand c’Ă©tait l’homme qui parlait. Il fallait quand mĂȘme que je trouve un moyen de m’en sortir sans aller en tĂŽle.

La femme se rassit, haletante, rouge de colÚre, son épée toujours à la main.

« Cependant… » reprit le policier, « il est vrai que la plupart des diplomates ne sont pas aussi discrets, mĂȘme quand ils sont curieux. Si on n’avait pas pu compter sur l’extrĂȘme vigilance des citoyens de notre petite ville, on n’aurait sans doute jamais entendu parler de vous. »

Il me tendit un mouchoir, que je pris pour m’essuyer le visage et les vĂȘtements. Je dĂ©cidai de ne pas rĂ©sister et d’entrer dans le jeu. De toute façon, je savais que ceux qui faisaient les malins finissaient avec un coquard.

« Vous n’avez rien fait de particuliĂšrement illĂ©gal, vous savez, hormis le lĂ©ger trouble Ă  l’ordre public qu’a provoquĂ© votre petit furetage. Soyez sans crainte. »

Il s’approcha de la petite lucarne scellĂ©e par des barreaux d’acier.

« Le seul problĂšme, c’est que j’ai un autre rendez-vous, peu avant le coucher du soleil. Si notre petite discussion s’Ă©ternise, je vais devoir vous laisser avec nos agents spĂ©cialistes de l’interrogatoire, comme la policiĂšre Vaveta, vous voyez. »

Il se retourna vers moi.

« Mais aucun de nous deux ne veux ça, n’est-ce pas ? »

Un sourire carnassier apparu sur le visage de la policiÚre. Elle, elle voulait ça.

« Non, bien sûr que non, » répondis-je, feignant une trace de peur.

« Dans ce cas, dites-moi : quel genre de diplomate ĂȘtes-vous ? »

C’est Ă  ce moment que ça devenait tendu. Je ne pouvais toujours pas leur dire que j’Ă©tais du SRE, mais si je mentais un peu trop, ils continueraient de me cuisiner. Je tentai donc d’Ă©laborer une demi-vĂ©ritĂ©.

« Je suis lieutenant de la police de Ketarop-sur-Lac. Mais je vous ai bel et bien dit la vérité, car je ne suis pas ici de maniÚre officielle. »

Je fis un petit pause et repris mon souffle. Les deux autres m’Ă©coutaient attentivement, l’air grave, mais l’Ɠil emprunt de curiositĂ©.

« Vous voyez, Ă  Ketarop —et partout dans le pays d’Arop d’ailleurs—, on a eu une sĂ©rie de meurtres. AprĂšs une longue enquĂȘte infructueuse, mes supĂ©rieurs m’ont ordonnĂ© de la classer sans suite. Mais je ne pouvais pas m’y rĂ©soudre et me suis associĂ© avec une dĂ©tective privĂ©e de renom pour trouver le fin mot de l’histoire.

« La succession des meurtres semblait indiquer que le tueur provenait des territoires expressionnistes, j’ai dĂ©cidĂ© de venir ici pour mettre en commun nos informations. AprĂšs tout, il n’y a pas de raison particuliĂšre pour que les meurtres aient commencĂ© Ă  la frontiĂšre, n’est-ce pas ? Et l’affaire est particuliĂšrement complexe, j’ai besoin de toute l’aide qu’on pourra me fournir. »

L’homme secoua la tĂȘte. « Dans ce cas, pourquoi n’ĂȘtes-vous pas venu directement Ă  la police ? »

« Comme je vous l’ai dit, j’agis en dehors de ma juridiction et sans l’aval de mes supĂ©rieurs. Je ne pouvais de ce fait pas envoyer une lettre officielle pour vous prĂ©venir de ma venue. Techniquement, je suis juste ici en tant que citoyen, pas policier. De plus, j’Ă©tais sĂ»r qu’une affaire de cette envergure avait atteint le public gĂ©nĂ©ral et je pensais qu’interroger les habitants suffirait Ă  me fournir toutes les informations nĂ©cessaires. »

Je vis, Ă  l’issue de mon monologue, que leur orgueil de flic avait Ă©tĂ© piquĂ©, et ce malgrĂ© les prĂ©cautions prises dans les mots que j’avais employĂ©.

AprÚs un court silence, la policiÚre pris la parole. « On ne peut pas transmettre des informations sur des meurtres à des civils. »

Mon regard s’illumina. « Ah ! Il y en a donc bien eu ici aussi ? »

L’homme jeta un regard noir Ă  sa collĂšgue, puis s’adressa Ă  moi. « Oui, cher confrĂšre, il y en a eu. Mais comme elle vient de le dire, ces informations ne peuvent pas ĂȘtre donnĂ©es Ă  n’importe qui. »

Je réprimai le rictus qui tentait de se loger au coin de mes lÚvres.

« D’aprĂšs ce que j’ai pu glaner avant mon arrestation, personne n’est au courant. Du coup, si vous ne m’aidez pas, ma seule possibilitĂ© pour obtenir des informations sera de faire un appel Ă  tĂ©moin Ă  l’Ă©chelle de plusieurs ville… »

L’homme commençait Ă  perdre son sang-froid. « Et vous serez de nouveau arrĂȘtĂ© pour trouble de l’ordre public. »

« Oh ! Ça ! Quelle est la sentence pour ce genre d’infraction ? Une simple amende, si ma mĂ©moire est bonne ? Écoutez, si c’est pour attraper un tueur en sĂ©rie international, je suis prĂȘt Ă  la payer, et plutĂŽt deux fois qu’une. »

Il s’impatientait. « Je pourrais aussi vous faire arrĂȘter pour espionnage. »

« Qu’ai-je espionnĂ©, sinon les mouvements d’un criminel que vous avez Ă©chouĂ© Ă  arrĂȘtĂ© ? Je ne suis pas sĂ»r que vos supĂ©rieurs apprĂ©cient que vous crĂ©iez un incident diplomatique pour si peu. En vĂ©ritĂ©, si vous me transmettez ces informations, vous pourrez considĂ©rez que la passation de l’enquĂȘte est faite et ça fera ça de moins sur votre conscience. »

L’homme avait les sourcils sĂ©vĂšrement froncĂ©s, mais ne dit rien. Sa collĂšgue l’observait, attendant une dĂ©cision de sa part.

Finalement, il se leva. « Ce n’est pas de mon ressort. Je vais faire remonter cette affaire. Attendez-moi lĂ . »

Il se passa plusieurs heures avant qu’il ne revienne. Quand il fut de retour, il avait un dossier sous le bras.

« Ma hiérarchie a accepté de vous transmettre ce que vous avez demandé, à condition que vous soyez raccompagné à la frontiÚre. »

Je lui souris « C’est prĂ©cisĂ©ment ce que je comptais faire. »

Sur la route qui sĂ©parait la ville de la frontiĂšre, je consultai le fameux dossier. Il Ă©tait quasiment vide. Mais il contenait une information particuliĂšrement intĂ©ressante : le signalement du meurtrier.


« Je suis presque certaine que le tueur va suivre la cĂŽte jusqu’Ă  la frontiĂšre shamane et faire des victimes sur son trajet. Je ne suis pas sĂ»re de son itinĂ©raire exact mais il y a une bonne chance pour qu’il longe la Briane avant de passer la frontiĂšre. » dis-je Ă  Saras lors de notre traversĂ©e pour rentrer Ă  Stellaroc.

« Vous pensez qu’on peut l’attraper avant qu’il n’atteigne les pays shamaniques ? »

« Ce n’est pas impossible, mais ça risque d’ĂȘtre compliquĂ©, » lui rĂ©pondis-je, incrĂ©dule. « Nous avons pas mal de retard sur lui, avec tous ses aller-retours, et mĂȘme s’il ne voyage pas trĂšs vite —probablement pour pouvoir repĂ©rer les victimes idĂ©ales— il y a peu de chance pour que nous retrouvions sa trace avant la frontiĂšre. »

Maon compagnon·ne avait l’air contrit·e.

« On a nĂ©anmoins une petite chance d’y arriver si on mise sur le fait qu’il longe la Briane. Si c’est le cas, en coupant par le plus court chemin, on pourra peut-ĂȘtre mettre la main dessus Ă  temps. Mais il y a deux gros problĂšmes Ă  ça.

« Le premier, c’est que ça serait partir du principe qu’on arrivera Ă  le coincer dĂšs qu’on sera dans la mĂȘme ville que lui. Je dois vous avouer que c’est assez improbable et qu’il faudra un certain temps pour l’attraper dĂšs qu’on l’aura rattrapĂ©. D’expĂ©rience, c’est souvent comme ça que ça se passe avec les criminels qui sont trĂšs mobiles et dont on ne possĂšde pas le signalement.

« Le deuxiĂšme, c’est bien Ă©videmment que c’est un pari trĂšs risquĂ©. Il n’y a rien —pour le moment— qui semble indiquer qu’il prendra un chemin plutĂŽt qu’un autre. Il y a des vies en jeu, on ne peur pas se le permettre. »

Saras avait l’air déçu·e. « Alors, quoi ? On continue Ă  le suivre ? »

Je hochai la tĂȘte. « Mais d’abord on met toutes les informations en commun. Hier, j’ai envoyĂ© une lettre Ă  Ketarop Ă  l’attention de Betec, et le message que j’ai laissĂ© au poste de police de Stellaroc lui indiquera de nous rejoindre Ă  mon hĂŽtel dĂšs qu’il serait arrivĂ© en ville. Si j’ai bien estimĂ©, il devrait arriver quelques jours aprĂšs notre retour. »

Iel haussa un sourcil.

« Peut-on se permettre d’attendre plusieurs jours ? »

« C’est mieux ainsi. On a trop de retard pour que ça fasse une diffĂ©rence, et plus on a d’informations mieux c’est. »

« Mais vous n’avez pas dit que le rythme des meurtres accĂ©lĂ©rait ? »

« Oui, mais partir seules Ă  sa poursuite, dans l’Ă©tat actuel des chose, ne servira pas Ă  grand chose. Si Betec a une information capitale et qu’en arrivant il ne trouve qu’une autre lettre lui indiquant qu’on est parties devant, on se lance dans une fuite en avant qui ne va qu’empirer les choses. »

Iel acquiesça en silence. Je laissai un ange passer, puis ajoutai : « Vous savez, a priori le tueur voyage par la route. Il devrait arriver Ă  Stellaroc et commettre un meurtre d’ici quelques jours seulement. C’est une occasion pour nous d’essayer d’attraper le coche. »

« Je sais… »

« Mais on a trop peu d’information pour faire quoi que ce soit. C’est triste, mais on va ĂȘtre obligĂ©es d’attendre qu’il commette un meurtre pour… »

« JE SAIS ! »

Saras avait frappé le bastingage avec ses deux poings. Ses sourcils froncés et la colÚre défigurait ce visage si parfait.

« … pour essayer d’avoir les indices les plus frais possibles, ce qui nous permettrait de le coincer. » terminai-je.

Saras se tourna vers moi d’un air de dĂ©fi.

« Alors pourquoi personne, pourquoi aucune force de police n’a rĂ©ussi Ă  l’attraper ou Ă  avoir la moindre information utile Ă  son sujet ? »

« Vous vous mĂ©prenez, Saras, nous avons beaucoup d’informations utiles —je les rĂ©sumerai quand Betec nous rejoindra— mais juste pas suffisantes pour faire quoi que ce soit. Quand Ă  savoir pourquoi personne n’a encore mis la main dessus, je dirais : une grande mobilitĂ©, accompagnĂ©e d’une grande prudence. Mais ça aussi on en reparlera. »

Nous accostĂąmes Ă  Stellaroc en milieu de mĂątinĂ©. Saras avait d’autres affaires Ă  gĂ©rer et me demanda de le faire chercher quand Betec serait lĂ . Quant Ă  celui-lĂ , quelle ne fut pas ma surprise quand je le vis arriver le soir mĂȘme, poussiĂ©reux et extĂ©nuĂ©.

« Mon ami ! Je ne vous attendais pas si tĂŽt ? Tout s’est bien passĂ© ? »

À ma question, il Ă©clata de rire, avant de me dire sur un ton sĂ©rieux : « N’en parlons pas. »

Je ne pu m’empĂȘcher de sourire Ă  l’idĂ©e qu’il eut Ă©tĂ© reçu par les interprĂštes de la mĂȘme maniĂšre que moi ici-mĂȘme.

Alors que nous Ă©tions toujours debout dans la salle de l’auberge et qu’il empestait la sueur et le cheval, il sorti un folio de son sac. « J’ai des informations intĂ©ressantes. »

Je levai une main pour l’interrompre. « Commencez pas prendre un bain, vous serez plus Ă  l’aise pour me prĂ©senter ça (moi aussi d’ailleurs, mais je tus cette pensĂ©e). De plus, un·e inspecteur·ice d’ici a acceptĂ© de nous aider. Je vais lae prĂ©venir et on fera le bilan tous les trois, Demain matin. »

J’Ă©tais fourbue du voyage qui m’avait fait traverser la moitiĂ© du monde, de l’interrogatoire ma foi oppressant, et de l’aller-retour en bateau. AprĂšs tout, depuis le dĂ©but de l’enquĂȘte, je ne m’Ă©tais pas arrĂȘtĂ©e plus d’une nuit dans la mĂȘme ville. SitĂŽt mon repas avalĂ©, j’allai me coucher. Je ne recroisai pas Betec qui avait dĂ» dĂźner aprĂšs son bain.

Saras était déjà là quand nous descendßmes prendre le petit déjeuner. Nous occupùmes une table pour six.

« Vous ĂȘtes monsieur Steiner, je prĂ©sume ? Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Ils Ă©changĂšrent une poignĂ©e de main emplie d’aigreur. Saras avait un langage corporel plutĂŽt hautain envers son homologue arcaniste, et ce dernier semblait contrariĂ© de cette attitude. Il ne cacha pas son amertume, et croisa ses doigts sur la table, sourcils froncĂ©s.

Mes compagnons commencÚrent alors à étaler leurs documents tout en se faisant servir généreusement en fruits, légumes et viandes. Pour ma part, je continuai de manger léger.

Saras énuméra nos informations et nos conclusions à Betec, qui écoutait poliment, mais il était de toute évidence pressé de présenter ses propres découvertes.

Quand ce fut son tour, il brandit théùtralement la premiÚre feuille du folio.

« J’ai rĂ©ussi Ă  obtenir le signalement du meurtrier. » Nous observĂąmes le document. « Il s’agit d’une femme ! »

J’acquiesçai. « Ça ne m’Ă©tonne pas. »

Betec Ă©tait surpris. « C’est peut-ĂȘtre sexiste de ma part, mais tout ce temps je m’Ă©tais imaginĂ© que le coupable Ă©tait un homme. »

Je hochai la tĂȘte. « C’est normal. Statistiquement, ce sont les hommes qui commettent le plus souvent la combinaison viol-homicide. Mais ce cas-lĂ  n’a rien d’habituel. »

Saras acquiesça. « Je vous avoue qu’Ă  l’instar de monsieur Steiner, j’avais par dĂ©faut imaginĂ© un homme. Peut-on savoir la raison de votre non-surprise ? »

« Et bien, rien de ce qui est arrivĂ© n’est ordinaire. Pour commencer, un tueur en sĂ©rie qui va de ville en ville, c’est trĂšs rare. Ils aiment gĂ©nĂ©ralement avoir un pied-Ă -terre stable, une zone de confort qui leur permet de mieux commettre leurs mĂ©faits, par exemple en invitant les victimes chez eux, ou en disposant de moyens de faire disparaĂźtre les corps plus facilement, ou tout simplement de se faire oublier entre deux crimes. Ils en ont bien souvent besoin.

« Commettre des crimes en Ă©tant nomade est trĂšs complexe, il faut faire du repĂ©rage Ă  chaque fois, trouver un moyen d’Ă©chapper Ă  la police dans chaque ville, c’est trĂšs fastidieux.

« Prenons aussi en compte que la grande majoritĂ© des viols —a fortiori les actes pĂ©dophiles— sont habituellement commis par des membre de la famille ou des gens trĂšs proches, et pas dans la rue.

« Enfin, le modus operandi, qui est unique en son genre.

« On ne peut donc pas appliquer un profil-type standard pour ce genre d’affaire, que ce soit le genre, l’Ăąge, la classe sociale, ou quoi que ce soit d’autre. »

Ils hochĂšrent tous les deux la tĂȘte, convaincus.

Betec m’enjoignit Ă  reprendre la lecture du signalement.

« Nous disions donc : une femme, dans la quarantaine, taille moyenne, phĂ©notype hil-et, Ă  savoir peau olive, yeux bleu sarcelle, cheveux roux orangĂ©. Ah ! Nous avons son physiom ! Il s’agit d’un Ă©pais trait de couleur rouge sur son visage, vertical, qui part de son front juste au-dessus de son Ɠil droit et qui descend jusqu’au milieu de la joue. »

« Heureusement que nous avons son physiom », soupira Saras, « la plupart des habitants d’ici on le phĂ©notype hil-et, hormis les quelques shamans qui voyagent vers le primant. Sans ça, son signalement n’aurait pas Ă©tĂ© trĂšs utile. »

Betec nous présenta les autres documents de son folio, qui étaient de simples rapports de scÚnes de crime.

Le petit dĂ©jeuner Ă©tait dĂ©sormais terminĂ© et il ne restait plus que nous dans la salle de l’auberge, hormis quelques piliers qui Ă©taient dĂ©jĂ  clouĂ©s au comptoir.

« Bon, maintenant qu’on a partagĂ© toutes nos informations, faisons un petit rĂ©sumé », dĂ©clara Saras.

Je pris la parole.

« Une femme, originaire du pays de Braam ou de Clava, parcours les routes en commettant des meurtres. Elle serpente le long des routes secondaires, en agissant sur un intervalle de neuf à vingt-huit jours. Nous avons constaté que cet intervalle se réduisait au cours du temps.

« Les crimes qu’elle commet se dĂ©roulent ainsi : elle choisit un enfant, l’Ă©nucléé, Ă  l’aide d’un instrument mĂ©tallique, parfois chauffĂ© Ă  blanc, parfois pas, puis dans les deux heures qui suivent le viole par pĂ©nĂ©tration anale, trĂšs certainement avec le mĂȘme instrument. L’enfant fini par mourir de strangulation, probablement en le maintenant pour ne pas qu’il se dĂ©batte. Il est possible que l’enfant meurt de l’Ă©nuclĂ©ation, mais dans ce cas le viol a quand mĂȘme lieu.

« Il faut cependant prendre ce constat au conditionnel, car presque toutes victimes sont brĂ»lĂ©es post-mortem puis cachĂ©es dans divers lieux, exceptĂ© une qui a Ă©tĂ© retrouvĂ©e intacte au fond de la baie du Golfe ÉtoilĂ©. Il s’agit donc d’extrapolations faites Ă  partir de cette victime et du rapport des autres.

« La police peine Ă  trouver le coupable, car la tueuse quitte la ville oĂč elle a commis sont crime avant que le corps ce soit retrouvĂ©, et l’absence de point commun signifiant implique que la police met du temps Ă  faire le lien entre les meurtres.

« Selon nos prévisions, elle devrait arriver à Stellaroc dans les prochains jours, tenter de commettre un crime, puis repartir en direction de la tradition Shamanique. »

Un silence lourd Ă©tait tombĂ© sur mes compagnons. Saras avait le visage tordu de dĂ©gout, comme s’iel s’apprĂȘtait Ă  vomir, et Betec avait les mains croisĂ©es devant sa bouche, le regard perdu dans le vague.

« A-t-on pu faire un lien entre les victimes ? », demandai-je.

Betec sorti de sa rĂȘverie. « Impossible, on a trop peu d’information sur eux. Vous ĂȘtes d’accord, inspecteur·ice Filsonn ? »

D’un geste de la main, Saras commanda une biĂšre avant de rĂ©pondre. « Oui, Ă©tant donnĂ© les moyens Ă  notre disposition et de la distance nous sĂ©parant des familles des victimes, impossible d’entre savoir plus sur eux. »

« TrĂšs bien, » repris-je, « A-t-on des hypothĂšses quant au mobile ? »

Ils secouĂšrent la tĂȘte en cƓur. « Sans doute l’acte lui-mĂȘme apporte Ă  la tueuse une certaine satisfaction. Je ne vois rien d’autre, » avança Betec.

« Nous sommes complÚtement aveugles alors. »

Saras dĂ©clara, « Je vais transmettre le signalement Ă  tous nos agents et demander Ă  dĂ©ployer des troupes pour surveiller les endroits peuplĂ©s d’enfants. Je ne sais pas si ça suffira, mais c’est le strict minimum. Des suggestions sur d’autres mesures Ă  prendre ? »

C’est Betec qui lui rĂ©pondit. « Oui. Dites aux gardes qui sont postĂ©s aux portes du guide et des dieux de faire suivre toute personne correspondant ne serait-ce qu’un peu au signalement. Il est assez prĂ©cis pour que ça ne vous coĂ»te pas trop de ressources, mais c’est le meilleur moyen de l’attraper. »

Saras fit la moue. « Je vais devoir demander des renforts au commissariat gĂ©nĂ©ral de la ville. Ça risque de prendre un peu de temps de mettre ça en place. »

J’intervins. « Renforcez la sĂ©curitĂ© dans les bas-quartiers et sur le port, ainsi qu’Ă  tous les endroits oĂč il y a des enfants mendiants. Le fait qu’elle agisse aussi vite, aussi discrĂštement et avec un certain dĂ©dain de la part de la police me fait penser qu’elle s’en prend principalement aux enfants de la basse sociĂ©tĂ©. Si vous voyez quelqu’une de suspecte, arrĂȘtez-la et demandez ses papiers de voyage. Ils devraient nous permettre de savoir si elle est passĂ©e par le dĂ©troit des Dieux ou le dĂ©troit du Guide. Dans le second cas, ce sera une sĂ©rieuse suspecte. Et bien sĂ»r, surveillez le physiom de chaque personne suspecte, surtout si celle-ci cache son visage. »

Saras se leva. « TrĂšs bien. Si vous n’avez rien Ă  ajouter, je vais aller de ce pas transmettre ces instructions. »

Betec se redressa également, « Je vais faire du repérage dans les divers quartiers pour voir quels seraient les endroits propices à ce genre de meurtre. »

« Quand à moi, » dis-je, « je vais transmettre le signalement à toutes les auberges de la ville. »


J’avais beau avoir l’air confiant·e face Ă  mes insolites compagnons, je n’en menais en revanche pas large face Ă  la commissaire gĂ©nĂ©rale. Mon propre commissaire m’avait donnĂ© sa bĂ©nĂ©diction quand je lui avait exposĂ© la situation, mais je sentais bien que pour lui, c’Ă©tait peine perdue.

« Je vais envoyer un mĂ©mo aux autres commissariats, pour qu’ils aient le signalement et puissent prendre leurs propres mesures », m’avait-il dit. En sous-texte, cela signifiait « On a peu de chance d’obtenir un effort de coordination gĂ©nĂ©ral ». Mais, en bon commissaire, il avait tout de mĂȘme catapultĂ© ma requĂȘte vers les instances supĂ©rieures comme l’indiquait la procĂ©dure d’usage pour ce genre d’urgence.

Je me prĂ©parais Ă  ĂȘtre reçu·e par le commissaire gĂ©nĂ©ral, l’aprĂšs-midi-mĂȘme. Je me maquillais minutieusement, non-seulement pour faire bonne impression mais surtout pour apaiser mon anxiĂ©tĂ©. J’avais dĂ©jĂ  eu affaire Ă  la commissaire gĂ©nĂ©rale deux ou trois fois en tant qu’inspecteur·ice, et des dizaines de fois en tant qu’agent·e de police, avant ma promotion. Elle avait une maniĂšre de me terrifier, dans sa façon de parler, dans sa façon d’Ă©couter. Elle faisait cette impression Ă  tout le monde. Elle Ă©tait dans un jugement permanent de la valeur des requĂȘtes qu’on lui apportait. Pour elle, soit on leur donnait trop d’importance —et dans ce cas, on la dĂ©rangeait pour rien—, soit on ne prenait pas l’affaire suffisamment au sĂ©rieux —dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir remontĂ© plus tĂŽt ? Pourquoi ne pas avoir pris plus d’initiatives ?—. Dans tous les cas, on se faisait remontrer.

Ses remontrances Ă©tait particuliĂšrement difficiles Ă  vivre. Ce n’Ă©taient pas des reproches directs, ceux pour lesquels on peut serrer les dents et attendre que ça passe, mais de subtils Ă©lĂ©ments de langage, un adjectif acerbe, un adverbe accablant, une pointe de sarcasme ou juste des variations de ton sans Ă©quivoque, au cours d’un long monologue terne en apparence, mais au sous-texte accablant. Rien que de penser Ă  son langage corporel, ses postures, ses regards torves me donnait des frissons.

J’avais mis trop de fond de teint. Perdu·e dans mes angoisses, retardant par tous les moyens le moment fatidique de la confrontation, j’avais surchargĂ© mon maquillage.

Je n’avais pas le temps de le refaire si je voulais ĂȘtre Ă  l’heure, et de toute maniĂšre, lĂ  oĂč ordinairement ce genre d’apprĂȘt m’aidait Ă  me focaliser, dans le moment il ne faisait qu’accentuer mon sentiment de solitude.

Les requĂȘtes urgentes Ă©taient rapportĂ©es dans son spacieux bureau, qui grouillait en permanence de subalternes. J’avais pris avec moi une agente de terrain et un de nos greffiers, la premiĂšre pour pouvoir transmettre des ordres urgents si elle le demandait, et le second pour lui transmettre les documents appuyant ma requĂȘte et consignant, aprĂšs coup, l’entretien. Ils allaient ĂȘtre tĂ©moins de mon humiliation publique.

Debout face Ă  son bureau —il n’y avait aucune chaise ou fauteuil dans cette piĂšce, ça prenait trop de place et tout le monde Ă©tait trop occupĂ© pour avoir le temps de s’asseoir—, elle leva les yeux Ă  mon arrivĂ©e et me gratifia d’un simple : « J’Ă©coute. »

J’exposai la requĂȘte. Directement, simplement, formellement, objectivement, sans aucune forme d’Ă©motion ou de jugement personnel. Elle Ă©couta avec attention.

J’apprĂ©hendais dĂ©sormais sa rĂ©action.

« Je vois. C’est bien. Mais pas de mobilisation gĂ©nĂ©rale. Le signalement Ă  Ă©tĂ© transmit, je vais transfĂ©rer l’ordre aux gardes des portes de vĂ©rifier tout le monde. C’est l’unique chose pour laquelle vous avez besoin de mon ordre direct. Vous pourrez vous charger du reste. »

Un des subalternes de la commissaire gĂ©nĂ©rale dĂ©tala dĂšs la fin de sa phrase, sans doute pour transmettre sans tarder l’ordre en question.

J’Ă©tais un peu prise au dĂ©pourvu. MalgrĂ© les quelques insinuations et le ton maternaliste de sa derniĂšre phrase —qui semblait signifier « vous ĂȘtes un·e adulte, vous n’avez pas besoin de moi pour ça »— je me sentis moins troublé·e que ce Ă  quoi je m’attendais. Peut-ĂȘtre que ma mĂ©moire avait amplifiĂ© le mal-ĂȘtre qu’elle provoquait chez moi, ou peut-ĂȘtre qu’elle s’Ă©tait un peu assagie avec le temps. Dans tous les cas, sans aller jusqu’Ă  dire que je me sentais bien, j’avais connu bien pire.

Elle avait baissĂ© les yeux et Ă©tait retournĂ©e dans ses papiers. Quand elle s’aperçut que je n’avais pas bougĂ©, elle leva derechef la tĂȘte et conclua d’un simple : « Ce sera tout. »

Quand je sortis du bureau, avant mĂȘme que je ne puisse relĂącher la pression et desserrer les dents, je fus rattrapĂ©e par un autre de ses subalternes.

« Comme vous avez fait une requĂȘte directe et qu’elle a Ă©tĂ© entendue, vous ĂȘtes maintenant plĂ©nipotentiaire concernant cette affaire. Vous pouvez faire vos demande Ă  n’importe quel commissariat de la ville, elles seront Ă©coutĂ©e comme si vous Ă©tiez un·e de ses subordonnĂ©s·e direct·es. Tant que ça reste dans le cadre de l’enquĂȘte. »

Sans ajouter un mot, il retourna dans le bureau.

En sortant du commissariat gĂ©nĂ©ral, j’expirai l’air de mes poumons comme si j’avais retenu ma respiration pendant trois heure. Je regardai mes propres subalternes, ils avaient l’air Ă  la fois fortement marquĂ©s par cet entretien et soulagĂ©s d’ĂȘtre sortis.

« Je suis content qu’elle vous ai Ă©couté·e, chef·fe », me gratifia mon greffier, accompagnĂ© d’un sourire.

Le soleil Ă©tait sur le point de toucher l’horizon, il Ă©tait temps de rejoindre mes compagnons Ă  l’hĂŽtel.


Un employĂ© de la municipalitĂ© Ă©tait en train d’allumer les lampadaires de forcelle qui parsemait la rue. Il se pressait, car la lumiĂšre du jour baissait rapidement et il en avait encore beaucoup Ă  s’occuper.

J’Ă©tais dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, Ă  la jonction entre les docks et le quartier du bas-peuple. La route n’Ă©tait pas pavĂ©e, le sol Ă©tait en terre battue et rendu humide par l’atmosphĂšre marine.

C’Ă©tait le genre de quartier idĂ©al pour commettre un meurtre.

J’avais passĂ© l’aprĂšs-midi Ă  transmettre le signalement de la tueuse Ă  toutes les auberges de la ville.

J’arrivai sur une assez grande place, oĂč quelques personnes Ă©taient prĂ©sentes. Il y avait un petit groupe de dockers masculins, qui fumaient de l’herbe en plaisantant, un pĂšre en promenade avec sa fille, un groupe de six enfants qui jouaient, tombait et se roulait dans la poussiĂšre, et une femme entre deux Ăąges qui observait ses derniers d’un Ɠil torve.

Je me dirigeai vers les enfants. Quand je passai devant les dockers, ils m’injuriĂšrent sur mes origines. A priori, ils avaient un grief contre les shamans. Je les ignorai et rejoignit le groupe de bambins.

« Bonjour, je m’appelle Eupope. Vous venez souvent jouer ici ? » Le enfants me dĂ©visagĂšrent, surpris dans leur jeu par la vieillarde que j’Ă©tais. Je vis du coin de l’Ɠil que la femme qui se tenait Ă  l’Ă©cart fronça les sourcils.

Un jeune garçon me rĂ©pondit, « On vient tous les jours aprĂšs l’Ă©cole ! »

Je lui souris « Faites attention Ă  vous, d’accord ? Ne suivez pas les gens que vous ne connaissez pas. »

Une des filles semblait ravie. « Oui ! Mon papa me dit tout le temps de ne pas parler aux inconnus ! », puis se rendit compte du paradoxe, et retomba dans le mutisme, déçue d’elle-mĂȘme.

« Ne vous en faites pas, je vais partir. Mais vous devriez rentrer chez vous, la nuit va tomber. »

Je m’Ă©loignai, tout en constatant qu’ils ne prenaient pas en compte mon conseil. Ils continuaient Ă  jouer. Ils ne nous facilitaient pas vraiment la tĂąche.

Le pĂšre s’Ă©tait un peu rapprochĂ©, tout en tenant la main de sa fille. J’allai Ă  sa rencontre.

Il Ă©tait habillĂ© avec simplicitĂ©, de maniĂšre Ă©vidente un roturier, avec une casquette sur la tĂȘte. Peut-ĂȘtre un manƓuvre du port ? Sa fille portait un manteau Ă  capuche d’oĂč Ă©mergeait quelques mĂšche blondes en pagaille. Elle avait l’air envieuse des enfants qui jouaient dans la poussiĂšre.

Je n’Ă©tais pas sensĂ©e en parler aux civils, autres que les aubergistes, mais je ne pus m’en empĂȘcher. « Faites-attention, » dis-je au pĂšre, « il y a une rĂŽdeuse qui s’en prend aux enfant, en ce moment en ville. De nuit comme de jour, soyez prudent et ne quittez pas votre fille des yeux quand vous sortez. »

Quand je lui annonçai cela, il sembla effrayĂ© d’abord, puis ses traits trahirent son inquiĂ©tude.

« Rassurez-vous, » lui dis-je, « les autorités sont sur le coup. Si vous voyez une femme au comportement suspect, prévenez la police. » Je lui donnai le signalement de notre tueuse.

Il me remercia d’un sourire angoissĂ©, puis dĂ©cida de rentrer avec sa fille.

Je me dirigeai alors vers la femme louche. En m’approchant, je pus confirmer qu’elle ne correspondait pas au signalement, mais rien ne contre-indiquait que la tueuse agissait seule — bien que selon moi, il Ă©tait extrĂȘmement improbable qu’elle ait une complice. Mais improbable n’Ă©tais pas un synonyme d’impossible.

« Bonjour, » lui dis-je. Elle dĂ©tourna son attention des enfants et la reporta vers moi. Sans mot dire, elle me dĂ©visagea des pieds Ă  la tĂȘte. Elle attendit.

« Vous venez souvent ici ? »

Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que ça peut te foutre ? »

« Je vois. Qu’est-ce que vous voulez Ă  ces enfants ? »

« Qu’est ce. Que ça peut. Te foutre ? »

Je commençais Ă  m’agacer. « Ça peut me foutre que c’est vraiment glauque comme comportement et que je n’hĂ©siterai Ă  prĂ©venir la police si vous ne me rĂ©pondez pas. »

Elle s’esclaffa d’un rire grinçant. « Essaie un peu pour voir. » Elle fit un signe de la tĂȘte en direction des dockers qui observait notre Ă©change de loin. Ils commencĂšrent Ă  se lever et se rĂ©partir autour de nous, Ă  bonne distance mais tout de mĂȘme suffisamment prĂšs pour que si jamais ils recevaient l’ordre de se jeter sur moi, je n’eus aucune issue.

Je reconnaissais un peu ce schĂ©ma. Une matrone de maison close, qui prospectait des travailleur·euses potentiel·les tout en Ă©tant protĂ©gĂ©e par les plus fidĂšles de ses clients. Ce n’Ă©tait pas surprenant de trouver ça dans ce quartier, dĂ©favorisĂ© et proche des docks, mais tout de mĂȘme, c’Ă©taient juste des enfants !

Je restais calme, fit mine d’ĂȘtre impressionnĂ©e, m’excusa et partis, sous le regard menaçant des hommes. Je ne pouvais rien faire sinon en parler Ă  Saras, quand nous nous serions rejoints.

Quand je fus de retour Ă  l’auberge, mes compagnons m’attendaient. Ils avait dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  manger, et m’avais commandĂ© un plat chaud, que j’accueillis avec grand plaisir. Nous fĂźmes le bilan de nos journĂ©es respectives.

Saras nous rĂ©suma son entretien avec la commissaire gĂ©nĂ©rale, et sembla satisfait·e du rĂ©sultat, bien que moi-mĂȘme considĂ©rais que ce n’Ă©tait pas assez. Betec avait notĂ© divers endroits particuliĂšrement propice aux meurtres, et l’avais transmis Ă  la police. Je notai qu’il y avait inclus la place de laquelle je revenais. Nous n’avions plus qu’Ă  attendre.

Cette attente fut angoissante pour moi. Dans les jours qui suivirent, je me replongeais dans les dossiers qu’avait amenĂ© Betec, qui regroupaient tous les meurtres qui avaient eu lieu dans la tradition arcanique ainsi que ceux qu’il avait rĂ©cupĂ©rĂ© Ă  la tradition expressionniste. Saras Ă©tait retourné·e Ă  ses obligations d’inspecteur·ice, iel avait diverse autres affaires en court. Je suspectais qu’iel en profitait pour se changer les idĂ©es.

Quant Ă  Betec, il avait insistĂ© pour participer aux patrouilles, mais ça avait Ă©tĂ© refusĂ©, sans grande surprise. Il s’Ă©tait donc postĂ© de lui-mĂȘme Ă  la Porte des Arcanistes, sous l’Ɠil intriguĂ© des gardes en poste.

Le soir du troisiĂšme jour qui suivait la mise en place du cordon, une nouvelle terrible tomba : un nouveau meurtre avait eu lieu, malgrĂ© nos prĂ©cautions. Les habitants d’un des quartiers avait trouvĂ© leur eau brunĂątre. Une enquĂȘte fut faite auprĂšs du puits, et un petit cadavre Ă©tranglĂ©, Ă©nucléé et violĂ© fut trouvĂ© au fond.

« On va examiner le corps ? » nous demanda Saras lors de la rĂ©union de crise que nous organisĂąmes en urgence. « J’ai les accrĂ©ditations si besoin. »

Je secouai la tĂȘte. « Pas la peine, partons ce soir, la criminelle a du partir dans la journĂ©e. Il faut qu’on voyage cette nuit si on veut avoir un espoir de la rattraper. »

Ils hochĂąmes tous deux la tĂȘte, puis nous nous rendĂźmes Ă  l’Ă©curie juste aprĂšs avoir rĂ©cupĂ©rĂ© nos affaires.

Quand nous quittùmes la capitale, la nuit tombait. Nous trottùmes sur la route pavée à la lueur de nos lanternes.

La route n’Ă©tais pas dangereuse de nuit, nous croisĂąmes mĂȘme quelques patrouilles. Minas Ă©tait haute et sa lumiĂšre s’ajoutait Ă  celle des lanterne pour Ă©clairer la voie.

Mais nous ne pouvions pas galoper, et la fatigue embrumait notre vigilance. Quand le soleil projeta ses premiers rayons dans le ciel rosĂ© de la fin de nuit, nous n’Ă©tions toujours pas arrivĂ©s au prochain village. Ce ne fut qu’en milieu de mĂątinĂ© que nous l’atteignĂźmes, fatiguĂ©s et avec une journĂ©e d’enquĂȘte se profilant devant nous.

« Pas de temps de chĂŽmer, » dit Betec dĂšs que nos chevaux furent Ă  l’Ă©curie, « nous devons nous dĂ©pĂȘcher de dĂ©busquer la tueuse. Pour rappel, elle ne voyage pas rapidement, aussi elle doit encore ĂȘtre ici, quelque part. »

Saras s’avança. « Je vais prĂ©venir la police locale pour mettre en place des recherches. On se retrouve Ă  l’auberge en fin d’aprĂšs midi pour faire le point. »

Betec s’adressa Ă  moi. « C’est Ă  mon tour de visiter les lieu d’intĂ©rĂȘt du village pour partager le signalement, et au vĂŽtre de crapahuter un peu partout pour avoir une bonne idĂ©e de la configuration des lieux. Ça vous va ? »

J’acquiesçai et parti ad hoc.

Le village Ă©tait suffisamment prĂšs de Stellaroc pour avoir une infrastructure moderne. C’Ă©tait un genre de mĂ©lange entre une petite ville cĂŽtiĂšre et un gros relai routier. Il Ă©tait dĂ©coupĂ© en trois zones : la partie centrale oĂč passaient les voyageurs, avec une auberge, un poste de police et la plupart des bĂątiments publics —que je laissai donc Ă  Betec— le port, et la zone rĂ©sidentielle, qui Ă©tait celle la plus loin de la cĂŽte.

Je commençai mon enquĂȘte par cette derniĂšre. Il y avait peu de chances que la tueuse se trouve ici, vu qu’elle Ă©tait itinĂ©rante. Je cherchais juste Ă  Ă©liminer cette possibilitĂ© dĂšs que possible pour pouvoir enquĂȘter plus tranquillement sur les docks.

Je rencontrai divers enfants et parents, que je pris soin de prĂ©venir en essayant de ne pas les faire paniquer (cette derniĂšre partie Ă©tait la plus difficile pour moi, j’avais tendance Ă  dĂ©crire les faits avec froideur malgrĂ© moi). Dans cette petite ville, oĂč ce genre d’Ă©vĂšnement ne devait pas ĂȘtre trĂšs commun, les gens se montrĂšrent particuliĂšrement mĂ©fiants, voire hostiles Ă  mon Ă©gard, et pour la plupart refusĂšrent de m’Ă©couter.

Je commençais Ă  comprendre que je perdais mon temps. Je cherchais mon chemin hors du quartier quand je fis une rencontre incongrue. Une enfant seule jouait au milieu de la route. Je reconnu instantanĂ©ment sa tignasse blonde et son manteau, il s’agissait de la petite fille que j’avais croisĂ© quelques jours plus tĂŽt dans les bas-quartier de Stellaroc, celle qui avait Ă©tĂ© accompagnĂ©e par son pĂšre.

Quand je m’approchai d’elle, je remarquai son physiom, Ă  savoir que ses oreilles avaient la forme de feuilles de chou-fleur. Elle devait avoir huit ans.

Elle me reconnu tout de suite. Je lui demandai « Qu’est-ce que tu fais lĂ  ? »

« Je joue en attendant que papa rentre à la maison. »

Ma question portait plus sur sa prĂ©sence en ville, mais sa rĂ©ponse m’avait intriguĂ©e. « Ta maison ? Tu habites ici ? »

« Oui ! On a dĂ©mĂ©nagĂ© dans notre nouvelle maison ! »

Amusante coĂŻncidence. Cette petite fille m’intriguait de plus en plus. Je voulais lui poser davantage de questions, mais je ne savais pas trop comment aborder le sujet.

« Est-ce que tu as vu une dame Ă©trange, dans cette ville ? Son physiom est un trait rouge sur le visage, » dis-je en mimant avec le doigt l’emplacement du physiom de la tueuse.

Elle me regarda d’un air confus. « C’est un quoi un physiom ? »

« Un physiom, c’est une caractĂ©ristique physique unique Ă  toi. » Sa confusion ne semblait pas s’amoindrir. Il fallait que j’utilise des termes plus simples.

« Tu vois tes oreilles ? Elles ressemblent Ă  des choux-fleurs, non ? »

Elle acquiesça.

« Est-ce que tu as dĂ©jĂ  vu d’autre personnes qui ont des oreilles avec la mĂȘme forme ? »

Elle secoua la tĂȘte.

« C’est parce que c’est ton physiom. Il est unique, il n’y a que toi qui l’a. Tout le monde en a un Ă  lui, regarde. »

Je remontai la manche de mon manteau pour lui montrer mon avant-bras. Il y avait dessus une douzaine de petites tĂąche bleues en forme de trĂšfles.

« Tu vois ces taches ? Personne d’autre n’a les mĂȘmes. C’est mon physiom. »

Elle fronça les sourcils. « Mais, il y a plein de personnes qui n’ont pas de physiom, pourtant. »

« C’est parce que des fois, il est cachĂ©. Ça peut-ĂȘtre par exemple dans le dos. Tu ne le verrais pas si quelqu’un avait un physiom dans le dos. Des fois, aussi, une personne n’a pas de physiom parce qu’il n’y a pas de combinaison possible entre les phyisioms de ses parents. »

Elle inclina sa tĂȘte sur le cĂŽtĂ©. « Les parents ? »

« Oui, le physiom est toujours un mĂ©lange de ceux des parents. Alors des fois, quand le mĂ©lange n’est pas possible, on ne peut pas le voir. »

Elle se mura dans le mutisme, le regard perdu dans le vague et les traits figés dans une profonde réflexion.

« Par exemple, toi ton physiom, ce sont le oreilles en chou fleur. Est-ce que tu connais le physiom de ton papa ? »

Elle hocha la tĂȘte et remonta sa chemise pour me dĂ©signer son nombril. « Il a comme moi, mais ici. »

« Il a donc le nombril en chou-fleur. Tu vois ? Vous avez tous les deux le chou-fleur. Et ta maman, son physiom est sur ses oreilles, n’est-ce pas ? »

Elle fronça de nouveau les sourcils. « Non. »

« Alors c’est quoi ? »

Elle pointa derechef son nombril. « Bah, c’est le nombril-chou-fleur ! »

« Non non, je te parle de ta… »

Et ça fit *clic* dans ma tĂȘte. Tous les Ă©lĂ©ments s’emboĂźtĂšrent d’un seul coup, en mĂȘme temps que circonstances coĂŻncidentes s’envolĂšrent.

« Il est oĂč ton papa ? »

« Je sais pas, il ne me l’a pas dit. Il a dit qu’il rentrerait plus tard. »

« Et elle est oĂč ta maman ? »

Elle fronça les sourcils et me rĂ©pĂ©ta exactement la mĂȘme phrase, en dĂ©tachant les syllabes, comme si je n’avais pas bien entendu.

Bien sĂ»r ! Tout faisait sens Ă  prĂ©sent. Je m’en voulais de ne pas avoir envisagĂ© cette possibilitĂ© plus tĂŽt. Quant au physiom du signalement, il Ă©tait probablement factice. Un bon moyen de tromper la police. Je me tournai de nouveau vers la gamine.

« Est-ce que tu peux me montrer oĂč est ta maison ? »

Elle rĂ©flĂ©chit un court instant, puis hocha la tĂȘte. Elle me pris par la main et m’emmena Ă  travers les rues.

J’Ă©tais dĂ©sormais sur mes gardes. Je n’avais pas pris mon bĂąton lestĂ© avec moi, je l’avais laissĂ© avec les chevaux. C’Ă©tait peut-ĂȘtre une erreur. J’allais identifier la maison et irais chercher mes compagnons.

La fillette m’amena devant une bicoque dĂ©labrĂ©e. De toute Ă©vidence une maison abandonnĂ©e. J’Ă©numĂ©rai les issues. Une porte devant, probablement une derriĂšre. Quatre fenĂȘtres au rez-de-ch…

« Bonjour, qui ĂȘtes-vous ? »

Je me retournai brusquement. Il s’agissait du ‘papa’ de la fillette. Il avait un sac rempli de commissions et un air trĂšs mĂ©fiant.

« Bonjour ! J’ai croisĂ©e votre fille —c’est bien votre fille ?— seule dans la rue. J’Ă©tais un peu inquiĂšte alors je l’ai raccompagnĂ©e.

J’avais grimĂ© Ă  la hĂąte ma voix et ma posture pour sembler le plus cacochyme possible, mais ayant Ă©tĂ© prise par surprise, je n’Ă©tais pas convaincue du rĂ©sultat final. Il me fixa, et je ne parvins pas Ă  savoir s’il m’avait reconnue ou pas.

Son visage s’illumina enfin, ravi. « Merci beaucoup ! Vous n’auriez pas dĂ», elle est trĂšs indĂ©pendante pour son Ăąge. Mais que dis-je, venez vous reposer un peu Ă  l’intĂ©rieur, je vais faire du thĂ©. »

Il n’y avait plus aucun doute. Qu’il m’ait reconnue ou qu’il ne voit en moi qu’une tĂ©moin gĂȘnante, une chose Ă©tait sĂ»re, il voulait m’attirer Ă  l’intĂ©rieur pour me tuer.

Je tentai de trouver maintes excuses, mais il les rĂ©futa toutes en bloc. Il invoqua mon amabilitĂ©, mon Ăąge et l’hospitalitĂ© pour m’attirer Ă  l’intĂ©rieur. Je ne savais pas si j’Ă©tais capable de m’enfuir, il avait au bas mot soixante ans de moins que moi, il y avait une bonne chance qu’il me rattrape si je partais en courant maintenant.

Aller Ă  l’intĂ©rieur, bien que trĂšs risquĂ©, me donnait un peu de temps pour rĂ©flĂ©chir Ă  un plan et peut-ĂȘtre improviser une arme pour me dĂ©fendre. De plus, je pensais que je pouvais parier sur le fait qu’il ne me tuerais pas devant sa fille.

La maison n’Ă©tait pas bien grande, mais avait un Ă©tage et une piĂšce Ă  part au rez-de-chaussĂ©e. L’homme demanda « Ma chĂ©rie, tu veux bien allumer le poĂȘle ? » et alla remplir la bouilloire. Il y avait une fenĂȘtre Ă  cĂŽtĂ© de la table oĂč il m’avait priĂ©e de m’asseoir, ma seule issue, vu que la porte Ă©tait Ă  l’opposĂ© du salon. Je n’eus pas beaucoup de temps pour sonder l’endroit, car la petite avait allumĂ© le poĂȘle rapidement, et l’homme avait dĂ©jĂ  posĂ© la bouilloire dessus. « Ma chĂ©rie, tu veux bien aller dans ta chambre pendant que les grandes personnes discutent ? Ne bougez pas, madame, je vais rapidement me changer. »

Il ne devait pas m’avoir reconnue, sinon il ne m’aurait pas laissĂ©e seule. Je tentai d’ouvrir la fenĂȘtre, mais elle semblait bloquĂ©e. Je n’insistai pas trop, pour ne pas perdre du temps. J’hĂ©sitai un instant Ă  aller Ă  la porte, mais il l’avait verrouillĂ©e aprĂšs m’avoir faite entrer, et chaque seconde comptais. Je m’approchai du poĂȘle.

Il ne s’Ă©tait pas Ă©coulĂ© plus de quinze secondes au total qu’il revint dans la piĂšce. Il avait complĂštement changĂ©. Comme il avait enlevĂ© sa casquette et avait laissĂ© choir sa longue chevelure rousse et satinĂ©e —bien que sale—, je remarquai que c’Ă©tait une femme, sans grande surprise, la femme du signalement. Elle avait tracĂ© un large trait rouge vertical sur son visage au rouge Ă  lĂšvre, en guise de physiom factice.

Elle tenait un tisonnier tordu et couvert de sang sĂ©chĂ© Ă  la main. D’une voix plus fluette que celle qu’elle utilisait avec son autre persona, elle me lĂącha un simple « DĂ©solĂ©e » et se rua sur moi.

D’un geste vif, je saisis la bouilloire et la lança en direction de sa tĂȘte. L’eau n’Ă©tait pas encore brĂ»lante, mais le mĂ©tal avait commencĂ© Ă  chauffer, et elle eut un cri mĂ©langeant surprise et douleur, se stoppant dans sa course.

J’attrapais une casserole en fonte qui Ă©tait suspendue non-loin du poĂȘle, et la lança Ă  travers la fenĂȘtre, qui explosa dans un fracas de verre brisĂ©. Je couru pour m’y jeter Ă  travers, mais fus plaquĂ©e au sol juste avant de l’atteindre. Dans ma chute, ma main atterri sur un dĂ©bris de verre qui Ă©tait encore fichĂ© dans le cadre de la fenĂȘtre, transperçant ma paume de part-en-part, et qui se dĂ©logea dans la violence de la chute.

Elle se mit Ă  califourchon sur moi comme je me retournais pour lui faire face. Elle leva le tisonnier Ă  deux mains au dessus de sa tĂȘte, pointant versde mon visage. J’eus juste le temps de plonger ma main dans l’intĂ©rieur de mon manteau pour toucher un de mes catalystes, et lança aussitĂŽt un sort.

L’incantation lui fit peur, comme mes yeux changĂšrent de couleur et que je parlais dans un langage inintelligible, et elle eut un mouvement de recul. Mais c’Ă©tait juste une diversion de ma part, car je ne connaissais pas de sort pouvant me servir Ă  me dĂ©fendre ou Ă  attaquer.

Je profitai de cette fraction de seconde de rĂ©pit pour utiliser le morceau de verre plantĂ© dans ma main et la blesser. Je visai les yeux, mais ne rĂ©ussi qu’Ă  atteindre sa joue. Elle lĂącha son arme et pressa ses deux paumes contre sa blessure, les yeux rĂ©vulsĂ©s, surprise comme j’Ă©tais sa premiĂšre victime qui se dĂ©fendait.

Je la renversai en arriĂšre, elle ne parvint pas Ă  se rattraper et se cogna la nuque contre un pied de la table. Pas fort, mais juste assez pour la sonner un instant.

Sans demander mon reste, je sautai par la fenĂȘtre. Dans le mouvement, mon vĂȘtement accrocha un des bout de verre encore sertis dans le cadre de la fenĂȘtre, ce qui me fit tomber Ă  la renverse.

Je tombai Ă  l’extĂ©rieur, mais mes chevilles Ă©taient encore au niveau du cadre de la fenĂȘtre et quelque chose —un morceau de verre ou de bois brisĂ©, je ne sus pas— me taillada. La douleur irradia ma jambe.

L’adrĂ©naline parvint Ă  me faire tenir et je couru malgrĂ© ma blessure aussi loin que je pus, sans oser me retourner. Elle ne poursuivit pas.

J’avais l’esprit confus, je ne savais pas quoi faire. La partie reptilienne de mon esprit me poussa Ă  aller chercher mon arme, Ă  l’Ă©curie.

En arrivant dans le centre-ville, les gens me jetĂšrent des regards inquiets Ă  cause de mes vĂȘtement dĂ©chirĂ©s et tachĂ©s de sang. Quand j’arrivai Ă  l’Ă©curie, je beuglai au fille de service d’aller Ă  l’auberge prĂ©venir mes compagnons, tandis que je me dirigeais vers nos montures.

L’adrĂ©naline commençait Ă  retomber, et la douleur s’intensifiait. Il y avait bien sĂ»r ma cheville et ma main —dans laquelle le morceau de verre Ă©tait encore fiché— mais aussi mon Ă©paule qui avait amorti le premier choc.

Mes forces commençaient Ă  me quitter, j’envisageais de m’asseoir en attendant le secours de mes compagnons, mais une alerte se leva dans ma tĂȘte. C’Ă©tait le sort que j’avais jetĂ© en hĂąte durant la rixe. Il avait servi Ă  lui faire peur sur le moment, mais c’Ă©tait un vrai sort que j’avais lancĂ©. Il me permettait de localiser la cible de celui-ci —la tueuse— si elle se trouvait Ă  moins de deux cent disses de moi.

Si elle venait d’entrer dans sa zone d’effet, c’est qu’elle Ă©tait proche de l’Ă©curie. Elle venait sans doute chercher sa propre monture pour quitter la ville, maintenant qu’une tĂ©moin l’avais vue et avait survĂ©cu.

Je me cachai sans tarder, en battant la paille pour dissimuler le peu de sang qui avait coulĂ© — rien de vital n’avait Ă©tĂ© touchĂ©, fort heureusement, il y avait peu de sang. Je retins mon souffle, je l’entendis qui apprĂȘtait son cheval dans un boxe non loin du mien. Puis, un bruit de galop qui s’Ă©loignait.

Il fallait que je fasse quelque chose. Je saisis un autre de mes catalystes —une longue-vue— et sorti Ă  dĂ©couvert. Je la voyais, de dos, qui s’Ă©loignait sur la route, chevauchant son cheval — elle Ă©tait dĂ©jĂ  sortie de la zone d’effet de mon premier sort. Alors, tout en regardant Ă  travers ma longue-vue, j’incantai de nouveau.

Le sort se lança, mais il m’avait demandĂ© un peu trop d’Ă©nergie. Ma vue se noircit.


« Eupope ! Vous allez bien ? »

La voix de Betec me rĂ©veilla. Je voyais mes deux compagnons au-dessus de moi. Saras me palpait tandis que Betec me pinçait l’intĂ©rieur du bras pour me rĂ©veiller. Ils me mirent en position semi-assise, tandis que je commençais Ă  recouvrer mes esprit. Une averse avait commencĂ© Ă  tomber et la paille du boxe Ă©tait imbibĂ©e d’eau glacĂ©e.

« Vous ĂȘtes blessĂ©e ! » s’Ă©cria le policier alchimiste.

« Pas le temps, » rĂ©pondis-je, « il faut la poursuivre. Je l’ai repĂ©rĂ©e. Elle est venue ici chercher sa monture. »

Betec secoua la tĂȘte. « Si elle a pris un cheval, elle est dĂ©jĂ  loin. Seule, elle ira bien plus vite que nous, et si elle sait qu’elle est poursuivie, elle va tenter de partir le plus loin possible pour nous semer. »

Un mince sourire se dessina sur mon visage tordu de douleur. « J’ai pu lancer un sort avant qu’elle ne s’Ă©loigne. Je peux connaĂźtre sa position approximative si elle se trouve dans un rayon de deux Ă  trois kalieues. Pour le moment, elle est toujours en ville, immobile. Elle est sans doute partie rĂ©cupĂ©rer sa fille et ses affaires. On a une chance de la rattraper. »

Ils firent tous deux une moue confuse Ă  l’Ă©vocation de ‘sa fille’, mais comprenaient l’urgence de la situation et ne me questionnĂšrent pas. Saras m’aida Ă  grimper sur ma monture, mais il m’Ă©tait difficile de la contrĂŽler.

« Essayons de l’intercepter Ă  la porte du triant. Eupope, vous confirmez que c’est par lĂ  qu’elle va se diriger ? »

J’acquiesçais. « J’en suis sĂ»re, mais dĂ©pĂȘchons nous, elle a recommencĂ© Ă  bouger. »

Au moment oĂč nous eĂ»mes la porte de la ville en vue, nous la vĂźmes dĂ©barquer d’une rue adjacente qui longeait le mur de la ville. Elle avait assis sa fille sur l’encolure, contre son ventre, et celle-ci portait un gros sac dans ses bras.

Devant la porte, elle fit faire un angle droit Ă  son cheval en direction de l’extĂ©rieur de la ville. Celui-ci dĂ©rapa sur les pavĂ©s mouillĂ©s et manqua de tomber, mais tenu bon. Nous Ă©tions encore trop loin de la porte pour pouvoir la rattraper malgrĂ© cette manƓuvre.

« ArrĂȘtez-la ! ArrĂȘtez-lĂ  ! » hurla Saras.

Les gardes de la porte —qui regardaient vers l’extĂ©rieur— se retournĂšrent tous les deux pour savoir d’oĂč venait ce chahut, mais n’eurent pas le temps de jauger la situation.

Par rĂ©flexe cependant, l’un deux s’interposa devant le cheval de la fugitive, mais fut renversĂ© avec violence.

Quand nous passĂąmes Ă  notre tour au galop Ă  travers la porte, fort heureusement, il bougeait encore et son compagnon Ă©tait dĂ©jĂ  en train d’alerter les secours.

La fugitive était imprudente. Elle chevauchait au triple galop sur une route pavée et mouillée avec un cheval ferré. Par prudence et à cause de mes blessures, nous ne suivions pas son rythme, en restant au galop simple, mais nous parvenions toujours à la suivre grùce à mon sort.

Puis soudain, je sentais qu’elle se rapprochait rapidement de nous.

« Elle s’est arrĂȘtĂ©e ! » criai-je par-dessus le fracas du vent et de la pluie.

Effectivement, peu de temps aprĂšs, dans une courbe, nous vĂźmes des traces de dĂ©rapage et de chute. Le cheval avait sans doute pris la fuite, car nous aperçûmes des traces de bottes dans la boue, qui s’enfonçaient dans la forĂȘt bordant la route.

Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour la rejoindre. Quand je la vis, elle s’Ă©tait arrĂȘtĂ©e et sa fille Ă©tait assise sur le sol, adossĂ©e contre un arbre. J’eus Ă  peine le temps de remarquer qu’elle Ă©tait armĂ©e d’un arc qu’elle dĂ©cocha une flĂšche dans ma direction. J’eus le rĂ©flexe salvateur de me jeter de cĂŽtĂ©, mais ce ne fĂ»t pas le cas de Saras, qui se trouvait juste derriĂšre moi et qui n’avait pas pu voir le coup venir.

La flĂšche se planta dans le muscle de son bras, juste sous sa spaliĂšre de cuir. Il Ă©mit un grognement de douleur et tomba Ă  genoux derriĂšre un arbre. La fugitive encocha une seconde flĂšche et nous mis en joue. Betec se jeta Ă  l’abri derriĂšre le mĂȘme arbre que Saras et commença Ă  lui prodiguer les premiers soins. Moi-mĂȘme me cachai, mais elle ne semblait pas vouloir nous attaquer.

Juste avant de me mettre Ă  couvert, J’avais remarquĂ© que sa fille, Ă  ses pieds, avait les yeux mi-clos Ă©tait Ă  la limite de la conscience. Sans doute la chute du cheval lui avait provoquĂ© une commotion. Elle n’avait pas l’air de saigner, mais elle avait besoin de soins urgents.

« Laissez-nous tranquille ! » hurla-t-elle.

« Votre sĂ©rie de meurtres s’arrĂȘte ici ! » lui lançai-je. « Vous ne pouvez plus en rĂ©chapper, vous ĂȘtes seule et nous sommes trois. La course est finie pour vous ! »

Je ne savais pas si c’Ă©tait la meilleure stratĂ©gie Ă  adopter, mais ça me permettais de gagner un peu de temps pour que Betec soigne Saras et revienne dans la course. Je ne pensais pas ĂȘtre capable de la combattre seule.

« Votre fille a besoin de soin ! Elle est innocente ! Rendez-vous et on pourra la sauver. »

Je me risquais Ă  jeter un Ɠil hors de mon abris. Elle ne pointait plus son arc vers nous et avait le larmes aux yeux. J’interrogeai Betec du regard, qui me fit signe de continuer.

Je sortis de mon abri et tendis une main vers elle. « Vous ĂȘtes en souffrance. N’est-il pas temps que tout cela s’arrĂȘte ? »

« Vous ne pouvez pas comprendre ! » Elle semblait folle, ses cris suraigus perçant le vacarme de la pluie forestiĂšre.

« Je le peux si vous m’expliquez. » Je fis un pas vers elle. Mais elle eut une rĂ©action violente.

« Si vous faites un pas de plus, je la tue et je me tue ensuite ! »

Je me stoppai. Elle avait son arc braqué sur la tempe de sa fille.

Lentement, je mis ma main dans ma veste et m’empara du petit sifflet de laiton.

Betec, sortit alors lui aussi de sa cachette, et se joignit aux négociations.

« Il y a eu assez de victimes. Votre fille n’a pas a en souffrir. Que faut-il qu’on fasse pour que vous vous rendiez et qu’on arrĂȘte les frais ? »

Elle secoua la tĂȘte. « Je suis la pire des mĂšre, Ă  cause de moi tu ne pourra pas avoir une vie normale. » Elle ne nous Ă©coutait pas. Elle s’adressait Ă  sa fille. « Tu es condamnĂ©e a vivre comme moi. Je ne le permettrai pas. »

Betec renchĂ©rit. « On prendra soin de votre fille. On sait qu’elle n’a rien Ă  voir avec vous. Elle pourra avoir une vie normale. »

Elle Ă©clata d’un fou rire hystĂ©rique. « C’est ce qu’ils m’avaient dit aussi. Mais regardez-moi ! » Elle baissa la tĂȘte, l’air sombre. « J’aurais prĂ©fĂ©rĂ© mourir ce jour-lĂ . »

Un ange passa, durant lequel on n’entendit que le martĂšlement de la pluie sur la vĂ©gĂ©tation. Ni Betec, ni moi ne savions quoi ajouter. Nous attendions une rĂ©action de sa part.

AprĂšs un long instant d’introspection, elle tourna la tĂȘte vers nous et cria « Je me rends ! ». Puis, toujours braquĂ© sur la tĂȘte de sa fille, elle banda son arc et tira.

J’eus l’impression que le temps ralentit Ă  ce moment-lĂ . Bien avant de faire le geste que je m’apprĂȘtais Ă  faire, j’en avais pris la dĂ©cision. Peut-ĂȘtre mĂȘme le jour oĂč j’avais acceptĂ© cette enquĂȘte, je l’avais prise.

Une fraction de seconde avant qu’elle ne dĂ©coche la flĂšche, je soufflai dans mon petit sifflet de laiton pour lancer mon sort. Il en sortit un sifflement mĂ©lodieux, celui d’un pinçon un matin de printemps. Mais sous cette pluie automnale, il rĂ©sonna d’un son funeste.

Juste avant que les doigts de la fugitive ne lĂąchent la corde, la magie du sort attira son attention sur moi. Inconsciemment, son corps pivota d’un seul homme, et c’est vers moi que la flĂšche fendit l’air en sifflant.

J’entendis un craquement odieux quand elle se ficha dans ma poitrine. Tout Ă  coup, ma cheville et ma main ne me faisaient plus mal, mais je perdis le sens de l’Ă©quilibre et chus.

Avant de toucher le sol spongieux, je pus voir Betec qui, d’un geste gracile et prĂ©cis, fit trois pas en avant en dĂ©gainant sa canne-Ă©pĂ©e dans un grand geste semi-circulaire, au-dessus de sa tĂȘte, tranchant net quelques feuilles au passage. Puis, dans un dernier pas, il effectua une fente et estoqua la fugitive dans l’abdomen. Celle-ci avait laissĂ© tombĂ© son arc et me fixait avec bĂ©atitude, ne comprenant pas ce qui se dĂ©roulait devant ses yeux. Elle tomba Ă  la renverse, sans comprendre non plus ce qui l’avait frappĂ©.

Betec se jeta alors sur moi. Comme je saignais abondamment malgrĂ© la flĂšche toujours plantĂ©e dans mon thorax, il la brisa et tenta de comprimer la plaie. Mais rien n’y faisait. Elle saignait toujours.

Mes derniĂšres sensations furent la vue de Saras qui hissait la fillette sur son dos de son bras valide. La voix de Betec qui m’ordonnait de rester Ă©veillĂ©e. L’odeur du pĂ©trichor. Le goĂ»t du fer. Et le contact du petit sifflet de laiton dans le creux de ma main.


Il faisait frais ce matin. Le premier quart venait de passer, mais la brume persistait dans la plaine. Ici, au sommet de la plus haute falaise du monde, j’Ă©tais bien au-dessus de la nappe brume qui nimbait le reste du pays.

Le personnel que j’avais engagĂ© pour l’inhumation Ă©tait dĂ©jĂ  parti, j’Ă©tais seul. Je jetai un dernier coup d’Ɠil sur la simple plaque de granit posĂ©e sur la tombe, quand j’entendis des pas derriĂšre moi.

J’eus un petit sourire. « Vous ĂȘtes finalement venu·e, hein ? »

« Bien sûr, cette histoire ne pouvais pas se clore sans un instant de recueillement, ici. »

Je rejoignis Saras Filsonn qui Ă©tait resté·e Ă  distance respectueuse, mis mes mains Ă  l’abri du froid dans mes poches.

Pendant qu’iel se recueillait, j’observai l’horizon, juste par-dessus le rebord de la falaise. Au delĂ  de la brume continentale qui dĂ©bordait sur les eaux, je voyais d’une par la mer du Golfe ÉtoilĂ©, calme et accueillante, et d’autre part la Mer IntĂ©rieure, vaste et sauvage. Les sĂ©parant, des immenses rĂ©cifs meurtriers, qui ressemblaient Ă  des montagnes abruptes Ă©mergeant des flots.

« Vous l’avez gardĂ© avec vous, n’est-ce pas ? » me demanda maon compagnon·ne, les yeux toujours clos.

Je tirai de ma poche droite le petit sifflet. « Oui. Je m’y suis attachĂ©. Et j’en suis le premier surpris. Pour le peu de temps que nous avons passĂ©s ensembles, cette femme m’a marquĂ©. »

« Quelle mort… terrible. » Filsonn serra ses paupiĂšres. Une larme se glissa sur sa joue.

« Vous pensez ? Il ne lui restait que trois ans avant sa mort sĂ©culaire, et elle n’Ă©tait pas du genre Ă  mourir paisiblement dans son lit. Je pense qu’elle s’y Ă©tait prĂ©parĂ©e. »

Malgré tout, je serrai dans mon poing le sifflet.

« Vous et elle semblaient ĂȘtre du mĂȘme acabit, sur ce point, » me dit-iel. « Toujours dans l’action, jamais dans la contemplation. Je me trompe ? »

Un ange passa. Filsonn rouvrit les yeux.

« Les shamans ne sont pas censĂ©s ĂȘtre enterrĂ©s en fosse commune ? AprĂšs une veillĂ©e solennelle et une grande fĂȘte ? »

« Si, mais elle n’a plus vraiment de famille ou d’amis ici, de ce que j’en sais. Et je pense qu’elle aurait aimĂ© ĂȘtre enterrĂ©e au cĂŽtĂ© de son apprenti. »

Filsonn leva les yeux aux ciel, avant d’ajouter « Je pense qu’elle s’en serait fichu. »

Sa remarque me fit sourire. « Oui, sans doute. C’Ă©tait une personne plutĂŽt pragmatique. »

Un second ange passa, et on pu entendre le chant doux d’une grive.

Je me tournais vers maon compagnon·ne. « Alors, qu’avait vous pu en tirer ? »

Iel prit une grande inspiration. « C’est compliquĂ©. Apparemment, durant son enfance sa grande sƓur se faisait violer Ă  rĂ©pĂ©tition par leur oncle. Celui-ci lui faisait du chantage, disant que si elle refusait, c’Ă©tait sa petite sƓur qu’il violerait Ă  la place. Cette derniĂšre assistait souvent Ă  ces scĂšnes, sans qu’il le su. Jusqu’au jour oĂč sa sƓur tua son oncle en l’Ă©tranglant. »

« Quelle horreur… Elle a assistĂ© Ă  ça ? »

« Oui. Et un Ă©tranglement c’est long, trĂšs long. La sƓur fut mise entre les main des ecclĂ©siastes —elles sont bien nĂ©es dans la tradition divine— et elle fut adoptĂ©e. Elle tenta de vivre une vie Ă  peu prĂšs normal, jusqu’au jour oĂč elle surpris son mari tentant de violer sa fille, ĂągĂ©e d’Ă  peine six ans. »

Iel s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.

« C’est lĂ  que tout se mis Ă  dĂ©gĂ©nĂ©rer. Elle a tuĂ© son mari et s’est enfuie avec sa fille. Elle fut prise de trĂšs forte pulsions sexuelles, qu’elle n’arrivait pas Ă  contenir et qu’elle ne voulait surtout pas dĂ©verser sur sa fille. Des pulsions pĂ©dophiles. Je vous le dit tel que les mĂ©decins me l’ont expliquĂ©, mais les propos de cette femme ont Ă©tĂ© extrĂȘmement confus Ă  partir de lĂ . Elle s’est mise Ă  violer des enfants et Ă  les tuer. Les mĂ©decins pensent que le meurtre Ă©tait aussi une pulsion nĂ©vrotique, mais n’en sont pas sĂ»r. Elle semblait rĂ©ellement regretter tous ces actes, mais c’est difficile de savoir oĂč commence le mensonge, s’il y en est.

« Elle s’est construite une persona Ă  partir de lĂ , se maquillant d’un faux physiom pour se dĂ©tacher de ses pulsions et pour ne pas ĂȘtre reconnaissable s’il jamais un tĂ©moin venait Ă  la surprendre. Comme elle ne supportait plus de se voir dans le miroir, et lĂ  encore pour se cacher, elle se grimait en homme le reste du temps. »

« Sa vie a Ă©tĂ© atroce. Mais ça n’excuse pas ses actes. »

« Certainement pas. »

« Et sa fille ? »

« Comme elle Ă©tait jeune, elle a rĂ©ussi Ă  la persuader que son pĂšre et sa mĂšre Ă©tait la mĂȘme personne. Et elle a l’air d’avoir Ă©tĂ© protĂ©gĂ©e des actes de sa mĂšre. En tout cas, rien dans ce qu’elle a dit a laissĂ© pensĂ© qu’elle Ă©tait au courant.

« Elle n’a apparemment pas de sĂ©quelle de sa commotion, et sera bientĂŽt adoptĂ©e. Elle n’a pas vraiment eu une vie normale jusque lĂ , Ă  voyager sans cesse avec sa maman-papa. EspĂ©rons que ça change. »

« Oui, espérons-le. »

Filsonn eut un hoquet de nausĂ©e. Ce n’Ă©tait pas un·e novice, mais ça l’avait beaucoup secoué·e de prononcer ces horreurs Ă  voix haute. Je pris moi-mĂȘme conscience que j’avais la respiration saccadĂ©e.

« Et que comptez-vous faire, maintenant, inspecteue·ice Filsonn ? » Vous allez regagner votre poste Ă  Stellaroc ?

Iel eut un petit rire. « Non. J’ai dĂ» prendre congĂ© pour venir vous rejoindre ici. Je me suis dit que ce serait une bonne occasion pour prendre des vacances dans ce pays pittoresque. Et puis j’ai besoin de souffler. Mon mari et mes enfants sont en route et me arriveront en ville demain matin. On vas passer une dizaine de jours Ă  se reposer et Ă  se promener. J’ai aperçu un petit chĂątelet en ruine, non-loin d’ici, qui pourrait ĂȘtre intĂ©ressant Ă  visiter. »

La simplicitĂ© de ce projet m’allĂ©gea un peu le cƓur.

« Et vous, monsieur Steiner ? Vous allez rentrer chez vous ? »

Je ris franchement Ă  cette perspective. « Grands dieux, non ! Je vais profiter d’ĂȘtre dans tradition Shamanique pour effectuer quelque mission pour mon agence. Contrairement Ă  vous, je trouve ma plĂ©nitude et ma libertĂ© dans un cĂ©libat solide, dans des voyages Ă©prouvants et dans mon travail. Mais je me rĂ©serve l’opportunitĂ© de visiter quelque point d’intĂ©rĂȘt, s’il s’en trouve sur ma route. »

Iel me sourit. « Quand vous repasserez Ă  Stellaroc en remontant la cĂŽte, venez me saluer au commissariat. On trouvera bien le temps d’aller boire un coup ensemble, non ? »

« Avec grand plaisir ! »

Mégiste ou la soif du savoir

En l’an 121 du TroisiĂšme Âge

Le vent Ă©tait froid. Les os de la vieille dame vibraient, si fort qu’elle dĂ» fermer les yeux.

Quand elle les rouvrit, elle contempla ce paysage qu’elle connaissait si bien. On Ă©tait en pleine saison humide, la toundra qui s’Ă©tendait plus loin que le regard portait Ă©tait marron, dĂ©trempĂ©e. À sa gauche, au dessus de l’horizon, pointait le BelvĂ©dĂšre des Dieux, magistrale merveille, Ă©difice massif en bois qui s’Ă©levait bien plus haut que la crĂȘte sur laquelle Ă©tait perchĂ©e sa bicoque. Il pointait vers le Golfe des ÉlĂ©ments, cette grande mer froide dont les flots se dĂ©versait avec fureur sur les rĂ©cifs au pied de ladite crĂȘte. À droite, ça simple masure en bois sombre d’un pays lointain dĂ©gageait une aura inquiĂ©tante, le vent sifflant entre ses planches mal ajustĂ©es.

Son regard se tourna alors vers deux petites silhouettes, qui gravissaient la pente douce avec difficultĂ©, lutant contre le vent. L’une d’entre elle s’aidait d’un long bĂąton de marche tout en gardant une main sur son chef pour empĂȘcher son chapeau Ă  revers d’ĂȘtre soufflĂ© par les bourrasques. La seconde marchait dans les traces de la premiĂšre.

La vieille dame demeura dans son fauteuil Ă  bascule et attendit patiemment qu’ils achĂšvent leur progression.

Quand les voyageurs furent assez prĂšs, elle les dĂ©visagea. Celui qui ouvrait la marche Ă©tait un homme originaire de Slevaria —son teint d’un gris trĂšs clair le trahissait, et son accent qu’elle entendit plus tard le confirma—. Il portait une Ă©paisse barbe blanche et des cheveux mi-long fraĂźchement coupĂ©s. Il avait des vĂȘtements Ă©pais et son bĂąton de marche Ă©tait de bonne facture. Il portait un sac Ă  dos lourd et robuste.

Le second personnage avait la peau absolument blanche. Pas comme les gens de Slevaria, qui avaient la peau pĂąle mais toujours un peu grisĂątre, sa peau Ă  lui Ă©tait parfaitement immaculĂ©e. Il portait des vĂȘtements trĂšs lĂ©gers pour la saison, avec la chemise entrouverte au niveau du col. Il ne portait aucun accessoire, pas de chapeau ni de sac. Sa seule fantaisie Ă©tait un gant de cuir noir qui enveloppait sa main gauche.

Quand ils arrivĂšrent, ils se tinrent simplement devant la vieille dame. Aucune remarque sur l’absence de route, aucune question pour savoir comment la vieille s’approvisionnait (comme le faisaient souvent les rares visiteurs). Juste leur souffle haletant. Cela la fit sourire.

Au bout d’une longue attente, le barbu brisa enfin le silence.

« Vous ĂȘtes MĂ©giste, n’est-ce-pas ? »

En signe d’assentiment, la vieille garda le silence.

« J’aimerais utiliser votre bibliothĂšque. »

La vieille Mégiste se leva, leur fit signe de la suivre, et pénétra dans sa maison.

Ce ne fut qu’une fois Ă  l’intĂ©rieur qu’elle prit la parole.

« Entrez entrez, jeunes voyageurs. Ce n’est pas le grand confort, mais il y a ici tout ce que vous cherchez et bien plus. Et vous ĂȘtes Ă  l’abri du vent. »

La maison ne possĂ©dait pas de vestibule. Elle Ă©tait faite d’une seul grande piĂšce dont tous les murs Ă©taient couverts de trĂšs hautes Ă©tagĂšres, toutes remplies Ă  ras bord de livres plus ou moins anciens.

Un bureau Ă©tait amĂ©nagĂ© pour la vieille MĂ©giste d’un cĂŽtĂ© de la piĂšce, encadrĂ©s par trois Ă©tagĂšres, et une table de lecture Ă©tait dressĂ©e de l’autre. Au centre exact se tenait un lourd candĂ©labre de deux mĂštres de haut.

L’homme blanc jeta un rapide coup d’Ɠil au large et confortable fauteuil munit d’un repose-pieds, qui Ă©tait repoussĂ© dans l’angle de deux Ă©tagĂšres, probablement lĂ  oĂč la vieille MĂ©giste dormait. Il n’y avait pas de signe de la moindre nourriture.

« Il paraĂźt que vous avez la plus grande bibliothĂšque du monde », fit remarquer le barbu. Il fallait dire que bien que simple, la bicoque Ă©tait spacieuse. D’autant que l’amĂ©nagement faisait qu’on avait l’impression qu’elle Ă©tait plus grande dedans que dehors.

La vieille MĂ©giste haussa un sourcil. « Quid des Archives du Monde ? De la BibliothĂšque Magistrale, Ă  Oasis ? De la Grande BibliothĂšque des diseurs de Cosma ? Et des collections personnelles des grands seigneurs de l’Arcanisme ou de la Linguistique ? »

« Je parlais d’ouvrages… » Il laissa traĂźner sa phrase en faisant un geste circulaire avec les doigts. « Uniques. » L’appui prononcĂ© sur ce dernier mot montrait qu’il savait de quoi il parlait.

MĂ©giste la bibliothĂ©caire confirma dans un rictus « Dans ce sens-lĂ , oui, c’est la plus grande bibliothĂšque que vous pourrez trouver. »

Le barbu pris un peu de recul et siffla d’admiration, estimant la quantitĂ© de livres entre sept et huit mille—non, plutĂŽt le double vu que la plupart des Ă©tagĂšres avaient deux rangĂ©es de livres l’une derriĂšre l’autre. Mais cela restait une estimation vague car beaucoup d’ouvrages avaient des formats hors du commun, comme des reliures grossiĂšres, Ă©taient des folios, ou encore des rouleaux.

Alors que MĂ©giste la bibliothĂ©caire s’asseyait Ă  son bureau, les deux hommes parcourait les Ă©tagĂšres des yeux, en prenant bien soin de ne toucher Ă  rien.

« Comment sont classĂ©s les ouvrages ? » demanda le barbu en tentant de dĂ©mĂȘler la logique de classification.

C’est l’homme blanc qui lui rĂ©pondit. « Par aspect, j’ai l’impression. »

Ils passĂšrent quelques instants de plus Ă  assouvir leur curiositĂ© en lisant ce qu’ils pouvaient des reliures jusqu’au moment oĂč le barbu remarqua l’insistance avec laquelle MĂ©giste la bibliothĂ©caire regardait son compagnon, les sourcils froncĂ©s.

« Mon camarade vous intrigue ? » demanda-t-il.

Elle secoua la tĂȘte. « C’est juste que je ne suis pas sĂ»re de me souvenir Ă  quel clan ce teint revient-il. »

Le barbu eut un rictus gĂȘnĂ©. L’homme blanc Ă©tait trop loin et trop absorbĂ© pour entendre leur Ă©change.

« En tout cas il est rare de voir un démon collaborer avec un humain », insista Mégiste la bibliothécaire.

Le barbu haussa les Ă©paule. « Vous savez, je suis des prĂ©ceptes trĂšs spĂ©cifiques, et je ne peux pas me permettre de discriminer ceux qui veulent bien m’accompagner. »

MĂ©giste la bibliothĂ©caire secoua de nouveau la tĂȘte. « Je ne parlais pas de vous. Il est Ă©vident que nombre d’humains avides consentent Ă  s’entourer de ces engeances. Mais que les dĂ©mons accompagnent sciemment les humains, dans leur propre intĂ©rĂȘt, c’est rarissime. »

« Oui, mais celui-ci est trÚs particulier. Presque unique en son genre. »

Cette derniĂšre remarque provoqua une Ă©piphanie dans les pensĂ©es de MĂ©giste la bibliothĂ©caire. « Un pyrrhonien ! Mais c’est bien sĂ»r ! Je pensais ne jamais en voir de toute ma vie ! »

Cette exclamation fit sursauter le concerné, qui lança vers eux un regard de surprise.

« Je suis navrĂ©e », s’excusa MĂ©giste la savante, « je suis trĂšs inculte Ă  propos des dĂ©mons, je suis nĂ©e bien avant leur apparition sur Rosarya. »

Le barbu Ă©carquilla les yeux Ă  l’entente de cette derniĂšre phrase. « Attendez, ça veut dire que vous ĂȘtes… »

MĂ©giste la savante sourit. Le barbu se frotta la barbe, essayant de dĂ©mĂȘler les implications de ce constat.

« Êtes-vous une guide ? » finit-il par demander.

MĂ©giste la savante inclina sa tĂȘte sur le cĂŽtĂ©. « Plus ou moins. Techniquement, oui, je n’appartient plus aux prĂ©ceptes divins et je n’ai plus de Psychopompe assignĂ©. Mais je ne suis pas non plus leurs prĂ©ceptes de la tradition ÉgĂ©rienne. Je suis plutĂŽt une ermite. »

Le barbu réfléchit un instant, le sourire aux lÚvres.

« N’y songez pas, » coupa MĂ©giste la savante. « Devenir guide n’est pas un choix, c’est un corolaire de qui nous sommes. De plus, les bĂ©nĂ©fices peuvent sembler allĂ©chants, mais en rĂ©alitĂ©, Ă  moins d’ĂȘtre une ermite comme moi, c’est un gros risque pour votre santĂ© mentale. »

Le barbu haussa les Ă©paule, laissant filer ce petit espoir qui fut tari aussi vite qu’il Ă©tait apparu.

Le pyrrhonien s’approcha et revint sur le prĂ©cĂ©dent sujet « Le seul fait que vous connaissiez le nom de mon clan est un exploit que peu de gens son capable d’accomplir. » Il lança un regard au barbu qui avait clairement l’air de dire « On fait quoi ? On la tue ? » mais qui reçu une rĂ©ponse nĂ©gative de la part de celui-ci.

« C’est justement parce qu’elle possĂšde de telles connaissances dans ces livres qu’on est venus la voir. » Le barbu se tourna vers elle. « Et puis, je suis sĂ»r que vous avez bien protĂ©gĂ© votre maison. »

« AssurĂ©ment », rĂ©pondit l’hĂŽte en hochant la tĂȘte. Elle espĂ©rait cependant ne pas y avoir recours, car si d’aventure les protections de sa maison Ă©taient utilisĂ©es Ă  pleine puissance, l’enchantement serait consommĂ© et elle n’Ă©tait pas capable de faire revenir la mage avec laquelle et l’avait co-conçu —cette derniĂšre Ă©tant morte depuis longtemps.

« Or donc, que cherchez-vous exactement ? » changea-t-elle le sujet.

Le barbu lui rĂ©pondit. « Je suis actuellement sur la voie de la MĂ©lodie CĂ©leste. AssurĂ©ment vous avez des ouvrages qui en parlent ? »

MĂ©giste la savante hocha la tĂȘte. « J’en ai mĂȘme un assez grand nombre. Quel aspect d’Ă©tude vous siĂ©rait le mieux ? »

Ce fut le pyrrhonien qui rĂ©pondit du tac-au-tac.

« La Migale Ocre. »

MĂ©giste la savante Ă©carquilla les yeux. « C’est un aspect bien original pour Ă©tudier cette voie. L’aspect de la force, du piĂšge et de la cruautĂ©, pour la voie de l’illumination et de l’Ă©coute ? »

Mégiste la savante se leva et se dirigea vers une des nombreuses étagÚres.

Le pyrrhonien la suivit. « C’est aussi l’aspect de la patience, ainsi qu’un aspect cĂ©leste, tout comme la voie de la mĂ©lodie Ă©ponyme. »

« Bien sĂ»r. À quel niveau de la Migale en ĂȘtes vous ? »

Le barbu les rejoignit. « J’ai passĂ© le huitiĂšme cercle il y a quelques annĂ©es. Je peux encaisser le dixiĂšme cercle. »

MĂ©giste la savante eut un rictus. « Faites attention, cette voie peut ĂȘtre extrĂȘmement traĂźtresse si elle est mal maĂźtrisĂ©e. » Elle se saisit nĂ©anmoins d’un lourd in-octavo et l’emmena vers la table de lecture. Le barbu la suivit et s’apprĂȘta Ă  s’assoir.

« Vous payez d’avance. »

Le barbu s’arrĂȘta. « Oui, bien sĂ»r. » Il sortit une bourse et en versa une partie du contenu dans sa main avant de demander. « Quelle devise prĂ©fĂ©rez-vous ? »

MĂ©giste la savante eut un rire grinçant. « La seule qui compte pour ce genre de transaction… »

Le barbu lui rendit un sourire complice. Il rempocha ça piĂštre monnaie et fouilla l’intĂ©rieur de son Ă©pais manteau. Il en sortit une petite bourse de satin violette ornementĂ©e d’un symbole kabbalistique cousu au fil d’argent.

Il fit tomber quelques piĂšces dans sa main. Ces piĂšces-lĂ  Ă©taient plus Ă©paisses que de la monnaie standard. Elles Ă©tait faites de trois rondelles de mĂ©tal soudĂ©es ensemble, la rondelle centrale Ă©tait d’un mĂ©tal irisĂ©, tandis que les deux autres Ă©taient d’un mĂ©tal prĂ©cieux qui variait selon la valeur de la piĂšce. Chacune Ă©tait frappĂ©e d’un symbole alchimique, qui diffĂ©rent en fonction du mĂ©tal utilisĂ©.

Parmi les Ă©tranges devise qui tombĂšrent dans la main du barbu, la plupart Ă©taient en cuivre, en Ă©tain ou en bronze. MĂ©giste la savante nota cependant qu’une d’entre elle Ă©tait en or.

« Le prix standard est d’une eidos d’argent par ouvrage consultĂ©. »

Elle lorgna sur le pyrrhonien, restĂ© un peu en arriĂšre, et qui semblait trĂ©pigner devant la bibliothĂšque de la Migale Ocre. « Et on ne touche pas. » Ce commentaire sembla le faire sortir de sa rĂȘverie. Il reprit son vagabondage dans la piĂšce.

« Je n’ai pas d’eidos d’argent sur moi, » dit le barbu. « Mais je peux faire le change Ă  deux eidos de bronze. »

MĂ©giste la savante secoua la tĂȘte. « Je suis navrĂ©e, mais mĂȘme si c’est thĂ©oriquement le cours standard —pour peu que standard ait un sens—, je croule sous les oboles de bronze. Celles d’argent ont infiniment plus de valeur. »

Le barbu, décontenancé, se gratta la barbe en réfléchissant à une contre proposition.

Mais MĂ©giste l’opportune sauta sur l’occasion. « Par contre, si vous me cĂ©dez cette eidos d’or, je vous laisse emporter l’ouvrage avec vous. »

Et puis comme ça, si vous ĂȘtes victime de votre hubris, vous ne dĂ©chaĂźnerez pas les foudres mĂ©lodiques dans ma bibliothĂšque, ajouta-t-elle mentalement.

Le barbu hĂ©sitai. « C’est cher. C’est la seule que je possĂšde et je la rĂ©servais Ă  usage ultĂ©rieur. »

« C’est un exemplaire unique. Si vous le dĂ©chiffrez correctement, pour pourrez passer au douziĂšme cercle en quelques mois. »

Le barbu Ă©tait tentĂ©. « Ça reste quand mĂȘme trĂšs cher. Ne peut-on pas nĂ©gocier une lĂ©gĂšre allonge de votre part ? Consulter un autre ouvrage peut-ĂȘtre ? »

MĂ©giste l’opportune haussa les Ă©paules. « J’ai toujours l’usage des eidos d’or, mais je n’en n’ai pas spĂ©cifiquement besoin. J’en possĂšde dĂ©jĂ  une bonne poignĂ©e. Au pire, j’attendrai qu’un autre visiteur vienne pour lui proposer un Ă©change similaire. »

Soudain, le barbu rĂ©alisa : « Mais au fait, dans quelle langue est Ă©crit l’ouvrage ? »

« En kantadais du Premier Âge. Le texte date du DeuxiĂšme Âge tĂŽtif, mais comme il s’agit d’une collection d’opĂ©ras, l’auteur·ice a dĂ©cidĂ© de l’Ă©crire dans le langage qu’iel jugeait le plus appropriĂ©. DĂ©jĂ  Ă  son Ă©poque, il y a presque huit cents ans, cette langue Ă©tait morte depuis des siĂšcles… »

Les deux visiteurs Ă©changĂšrent un regard. « Je parle kantadais, » dit le pyrrhonien, « mais je ne suis pas assez instruit dans la Migale pour pouvoir le lire. Il va nous falloir du temps pour le dĂ©chiffrer Ă  deux. » Il s’adressa Ă  son compagnon. « On ne pourra du coup pas le lire ici. »

Cette constatation sembla dĂ©concerter davantage le barbu. « Vous n’avez pas d’ouvrage similaire Ă©crit dans une langue diffĂ©rente ? »

MĂ©giste l’opportune secoua derechef la tĂȘte. « J’en ai, mais ils sont destinĂ©s Ă  des cercle infĂ©rieurs. J’en ai aussi des cercles supĂ©rieur, mais ça, je vous le dĂ©conseille fortement. »

Le barbu hĂ©sita encore un instant, mais pas longtemps. « TrĂšs bien, marchĂ© conclu alors. Ça m’arrache le cƓur de vous cĂ©der mon eidos d’or, mais je n’ai pas vraiment le choix. »

MĂ©giste l’opportune collecta son dĂ» et se permit de leur accorder un conseil d’amie. « Je connais un confrĂšre qui vis dans les montagnes de l’Échine. Il est loin d’avoir une collection aussi fournie que la mienne, mais aime commercer. Il sera ravis de troquer cet ouvrage contre bon prix quand vous l’aurez terminĂ©. Qui sait, peut-ĂȘtre mĂȘme que vous en tirerez une eidos d’or ? »

Le barbu la remercia et rangea le in-octavo dans une des poche intĂ©rieures de son manteau. Le pyrrhonien semblait absorbĂ© par la contemplation d’une piĂšce qui Ă©tait affichĂ©e dans un cadre beaucoup trop grand et accrochĂ©e au-dessus de l’entrĂ©e de la demeure.

« C’est une eidos de platine, au cas oĂč vous vous posiez la question. » expliqua MĂ©giste l’opportune.

Le pyrrhonien acquiesça, il l’avait reconnue. « Ça fait partie de vos protection, n’est-ce pas ? »

« Bien sĂ»r, » rĂ©pondit-elle en s’approchant de lui, « Mais c’est surtout par fiertĂ© que je l’affiche. J’aurais tout aussi la murer derriĂšre une de mes Ă©tagĂšres, ça aurait Ă©tĂ© tout aussi efficace »

Bien sĂ»r, c’Ă©tait faux. Mais il Ă©tait inutile de donner trop de dĂ©tails sur le sujet de ses protections Ă  des visiteurs.

« On ne va pas user de votre hospitalitĂ© plus longtemps, » conclut le barbu. « C’Ă©tait un plaisir de faire affaire avec vous. »

Il quittĂšrent les lieux sans se retourner. L’Ă©change avait Ă  peine durĂ© une heure, et MĂ©giste l’opportune en Ă©tait ravie.


MĂ©giste l’occultiste Ă©tait dans son jardin souterrain. D’une main, elle collecta des champignons et quelques pousses de soja qui croissaient Ă  la lumiĂšre d’une lampe verte. De l’autre, elle faisait tourner l’eidos d’or entre ses doigt. De temps en temps, elle s’arrĂȘtait pour contempler le symbole qui y Ă©tait frappĂ© : un Papillon Noir.

Patience, tenta-t-elle de se convaincre, prend ton temps. Cet eidos n’ira nul part et la prĂ©cipitations mĂšnent aux pires incidents.

Mais elle trĂ©pignait d’excitation, l’esprit obnubilĂ© par l’ultime piĂšce de son Ɠuvre. Elle Ă©tait si distraite qu’elle s’entailla le doigt quand elle coupa ses champignons en lamelles.

Elle se força Ă  la patience et prĂ©para son repas consciencieusement. Ses deux siĂšcles et demi d’existence lui avait appris la rigueur et la mesure.

AprĂšs la cuisson de son repas, elle l’avala en vitesse. Elle dĂ» se retenir de courir pour joindre la piĂšce la plus reculĂ©e de son habitation souterraine oĂč elle allait enfin pouvoir mettre son eidos d’or Ă  l’usage.

Sur l’immense table carrĂ© qui trĂŽnait en centre de la piĂšce, elle examina pour la centiĂšme fois le diagramme qui y Ă©tait tracĂ© Ă  la craie. Elle s’assura que les huit autre eidos d’or dĂ©jĂ  prĂ©sent Ă©tait bien alignĂ©s sur les nƓuds du gramme, puis posa la neuviĂšme, la derniĂšre, au centre exact de la table, lĂ oĂčtous les traits convergeaient.

MĂ©giste l’occultiste sentait l’Ă©nergie du Papillon Noir l’envahir. Elle ressenti une vague de plaisir intense dans tout son corps, doublĂ© d’une douleur sourde, comme un orgasme si puissant qu’il appuyait sur ses nerf et en devenait insupportable de douleur.

Au dessus, dans la bicoque de bois, les feuillets de milliers d’ouvrages tombaient en cendre Ă  mesure que la connaissance affluait dans l’esprit trop Ă©troit de MĂ©giste l’occultiste.

À mesure que le savoir affluait dans son esprit, MĂ©giste l’occultiste se rendit compte qu’il n’Ă©tait point de sagesse, car les innombrables connaissances millĂ©naires Ă©taient attirĂ©es de force dans son esprit dĂ©jĂ  dĂ©bordant.

Une seule Ă©tagĂšre, quelques dizaines de livres, auraient suffit Ă  remplir l’esprit de n’importe qui jusqu’au ras-bord. Mais la bibliothĂšque de MĂ©giste l’occultiste contenait bien plus que cent fois cette quantitĂ©, et quand l’esprit de l’occultiste commença Ă  distendre et se dĂ©chirer, elle hurla d’effroi autant que de douleur.

Le bois de la bicoque trembla et rĂ©sonna Ă  travers toute la toundra. Puis, dans un craquement sinistre qui rĂ©sonna jusqu’au village le plus qui Ă©tait pourtant Ă  des jours de marche d’ici, la demeure, le sol et la cave s’écroulĂšrent sous le poids colossal du rituel Ă  l’Ɠuvre, tandis que la sĂ©culaire MĂ©giste l’occultiste se tordait de douleur, s’arrachant, les cheveux, les yeux et la peau.

Ce soir lĂ , le sommeil des villageois fut perturbĂ© par l’Ă©cho sinistre de l’hubris qui s’effondrait sur le corps cacochyme d’une vieille dame dont les connaissances avait Ă©tĂ© incommensurables le temps d’un battement d’ailes, puis s’étaient Ă©teintes Ă  jamais.

Si d’aventure des voyageurs venaient Ă  quĂ©rir la vieille MĂ©giste, il ne trouveraient plus que les restes effondrĂ©s d’une sale bicoque en bois noir, avec aucun vestige sinon d’innombrables Ă©tagĂšres, brisĂ©es et vides.

Et le froid de faire trembler leurs os.

Une idylle solitaire

Note de l’autrice : dans ce texte sont briĂšvement dĂ©cris quelques handicaps. reflĂštent le point de vue de la narratrice qui, par ses propres biais, dĂ©grade la teneur de l’un d’eux. À l’attention de la lecteur·ice de cette nouvelle : ĂȘtre sourd·e n’est pas une une « incommodité », c’est un handicap.

AnnĂ©e 668 du Premier Âge.

Le regard… Le regard est le principal vecteur des Ă©motions que nous ressentons.

D’aucun ne serait pas d’accord avec cela. AprĂšs tout, l’ouĂŻe est aussi un sens primaire, il joue beaucoup dans l’apprĂ©ciation de notre environnement. Mais mĂȘme si on essaie de se concentrer sur l’ouĂŻe, mĂȘme si on ferme les yeux pendant qu’on nous raconte une histoire ou qu’on se dĂ©lecte les sons que la nature nous offre, on ne peut s’empĂȘcher de voir. On ne peut empĂȘcher les images d’apparaĂźtre sous nos paupiĂšres. La vue est le sens principal de l’humanitĂ©.

Mais plus que la vue, le regard. Le regard est la personnification de la vue, un avatar que l’on projette autour de soi, une caresse que l’on fait glisser sur les reliefs qui s’offrent Ă  nos yeux, comme un drapĂ© de soie qui effleure une hanche charnue.

C’est pour cela que, mĂȘme quand le regard est masquĂ©, il suscite nombre d’Ă©motions. Être sourd est une incommoditĂ©. Être aveugle est le plus sĂ©vĂšre des handicaps. À quoi ressemble la vie de ceux qui sont aveugles de naissance ?

Les poils se hĂ©rissent sur mes bras. Je suis entourĂ©e de brume. Ce n’est pas de la purĂ©e de pois, un brouillard qui obstrue la vision d’un gradient flou, comme c’est souvent le cas sur les rives du lac au cƓur duquel se trouve l’Ăźle que je suis en train d’explorer. La brume qui m’enveloppe est presque surnaturelle, comme une fine fumĂ©e, dense mais statique, sensiblement palpable mais impossible Ă  dissiper. Elle est blanche, lumineuse. Elle agit comme de fines cloisons guidant ma progression au cƓur de ce jardin, sans aucun doute le plus beau jardin du monde. Je sens dans mon cou son toucher glacial, comme un soupir qui Ă©veille en moi des frissons haletants.

Cette exploration est merveilleuse, car surgissent rĂ©guliĂšrement, au fil des murs de brume que je traverse, les plantes les plus somptueusement raffinĂ©es qu’il ne m’a jamais Ă©tĂ© donnĂ© de voir. La vĂ©gĂ©tation n’est pas artificielle, comme dans la plupart des jardins. On voit que de la terre est douce et riche, que les plantes s’Ă©tendent et poussent Ă  loisir, mais ce n’est pas non plus le chaos sauvage que l’on voit dans une vulgaire forĂȘt. C’est comme si chaque vĂ©gĂ©tal, respectueux de la somptueuse beautĂ© de chacun de ses congĂ©nĂšres, laissait sciemment Ă  ceux-ci la place d’épanouir leurs feuilles volages et leurs organes turgescents.

Il est difficile de relater la perfection. On pourrait croire qu’il suffirait de dĂ©crire les merveilles qui ornent le jardin avec un lyrisme fringant, mais ce ne serait qu’une pĂąle tentative reproduction Ă  laquelle il manque l’essence de ce qui la rend si parfaite. Comme si lire une piĂšce de théùtre Ă©tait une bonne apprĂ©ciation de celle-ci. Non, le théùtre est une reprĂ©sentation. Le théùtre se vit.

Tout comme ce jardin, il faut le vivre. Comme un Ă©change rĂ©pĂ©tĂ© mille fois, Ă  travers tous les autres jardins qu’on a dĂ©jĂ  parcourus. Comme une improvisation aussi surprenante qu’allĂ©chante, en dĂ©couvrant Ă  quel point celui-ci est singulier. Comme une symphonie qu’on a jouĂ© tant de fois mais qui reste insaisissable, car chaque interprĂ©tation est fondamentalement unique. Comme un crescendo puissant, dont on connaĂźt l’issue pinaculaire mais dont on crĂšve pourtant de redĂ©couvrir l’issue.

Je peux nĂ©anmoins retranscrire mentalement ce qui rend ce paysage Ă  la fois si unique et si parfait. Il y rĂšgne un silence absolu. Pas un silence lourd, car un bruissement feuillu rythme ma progression. Pas un silence de mort, car la vie n’est pas absente, elle est simplement discrĂšte, rampant sous une feuille ou bourdonnant derriĂšre un tronc. C’est un silence serein, comme si toute la nature Ă©tait Ă  l’Ă©coute, dans une contemplation d’elle-mĂȘme. Le mĂȘme silence que celui qui survient au moment oĂč on retient son souffle, juste avant un hurlement de plaisir.

Les fragrances qui m’enveloppent sont enivrantes, Ă  la fois subtiles et riches. Si cet engourdissement de quiĂ©tude, celui que l’on ressent Ă  travers tout son corps quand notre esprit n’a pas encore tout Ă  fait quittĂ© les Ă©toiles et n’est pas encore revenu se loger entre les draps mouillĂ©s, avait une odeur, ce serait celle-ci. Cet enivrement est dĂ©sinhibant, presque psychotrope. Il rend la contemplation naĂŻve et permet Ă  l’Ɠil de se rĂ©jouir de la simplicitĂ© de ce spectacle colorĂ©, jouant d’ombres et de lumiĂšre, de masques et de rĂ©vĂ©lations brumeuses, avant de s’attarder sur la complexe intrication de cette nature luxuriante.

Oui, ce jardin est un chef-d’Ɠuvre pour le regard.


J’ai l’impression de voyager au cƓur d’un songe, de surprise en Ă©tonnement, d’apaisement en Ă©merveillement.

Pourquoi ce jardin ? Comment ce jardin ?

Je ne sais pas. Et je ne pourrais pas moins m’en soucier. La seule expĂ©rience est au-delĂ  de toute prĂ©occupation.

Mais fatalement, je finis par me stopper. Je m’arrĂȘte net au milieu de ce paradis. Ils arrivent. Je le sais. Je le sens.

Je ferme alors les yeux et laisse mon regard prendre le dessus. Je me met à courir, au hasard de mon instinct. Mon visage, mes bras et mes jambes, nus, sont fouettés par les autochtones enracinés.

Je m’en veux. Mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas les laisser mettre fin Ă  mon idylle. Je ne me laisserai pas rattraper.

Quand je rouvre les yeux, je suis nul part. Je ne reconnais pas la vĂ©gĂ©tation autour de moi. C’est normal aprĂšs tout, c’Ă©tait le but original de mon Ă©popĂ©e. Mais maintenant qu’on me force Ă  fuir, maintenant que le charme est rompu, je n’arrive plus Ă  apprĂ©cier sa beautĂ©.

Je marche, ne sachant trop que faire, et finis par arriver dans un genre de clairiĂšre. Une clairiĂšre qui est rĂ©ellement magnifique, un Ăźlot de calme enrobĂ© d’un gradient de fleurs, le tout couronnĂ©e d’une canopĂ©e arborescente multicolore. L’Ɠil d’un cyclone de merveilles.

Cette beautĂ© me surprend tant, que j’en oublie le besoin d’Ă©chappĂ©e. Je ne suis ramenĂ©e Ă  la rĂ©alitĂ© que par le bruissement discret et pourtant croissant d’une masse se dĂ©plaçant dans les fourrĂ©s, dans mon dos.

Comment font-il pour me pister ainsi ? Par magie, probablement. Ça veut dire que je suis perdue, que je n’ai nul part oĂč aller.

Penser que tout cela me sera bientĂŽt ĂŽtĂ©, penser que je serai jugĂ©e pour n’avoir succombĂ© qu’Ă  mon dĂ©sir de sĂ©rĂ©nitude contemplative, penser qu’Ă  cause de moi, des gens souillent ce jardin fabuleux de leur gauche prĂ©sence, ça me rend si triste que je suis en larme au moment oĂč mon poursuivant entre dans la clairiĂšre.

Il est seul. Un homme. En armes. Il n’a pas d’armure — l’a sans doute retirĂ©e avant d’entrer dans le jardin — outre sa barbute de bronze accrochĂ©e Ă  son ceinturon. Il a la dĂ©marche grossiĂšre comme il essaie de ne pas trop perturber la vĂ©gĂ©tation avec ses Ă©normes bottes, et sa lance s’empĂȘtre rĂ©guliĂšrement dans les branches d’arbres.

« ArrĂȘtez, » dit-il d’une voix surprenamment calme. « N’allez pas plus loin. N’abĂźmons plus le jardin. »

Il a les traits Ă©trangement fins. Son casque et son tabard Ă©voquent une personne importante — un officier, comme il disent — mais il ne semble pas avoir plus de trente ans. Il porte des yeux blancs, les sourcils haussĂ©s en permanence, ce qui lui donne un air triste, et une barbe blanc cassĂ©, frisĂ©e et trĂšs bien entretenue, ce qui habille son visage bleu-pĂąle d’une rigoureuse douceur.

« Je n’abĂźme pas ce jardin. Seule votre prĂ©sence est indĂ©sirable. »

Sa posture n’est pas belliqueuse. Au contraire, il a la main lĂ©gĂšrement tendue vers moi, comme pour m’inviter Ă  la prendre.

Il secoue la tĂȘte. « Je suis dĂ©solĂ©, vraiment, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous perturbez l’Ă©quilibre du jardin. »

Je croise les bras. Il comprend que je vais lui résister, que je ne partirai pas sans argumenter. Il relùche sa posture et se détend.

Il s’apprĂȘte Ă  planter sa lance dans le sol, mais quand il se rappelle lĂ  oĂč il se trouve, il se ravise et la pose dĂ©licatement sur la terre meuble.

« Personne n’est autorisĂ© Ă  venir », renchĂ©rit-il. « Je suis sĂ»r que vous comprenez que le jardin doit ĂȘtre prĂ©servĂ©. »

« Ah vraiment ? Alors pourquoi ai-je vu un navire embarquer avec un flopĂ©e de bourgeois, hier ? Comme chaque semaine ? »

Le soldat secoue la tĂȘte « C’est pas moi qui fait les rĂšgles. »

Je m’esclaffe. « Ha ! Mais vous les suivez quand mĂȘme. N’est-ce pas pire ? »

Il hausse les épaules. Je peine à déceler de la sincérité dans cette nonchalance.

« Vous n’ĂȘtes pas d’accord, n’est-ce pas ? Vous n’ĂȘtes pas d’accord avec eux ! Vous ĂȘtes comme moi, vous voyez la rĂ©elle beautĂ© de ce jardin. »

Il ouvre la bouche pour formuler une réponse, mais je ne lui laisse pas le temps.

« Mentez-leur. Dites-leur que je me suis enfuie, que je me suis jetée dans le lac pour vous échapper. »

Il secoue derechef la tĂȘte. « C’est pas possible, le… »

« La magie, oui, » je réalise rapidement. « Depuis le début vous me traquez avec un sort, vous ne pouvez pas faire mentir la magie. »

Il soupire. Y sens-je de la tristesse ?

« Attendez, c’est vous, le mage, n’est-ce pas ? Vous pouvez mentir sur ce que la magie vous dit, non ? En plus, votre sort a une portĂ©e limitĂ©e, si on pense que je me suis enfuie, ça sera pas absurde qu’on ne me retrouve pas et… »

Il m’interrompt en levant une main.

« Vous n’y ĂȘtes pas. D’autre mages vous surveillent de l’extĂ©rieur de l’Ăźle. Ils le sentiraient si vous vous enfuyez. »

Oh. C’est sans espoir alors.

Une pensĂ©e fugace traverse mon esprit. Celle de me dĂ©fendre contre le soldat. RĂ©sister activement Ă  mon arrestation. Mais cette pensĂ©e s’envole aussi vite qu’elle est apparue. C’est absurde. Se battre ? Ici ? PlutĂŽt mourir.

Je lorgne la lance posĂ©e par terre. Oserait-il s’en servir ? Il comprends la beautĂ© de cette endroit, c’est clair, mais sa prĂ©sence indique qu’il est aussi mĂ» par son ‘sens du devoir’. Lequel des deux est le plus important pour lui ?

Je n’ai pas envie qu’il m’attaque. Pas par peur de mourir, mais parce que, ici et maintenant, ma seule volontĂ© est de prĂ©server ce jardin, peu importe le prix.

Aussi suis-je surprise quand il fait quelques pas vers moi, s’Ă©loignant de son arme. Je suis d’autant plus surprise que je le laisse faire.

Il pose sa grosse main sur mon bras, avec douceur. Son gant rugueux rĂąpe ma peau nue. « Comment vous vous appelez ? »

« Azao. Et vous ? »

« Shitooka. Enchanté. »

Je ne parviens pas Ă  dĂ©cider s’il essaye de me manipuler ou s’il a rĂ©ellement rĂ©duit la distance entre nous.

Il lĂšve la tĂȘte et pose son regard tout autour de nous.

« J’aimerais tellement pouvoir venir dans ce jardin pour le contempler. Mais je suis ici avec une mission, un rĂŽle, et je n’ai pas le droit de m’en dĂ©tourner. Quand on sera rentrĂ©s sur la terre ferme, je ne pourrai sans aucun doute jamais revenir. »

« Tu es un bon petit soldat, » je lui lance, l’Ɠil torve et le ton dĂ©daigneux.

Il baisse sa tĂȘte et plonge ses yeux dans le miens, avec, je dois dire, une certaine violence (comment fait-il pour se dĂ©tourner aussi abruptement de la beautĂ© qui l’entoure ?). « Quand je te dis que je n’ai pas le droit de m’en dĂ©tourner, je ne te parle pas d’ordre ou de hiĂ©rarchie, je te parle de droit moral. Connais-tu l’origine de ce jardin ? »

Je ne répond rien.

« On ne sais pas quand ce jardin Ă  Ă©tĂ© construit. Probablement Ă  l’Ă©poque de la colonisation, il y a cinq cent ans. Ce qu’on sait, c’est que cette nappe de brume qui trĂŽne au milieu du Havrelac est Ă©ternelle et a toujours Ă©tĂ© lĂ . On a toujours cru Ă  un phĂ©nomĂšne mĂ©tĂ©orologique unique, et toutes les embarcation l’Ă©vitait, Ă©videmment. C’est seulement il y a cent-cinquante ans qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une Ăźle au milieu de cette brume. Quand on s’est mis Ă  l’explorer, on a dĂ©couvert ce jardin, merveilleux, unique et, point d’orgue, autosuffisant. On n’est mĂȘme pas sĂ»rs qu’il s’agisse de l’Ɠuvre de l’humain, ou un phĂ©nomĂšne naturel, comme la brume l’est. »

Un ange passe.

« C’est pour ça qu’on l’appelle ainsi : le Jardin de Brume. »

Je ne savais pas tout cela. Mais l’origine ambiguĂ« du jardin le rend encore plus somptueux que je ne l’aurais jamais imaginĂ©. On ne sait pas qui ni quoi l’avais engendrĂ©, et on ne le saurait sans doute jamais.

Je veux passer le reste de ma vie ici.

« Tu comprends qu’il faut donc le prĂ©server Ă  tout prix, » reprends le soldat, plus sĂ©rieux que jamais. « Fouler cette terre implique de la souiller, la ternir. »

Avant que je ne puisse objecter, il renchĂ©rit. « Les riches s’octroie le droit de la visiter, assez rarement quand mĂȘme, parce qu’ils ne supportent pas l’idĂ©e de financer quelque chose sans en profiter directement. Ça leur donne de la valeur, du prestige. Mais s’ils n’Ă©taient pas lĂ , personne ne pourrait protĂ©ger le jardin, tout le monde viendrait musarder ici, et le jardin serait ruinĂ©. »

À ce moment-lĂ , ça fait *clic* dans ma tĂȘte. Je me remĂ©more le symbole qu’il y avait sur le tabard des gens qu’il ont essayĂ© de me m’empĂȘcher d’approcher l’Ăźle, tout Ă  l’heure. L’homme face Ă  moi ne porte pas le sien parce qu’il a retirĂ© son armure, mais ça ne fait aucun doute : il s’agit du blason des nobles qui ‘possĂšdent’ le Jardin de Brume. Ceux-lĂ  mĂȘme que l’homme d’arme en face de moi vient de mentionner.

Ce n’est pas un soldat. C’est un milicien.

D’un geste sec, je dĂ©gage sa main qui Ă©tait toujours posĂ©e sur mon bras, et crache entre mes dents « Va te faire foutre. »


Je ne cours pas, je me contente de marcher vite. De toute façon, le milicien peut utiliser sa magie pour me trouver, et il n’a pas l’air d’ĂȘtre pressĂ© vu qu’il me suit de loin.

Occasionnellement, j’entends sa voix qui m’appelle au loin. « Azao ! Reviens ! Écoute, ne fais pas de bĂȘtise. »

Mais, au bout d’un moment, son ton commence Ă  changer. « N’aggrave pas ton cas ! Tu ne peux pas t’enfuir ! »

Oh que si je peux m’enfuir. Il va voir.

Je me rends compte que je me suis suis peu Ă  peu mise Ă  courir. La colĂšre et une panique naissante me poussent au bord de la rage.

Il me suit toujours. S’adapte Ă  ma vitesse, comme s’il faisait exprĂšs de ne pas me rattraper.

Puis j’arrive Ă  la frontiĂšre du jardin. La fin de l’idylle. Une falaise de trois mĂštre, avec l’eau du lac en bas. Mon regard ne porte pas plus loin, car la brume qui nippe cette Ăźle s’Ă©tend au-delĂ  de ses falaises. Je suis encore dans le cocon de brume.

J’entends le milicien qui s’approche, derriĂšre moi, puis s’arrĂȘte Ă  distance respectable.

« Tu es au bout de ta course, Azao. »

Ne prononce pas mon nom, sale traĂźtre.

Je me tourne bien face Ă  lui pour lui rĂ©pondre. « Non, je ne suis pas au bout. Je peux encore sauter et m’enfuir, ce n’est pas trĂšs haut. »

« On te retrouvera si tu fais ça. Si tu te rends de ton plein gré, ta peine sera allégée. »

Je secoue la tĂȘte. « Je peux m’enfuir, et je connais un endroit oĂč vous ne me retrouverez jamais. »

Il hausse les Ă©paule. Je vois qu’il n’a pas sa lance, mais il n’en n’a jamais vraiment eu besoin.

« Dans tous les cas, ta soi-disant idylle se termine ici. Rien ne sera plus jamais comme avant. »

J’Ă©clate de rire. L’Ă©cho de ce rire sonne comme un tintement de cristal qui se reflĂšte sur la majestĂ© du Jardin.

« Je peux m’enfuir. Et mon idylle n’est pas terminĂ©e. Et je peux tenir toutes mes promesses et tous mes dĂ©sirs. »

« Tu en es bien certaine ? » me demande-t-il, incrĂ©dule.

« Tu ne comprends pas, parce que tu ne vois pas le monde tel que je le vois. »

Je me tourne vers la falaise, et regarde l’eau en bas.

« Je suis tellement triste. Pour toi. »

Je saute.


Trois mĂštres, ce n’est pas trĂšs haut, mais le temps me semble passer suffisamment lentement pour qu’un long fil de pensĂ©e se dĂ©roule.

Mes premiĂšre pensĂ©es vont naturellement Ă  Shitooka, ce milicien qui avait tout pour comprendre la merveille qu’il foulait, mais a dĂ©cidĂ© de ne pas le faire. Nos choix dĂ©finissent notre identitĂ©, et je ne regrette aucun des miens.

Mes pensĂ©e vont ensuite Ă  ma quĂȘte sempiternelle de visiter tous les jardins du monde. Cette quĂȘte a commencĂ© il y a longtemps, quand je voulais devenir styliste. Puis je me suis trouvĂ© une passion pour les jardins, leur architecture, mais surtout ce qu’ils expriment. J’ai parcouru le monde jusqu’Ă  trouver l’ultime jardin, le dernier de mon long pĂ©riple, le Jardin de Brume.

Puis mes pensĂ©es voguent sur les flots de la magnificence que mon regard a Ă©pousĂ© au cours des derniĂšres heures. J’ai joui de cette expĂ©rience, comme personne n’a jamais joui.

Ensuite, mes pensées vont au fait que je me suis bel et bien échappée, que mon idylle ne sera jamais terminée, que ce jardin est maintenant éternellement mien.

Enfin, mes derniĂšres pensĂ©es vont Ă  mes parents, qui ne m’ont jamais appris Ă  nager.

Que les dieux veillent sur toi

Ville de Pas-du-Cheminant, Ă  l’intersection entre la Route de l’Écho et la Route des Arcanistes, Plaine de Garrassfant, annĂ©e 833 du DeuxiĂšme Âge.

J’avais mal Ă  la tĂȘte. Le raffut des musiciens et des chanteurs se mĂȘlait aux vapeurs de vin qui m’embrumaient l’esprit dans un tourbillon lancinant. Je jetai un rapide coup d’Ɠil autour de moi, j’Ă©tais le seul Ă  ne pas m’amuser.

S’approchant par derriĂšre, quelqu’un me saisit l’Ă©paule avec Ă©nergie. Je reconnu immĂ©diatement sa poigne. “Alors, MavĂ©as, pourquoi tu fais la tĂȘte ? Tu veux gĂącher mon anniversaire ?”. C’Ă©tait SyxĂ©us, mon trĂšs bon ami. Ma seule famille.

SyxĂ©us et moi nous Ă©tions connus quand j’avais vingt-cinq ans. Je venais de perdre mes deux parents et je n’avais pas d’argent. SyxĂ©us, qui avait Ă  l’Ă©poque le double de mon Ăąge, m’avait recueillit chez lui le temps que je rebondisse. Quand j’eus trouvĂ© un travail en tant qu’artisan du bois, j’avais pu avoir ma propre maison, mais nous Ă©tions tout de mĂȘme restĂ©s trĂšs proches.

J’étais maintenant vieux, ayant passĂ© le troisiĂšme quart de ma vie. SyxĂ©us avait beau ĂȘtre une des personnes les plus ĂągĂ©es de la ville, il Ă©tait restĂ© trĂšs Ă©nergique. Quand je le vis ce soir-lĂ , le soir de son anniversaire, il Ă©tait encore plus radieux que d’ordinaire.

Il m’attrapa par les deux Ă©paules, plongeant son regard dans le mien, un sourire malin au coin de ses lĂšvres fines. Sa longue chevelure d’un blanc Ă©clatant tombait en cascade sur ses Ă©paules rondes. Ses yeux, Ă  l’iris blanc et Ă  la sclĂšre turquoise – un physiom original oĂč les couleurs des yeux sont inversĂ©es – dĂ©taillaient mon visage Ă  la mĂąchoire carrĂ©e, mes cheveux courts et grisĂątres et mes yeux humides.

“Allez, amuse-toi !”, m’ordonna-t-il dans le patois drachais, “profite de la vie !”.

Cette simple phrase, prononcĂ©e comme un proverbe, me fit frissonner. SyxĂ©us eut l’air surpris, un instant, puis eut un dĂ©clic et comprit le sujet de mon angoisse.

Il se rapprocha et me serra avec tendresse. “Ne t’en fais pas, tout va bien se passer.” Sa voix Ă©tait douce et son sourire chaleureux. Il s’agissait du mĂȘme sourire qui m’avait rĂ©confortĂ© le jour oĂč on s’est rencontrĂ©.

“D’accord”, dis-je en lui rendant un peu son Ă©treinte, “je te crois, tout va bien se passer.”

Il remplit nos deux verres de vin, puis, me lançant un petit clin d’Ɠil, se mit debout sur la table, comme s’il s’apprĂȘtait Ă  faire un discours. Il tapa du pied et brailla pour attirer l’attention des convives qui Ă©taient rĂ©unis en son honneur. Ce fut laborieux, mais il finit par obtenir le silence.

Quand toute l’attention fut tournĂ©e vers lui, il Ă©carta les bras, toujours avec son verre Ă  la main, et dĂ©clara Ă  l’assemblĂ©e : “Comme vous le savez tous, cette nouvelle annĂ©e qui commence est pour moi trĂšs spĂ©ciale ! Je m’attends Ă  tout : joies, peines, aventures et embĂ»ches. Mais je sais qu’au bout du compte, c’est la paix et la plĂ©nitude qui m’attendent.”

Il fit quelques pas sur son perchoir. “Pour l’occasion, dĂšs demain je pars en voyage. Il s’agira d’un voyage fabuleux qui me mĂšnera Ă  la fameuse, l’Ă©ternelle, l’incontournable : Cosma, la CitĂ©-Univers ! Ce voyage a un but : y retrouver une branche Ă©loignĂ©e de ma famille que je n’ai pas vu depuis trĂšs longtemps !”

Des murmures parcoururent l’assemblĂ©e. MĂȘme moi, qui Ă©tais pourtant proche de SyxĂ©us, Ă©tais surpris. SyxĂ©us n’avait jamais quittĂ© Pas-du-Cheminant. Personne n’Ă©tait au courant qu’il avait de la famille ailleurs.

“Ce voyage sera long, il durera plusieurs semaines – que dis-je, plusieurs mois ! – Mais je ne compte pas m’ennuyer en route, car je serai accompagnĂ© par mon Ă©ternel comparse, MavĂ©as !”

Je m’Ă©touffai. Il brandit sa coupe Ă  l’attention de son public en me dĂ©signant avec son autre main. Alors que je me levai, il se tourna vers moi en me jetant un sourire radieux. Je tentai de protester, mais la foule commençait Ă  brailler des “Bon voyages !”, des “Prenez soins de vous !” et des “Revenez-nous vite !”.

SyxĂ©us descendit et s’assit sur la table, juste Ă  cĂŽte de moi. Il souffla un coup, toujours son inimitable sourire aux lĂšvres, et me tendit son verre comme pour trinquer. Je m’approcha de son oreille et cria pour couvrir le brouhaha. “Mais ça va pas ? Tu ne m’as pas prĂ©venu !”

Il me rĂ©pondit avec emphase. “Allons ! Tu ne vas tout de mĂȘme pas me laisser faire ce voyage tout seul, si ?”

Bien sĂ»r que je voulais faire ce voyage avec lui, surtout que ma curiositĂ© Ă©tait titillĂ© par la rĂ©cente nouvelle qu’il avait une branche inconnue de sa famille Ă  Cosma. Mais j’avais un travail ! Je ne pouvais pas partir pendant plusieurs semaines sans planifier mon dĂ©part avec mes collĂšgues et mon patron !

“C’est juste que
 qu’est-ce que je vais dire Ă  AndrĂ©as ? Il m’attend Ă  l’atelier demain matin !”

Il me rĂ©pondit avec une moue assurĂ©e. “T’inquiĂšte, je vais tout arranger !”.

Il se leva, passa son bras autour de mes Ă©paules et m’emmena voir AndrĂ©as. Quand ce dernier nous vit arriver, il nous balança deux grandes accolades.

“Alors, MavĂ©as ! Tu ne m’avais pas prĂ©venu, pour ce voyage !” Je commençai Ă  rĂ©pondre, mais il m’interrompit d’un geste. “Oui, je comprends, tu voulais garder la surprise. Ne t’inquiĂštes pas ! Je m’arrangerais sans toi jusqu’Ă  ton retour ! Tu peux partir serein.”

Et merde.

SyxĂ©us me lança sur un ton railleur : “Tu vois ? Il n’y avait pas de quoi s’inquiĂ©ter finalement ! Allez, va profiter un peu de la fĂȘte, et demain matin je viendrai t’aider Ă  faire tes bagages.“

J’avais secrĂštement espĂ©rĂ© que AndrĂ©as m’oblige Ă  rester Ă  Pas-du-Cheminant, et ainsi que SyxĂ©us dusse reporter son voyage. Je savais ce qu’impliquait tacitement ce voyage, mais je n’arrivais pas Ă  l’accepter.

Je terminai la soirĂ©e dans la morositĂ©. Je jetais mes lĂšvres dans la boisson et mes pas dans les danses, mais mon cƓur Ă©tait retenu ailleurs. Quand enfin la fĂȘte fut finie et que je rentrai chez moi pour me coucher, je ne pus empĂȘcher une vague de tristesse mouiller mes yeux et s’Ă©pancher le long de mes joues.

C’Ă©tait un sentiment Ă©goĂŻste. Je ne souhaitais que le bonheur de SyxĂ©us qui, lui, ne souhaitait que partir. J’Ă©tais sans doute la seule personne au monde Ă  ne pas vouloir que ce voyage se produise. Tellement Ă©goĂŻste. Et puĂ©rile.


Au petit matin je me levai de bonne heure, juste avant l’aube. Qu’importe mes sentiments : je ne faillirais pas Ă  SyxĂ©us. Celui-ci me rejoignit au milieu du premier quart, mais j’avais dĂ©jĂ  fini de me prĂ©parer.

“OĂč sont les chevaux ?” lui demandai-je.

Il prit un air embarrassĂ© “Hum, nous n’en prendront pas. Nous voyagerons Ă  pied.”

Cette surprise n’Ă©tait pas vraiment bienvenue. Je manifestai mon mĂ©contentement.

“Calme-toi, MavĂ©as. Il y a une raison Ă  ça.“

Je restai silencieux, attendant qu’il continue. Au lieu de ça, il prit mon bagage et l’emporta vers l’extĂ©rieur. “Tu as pris un duvet ? On va passer plusieurs jours Ă  la belle Ă©toile.”

Je dĂ©cidai de ne pas insister pour le moment. TĂȘtu comme il Ă©tait, ça ne servait Ă  rien d’essayer de lui tirer les vers du nez.

Cependant, j’exprimai mon inquiĂ©tude. “Mais attend une minute. Ni toi, ni moi n’avons jamais voyagĂ© Ă  pieds, et mĂȘme voyagĂ© tout court. On va faire du camping sauvage, sans expĂ©rience ?”

“Et en plein milieu de la campagne.”, renchĂ©rit-il. ”On ne passera pas par les grandes routes.”

Je restai sans voix. J’avais passĂ© une bonne partie de ma matinĂ©e Ă  me motiver pour ce voyage et Ă  mettre de cĂŽtĂ© mes sentiments, mais la confiance que j’accordais Ă  SyxĂ©us Ă©tait sur le point de voler en Ă©clats.

Il vit ma mine déconfite et posa une main qui se voulait rassurante sur mon épaule.

“Ne t’inquiĂšte pas, j’ai beaucoup discutĂ© avec Timotast. Tu sais, le chasseur. Il m’a donnĂ© beaucoup de conseil et appris pas mal d’astuces.“

Je n’Ă©tais pas convaincu. “Tu sais, la thĂ©orie c’est bien beau mais quand on se retrouvera sur le terrain ce sera une autre histoire.”

Il me rĂ©pondit avec confiance. “Je sais, c’est pour ça que je lui ai demandĂ© de nous accompagner jusqu’au premier village. Il pourra ainsi nous apprendre Ă  nous dĂ©brouiller la premiĂšre semaine, aprĂšs il nous laissera continuer notre voyage.”

“Ça ne le dĂ©range pas ?”

“Non, ça fait un moment qu’il devait y aller pour rĂ©gler quelques affaires.”

“D’accord.” Nous prümes nos sac et commencùrent à nous rendre sur la place principale.

J’Ă©tais malgrĂ© tout pensif. Le premier village ? Il avait donc un itinĂ©raire bien prĂ©cis en tĂȘte.


Timotast le RĂŽdeur nous attendait sur la place principale de la ville, juste devant la bourgmesterie. C’Ă©tait un homme Ă  peine plus vieux que moi, grand et fort, aux bras couverts de cicatrices. Il avait une paupiĂšre paresseuse et l’expression lasse des personnes qui ont vĂ©cues moult embĂ»ches.

Timotast tenait son surnom de RĂŽdeur du fait qu’il n’est pas originaire de la rĂ©gion. Il Il venait des terres shamanes et Ă©tait arrivĂ© dans Ă  Pas-du-CHeminant dans des circonstances qu’il avait toujours refusĂ© de partager. MĂ©fiants au dĂ©but, les habitants de la ville n’ont pas trop aimĂ© sa façon de rĂŽder dans la campagne alentour de la ville, le soupçonnant de braconnage ou de banditisme.

Au fil des annĂ©es, il avait su gagner sa place dans la communautĂ© en tant que chasseur, trappeur, pisteur, guide et messager. Il s’y connaissait beaucoup en terme de repĂ©rage et de crapahutage en rase-campagne, et il avait appris Ă  connaĂźtre la rĂ©gion comme sa poche.

Aujourd’hui il Ă©tait considĂ©rĂ© comme un vieux sage, dispensant des conseils aux jeunes chasseurs et allant souvent les aider sur le terrain.

Son origine shamanique se voyait sur ses traits, puisque sa peau était rouge et ses yeux aussi noirs que la nuit.

Il avait sur son dos un sac moitiĂ© plus gros que les nĂŽtres, mais le portait comme s’il ne pesait rien. AccrochĂ©s Ă  sa ceinture se trouvaient un arc court et un carquois de flĂšches.

Nous voyant arriver, il nous adressa : “Vous voulez aller Ă  l’Étau-Boire, n’est-ce pas ? On va prendre le chemin le plus direct. Une fois lĂ -bas, les locaux vous indiqueront quelle piste il faut prendre pour continuer.“

Il avait une voix grave mais douce, ce qui contrastait avec son physique un peu rustre.

SyxĂ©us lui lança un sourire aussi cynique que radieux. “Bonjour, Timotast, comment vas-tu ?”. L’intĂ©ressĂ© haussa un sourcil en guise de rĂ©ponse. SyxĂ©us enchaĂźna : “Oui, la premiĂšre Ă©tape de notre trajet est bien l’Étau-Boire. Tu sais dans combien de temps on y sera ?“

Le chasseur pris une longue inspiration, pour se laisser le temps de rĂ©flĂ©chir un peu. “Je dirais six ou sept jours, en fonction d’votre endurance. Un bon pisteur comme moi peu faire le trajet en quatre, mais moi j’peux marcher sans m’arrĂȘter de l’aube au crĂ©puscule.“

“DĂ©solĂ© de nous imposer Ă  toi et te ralentir.” m’excusai-je.

Il m’adressa un sourire paternel. “Au contraire, ça m’fait plaisir d’avoir de la compagnie et de pouvoir vous apprendre deux-trois trucs.“

Je fus un peu surpris par ce cĂŽtĂ© protecteur. MĂȘme si de loin il avait effectivement l’air vulgaire, je me suis dit qu’il allait ĂȘtre un bon compagnon de voyage.

“On va sortir par la porte du monde. On fera quelques kalieues en suivant la route, puis on bifurquera sur une piste que je connais bien.”

Sans autre tergiversation, et parce que la matinĂ©e commençait Ă  ĂȘtre bien avancĂ©e, nous partĂźmes.

Nous passĂąmes Ă  travers le quartier des affaires, ornĂ©s de grands bĂątiments garnis de bureaucrates et d’entrepĂŽts, oĂč les bourgeois et autres notables nĂ©gociaient Ă  mĂȘme la rue, donnant de la voix et employant une gestuelle dramatique. Nous traversĂąmes ensuite le quartier marchand, qui Ă©tait juste Ă  cĂŽtĂ© des portes de la ville et oĂč se trouvaient tous les Ă©tals des marchands Ă©trangers Ă©tant arrivĂ©s par la Route de l’Écho, attenant au quartier des artisans qui lui Ă©tait positionnĂ© devant la porte qui menait Ă  la Route des Arcanistes.

Je jetai un coup d’Ɠil Ă  SyxĂ©us et constatai qu’il ressentait la mĂȘme chose que moi : une vague mĂ©lancolie. Pour la premiĂšre fois de notre vie, nous allions quitter notre foyer.


La marche fut aisĂ©e au cours des premiĂšres heures, sur la belle route pavĂ©e. Étant Ă  pieds, nous Ă©tions un peu plus rapides que les caravanes marchandes, et il nous est arrivĂ© par deux fois d’en dĂ©passer une. Nous Ă©tions souvent doublĂ©s par des cavaliers, voire mĂȘme parfois des coursiers qui filaient au galop.

Le paysage aux alentours Ă©tait dĂ©trempĂ©. Nous Ă©tions en plein milieu de la saison humide et la plupart des matinĂ©es Ă©taient baignĂ©e de pluie fine. Nous Ă©tions au dĂ©but du mois d’ambiame, ce qui signifiait que nous arriverions Ă  Cosma vers la fin de la saison humide et que nous ferions le chemin retour en hiver.

Ainsi, les pavĂ©s Ă©tait glissants et on pouvait parfois voir des charretiers accidentĂ©s sur le bord de la voie, en train de rĂ©parer une roue ou de soigner un cheval Ă  sous le couvert d’un arbre.

La route Ă©taient bordĂ©e de grand platanes, qui servaient Ă  offrir de l’ombre durant la saison sĂšche. Au-delĂ  de la ligne d’arbre on pouvait encore voir des champs, rattachĂ©s au territoire de Pas-du-Cheminant.

AprĂšs cinq heures de marche nous atteignĂźmes le dernier champ et la rase-campagne s’Ă©tendait Ă  perte de vue de part et d’autre de la route. Nous Ă©tions au milieu d’aprĂšs-midi et la faim commençait Ă  sĂ©rieusement creuser nos ventres.

“On va bientĂŽt s’arrĂȘter faire une pause”, dit Timotast en regardant le ciel. “La pluie va bientĂŽt s’arrĂȘter et je connais un banc oĂč on pourra se poser.”

L’idĂ©e de m’asseoir me ravit et me donna le courage nĂ©cessaire pour surmonter la fatigue. Je n’avais pas l’habitude de marcher aussi longtemps sans m’arrĂȘter, et mĂȘme si au dĂ©part j’avais essayĂ© de tromper l’ennui en bavardant avec mes compagnons de voyage, la fatigue draina rapidement mon souffle et nous avions parcouru la plupart des kalieues que nous venions de faire dans le silence.

Nous arrivĂąmes Ă  l’endroit mentionnĂ© par Timotast. Il s’agissait d’un petit ru qui croisait la grande voie commerciale en passant juste en-dessous des pavĂ©s. À leur intersection on pouvait voir un petit autel d’un cĂŽtĂ© et un banc de pierre blanche de l’autre.

Timotast s’Ă©carta un peu de la route, posa son sac sur le sol et commença Ă  fouiller Ă  l’intĂ©rieur. SyxĂ©us se laissa tomber sur le banc en faisant glisser son sac Ă  cĂŽtĂ© de lui. Pour ma part, j’enjambai le ru et allai regarder l’autel.

“C’est la dĂ©esse Essors-Moire, dĂ©esse du petit ruisseau que tu vois lĂ , l’Essors, et d’un autre, un peu plus en haut, le Moire”, m’expliqua Timotast de loin. “La plupart des voyageurs s’en fout, mais moi quand je passe par lĂ  je lui laisse toujours un petit sacrifice et une priĂšre.“

Je le vit s’approcher de moi et me tendre un petit pain enroulĂ© dans un torchon.

“C’est ici que nous allons quitter la route et nous aventurer dans la campagne. On va suivre un peu son domaine, l’Essors, alors je prĂ©fĂšrerai avoir sa bĂ©nĂ©diction.”

C’Ă©tait la premiĂšre fois que j’allais prier une dĂ©esse que je ne connaissais pas.

Je sortis le pain de son torchon. Je l’Ă©miettai et le jetai dans le ruisseau. Je fermai les yeux et ouvris les mains devant moi, face-Ă -face.

“Essors-Moire, dĂ©esse des deux ruisseaux Ă©ponymes, prend ce pain en guise de remerciement. Alors que nous tĂącheront d’honorer ton domaine en le traversant, protĂšge nous du malheur.“

En rouvrant le yeux, je constatai que Timotast se tenait non loin de moi, priant en silence, yeux fermĂ©s et mains ouvertes comme je l’avais fait. SyxĂ©us, toujours assis sur son banc, avait Ă©galement fermĂ© les yeux pour accueillir mes paroles.

MĂȘme si je ne connaissait pas cette dĂ©esse, je ressentis un Ă©trange bien-ĂȘtre aprĂšs l’avoir priĂ©e. C’était plus simple et instinctif que ce que j’avais envisagĂ©.

InspirĂ©, je pris l’initiative de dire une autre priĂšre. Je fermai de nouveau les yeux, et ouvris les mains, pommes vers le ciel.

“Dieux d’en-haut, je vous conjure de veiller sur notre bonne fortune et sur la rĂ©ussite de cette entreprise, tant dans le long voyage que nous allons accomplir que dans l’objet de ce dĂ©placement.”

Je plongeai alors ma main dans la poche de mon manteau et sortit un petit objet de bois. SyxĂ©us le reconnu immĂ©diatement : il s’agissait de l’Ă©tui Ă  cigarettes qu’il m’avais offert pour mes cinquante ans. Il s’agissait, pour sa valeur symbolique, de l’objet le plus prĂ©cieux que je possĂ©dais.

Je le posai sur un pierre saillante et la brisai d’un coup de pied.

“Acceptez ce sacrifice en guise de bonne foi et de dĂ©votion” finis-je, reprenant une position de priĂšre.

SyxĂ©us se leva enfin de son banc et franchit le ru pour me poser une main sur l’Ă©paule. “Et ben, avec une offrande pareille, il ne peut rien nous arriver de fĂącheux.“

Je lui rĂ©pondit d’un air un peu surpris. “Tu n’as vraiment prĂ©vu aucun sacrifice pour ce voyage ? C’est l’occasion ou jamais, pourtant.”

Il secoua la tĂȘte d’un air dĂ©sabusĂ©. “Ça fait un petit moment que je ne prie plus les dieux d’en-haut tu sais. Ils le savent et s’en accommodent bien.“

Oui, c’était vrai, cela faisait quelques lustres que SyxĂ©us ne fait plus de priĂšres aux dieux d’en-haut. Depuis la mort de son mari il n’avait plus eu la foi d’en appeler Ă  ceux qui sont sensĂ©s porter la bonne Ă©toile et amener la bonne fortune.

DĂ©jĂ  trente-et-un ans que Papaquis Ă©tait parti. Cela faisait tellement longtemps que j’arrivais peine Ă  me souvenir de son visage. Ça m’attristait profondĂ©ment. Avec SyxĂ©us, il avait Ă©tĂ© une figure paternelle quand je m’Ă©tais retrouvĂ© orphelin Ă  mes vingt-cinq ans, et mĂȘme si j’étais Ă  l’Ă©poque un adulte autonome, ils m’avaient tous les deux beaucoup aidĂ© Ă  faire le deuil de mes parents, partageant un peu de leur quotidien avec le misanthrope timide que j’Ă©tais alors.

L’accident qui l’emporta, renversĂ© par une carriole lancĂ©e Ă  vive allure, avait bouleversĂ© SyxĂ©us. J’avais essayĂ© d’ĂȘtre prĂ©sent pour lui comme il l’avait Ă©tĂ© pour moi, mais pour une raison que j’ignorais, cela n’avait pas aussi bien marchĂ© que je l’avais espĂ©rĂ©. Aujourd’hui encore, derriĂšre son air enjouĂ© et sa nonchalance apparente se cache une tristesse indĂ©lĂ©bile.

Je chassai ces pensĂ©es maussades de mon esprit et me concentrai de nouveau sur notre voyage. Timotast avait rejoint SyxĂ©us sur le banc et ils se partageait une miche de pain, accompagnĂ© d’une poignĂ©e de fruits confit. Je les rejoignis. Nous dĂ©jeunĂąmes ainsi dans la campagne humide de Garrassfant, dans un silence religieux.


Marcher en pleine nature Ă©tait beaucoup plus harassant que sur une route bien pavĂ©e, mais l’expĂ©rience Ă©tait rafraĂźchissante et exotique. Les paysages, le contact avec la vĂ©gĂ©tation et les occasionnels animaux sauvages que l’on pouvait voir avaient tout pour Ă©merveiller les deux vieux citadins que nous Ă©tions.

Notre premiĂšre nuit en terre sauvage fut pour le moins dĂ©paysante. Timotast nous montra comment allumer un feu et comment l’entretenir pour qu’il brĂ»le tout la nuit sans risquer d’incendier notre petit campement. Cela nous permettait de tenir les prĂ©dateurs comme les loups ou les gueppeurs Ă  l’Ă©cart. Il nous montra aussi quelques herbes qui, broyĂ©es avec de l’eau et ointes sur le corps, servait Ă  repousser les moustiques et les mammifĂšres fouineurs comme les sangliers ou les tauricrocs.

MalgrĂ© cela, nous passĂąmes une nuit mouvementĂ©e Ă  cause des rampants qui venaient grouiller dans nos couches et des hululements plus ou moins lointains d’animaux que nous ne reconnaissions pas.

Timotast nous rĂ©veilla Ă  l’aube, et aprĂšs un petit dĂ©jeuner consistant, nous reprĂźmes la route.


Nous arrivĂąmes Ă  l’Étau-Boire au crĂ©puscule du sixiĂšme jour de voyage. La premiĂšre chose que nous vĂźmes furent les champs de blĂ© et les vergers, puis les premiĂšres bĂątisses, granges et corps de ferme.

Le hameau en lui-mĂȘme regroupait une trentaine de maisons Ă  peine, encerclant une grande place centrale oĂč Ă©taient disposĂ©es en plein air de nombreuses tables, des bancs et des lampadaires Ă  huile. Le village Ă©tait posĂ© au point de diffluence de l’Essors et de la Moire, au creux de la fourche dessinĂ©e par les deux cours d’eau.

Ici, contrairement Ă  la ville, la plupart des structures Ă©taient entiĂšrement en bois. Il n’y avait pas de pavĂ© dans les rues ni sur la grand-place.

Quand nous nous dirigeĂąmes vers la place centrale, nous constatĂąmes que tout le village y Ă©tait rĂ©uni pour dĂźner. La plupart des habitants Ă©tait assis Ă  des tables pendant qu’une poignĂ©e d’hommes et de femmes servaient la nourriture.

Quand les locaux nous aperçurent, une femme se leva et vint vers nous. Elle Ă©tait assez ĂągĂ©e et son physiom prenait la forme d’une ligne rouge sur sa peau, partant du milieu de son front, contournant son visage sur sa gauche et plongeant le long de son cou vers son buste.

“Bonsoir voyageurs, bienvenue Ă  l’Étau-Boire ! Je suis FivĂ©los, la bourgmestre. Vous devez ĂȘtre fatiguĂ©s et affamĂ©s. Venez casser une graine Ă  ma table !”

SyxĂ©us, dans un long soupir de soulagement, lui rĂ©pondit “Merci bien, FivĂ©los. Ce n’est pas pour me plaindre, mais mes jambes me font souffrir le martyr. Merci pour votre invitation !”

Quand nous nous approchùmes des tablées, plusieurs villageois reconnurent Timotast et le saluÚrent avec énergie et avec de grand gestes amicaux.

La table de la cheffe du hameau était au milieu. Les quelques personnes qui étaient déjà à la table se poussÚrent un peu pour que nous puissions nous asseoir face à elle.

“Alors, Timotast,” dit la cheffe en commençant Ă  remplir trois Ă©cuelles, “tu me prĂ©sentes tes compagnons ?”

“Bien sĂ»r,” rĂ©pondit-il, “voici SyxĂ©us et son ami MavĂ©as.”

“Et qu’est-ce que vous ĂȘtes venu faire ici ?” demanda-t-elle Ă  notre Ă©gard.

C’est SyxĂ©us, comme Ă  son habitude, qui prit la parole pour nous deux. “Et bien, nous nous dirigeons vers Cosma. On aimerait s’arrĂȘter Ă  Val-de-Bau et Froussebois sur la route, alors on aurait besoin de savoir dans quelle direction aller.”

Syxéus se servi un verre de biÚre et bût goulument.

“Mais avant de repartir,“ enchaüna-t-il, “je dois voir quelqu’un, ici, dans ce village.”

FivĂ©los haussa un sourcil curieux. “Qui donc ?”

SyxĂ©us reprit une longue gorgĂ©e de biĂšre avant de rĂ©pondre. “Il s’agit de Tomilas Oumdim.”

La grimace interloquĂ©e de FivĂ©los s’accentua Ă  l’entente de ce nom. “Vous voulez voir ma mĂšre ?”

“C’est bien ça. Si je me souviens bien, elle devrait avoir quatre-vingt seize ans maintenant.”

Notre hĂŽte prit un air pensif. “Hum, oui, c’est vrai. Mais je ne sais pas vraiment si elle pourra vous voir. Elle est assez malade depuis quelques annĂ©es.”

“Oh, c’est vrai ?” RĂ©pondit mon ami avec tristesse. “Je ne voudrais pas la forcer, mais c’est trĂšs important.”

Les yeux de FivĂ©los se raffermirent et son visage s’assombrit. “Je verrai ce que je peux faire.” Elle Ă©tait beaucoup moins amĂšne que tantĂŽt.

Le repas continua sans encombre. On nous apporta de la viande de tauricroc séchée en rations modestes, des légumes en ragout dans des quantités généreuses et du porridge de céréale en abondance.

La plupart des convives parlait fort, sans se soucier de gĂȘner les autres, et sans ĂȘtre gĂȘnĂ© par les vocifĂ©rations de leurs pairs. Tout le monde semblait se connaĂźtre et s’apprĂ©cier.

Un peu plus tard, au moment de servir un dessert composĂ© de fruits frais et de confiture, FivĂ©los se leva. “Timotast, veux-tu bien venir avec moi ? J’aimerais qu’on rĂšgle notre affaire ce soir, comme ça tu pourras repartir Ă  l’aube demain matin.” L’intĂ©ressĂ© se leva Ă  son tour en inclinant lĂ©gĂšrement la tĂȘte pour la remercier. Puis elle se tourna vers SyxĂ©us. “Je vais consulter ma mĂšre et je vous informerai de sa rĂ©ponse.“

“Merci bien !” rĂ©pondit mon ami avec un excĂšs de zĂšle dans la voix.

Une heure plus tard, FivĂ©los nous fit rentrer dans une chambre Ă©clairĂ©e par deux chandelles. Une Ă©tait disposĂ©e sur une table jonchĂ©e de plantes et d’outils d’herboristerie. L’autre Ă©tait posĂ©e au chevet d’une femme qui semblait assoupie et dont les traits Ă©tait tellement malades qu’elle semblait beaucoup plus vieille que SyxĂ©us.

FivĂ©los avait toujours le visage dur. “Je reviens dans une heure. Je compte sur vous pour la mĂ©nager.“

La respiration de la vieille femme Ă©tait imperceptible. Pendant un instant, j’ai mĂȘme cru qu’elle Ă©tait Ă©teinte.

SyxĂ©us s’approcha avec un sourire mĂ©lancolique. “Tomi, vieille bique.“

La voix de mon ami alluma une flammĂšche de vie sur le visage de Tomilas. Elle sourit, puis leva lentement ses paupiĂšres. “SyxĂ©us. C’est bien toi ? C’est bien vrai ?“

Elle se hissa avec difficultĂ©. SyxĂ©us s’assit sur le lit au niveau de ses jambes. “Ça fait combien de temps ? Cinquante ans ?“

Un rire grinçant s’Ă©chappa d’entre les lĂšvres de Tomilas. Sa voix Ă©tait rocailleuse. “Fait pas semblant de pas t’en souvenir. Ça fait soixante-quatre ans.“

SyxĂ©us joignit ses mains derriĂšre sa nuque. Il balança sa tĂȘte en arriĂšre et contempla la danse des ombres projetĂ©e sur le plafond par les flammes vacillantes des deux chandelles.

“Soixante-quatre ans, oui. Ça fait une paie. Le temps passe vite.“

“T’embĂȘte pas pour ça, vieux bouquetin. Je sais pourquoi t’as laissĂ© autant de temps passer. Mais je savais que tu reviendrai, tĂŽt ou tard.“

Au fil de l’Ă©change, j’avais l’impression que Tomilas reprenait peu Ă  peu vie. Son visage avait l’air de reprendre de la couleur et un petit sourire lissait ses rides.

Un ange passa, puis Syxéus se tourna vers son amie.

“Qu’est-ce qui te cloue au lit ? C’est grave ?“

L’intĂ©ressĂ©e haussa les Ă©paules. “Au dĂ©but on pensait que c’Ă©tait une bronchite, mais elle est jamais partie. On a fait venir un mĂ©decin, sans veine. Notre guĂ©risseur me prĂ©pare des onguents qui apaisent la toux et me permettent de dormir.“

Elle fixa le plancher.

“Je pense jamais sortir de ce lit, tu sais.“

Les yeux de Syxéus devinrent brillants.

“Je suis heureux d’avoir rĂ©ussi Ă  te voir alors. Je n’Ă©tais pas sĂ»r que tu le voudrait.“

Tomilas frappa l’épaule de SyxĂ©us de son poing cacochyme.

“Dis pas de bĂȘtise. S’il y a une seule personne que je veux voir sur mon lit de mort, c’est bien toi. MĂȘme aprĂšs toutes ces annĂ©es d’oubli et d’ignorance.“

Syxéus saisit avec délicatesse le poing de Tomilas et écarta ses doigts. Il frotta la paume avec ses pouces dans un geste de tendresse.

“Je voulais juste te dire
“

J’entendis le son de gouttes tombant sur le tissu. SyxĂ©us toussota pour reprendre contenance, mais ne put empĂȘcher sa voix de dĂ©railler.

“Je voulais juste te dire que tu a Ă©tĂ© comme une sƓur pour moi. Il y a peu de gens que j’ai aimĂ© comme je t’aime, Tomi. Depuis le jour oĂč on s’est rencontrĂ©, quand tu as cassĂ© la gueule Ă  ce petit con de Jimias qui me rackettait, jusqu’au jour oĂč tu es partie, pour venir vivre ici avec ton mari.

“Jamais je ne me suis senti aussi proche de quelqu’un. On a rit de tout mais surtout de rien. PansĂ© mutuellement nos blessures de corps et de cƓur. Fait les quatre cent coups et passĂ© des journĂ©es entiĂšres Ă  aider nos aĂźnĂ©s. Ma vie s’est arrĂȘtĂ©e le jour oĂč tu es partie.

“Elle n’a repris que quand je me suis mariĂ© Ă  Papaquis et ai adoptĂ© MavĂ©as.“

Les deux regards se tournĂšrent vers moi.

“Je suis heureuse de constater que SyxĂ©us a pu avoir un fils,“ me dit-elle de sa voix tendre.

Elle se tourna de nouveau vers SyxĂ©us. “Et je suis heureuse que tu me dises tout ça. Je le savais, mais j’avais besoin de te l’entendre dire.”

Son visage devint soudain triste. ”Tu sais, ma vie n’a plus jamais Ă©tĂ© la mĂȘme sans toi. Je ne me considĂšre pas malheureuse, mais mes annĂ©es les plus heureuses sont avec toi. C’est certain.”

Elle se cacha les yeux avec une main. “J’ai honte de l’avouer, mais je me suis sentie bien moins triste quand mon Ă©poux est mort, que quand je t’ai abandonnĂ© pour venir vivre ici.“

Elle se redressa et planta soudain son regard dans celui de son ami. “Pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?“ Sa voix tentait d’ĂȘtre accusatrice, sans grand succĂšs.

“La mĂȘme raison pour laquelle tu n’est jamais revenue Ă  Pas-du-Cheminant, Tomi. Pour oublier que quoiqu’on fasse, on ne retournera jamais Ă  nos jeunes annĂ©es passĂ©es ensembles.“

Ils baissÚrent tous les deux les yeux et soupirÚrent avec gravité.

Il passĂšrent la fin de la soirĂ©e Ă  ressasser de vieilles anecdotes, retracer les dix-sept annĂ©es espiĂšglerie et de complicitĂ© qu’ils avait partagĂ©.

J’écoutais leur histoire avec une attention douce, assis dans une chaise Ă  bascule.

Quand FivĂ©los vint nous sommer de laisser Tomilas se reposer – bien aprĂšs la petite heure qu’elle nous avait originellement octroyĂ© – les deux amis d’enfance s’Ă©taient assoupis dans les bras l’un de l’autre. Moi-mĂȘme somnolais dans ma chaise et ne fut rĂ©veillĂ© que par le grincement de la porte.

Syxéus quitta sa vieille amie sans la réveiller, aprÚs lui avoir déposé un baiser sur la tempe.


Timotast nous rĂ©veilla juste avant l’aube. Il allait repartir vers Pas-du-Cheminant et nous indiqua la route Ă  suivre pour rejoindre notre prochaine Ă©tape, Val-de-Bau.

Nous finissions nos prĂ©paratifs quand nous entendĂźmes une commotion venant de la maison de FivĂ©los. Nous vĂźmes passer en courant un homme qui semblait ĂȘtre le guĂ©risseur du village. Il revint quelque instants plus tard accompagnĂ© de la bourgmestre.

Cette derniĂšre nous jeta un bref regard, avant de disparaĂźtre au coin d’une maison. SyxĂ©us se redressa de toute sa hauteur et murmura. “Adieu, mon amie. Promis, on se reverra bientĂŽt.“

Ma vue se voila.


Le trajet jusqu’Ă  Val-de-Bau s’avĂ©ra beaucoup plus complexe que ce Ă  quoi nous nous attendions. Loin de la sĂ©curitĂ© de voyager avec un rĂŽdeur, nous hĂ©sitions Ă  chaque Ă©tape du trajet, de peur de nous Ă©garer. De plus, il nous fallait mĂ©moriser nombre de repĂšres, car le chemin ne suivait pas un cours d’eau comme ça avait Ă©tĂ© le cas jusqu’Ă  maintenant. Comme si ça ne suffisait pas, une bruine constante tombait sur nous.

Timotast seul aurait fait le trajet entre l’Étau-Boire et Val-de-Bau en trois jours. Il avait estimĂ© qu’à nous il en faudrait six. Nous mĂźmes au final neuf jours Ă  atteindre notre destination.

Val-de-Bau Ă©tait nichĂ© entre deux plateaux de la Plaine de Garrassfant, dans un petit vallon oĂč coulait l’Ă©ponyme riviĂšre Bau.

Contrairement aux plaines environnantes, le vallon Ă©tait fortement boisĂ©, et Val-de-Bau vivait de l’exploitation du bois. Du plateau, on pouvait voir la scierie posĂ©e sur la riviĂšre, la grande usine Ă  papier et le port. Les productions Ă©taient acheminĂ©s en bateau vers l’aval du cours d’eau, Ă  destination d’une ville qui se trouvait sur le grand axe commercial reliant Écho au pays des Mille-lacs.

L’accueil que nous reçûmes fut beaucoup moins chaleureux qu’Ă  l’Étau-Boire. Nous dĂ»mes nous rendre directement Ă  la bourgmestrerie pour avoir les informations qui nous Ă©taient nĂ©cessaires.

“Je cherche une personne du nom de Lolohus MĂ©nium.“

Le commis Ă  qui nous nous Ă©tions adressĂ© chercha dans son registre. “Oui, c’est elle qui dirige la pĂ©piniĂšre depuis quelques annĂ©es. Vous la trouverez sans doute dans sa loge, juste en amont du Bau.“

Quand nous arrivĂąmes devant la loge de la pĂ©piniĂšre, nous trouvĂąmes une femme, d’Ă  peu prĂšs le mĂȘme Ăąge que moi. Elle n’Ă©tait pas spĂ©cialement Ă©paisse, mais avait les muscles des avants-bras saillants et les mains caleuses. Ses cheveux Ă©taient courts et sa posture ne laissait aucun doute sur le fait que c’Ă©tait elle qui dirigeait l’entreprise.

“Partenaire ! Putain, ça fait un bail !“ s’exclama-t-elle, en voyant SyxĂ©us. Elle donna Ă  mon ami une solide tape sur l’Ă©paule, qui manqua de le faire trĂ©bucher.

“Lolohus, toujours aussi distinguĂ©e, Ă  ce que je vois !“

La pĂ©piniĂ©riste lui fit un clin d’Ɠil. “Faut bien que quelqu’un ramasse des Ă©chardes, si les petits citadins veulent se chauffer l’hiver. “

SyxĂ©us hassa les Ă©paules. “Y’a pas d’hiver Ă  Pas-du-Cheminant.“

Ils Ă©clatĂšrent tous deux d’un rire franc, bien exagĂ©rĂ© par rapport Ă  la qualitĂ© de la blague.

“Et c’est qui, ce gamin qui t’accompagne, SyxĂ© ? Ton fils ?”

“En quelque sorte. Mon fils de cƓur.“ Il passa son bras autour de mes Ă©paules. “Ça va faire cinquante ans qu’on vit ensemble, MavĂ©as, Papaquis et moi.“

“Papaquis ?“

“Feu mon mari.“

“Ah.“

Lolohus nous fit entrer dans la loge, dans laquelle régnait une chaleur étouffante. Elle nous fit asseoir nous servit un café noir.

“Cinquante ans, ça fait autant de temps qu’on ne s’est pas vus, c’est bien ça ?“

“Oui. C’est justement parce qu’on a laissĂ© tomber l’entreprise que j’ai pu me concentrer sur autre chose que moi-mĂȘme. Je me suis occupĂ© de MavĂ©as, puis d’autres personnes dans le besoin. Ça m’a amenĂ© Ă  rencontrer Papaquis et Ă  fonder une soupe populaire avec lui. Peu aprĂšs ça, on s’est mariĂ©s.“

Lolohus fit la grimace. “SyxĂ©, tu sais trĂšs bien qu’on a pas laissĂ© tomber l’entreprise. On s’est faits niquer et on a Ă©tĂ© forcĂ©s de l’abandonner.“

“Je prĂ©fĂšre ne pas retenir de grief. L’animositĂ© n’est pas
“

Lolohus frappa du poing sur la table pour l’interrompre, si fort qu’elle fit qu’elle renversa son cafĂ©.

“Charrette Ă  bras ! Pas de griefs ? Mais bordel SyxĂ©, on nous a sabotĂ© ! Tu le sais aussi bien que moi !“

SyxĂ©us Ă©leva la voix contre elle. C’était la premiĂšre fois de ma vie que je le voyais s’emporter. “Facile Ă  dire ! Toi tu as quittĂ© la ville, tu t’en moque ! Moi j’ai dĂ» vivre avec les consĂ©quences, pour pas que ça me retombe dessus !“

L’argument eu l’air de calmer Lolohus.

“J’avais une vie, aprĂšs ça. Tu crois que ça aurait Ă©tĂ© bon pour MavĂ©as ou ceux qui dĂ©pendaient de moi pour manger, si je m’Ă©tais entichĂ© d’une quĂȘte de vengeance ? Non ! J’ai laissĂ© couler l’eau sous les ponts, attendant qu’il meurt de vieillesse avant de pouvoir respirer de nouveau.“

J’essayais de ne pas intervenir, mais la curiositĂ© Ă©tait plus forte. “De qui vous parlez ? C’Ă©tait quoi votre entreprise ?“

Les deux ‘partenaires’ Ă©changĂšrent un regard entendu. Lolohus me raconta alors leur histoire.

“Tout a commencĂ© quand j’avais vingt ans. J’ai rencontrĂ© SyxĂ©us, qui Ă  l’Ă©poque ne devait pas avoir plus de quarante-cinq ans, aux rĂ©unions du parti.

“On Ă©tait membres d’un petit parti politique Ă  l’Ă©poque, qui cherchait Ă  inverser l’ordre des castes sociales et mettre les artisans au pouvoir. L’idĂ©e c’Ă©tait que vu que c’Ă©tait eux qui produisaient tous ce que les nobles avaient besoin, on pouvait utiliser ça comme levier pour amĂ©liorer leurs conditions de travail et de vie.

“Enfin bref. Avec SyxĂ©, on s’est rendus compte qu’on n’Ă©tait pas trop d’accord avec ça. DĂ©jĂ , le parti mettait en avant les artisans, mais laissait de cĂŽtĂ© les paysans et les ouvriers. En plus, ces cons voulait un renversement social complet. Un peu trop utopique Ă  notre goĂ»t.

“Du coup, on a dĂ©cidĂ© de fonder notre propre parti. Mais cette fois l’idĂ©e, c’Ă©tait plutĂŽt de former des comitĂ©s pour donner de la voix aux plus basses castes sociales et de s’organiser pour faire pression sur les castes du haut. Fonder une puissance de persuasion en gros.

“Un de nos projet, par exemple, c’Ă©tait d’inciter tous les producteurs Ă  stopper le travail en mĂȘme temps, comme ça les nobles n’auraient pas le choix que de les Ă©couter s’ils ne voulaient pas que les prix explosent. Organiser la grĂšve, quoi.

“On faisait beaucoup de propagande en ville, au point oĂč beaucoup de gens commençait Ă  adhĂ©rer Ă  l’idĂ©e. On avait su concrĂ©tiser la chose, nous. Organiser des sĂ©minaires, des groupes de parole… Au bout de quelques annĂ©es, on Ă©tait devenus un vrai parti.”

Syxéus poussa un long soupir. Lolohus laissa traßner sur lui un regard compatissant.

“Ça n’a pas plus au chef du parti au pouvoir. Ce fils de pute est venu directement nous menacer. Il a dit plus ou moins subtilement qu’il allait faire du mal à nos proches si on continuait notre entreprise.

“On s’est pas dĂ©montĂ©s, on lui a ri au nez. Une semaine plus tard, mon pĂšre s’est cassĂ© la jambe dans un accident du travail. Il Ă©tait charpentier, c’était pas la premiĂšre fois qu’il se blessait. J’ai mĂȘme pas fait le lien Ă  ce moment lĂ .

“Mais deux semaines plus tard, c’est la mĂšre de SyxĂ©us qui a eu un accident. RenversĂ©e par un cheval. Elle s’est cassĂ©e le coccyx. Elle ne s’est jamais relevĂ©e.

“Le connard est revenu nous narguer. C’est lĂ  qu’on a vraiment fait le lien. On lui aurait sautĂ© Ă  la gorge s’il ne s’Ă©tait pas entourĂ© de ses gorilles.”

SyxĂ©us prit la parole pour conclure. “J’ai donc dĂ©cidĂ© d’arrĂȘter, de dissoudre le parti. Lolo voulait continuer seule, mais vu qu’on Ă©tait les figures de proues, si je me dĂ©sistais le parti se dĂ©literait. Et c’est ce qui s’est passĂ©. J’ai quittĂ© le parti et l’ai laissĂ© mourir.“

Lolohus secoua la tĂȘte. “C’est pas exactement ce dont je me souviens. Pour moi, SyxĂ© a choisi de protĂ©ger sa famille. ProtĂ©ger ceux pour qui il avait fondĂ© ce parti. On ne peut pas luter contre un mec qui est capable de tout pour arriver Ă  ses fins.“

Mon ami haussa les Ă©paules. Pour lui ça ne faisait aucune diffĂ©rence. Sa mĂšre handicapĂ©e et son grand projet qui s’effondrait
 Ce n’était pas ce genre de dĂ©tail sĂ©mantique qui allait le consoler.

Lolohus continua. “AprĂšs cette histoire, j’ai quittĂ© la ville et suis allĂ©e m’enfoncer dans le trou du cul de Garrassfant, lĂ  oĂč le climat est polaire et oĂč on a presque aucune commoditĂ©. SyxĂ© a choisi de rester en ville. Il ne se sentait pas de tout quitter.“

SyxĂ©us reprit. “AprĂšs que Lolo est partie, j’ai reçu des menaces de la part de notre bandit d’adversaire. Ça ne lui plaisait pas de me voir traĂźner dans le coin. Il m’a clairement dit que mon calvaire n’Ă©tait pas fini si je continuais dans la politique. Alors j’ai choisi l’humanitaire. C’est quelques semaines plus tard que je t’ai rencontrĂ©, MavĂ©as. La suite, tu la connais.“

Je hochai la tĂȘte, pris dans tout le condensĂ© d’information qu’on venait de me livrer. J’avais passĂ© la majeure partie de ma vie avec SyxĂ©us, mais j’avais dĂ©sormais l’impression qu’il avait vĂ©cu toute une vie avant qu’on se connaisse.

Je trouvais ça intrigant qu’il ne m’en ai jamais parlĂ©. Mais ça faisait sens. De son point de vue, c’Ă©tait un nouveau dĂ©part.

“Mais du coup, partenaire, pourquoi tu es revenu aujourd’hui ? Alors que ça fait genre cinquante ans qu’on s’est pas vus ?”

SyxĂ©us posa ses deux mains sur les Ă©paules de Lolohus, Ă  la surprise de celle-ci. “Parce que c’Ă©tait bien, ce qu’on a fait. C’Ă©tait une bonne chose.“

“Bah oui,“ rĂ©pondit-elle nonchalamment, “on l’a fait pour aider les gens. Évidemment que c’Ă©tait une bonne chose.“

SyxĂ©us secoua la tĂȘte, “Je ne parle pas de ça. Je te parle de ma vie aprĂšs. Non seulement ça m’a permis de rencontrer l’homme de ma vie et mon fils de cƓur, mais surtout ça m’a redonnĂ© le goĂ»t de vivre et d’aider les autres.

“Quand j’Ă©tais jeune, j’avais la rage contre les oppressions et le systĂšme corrompu Ă©tabli Ă  Pas-du-Cheminant. GrĂące Ă  ce qu’on a fait tous les deux, Ă  notre Ă©chec, j’ai compris que je pouvais changer les choses autrement, que je pouvais aider les autres sans me mettre en danger.

“Comme je ne pouvais pas changer le systĂšme, je suis devenu un systĂšme qui a permit de combler – un peu – les diffĂ©rences de classe de ce systĂšme oppressif.“

Le visage de Lolohus s’attendrit et elle posa ses mains sur celles de son ex-partenaire.

“Ça m’touche que tu m’dises ça, partenaire. Tu sais, ici aussi la vie n’a pas Ă©tĂ© facile, mais j’ai pu redresser les choses et vraiment aider les gens. C’est pas tout a fait pareil, parce qu’on n’est pas dans une grande ville, mais c’est justement ce qui nos a permis, Ă  nous les ouvriers, de nous prendre en main.

“Tu sais que j’ai Ă©tĂ© bourgmestre ? Eh oui, j’ai Ă©tĂ© la premiĂšre roturiĂšre bourgmestre, ici Ă  Val-de-Bau. Ça a permis de faire bouger les choses. C’Ă©tait il y a vingt ans, mais ça a eu un impact. Pour preuve : le bourgmestre actuel est aussi un roturier.

“Ce qu’on n’a pas pu faire Ă  Pas-du-Cheminant, j’ai pu le faire ici. Les bourgeois ici ont finit par comprendre que c’est grĂące aux ouvriers qu’ils sont riches et continuent de s’enrichir. Ça Ă©quilibre le jeu entre les propriĂ©taires terriens et la force ouvriĂšre.”

Ils sourirent tous les deux, les yeux emplis de mĂ©lancolie. Ils Ă©taient Ă  la fois heureux et tristes que leur rĂȘve commun ai pu se rĂ©aliser – deux fois, de deux maniĂšres diffĂ©rentes – malgrĂ© la nĂ©cessitĂ© que leurs routes se sĂ©parent pour que cela arrive. Ils s’Ă©treignirent dans une longue accolade qui Ă©tait autant une fĂȘte de leurs accomplissement qu’une conclusion de leur ‘partenariat’.

AprĂšs un long moment de silence, Lolohus fronça les sourcils. “Mais au fait, SyxĂ©us, quel Ăąge ça te fait ?”


Pour fĂȘter la prĂ©sence de SyxĂ©us, Lolohus sonna prĂ©maturĂ©ment la fin de la journĂ©e de travail et invita tous ses ouvriers Ă  la taverne. Nous pĂ»mes la voir dĂ©clamer leurs ‘faits d’armes’ du temps de leur parti, encensĂ©e par des interventions théùtrales de mon vieil ami.

Les ouvriers Ă©taient conquis par ces rĂ©cits qui leur semblaient rocambolesques, mais qui s’inscrivaient dans la continuitĂ© des revendications menĂ©es autrefois par leur contremaĂźtresse. Elle-mĂȘme qui ce soir lĂ  avait revĂȘtu le rĂŽle de narratrice.

La soirée fut longue et la nuit courte, mais tout le mode se leva tÎt, car chacun devait reprendre ou bien son travail ou bien son voyage.

Lolohus nous avait invitĂ©s Ă  passer la nuit chez elle. Quand nous nous dĂźmes adieu au point du jour, l’esprit encore embrumĂ© de biĂšre et de rĂ©cits, je vis des larmes couler sur le visage de l’ouvriĂšre endurcie.

Nous passĂąmes la premiĂšre matinĂ©e de voyage en silence. Je me remettais encore de la soirĂ©e de la veille, sentant peu Ă  peu l’Ă©puisement remplacer manque de sommeil. Quant Ă  mon compagnon, je sentais bien que, plus que de fatigue, c’Ă©tait l’adieu qui pesait sur son cƓur.

Plus nous progressions dans notre voyage, plus les souvenirs alourdissaient ses pas. Ce n’Ă©taient pas toujours des souvenirs tristes, mais comme ils Ă©taient les marqueurs d’un lointain passĂ©, il renforçaient le poids de l’Ă©chĂ©ance de notre pĂ©riple.

Nous Ă©tions dĂ©sormais bien plus habituĂ©s Ă  marcher en pleine campagne qu’auparavant. Nous n’avancions bien entendu pas au rythme d’un vieux rĂŽdeur, mais nous Ă©tions beaucoup moins hĂ©sitants et avions de plus en plus l’Ɠil pour discerner les repĂšres sur notre trajet.

La piste qui reliait Val-de-Bau Ă  la grande route reliant Écho Ă  la rĂ©gion des Mille-lacs Ă©tait bien balisĂ©e. Au fil des hameau qui se dressait sur notre chemin, on nous indiquait la route jusqu’Ă  la bordure de l’Attrape-Mouches, une forĂȘt marĂ©cageuse au bord de laquelle Ă©tait Ă©tabli le village de Froussebois.

Au total, nous mĂźmes quinze jours, presque deux semaines, pour joindre Froussebois, car la distance qui le sĂ©parait de notre prĂ©cĂ©dente Ă©tape Ă©tait grande. C’est Ă  l’aube de notre vingt-neuviĂšme jour de voyage que nous pĂ»mes dĂ©couvrir ce village bien nommĂ©.

La saison humide avait beau ĂȘtre sur sa fin, l’atmosphĂšre Ă©tait trĂšs lourde Ă  l’orĂ©e de l’Attrape-Mouches. La vĂ©gĂ©tation Ă©tait dense et il nous fallait faire attention Ă  chaque pas pour ne pas tomber dans une tourbe. Heureusement, nous ne devions pas nous enfoncer dans les bois, mais le village que nous cherchions Ă  atteindre Ă©tait quand mĂȘme sous la canopĂ©e.

Comme Ă  l’Étau-Boire, les maisons Ă©tait entiĂšrement en bois. Mais en plus, il n’y avait pas de route ou de chemin entre les maisons, juste de l’herbe tassĂ©e. MalgrĂ© la chaleur humide et suffocante, chaque habitant Ă©tait lourdement vĂȘtu, avec cape et capuchon, pour se protĂ©ger des innombrables diptĂšres.

Nous vĂźmes passer une grande quantitĂ© de travailleurs qui trimbalaient d’immenses ballots d’herbes, venant du trĂ©fonds des bois et les chargeant sur de haut chariots. Ceux-ci allaient et venaient sur une sorte de piste qui partait en direction du guide, probablement vers des terres plus civilisĂ©es.

Dans notre progression au cƓur du village – qui ne devait pas hĂ©berger plus de cinquante familles – nous aperçûmes pas moins de trois enseignes d’herboristerie. Cependant, nous ne trouvĂąmes pas la moindre bourgmestrerie ou office de tourisme.

Nous dûmes quérir des renseignements auprÚs des autochtones patibulaires, qui pour la plupart refusait de nous adresser la parole. Il nous fallut ainsi plusieurs heures pour trouver la demeure de Palonumis, la personne que Syxéus était venue voir.

La maison qu’elle habitait Ă©tait grande et familiale. Nous fĂ»mes accueillis par un certains nombre de personnes, dont la plupart Ă©tait les enfants ou les petits-enfants de la vieille Palonumis. On nous conduisit Ă  sa chambre.

Quand je vis le visage de la vieille femme, je fus certain de reconnaĂźtre ses traits, sans pour autant remettre dans quelle circonstance car, j’en Ă©tais sĂ»r, c’Ă©tait la premiĂšre fois que je la rencontrais.

C’est SyxĂ©us qui m’Ă©claira sur la question.

“MavĂ©as, je te prĂ©sente Palonumis, la sƓur jumelle de Papaquis.“

L’intĂ©ressĂ©e mis un instant avant de reconnaĂźtre SyxĂ©us. Elle entra alors dans une colĂšre folle.

“Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu n’es pas la bienvenue chez moi ! Sors ! Sur le champ !“

Elle avait beau ĂȘtre trĂšs vieille – presque cent ans si je m’en rĂ©fĂ©rai Ă  l’age qu’aurait eut Papaquis s’il Ă©tait toujours en vie – elle avait une vigueur qui rivalisait avec celle de mon ami. Elle parcouru la distance qui nous sĂ©parait de deux longues enjambĂ©es, et gifla SyxĂ©us. Celui-ci ne fit mĂȘme pas mine d’essayer de l’Ă©viter.

“Écoute, Palo, il fallait que je te vois. Une derniùre fois. Aprùs, je te laisserai tranquille pour toujours.“

Les yeux de Palonumis Ă©taient embuĂ©s de larmes. Je ne parvenais Ă  savoir si c’Ă©tait de la colĂšre ou de la tristesse.

“Ne m’appelle pas comme ça ! Tu es mort pour moi ! Mort, comme l’est Papa, que tu as tuĂ©.“

SyxĂ©us tenta de poser une main sur l’Ă©paule de sa belle-sƓur, mais elle se dĂ©gagea. Il laissa tomber ses bras le long de son corps dans un soupir. Il s’assit sur une chaise et nous invita tous les deux Ă  faire de mĂȘme. Il se tourna ensuite vers moi pour m’expliquer.

“Vous ne vous ĂȘtes jamais rencontrĂ©s, mais elle et Papaquis se voyaient une fois tous les deux ans. Une fois sur deux, c’Ă©tait elle qui venait, et l’autre c’Ă©tait Papa qui faisait le voyage.”

C’Ă©tait il y a plus de trente ans. MĂȘme si je l’avais croisĂ©e Ă  l’Ă©poque, je ne serais pas sĂ»r de m’en souvenir aujourd’hui.

“Depuis son dĂ©cĂšs, elle n’a plus de raison de revenir Ă  Pas-du-Cheminant. À l’Ă©poque je lui avais proposĂ© de venir habiter chez nous, mais elle m’a
 accusĂ© d’ĂȘtre responsable de sa mort.“

J’Ă©tais confus. “Attendez, le dĂ©cĂšs de Papaquis Ă©tait un accident, c’est quoi le rapport avec SyxĂ©us ?”

Le deux tombĂšrent silencieux. Ils me jetĂšrent un regard torve.

Palomunis ouvrit la bouche, mais SyxĂ©us leva la main pour l’interrompre.

“MavĂ©as
 Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais
 Oui, Papaquis est bien mort d’un accident. Oui, il s’est bien fait renverser par une carriole. C’est juste que le chauffeur de cette carriole
“

Il prit une grande inspiration. Je n’osais pas deviner ce qu’il Ă©tait sur le point de dire.

“
 c’était moi.“

Mon estomac se cambra dans mon ventre. J’ouvrai la bouche, mais aucun son n’en sortit, tant ma gorge Ă©tait serrĂ©e. J’eus un hoquet et une douleur lancinante transperça mon ventre. Je me penchai en avant pour tenter de comprimer la douleur, et ma tĂȘte se mis Ă  tourner.

Une main – celle de SyxĂ©us – se posa sur mon Ă©paule. J’essayais de me ressaisir, mais les mots ‘SyxĂ©us a tuĂ© Papaquis’ tournaient en boucle dans mon esprit.

Au bout de quelques instants, je parvins Ă  relever la tĂȘte. SyxĂ©us avait des larmes sur les joues. Le visage de Palomunis Ă©tait fermĂ©.

C’est cette derniĂšre qui reprit la parole. “SyxĂ©us a toujours fuit sa responsabilitĂ©. Pourquoi tu crois qu’il te l’a jamais dit ? Parce qu’il est dans le dĂ©ni. VoilĂ  tout.“

SyxĂ©us ferma les paupiĂšre si fort que son visage devint rouge. Les larmes ruisselaient encore sur ses pommettes. “Les circonstances
“

Palomunis se leva d’un bond. Pendant un instant, je cru qu’elle allait sauter Ă  la gorge de SyxĂ©us. “Les circonstances ! Les circonstances ! Maudites soit-elles ! Le rĂ©sultat ne change pas : Papaquis est mort ! À cause de toi !“

Quelque chose se déclencha en Syxéus. Je le vis avoir un tic, puis il se leva et jeta sa chaise à travers la piÚce.

“Comment tu peux penser une seule seconde que ça m’affecte pas ? Tous les putains de jours de ma putain de vie, je pense Ă  sa mort ! J’ai cette image dans ma tĂȘte, qui reviens dĂšs que je ferme les yeux, de mon mari qui passe sous les sabots de mes chevaux ! Comment je peux la faire partir ? Tous les jours, j’ai envie de mourir et que Papaquis prenne ma place, parce qu’il mĂ©rite plus que moi d’ĂȘtre en vie !“

Il avait les yeux révulsé.

“Je le tenais dans mes bras quand il a rendu son dernier souffle ! Il m’a fait promettre de ne pas m’en vouloir. Mais c’est pas possible ! Tu comprends ça, Palomunis ? Je dois essayer de ne pas m’en vouloir parce que je lui ai promis !“

Palomunis était elle aussi en larme désormais.

“Il m’a fait jurer que ce n’était pas grave, qu’il mourrait pour qu’un autre vive, et que c’est tout ce qu’il espĂ©rait. Il est mort en souriant, Palomunis !“

Je me retrouvai confus. J’ouvrai la bouche pour interjeter, mais me ravisai. Il fallait que SyxĂ©us s’exprime.

“Comment ça ‘pour qu’un autre vive’ ?“. Palomunis n’avait pas eu la mĂȘme dĂ©licatesse que moi.

SyxĂ©us plongea sa tĂȘte dans ses mains. Il mit un certain temps Ă  rĂ©pondre.

“Une gamine. Une petite fille qui avait quoi ? Huit ans ? J’en sais rien. Elle s’est littĂ©ralement jetĂ©e devant ma carriole. Papaquis l’avait anticipĂ©, et s’est lui-mĂȘme jetĂ© en avant pour la pousser hors de la voie.“

Un silence de plomb s’abattit sur nous.

“Et vous savez le pire ? La gamine qu’il a sauvĂ©e – MĂ©lanas qu’elle s’appelait – est morte de faim deux ans aprĂšs.“

L’ironie de la situation tordait le visage de SyxĂ©us dans un rictus macabre. Il avait les genoux qui tremblait. Plaomunis s’approcha lentement de lui, puis posa une main sur son Ă©paule.

Elle l’Ă©treignit sans un mot.


Le lendemain matin, nous quittùmes Palomunis et sa maisonnée avec de longues embrassades. Pas une parole ne fut échangée, tout avait été dit.

Nous continuùmes notre chemin en direction de notre prochaine et derniÚre étape : Cosma.

Des larmes sur le visage de mon ami. Et un sourire.

Notre interlude campagnard s’avĂ©ra un peu plus rieur qu’auparavant. SyxĂ©us avait apaisĂ© beaucoup de ses maux et partageait dĂ©sormais beaucoup d’anecdotes et de bons moments passĂ©s avec les trois personnes que nous avions visitĂ©es, maintenant que le gros des Ă©motions Ă©tait passĂ©.

Le trajet Ă©tait dĂ©sormais aisĂ©. Nous n’avions plus le soucis de tenir une piste, nous nous dirigions simplement entre le guide et le monde pour rejoindre la grande route qui joignait la JetĂ©e et le Repos Cosmique – qui s’avĂ©rait ĂȘtre notre prochaine Ă©tape.

Nous tombñmes sur la grande route en cinq jours. Nous l’empruntñmes en direction du monde et atteignümes le Repos Cosmique en quatre. Nous restñmes une nuit seulement, juste le temps de se reposer et de reprendre des provisions, puis nous louñmes une place sur une charrette de commerçant pour quelques piùces.

Nous traversĂąmes ainsi Bois-dense sans effort, apprĂ©ciant la beautĂ© de cette forĂȘt qui avait la particularitĂ© d’ĂȘtre si Ă©paisse – Ă©tant surtout constituĂ©e de buissons, pour la plupart Ă©pineux – qu’il Ă©tait presque impossible de la traverser en dehors des routes.

Port-du-bois Ă©tait la derniĂšre Ă©tape de notre pĂ©riple avant Cosma. Nous prĂźmes une place Ă  bord d’une barge Ă  fond plat qui nous permit de traverser la mer Cosmique et d’atteindre l’Ăźle ou trĂŽnait la plus grande ville du monde, en moins d’une journĂ©e.

Nous fĂ»mes subjuguĂ©s quand nous aperçûmes les murs titanesques de la citĂ©-univers s’Ă©lever sur l’horizon bleu. Elle semblait sortir de l’eau d’un seul homme, construite Ă  mĂȘme les fonds marins, laissant les flots s’Ă©craser sur les murailles comme on jette du sable sur un mur de briques. Nous avions dĂ©couvert nombre de paysages et d’architectures depuis le dĂ©but de notre pĂ©riple, mais rien n’Ă©tait aussi dĂ©tonant que de voir la plus grande ville du monde s’approcher de nous de toute sa hauteur, posĂ©e sur les flots calmes de la mer.

Nous fĂ»mes Ă©galement choquĂ©s de dĂ©couvrir Ă  quel point la ville Ă©tait dense. Les maisons et les habitants Ă©taient entassĂ©s les uns sur les autres, et elle Ă©tait si vaste qu’il nous aurait fallut plusieurs jours pour la traverser de part en part.

Nous dĂ»mes louer une chambre dans une auberge et marcher une matinĂ©e entiĂšre pour atteindre le quartier expressionniste et trouver la maison de la personne que nous Ă©tions venue voir. D’autant que chaque quartier – qui soit-il important de le noter, Ă©tait chacun bien plus grand que ma ville natale – avait sa propre organisation interne.

Syxéus était resté trÚs mystérieux au sujet de cette personne, malgré mes nombreuses questions.

La maison que nous trouvĂąmes Ă©tait immense et rectangulaire, comme une grosse brique grise posĂ©e Ă  la verticale et accolĂ©e Ă  d’autre bĂątiments du mĂȘme acabit.

Il s’avĂ©rait qu’en rĂ©alitĂ© plusieurs foyers habitaient dans cette maison rectangulaire. Les propriĂ©taires avaient chacun achetĂ© une petite parcelle d’habitation Ă  un Ă©tage donnĂ©, et formaient ainsi une petite communautĂ©. Je notai d’ailleurs que la plupart des bĂątiments de cette forme avait des Ă©choppes au rez-de-chaussĂ©e, permettant ainsi de gagner beaucoup d’espace dans la rue en empilant les commerces et les habitations.

Les couloirs du bĂątiment Ă©taient dĂ©pourvu de toute forme de style. D’un gris dĂ©lavĂ©, ils ne portaient aucune forme d’ornementation, comme si l’architecte qui avait conçu les parties communes Ă©tait un simple exĂ©cutant axĂ© sur la rentabilitĂ© et l’ergonomie. Je ne m’imaginait pas vivre dans ce genre d’endroit.

Nous croisĂąmes une jeune famille, qui Ă©tait pressĂ©e de sortir pour se rendre on-ne-sais oĂč. Il ne nous accordĂšrent aucune salutation, pas mĂȘme un regard.

L’homme qui nous ouvrit devait avoir dix ans de moins que moi, mais il Ă©tait particuliĂšrement usĂ© par le temps. Maigre, presque famĂ©lique, il portait des vĂȘtements amples pour le cacher. Ses yeux Ă©tait cernĂ©s de nombreuses rides, caractĂ©ristique des gens qui passent leur vie Ă  lire. MalgrĂ© tout, sa posture Ă©tait droite, presque digne, et son regard pĂ©tillait d’Ă©nergie – ainsi que de mĂ©fiance Ă  notre Ă©gard.

“Bonjour, vous ĂȘtes bien le fils de Equylias Alinam ?” demanda SyxĂ©us sans mĂ©nagement.

Dire que l’homme Ă©tait intriguĂ© Ă©tait un bien faible mot. La moue qu’il nous accorda avait l’air de faire Ă©merger chez lui de trĂšs anciens souvenirs. “Oui, je suis Ulutte.“ Il fit jongler son regard entre SyxĂ©us et moi. “Vous avez connu ma mĂšre ?“

SyxĂ©us passa la main dans ses long cheveux. “PlutĂŽt bien, oui. Ulutte, si je ne me trompe pas, je suis ton pĂšre.“


L’habitation de notre hĂŽte Ă©tait riche, tĂ©moin d’une vie prospĂšre. Dans les dĂ©cors, on sentais son amour pour les Ă©crits, puisque nombre de poĂšmes rĂ©digĂ©s dans des langues que je ne connaissais pas Ă©taient encadrĂ©s sur les murs.

Nous étions assis sur une banquette assez dure. Ulutte était enfoncé dans un grand fauteuil de cuir. Il versa le thé.

“Je n’ai jamais connu ma mĂšre. Elle est morte en me donnant naissance. J’ai grandi orphelin, avec pour seul hĂ©ritage une lettre dans laquelle elle me disait qu’elle m’aimait et que je n’avais pas de pĂšre.“

SyxĂ©us hocha la tĂȘte en se saisissant de sa tasse.

“J’ai connu Equylias il y a
” Il calcula rapidement dans sa tĂȘte, ”soixante-trois ans maintenant. Peu aprĂšs que Tomilas se soit mariĂ©e,“ ajouta-t-il Ă  mon attention. “Elle est trĂšs vite tombĂ©e amoureuse de moi et une complicitĂ© s’est installĂ©e rapidement. J’ai fini par moi aussi tomber amoureux d’elle.”

Il fit claquer sa langue. Sa bouche semblait pĂąteuse. Il prit une longue gorgĂ©e de thĂ©. “Mais elle Ă©tait malade. Elle avait un cancer. Sa vie n’Ă©tait pas en danger mais elle avait rĂ©guliĂšrement besoin de voir un mage guĂ©risseur pour que son cancer ne progresse pas.“

Un silence de mort s’abattit sur le salon. Seul le tintement sinistre des tasses en porcelaine vint le perturber, le temps que SyxĂ©us reprenne son rĂ©cit.

“Elle voulait un enfant. Elle en avait toujours voulu un. Avec sa maladie, c’Ă©tait un gros risque, car son cancer Ă©tait logĂ© dans son ventre. Mais elle s’en moquait. Elle me disait toujours qu’elle prĂ©fĂšrerait mourir plutĂŽt que de ne pas essayer d’en avoir.

“Moi aussi j’en voulais, mais pas au point de la perdre. Je lui ai suppliĂ© de ne pas essayer d’en faire, mais elle ne m’Ă©coutais pas. Je voyais dans ces yeux qu’elle ne pourrait jamais ĂȘtre heureuse sans enfants. Je me suis rendu compte que mes priĂšres Ă©taient Ă©goĂŻstes.“

Il prit une grande inspiration et fit ce qu’il peut pour ne pas faire trembler sa voix.

“J’aurais pu partir. La quitter, et la laisser avec ses dĂ©mons. Mais je ne pouvais pas m’y rĂ©soudre. Je voulais l’aider, au mieux, malgrĂ© mes propres peurs.

“J’ai acceptĂ© de la mettre enceinte.“

D’une main tremblante, chargĂ©e de la fatalitĂ© que nous rĂ©servait la suite de son histoire, il se resservit une tasse de thĂ©. Ulutte et moi Ă©tions tĂ©tanisĂ©s par la duretĂ© des paroles.

“Elle savait que ce qu’elle faisait Ă©tait risquĂ© et que, quelque part, je sacrifiais ma bonne conscience pour elle, alors elle me proposa un compromis : elle irait accoucher Ă  Cosma. Non seulement s’y trouvaient les meilleurs guĂ©risseurs, qui pourraient la protĂ©ger pendant l’accouchement, mais en plus cela lĂšverait le fardeau pour moi si ça se passait mal.

“En effet, si aprĂšs l’accouchement ils Ă©taient tous les deux en vie, elle et le bĂ©bĂ© reviendraient vivre avec moi. Si elle mourrait mais pas l’enfant, il serait placĂ© dans un orphelinat et je n’en entendrais plus jamais parler. Enfin, si l’enfant mourrait mais pas elle, elle ne reviendrait plus jamais.“

Ces derniĂšres paroles portaient un sous-entendu morbide.

“Je trouvais ça injuste – de ne pas ĂȘtre lĂ  pour l’accouchement ou d’ĂȘtre Ă©cartĂ© si cela se passait mal – mais c’Ă©tait ses conditions. Je crois sincĂšrement qu’elle pensait me protĂ©ger en faisant ça.

“Les semaines passĂšrent et Equylias ne revenait pas. Le deuil fut amoindrit par le maigre espoir que tout ce soit bien passĂ© et qu’elle n’ai malgrĂ© tout pas voulu revenir, mais je savais que c’Ă©tait du dĂ©ni.

“J’ai rencontrĂ© Lolohus, puis Papaquis, et ma peine s’est diluĂ©e dans le reste de ma vie. Mais alors que je m’approchais du grand Ăąge, je ressentais que ce mal Ă©tait toujours ancrĂ© au fond de moi. J’avais besoin de savoir.

“J’ai payĂ© un voyageur de commerce pour se renseigner sur Equylias Alinam et sa descendance, et il m’a ramenĂ© ton nom et ton adresse, Ulutte.“

SyxĂ©us se pinça l’arrĂȘte du nez.

“Je ne sais pas vraiment ce que je fais en te disant tout ça, mais je me dis que tu as le droit de savoir. La vie de ta mĂšre, ses choix, sa mort, pour te donner la vie. Son amour pour toi avant mĂȘme de te connaĂźtre.

“J’ai fais beaucoup d’erreurs dans ma vie, et je pense qu’accepter le marchĂ© de ta mĂšre en Ă©tait une. Je ne suis pas ici pour me faire pardonner, mais pour essayer de rĂ©parer ce qui le peut encore.“

SyxĂ©us s’arrĂȘta de parler. Le silence rĂ©sonna dans mes oreilles.

Je me tournai vers Ulutte. Son visage ridé était couvert de larmes.

“J’aimerais que vous me racontiez comment Ă©tait ma mĂšre, et ce que vous avez vĂ©cu tous les deux, du temps oĂč vous vous frĂ©quentiez
”

SyxĂ©us ferma les yeux en signe d’assentiment. Ulutte se tourna vers moi. “Si ça ne vous dĂ©range pas
“

J’acquiesçai et me levai pour leur laisser de l’intimitĂ©.

Avant de partir j’indiquai à mon vieil ami, “Je t’attendrai à l’auberge. Prend ton temps.“


SyxĂ©us prit effectivement son temps. Il ne rentra pas Ă  l’auberge cette nuit-lĂ , ni la nuit suivante. Je commençai Ă  m’inquiĂ©ter, quand il me rejoignit au petit-dĂ©jeuner de notre quatriĂšme jour de prĂ©sence Ă  Cosma. Il avait l’air extĂ©nuĂ©, mais apaisĂ©.

J’appris plus tard qu’ils Ă©taient restĂ©s Ă©veillĂ©s durant toute la premiĂšre nuit, et prirent trĂšs peu de repos la seconde. MalgrĂ© cela, SyxĂ©us insista pour repartir le jour-mĂȘme.

“Je n’ai plus rien à faire ici. Autant revenir à Pas-du-Cheminant le plus rapidement possible.“

Le trajet du retour fut paisible. Nous mümes trois semaines – vingt-quatre jours – pour revenir chez nous.

L’hiver Ă©tait tombĂ© sur nous, et nous passions la plupart de nos journĂ©es Ă  discuter en contemplant le mince rideau de flocons qui tombait en-dehors de la voiture que nous avions louĂ©. La majoritĂ© de nos nuit se firent dans des relais, en mangeant et buvant comme jamais.

Cela sonnait la fin de notre périple. Tout avait été dit, et Syxéus était maintenant un vieil homme apaisé, libéré de ses vieux démons.

“Tu n’as plus de regrets, maintenant ?“ lui demandai-je lors d’une des rares nuits oĂč le ciel Ă©tait dĂ©gagĂ© et oĂč nous pouvions contempler les Ă©toiles par la fenĂȘtre de notre chambre.

“Bien sĂ»r que si. Je regrette tant de choses. Je regrette de pas ĂȘtre restĂ© en contact avec Tomilas. Je regrette ne pas avoir Ă©tĂ© au bout de mes projets avec Lolohus. Je regrette de ne pas avoir aidĂ© Palonumis Ă  faire son deuil, de ne pas avoir pris ma responsabilitĂ© dans la mort de Papaquis. Je regrette d’avoir laissĂ© Équylias mourir seule et de ne pas m’ĂȘtre occupĂ© de son fils.

“Ces regrets, je les porte depuis longtemps avec moi et je les emmĂšnerai bientĂŽt dans l’Autre Monde. Mais je suis heureux d’avoir pu les partager avec les personnes concernĂ©es. J’espĂšre que ça leur adoucira un peu la vie. En tout cas, moi, ça a allĂ©gĂ© mon fardeau.”

C’est Ă  ce moment lĂ  que je me rendis compte de la vraie nature de ce voyage. Un dernier pĂ©riple – le seul de toute une vie – mais l’entreprise la plus importante qu’il n’avait jamais rĂ©alisĂ©.

Je n’avais plus peur Ă  prĂ©sent. J’Ă©tais heureux pour lui.

Nous arrivĂąmes Ă  Pas-du-Cheminant au milieu de la nuit. J’attendis que SyxĂ©us rĂ©cupĂšre ses affaires et l’accompagnai chez lui. Une fois arrivĂ©s devant la porte de sa maison, il s’arrĂȘta.

“MavĂ©as, je suis prĂȘt, maintenant.“

Je fuyais son regard. Déjà ?

“Je le sens en moi. C’est fini. Il ne me reste qu’une derniùre chose à faire.“

Il me prit dans ses bras.

Son Ă©treinte fut longue et intense. Pendant qu’il me serrait, je revoyais les cinquante ans de vie que nous avions passĂ© ensemble. Les joies, les peines, le bonheur et le deuil.

Le deuil.

Il me libĂ©ra de son Ă©treinte. À travers les larmes qui voilait mon regard, je vis la lune se reflĂ©ter au fond de ses yeux.

Ce n’Ă©tait plus la fatalitĂ© qui me noyait, mais une forme particuliĂšre de bonheur. Pour l’anniversaire de ses cent ans, trois mois plus tĂŽt, j’avais ressentis la fatalitĂ© de la mort. InĂ©vitable. Personne ne vivait jusqu’Ă  cent-un ans. La vie et la mort Ă©taient sĂ©culaires.

Mais aujourd’hui, c’Ă©tait le bonheur qui m’inondait. J’Ă©tais heureux que les dieux avaient laissĂ© le temps Ă  SyxĂ©us de faire face Ă  ses vieux dĂ©mons. Maintenant que c’Ă©tait fait, il allait les rejoindre.

Les derniers mots de mon vieil ami furent silencieux. Il imprima dans mon esprit un large sourire, toujours le mĂȘme, si insouciant.

Puis il rentra chez lui, sans prendre la peine de fermer la porte.


J’Ă©tais absent lors des funĂ©railles. J’Ă©tais bien lĂ  en personne, mais je n’arrivais pas Ă  ajuster mon esprit Ă  la liesse gĂ©nĂ©rale du festival organisĂ© en son honneur.

J’avais un sentiment de vide. Tout semblait terne comparĂ© au bouquet d’Ă©motions que j’avais ressentis lors de notre voyage.

Des dizaines de personnes vinrent converser avec moi ce jour lĂ . ÉnormĂ©ment de monde connaissait SyxĂ©us. Je me rendit compte Ă  quel point il Ă©tait impliquĂ© dans la vie de la citĂ©.

Mais aucune d’entre elles ne connaissait ses vĂ©ritables secrets. Les seuls qui les partageaient Ă©taient loin d’ici.

Cela n’avait pas d’importance. Pour lui, il avait juste besoin qu’une seule personne soit au courant : moi. Parce que c’Ă©tait son rĂŽle de tuteur de me montrer ses erreurs et ses regrets. Parce que c’Ă©tait mon rĂŽle d’ami de l’accompagner dans ce voyage de toute une vie.

Au soir du jour de ses funĂ©railles, je souris d’une mĂ©lancolie douce-amĂšre.


Quand j’entrais dans la cuisine, Lili m’indiqua oĂč poser la caisse de chou que je transportais. Baba Ă©tait sur mes talon, avec une caisse d’oignons.

“Vous tenez le coup ?“, leur demandais-je.

“On fait ce qu’on peut“, rĂ©pondit Lili. “C’Ă©tait SyxĂ©us qui faisait la cuisine pour tous les enfants. Depuis qu’il est plus lĂ , sa soupe populaire est trop dĂ©bordĂ©e pour s’occuper de nous.“

Baba renchĂ©rit. “On a quand mĂȘme de la chance qu’il nous ait lĂ©guĂ© tout son argent. C’est grĂące Ă  ça qu’on survit.“

Lili secoua insensiblement la tĂȘte Ă  l’attention de Baba, puis fit un geste du menton dans ma direction. Le regard de Baba oscilla entre Lili et moi, puis elle comprit.

“Oh mince, c’est toi qui nous a donnĂ© tout ça, MavĂ©as ? Tu es fou ou quoi ?“

Je haussai les Ă©paules. “Je suis sĂ»r que SyxĂ©us aurait apprĂ©ciĂ©.“

Baba s’approcha de moi et, sans un mot, m’Ă©treignit.

Lilumis et Barabas Ă©tait un couple de jeunes femmes qui gĂ©rait l’unique orphelinat de Pas-du-Cheminant. C’Ă©tait une tĂąche ardue, mais elles tenaient bon. Lili Ă©tait grande, fine et bricoleuse, alors que Baba Ă©tait large, costaude et serviable.

Nous étions en train de préparer le repas du soir quand une foule de bambin entra dans la cuisine et se rua sur moi.

“MavĂ©as ! MavĂ©as ! C’est vrai que tu va rester avec nous ?“

“Et ben, ça dĂ©pend”, rĂ©pondis-je d’un air goguenard, ”Vous voulez que je reste avec vous ?“

“OUIIIIII !“

“Bon, alors c’est d’accord !“

Une acclamation unanime officialisa mon arrivĂ©e Ă  plein temps dans l’orphelinat. Les enfants hurlĂšrent de joie, Lili applaudit l’évĂšnement avec un large sourire, tandis que Baba joignit ses cris Ă  ceux des enfants, tout en en hissant un sur ses Ă©paules.

Je n’ai pas eu une vie aussi intense que celle de mon vieil ami, mais j’en ai plus appris sur lui l’annĂ©e de sa mort que les cinquante annĂ©es qui ont prĂ©cĂ©dĂ©. Mes os se font vieux maintenant, j’ai passĂ© les trois quarts de ma longĂ©vitĂ©. Mais je ferai en sorte que le quart restant soit dans la continuitĂ© de tout ce que tu m’as appris. Je vais aider la communautĂ© comme tu m’as aidĂ©, moi et tant d’autre. Tu seras fier de moi, quand je te rejoindrai.

Mon vieil ami.

Verre de nuit

Trois mille quatre cent quarante trois ans.

Trois mille quatre cent quarante trois années que les Psychopompes sont arrivés parmi les humains.

Les Psychopompes, les avatars des dieux venus pour guider les humains et fonder les huit traditions.

Enfin non, les neuf traditions, si on compte l’ÉgĂ©rie comme telle. Car mĂȘme si elle ne compte qu’une minoritĂ© de membres et n’a pas de Psychopompe attitrĂ©, c’est techniquement une tradition Ă  part entiĂšre.

L’ÉgĂ©rie est la tradition des guides, les humains qui sacrifient leur Ăąme pour guider leurs congĂ©nĂšres.

Sacrifier est un bien grand mot, mais c’est de cela qu’il s’agit : comme ils n’ont pas de Psychopompe, leur esprit de peut pas aller dans l’Autre Monde à leur mort.

Enfin bref, cela fait presque trois millĂ©naires et demi que les Psychopompes sont les guides spirituels suprĂȘmes des huit principales traditions, et personne dans l’Histoire n’a contestĂ© cela.

Les dieux sont absolus, mais pas leur emprise sur les humains. Leurs pouvoirs sont rĂ©els – et craints – mais cela ne leur donne pas la lĂ©gitimitĂ© de dominer les humains. Les humains ont effectivement besoin d’ĂȘtre guidĂ©s, mais ils doivent aussi chercher des rĂ©ponses ailleurs que dans les prĂ©ceptes divins.

Comme dans les écrits de la trÚs secrÚte Léda, par exemple



Yven se tira de sa rĂȘverie avec lassitude. Elle Ă©carta le drap en prenant soin de ne pas rĂ©veiller la personne Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Elle se leva et contempla cette derniĂšre.

Pour beaucoup de gens, tout est une question de relation de pouvoir. MĂȘme le sexe. C’est si absurde.

Elle ramassa son sous-vĂȘtement et l’enfila. Elle mit un peu plus de temps Ă  trouver ses braies et sa ceinture, qui Ă©taient derriĂšre le grand canapĂ© de velours.

Elle vĂ©rifia que la personne dans le lit Ă©tait toujours endormie, puis rĂ©cupĂ©ra la longue dague qu’elle avait cachĂ© entre la tĂȘte de lit et le mur.

Elle attacha la dague dans son dos, apprécia le contact rassurant du fourreau sur sa peau, puis enfila sa chemise par-dessus.

Elle s’arrĂȘta un instant face Ă  sa blouse, sa longue blouse de soie aux couleurs de feue sa noble famille. Le bleu roi avait terni, les fils d’or Ă©tait devenu jaunes. Seul le flamboyant orange des motifs en feutrine avait gardĂ© son intensitĂ©. À l’instar de l’Ă©lĂ©gance et de la richesse qu’Ă©voquait autrefois son nom, il ne lui restait plus que sa dĂ©termination.

Mais les dieux en Ă©tait tĂ©moins, il s’agissait d’une quantitĂ© indĂ©cente de dĂ©termination.


Les pans de la blouse de soie voletaient dans les rues venteuses de Fort-brise. Le visage cachĂ© derriĂšre un large chapeau de paille, peu de passants lui prĂȘtait attention. Quelques roturiers lui adressait un poli signe de tĂȘte, mais aucun bourgeois ni aucun noble de daignait baisser les yeux sur ses armories fanĂ©es.

Elle s’enfila dans une ruelle et s’arrĂȘta devant une porte qu’elle avait repĂ©rĂ© la veille. Elle frappa.

Un petit homme d’Ăąge mĂ»r commença Ă  ouvrir la porte, mais quand il reconnut Yven, il essaya aussitĂŽt de la refermer.

Yven l’en empĂȘcha en donnant un grand coup de pied dans le battant, ce qui projeta le vieillard en arriĂšre.

“MĂ©lia Banen ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Comment m’avez-vous retrouvĂ© ?“

Yven s’approcha de lui en tirant sa dague. Elle plaça la pointe juste sous le menton de l’homme, le feu dans les yeux.

“C’est ‘MĂ©lia Sesfant Banen’ pour toi, sale dĂ©serteur. Tu croyais vraiment que je ne pourrais pas te retrouver alors que tu te cache dans la ville qui Ă©tait autrefois nĂŽtre ?”

Le vieillard tentait de ramper pour Ă©chapper Ă  la menace de la lame, mais ne fit qu’accentuer la pression qu’Yven exerçait sur lui.

“Maintenant, dis-moi oĂč ils sont !”

“Q-Qui ?“ demanda le vieil homme en bĂ©gayant de peur.

“LES ENFANTS MAUDITS DE LA SYCOPHANTE !“ vocifĂ©ra-elle en rĂ©ponse.

Le vieillard semblait des plus cacochymes devant la fureur de l’intruse. Il se ratatina sur lui-mĂȘme au mĂ©pris du long couteau qui opprimait sa gorge.

C’est quand il sentit un filet chaud couler dans le col de sa chemise qu’il se dĂ©cida Ă  parler.

“Je- je ne sais pas
 Il s’est su qu’Ă  sa mort, elle a renvoyĂ© ses enfants dans leur pays de naissance, mais on a retournĂ© le Grand DĂ©sert sans – hum – sans succĂšs.“

Yven relĂącha un peu sa prise sur la dague.

“Qui as-tu envoyĂ© pour ça ? Et quand ?“

“Les descendants de la maison – de l’ex-maison – Kiaworven
”

Les yeux d’Yven se remplirent d’aigreur en entendant le nom de son dĂ©funt pĂšre. Le vieil homme avait donc mandatĂ© ses propres cousins.

“Je les ai missionnĂ©s il y a environ six ans. Sur les cinq qui ont acceptĂ© de partir Ă  leur recherche, seuls deux sont revenus. Deux n’ont pas donnĂ©s de nouvelles depuis plusieurs mois, et on m’a confirmĂ© le dĂ©cĂšs de la derniĂšre.“

Yven réfléchit.

“Qui est celle qui est morte ?” demanda-t-elle.

“Il s’agit de Repias MĂ©lia Trifant Banen Kiaworven Kaggralf”

Yven Ă©tait contrariĂ©e. Elle avait connu la jeune Repias. C’Ă©tait une bonne fille. Elle se surprit Ă  Ă©prouver de la peine pour elle.

Mais elle se ressaisit.

“Vous avez fouillĂ© l’intĂ©gralitĂ© des pays de Meyis et Kayis ?“

“Oui. Tout le Grand DĂ©sert, je vous dis. Que ce soit les grandes villes ou les villages reculĂ©s. De fond en comble. Plusieurs fois. Les descendants de la Sycophante ne sont pas dans le Grand DĂ©sert.“

Yven, la dague toujours en main, se concentra pour décider quelle serait la marche à suivre désormais.

“Vous avez Ă©changĂ© des lettres avec mes cousins, pendant leur recherche, n’est-ce pas ? Vous les avez gardĂ©es ?“

Le vieillard pointa un doigt timide en direction d’un petit bureau en sapin.

“Entendu. Je vais les prendre. Vous, restez ici.“

Yven rengaina sa dague et rejoignit le petit bureau en question.

À ce moment, le vieillard se trouva un souffle de courage et courut en direction de la porte restĂ©e ouverte.

“À moi ! À la g–”

Il fut interrompu net dans sa course. Des pics de verre noirs Ă©taient apparus tout autour du cadre de la porte, juste avant qu’il ne l’atteigne, et il s’était empalĂ© sur trois d’entre-eux, cassant les autres dans sa course et sa chute.

Yven, le bras encore tendu en direction du sort qu’elle venait de lancer, soupira.

Elle se dirigea vers le corps mourant du vieil homme et le saisit par le col.

“Tu devrais pourtant savoir qu’il ne faut pas essayer de me baiser, petit con. Pourquoi crois-tu qu’on m’appelle l’Archimage d’Obsidienne ? Je suis capable d’affronter une armĂ©e de vieux mercenaires comme toi, toute seule, et sans transpirer.“

Elle jeta le corps à présent sans vie au milieu de la piÚce, puis retourna récupérer les lettres.

Il y en avait deux ou trois dizaines, Ă  vue de nez. Elle les lirait Ă  tĂȘte reposĂ©e.

Elle vida les lieux sans mĂȘme refermer la porte derriĂšre elle.


Alors que son destrier galopait a vive allure, juste à cÎté de la voie pavée, Yven était de nouveau plongée dans des pensées profondes.

Le relations de pouvoir ont beau ĂȘtre absurdes, elles me poursuivent. Il n’aurait pas dĂ» essayer de s’enfuir. Je n’aurais pas eu Ă  le tuer s’il avait su rester Ă  sa place.

Puis elle remarqua la contradiction.

La relation de pouvoir a Ă©tĂ© installĂ©e dĂšs que je suis entrĂ©e, en fait. Et j’ai tout fait pour la conserver. C’est en quelque sorte un mal pour un bien, mais est-ce que c’est rĂ©ellement dispensable ? Est-ce par nature qu’on ramĂšne tout aux relations de pouvoir ?

Son cheval passa à toute vitesse devant un couple de voyageurs qui était assis sur le bas-cÎté, à un cheveux de les piétiner.

Ou bien est-ce qu’on interprĂšte tout dĂ©sĂ©quilibre par une relation de dominant Ă  dominĂ© ? Il faudrait que je trouve la rĂ©ponse Ă  cette question avant de retrouver les descendants.

Son fil de pensĂ©e s’interrompit quand elle aperçu les murs de l’Enclave.


Yven attendait son associĂ© en regardant par la fenĂȘtre.

Dieux ce qu’elle dĂ©testait cette ville. Elle Ă©tait bruyante, bondĂ©e, hautaine et sale. Plus les semaines passaient, et plus Fort-brise lui manquait.

La porte de l’auberge s’ouvrit et une cavaliĂšre crottĂ©e entra.

Quand elle aperçu Yven, celle-ci lui fit un signe de la main. Elle vint s’asseoir à sa table.

“Vous avez des rĂ©sultats cette semaine ?“ demanda Yven.

“Oui. Un de mes coursiers a retrouvĂ© la trace des descendants de la Sycophante” Elle s’autorisa un long soupir de soulagement. ”Apparemment, ils habiteraient Ă  Estmo“

“Ils Ă©taient donc Ă  Slevaria
“ Yven ne put empĂȘcher un rictus d’apparaĂźtre Ă  la commissure de ses lĂšvres. La Sycophante avait Ă©tĂ© ingĂ©nieuse, mais Yven avait rĂ©ussit Ă  retrouver sa trace.

Elle se leva d’un bond “TrĂšs bien ! Je m’y rend immĂ©diatement.“

La cavaliĂšre leva sa main gantĂ©e. “Attendez, il y a un soucis.“

Yven se stoppa dans son Ă©lan, les sourcils froncĂ© d’inquiĂ©tude.

“Les descendants ne sont plus lĂ  bas. Il sont tous les deux partis. L’un a quittĂ© son domicile il y a une semaine et l’autre a
 complĂštement disparu. Il y a deux ans.“

Yven se rassit.

“On a interrogĂ© les locaux, et apparemment il a disparu du jour au lendemain sans laisser de trace. Des recherches ont Ă©tĂ© lancĂ©es dans les mois qui ont suivis, mais sans succĂšs.“

“Et l’autre est parti il y a une semaine, c’est ça ?”

“Oui. On ne sait pas trop pourquoi, mais certains pensent qu’il essaie de rejoindre les steppes de Balanciel. Du coup, on est allĂ© au port de Uestea pour essayer de l’intercepter avant qu’il ne traverse la Mer IntĂ©rieur, mais il n’y avait aucune trace de lui lĂ -bas.“

Yven resta pensive. “Ça veut dire qu’il est parti dans le Grand DĂ©sert ? Mais pourquoi faire ?“

Puis elle comprit.

Elle Ă©clata alors de rire, si fort qu’elle s’attira l’animositĂ© des autres clients de l’auberge.

Elle se leva et donna de nouvelles instructions.

“Envoyez un agent au Bazar et essayez de trouver le descendant. Ouvrez l’Ɠil, car il ne devrait pas y rester longtemps. Peut-ĂȘtre mĂȘme est-il dĂ©jĂ  reparti.

“Pour ma part, je vais tenter de l’intercepter plus loin sur la route.“


Yven trouva un banc qui avait l’air relativement confortable et s’y assit.

A-controlo Ă©tait une ville calme. La seule animation qui l’agitait Ă©tait la file d’attente devant le pĂ©age qui permettait de passer la frontiĂšre vers les terres arcanistes.

D’oĂč elle se tenait, elle pouvait voir le visage de tous les voyageurs qui dĂ©siraient changer de pays.

BientĂŽt, elle se tiendrait face Ă  l’un des deux descendants.

Les relations de pouvoir ne s’appliquent pas qu’aux humains. Les dieux ont, dans l’esprit de beaucoup de gens, une relation de domination avec nous autres mortels. C’est un parti pris, un prĂ©jugĂ©. Les dieux ne sont rien. Si les dieux pensent avoir un droit inaliĂ©nable de domination sur moi, alors je m’octroie le droit de me considĂ©rer comme une dĂ©esse pour les autres humains. En particulier les descendants.

Elle retourna cette derniĂšre pensĂ©e dans sa tĂȘte pendant de longues minutes.

Elle fut interrompue par une mendiante qui lui demandait l’aumĂŽne. Yven fouilla dans sa bourse et lui donna une plaque monĂ©taire d’une valeur d’un Stel.

Les yeux de la mendiante s’agrandirent, Ă©bahie par tant de gĂ©nĂ©rositĂ©. Elle agrippa la plaque Ă  deux mains et arrosa sa bienfaitrice d’Ă©loges. Yven les reçu sobrement et l’enjoignit Ă  continuer sa route afin de pouvoir se replonger dans ses rĂ©flexions.

Comment devrais-je procĂ©der, avec le descendant ? Devrais-je l’interroger, pour savoir oĂč se trouve son frĂšre ? L’interroger comment, en lui posant la question l’air de rien ? En le torturant ?

C’est lĂ  qu’elle l’aperçut. Elle ne connaissait pas son visage, mais reconnut le physiom caractĂ©ristique des enfants de la Sycophante.

Hum, l’enfant maudit est accompagnĂ©. Deux personnes. La premiĂšre ne sera pas un problĂšme, mais la seconde est une guerriĂšre. Il faut que je prenne ça en compte.

Le trio Ă©changea quelques paroles, puis se dirigea vers la station de pĂ©age. Yven se leva avec hĂąte pour arriver dans la file d’attente juste avant eux.

Patienter dans la file lui laissa quelque instants de réflexion supplémentaires, au terme desquels elle prit une décision.

Inutile de tergiverser ou de risquer de mettre ma mission en péril. Je vais les tuer tous les trois.

Elle se retourna brusquement. Les trois regards se tournĂšrent vers elle, surpris. Le premier Ă©tait affolĂ©, la peur se lisait dĂ©jĂ  sur son visage. Le deuxiĂšme Ă©tait dur, la guerriĂšre avait rapidement compris la situation et Ă©tait en train de saisir son arme. Le troisiĂšme, celui de l’enfant maudit, Ă©tait Ă©berluĂ©. Rien ne l’avait prĂ©parĂ© Ă  cela.

Alors qu’un dĂ©luge d’obsidienne dĂ©ferlait sur tout le monde dans un rayon de vingt pas, faisant gicler quantitĂ© de sang et saillir des cris de terreur, Yven avait trouvĂ© la conclusion Ă  ses longues rĂ©flexions sur les relations de pouvoir et de domination.

Seule la destruction, peut apporter l’Ă©quilibre.

Elle serait donc l’incarnation de la destruction.

Madame Carmin !

Cosma, année 3123 du calendrier divin

“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

En beuglant ainsi comme un dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© au milieu du quartier de la Foi, Enven Hansof se dit qu’il devait ressembler Ă  ces personnages caricaturaux qu’on trouvait dans les mauvais romans.

Mais il ne pouvait y couper. L’urgence de la situation prĂ©valait sur sa propre image, et ce malgrĂ© le fait qu’il Ă©tait tout de mĂȘme un Ă©mĂ©rite membre de l’administration cosmique – en tout cas, c’est par ces termes que se dĂ©signaient les commis administratifs de la ville de Cosma.

Ainsi, malgrĂ© les regards fixĂ©s sur lui et sur l’insigne qui rebondissait sur sa poitrine – d’ordinaire source fiertĂ© mais dans l’instant plus gĂȘnante qu’autre chose – Enven Hansof reprit Ă  plein poumons :

“Madame Carmin ! Madame Carmin !”


A premiĂšre vue, on pourrait se dire qu’il est aisĂ© de naviguer dans le quartier de la Foi. En effet, celui-ci Ă©tait organisĂ© en une immense avenue rectiligne, partant du centre-ville jusqu’aux quais, pavĂ©e de large blocs de marbre parfaitement entretenus, de part et d’autre de laquelle Ă©taient disposĂ©s les immenses immeubles richement ornementĂ©s caractĂ©ristique de l’architecture de cette culture.

Mais Enven Hansof eut la malchance de devoir s’y rendre le matin, Ă  l’heure prĂ©cise de la priĂšre journaliĂšre, moment oĂč tous les habitants du quartier sont invitĂ©s Ă  se rendre devant les temples pour prier. Comme les bĂątiments et la rue Ă©taient larges, les parvis et les trottoirs Ă©taient Ă©troits, ce qui faisait que la grande avenue Ă©tait noire de monde.

“Poussez-vous ! Ah, mais poussez-vous donc, sacrebleu !“

Le commis essayait de fendre la foule, mais sa petitesse bedonnante ne lui donnait pas le levier nécessaire pour forcer un quelconque passage.

Il commença à jouer des coudes et pu enfin progresser à travers une foule aux sourcils de plus en plus froncés.

“Écartez-vous, je dois voir Madame Carmin urgemment !“ renchĂ©rit-il face Ă  tant de jugement silencieux.

Une main se posa sur son Ă©paule, l’arrĂȘtant dans sa lancĂ©e. Il s’agissait d’un homme d’Ăąge mĂ»r, probablement quatre-vingt ans passĂ©s, qui l’interpella Ă  mi-voix.

“ArrĂȘtez de crier, jeune homme, vous perturbez la priĂšre.“

Hansof bomba le torse pour mettre l’emphase sur son insigne, mais celle-ci s’Ă©tait partiellement dĂ©crochĂ©e dans sa course, ce qui lui donnait un air assez pitoyable.

“Oui, j’ai vu,“ repris l’homme, “mais ça ne vous donne pas le droit d’interrompre une cĂ©rĂ©monie sacrĂ©e.“

Il avait la posture droite des gens importants. Hansof reconnut le blason noble qui Ă©tait cousu sur sa robe blanche et se sentit soudain diminuĂ©. Il n’avait l’autoritĂ© ni de perturber une cĂ©rĂ©monie traditionnelle, ni de tenir tĂȘte Ă  un notable d’une maison majeure.

Il se tordit les doigts. “Mais je cherche Ma
“

“Madame Carmin, oui, ça aussi j’ai entendu.“ Interrompit le noble. “OĂč se trouve-t-elle ? On va faire en sorte de vous y amener en silence.“

Hansof se sentit penaud, car il ne savait pas. À cause de l’urgence, il avait machinalement couru dans la direction la plus Ă©vidente, celle oĂč toutes les tĂȘtes Ă©tait prĂ©sentement tournĂ©es, c’est-Ă -dire le temple principal qui enjambait de maniĂšre grandiose la grande avenue.

Il sentit une grosse goutte perler sur son front. Il n’allait tout de mĂȘme pas admettre qu’il ne savait pas ? En tant que reprĂ©sentant de l’administration, il ne pouvait pas se permettre de perdre la f


“J’ai entendu dire qu’elle avait rendez-vous avec la bourgmestre” dit un jeune homme qui se tenait non-loin et qui avait entendu leur conversation. “Peut-ĂȘtre qu’elle sont encore ensemble ?“

Hansof prit son air le plus supĂ©rieur et l’instigua “Conduisez-moi Ă  elles.“

Le jeune homme fit une moue mi-confuse, mi-indignée, mais ne bougea pas. Le torse bombé du commis se dégonfla dans un soupir désespéré.

Le vieux noble se pinça l’arrĂȘte du nez, puis concĂ©da “Suivez-moi, je vais vous y conduire.“

Ils fendirent la foule avec grĂące, le vieux clerc Ă©tant visiblement habituĂ© Ă  naviguer ainsi. Au bout de quelques minutes, ils arrivĂšrent prĂšs d’une petite estrade rĂ©servĂ©e aux personnes notables, prĂšs du grand temple et de l’officiant perchĂ© sur une chaire Ă  une hauteur plutĂŽt vertigineuse.

Hansof parvint Ă  distinguer sur l’estrade la bourgmestre du quartier. Il fit un pas dans sa direction, avec la ferme intention d’aller lui parler, mais la main du noble le retint. Le commis tourna vers lui un Ɠil interrogateur, qui lui fut rĂ©pondu par un simple “AprĂšs la cĂ©rĂ©monie.“

Enven Hansof dut donc prendre son mal en patience.

On Ă©tait maesdi, sixiĂšme jour de la semaine. Hansof dut faire un effort pour se souvenir quelle priĂšre Ă©tait effectuĂ©e le maesdi. Mais il n’eĂ»t pas besoin de se creuser la tĂȘte longtemps, vu que d’ici il entendait trĂšs bien l’officiant. Celui-ci enjoignait les clercs Ă  remercier Cosma, dĂ©esse qui veillait sur la ville Ă©ponyme, et No-hide, dieu qui veillait sur la mer entourant la ville. C’Ă©tait donc la priĂšre de remerciement aux dieux locaux, aussi appelĂ©e l’oktane de l’hĂŽtelier.

La priĂšre dura trĂšs longtemps, au moins une heure. Tous les clercs du quartier invoquĂšrent successivement Cosma et No-hide, en offrant des sacrifices de nourriture et quelquefois de bijoux.

Puis, beaucoup de gens enjoignirent la déesse Cosma à communiquer avec eux. Visiblement, pour eux la communication entre dieux et humains était importante, et Hansof pu en voir certains entrer dans une sorte de transe.

Enfin, Ă  l’issue d’un grand chant liturgique repris en cƓur par l’assemblĂ©e, la priĂšre prit fin. La plĂšbe commença Ă  se disperser, laissant les restes des sacrifices sur le sol, Ă  la merci des Ă©boueurs qui avaient dĂ©jĂ  saisit leur balai.

Les notables sur l’estrade Ă©taient restĂ©s pour discuter entre eux, saisissant l’occasion d’ĂȘtre tous rĂ©unis pour parler des affaires courantes, comme l’aimaient si bien faire les femmes et hommes politiques.

Hansof remercia le vieux noble d’un signe de tĂȘte et s’avança vers la bourgmestre.

Durant les quelques mĂštres qui le sĂ©parait d’elle, il fit un effort surhumain pour tenter de se souvenir de son nom, tout en se maudissant de ne pas y avoir rĂ©flĂ©chi pendant l’heure qui venait de s’Ă©couler. Il s’agissait de la personne la plus importante du quartier de la Foi, et il devait s’adresser Ă  elle selon le protocole s’il voulait obtenir quoi que ce soit d’elle.

“Dame
 Kiaravan ? Veuillez m’excuser, mais puis-je vous parler un instant ?”

La bourgmestre se tourna vers le petit commis. Sa chevelure rousse Ă©tait tressĂ©e en couronne et formait un complexe chignon Ă  l’arriĂšre de sa tĂȘte, ses yeux vert feuille Ă©tait surmontĂ©s de sourcils broussailleux, et sa peau claire tirait sur le jaune. Elle Ă©tait vĂȘtue d’une redingote pourpre brodĂ©e d’or, et d’une longue jupe assortie. Son cou Ă©tait ornĂ© d’une lavalliĂšre de soie Ă©pinglĂ©e d’une broche d’argent sertie d’une Ă©meraude d’une taille estomaquante.

Du haut de son estrade, elle avait l’air sĂ©vĂšre et supĂ©rieur. C’est un peu le leitmotiv de la caste dirigeante, pensa le commis. Elle jaugea un instant Hansof et lui lança :

“C’est KiaravEn.“ Sa voix Ă©tait froide et incisive. “Que me veut un simple employĂ© administratif Ă  une heure aussi tĂŽtive de la journĂ©e ?“ ajouta-t-elle en remarquant l’insigne branlante de son interlocuteur.

“Je
 hem.. Enven Hansof, pour vous servir“, bredouilla ce dernier. “J’ai un message urgent pour Madame Carmin, et certains l’ont aperçue en votre compagnie alors
“

Hansof jeta un Ɠil par-dessus son Ă©paule pour chercher du soutien, mais le noble s’Ă©tait Ă©clipsĂ©.

La bourgmestre resta un instant interdite, puis finalement répondit avec un geste négligeant de la main.

“Elle m’a quittĂ©e juste avant la priĂšre, elle n’est plus ici.“ Puis elle se dĂ©tourna, comptant bien reprendre ses discussions au plus vite.

“Hem
“ insista Hansof, “Savez-vous dans quelle direction elle est partie ?“

Dame Kiaraven se tourna derechef vers le commis, les sourcils haussĂ©s du fait qu’on l’alpague avec une telle simplicitĂ© alors qu’elle avait dĂ©jĂ  pris congĂ©.

Hansof bomba son torse – comme, vous l’aurez compris, il aimait le faire – et profita que la bourgmestre Ă©tait coite pour enchaĂźner avec une aisance entraĂźnĂ©e : “Vous connaissez la position de Madame Carmin, en tant que chanceliĂšre de l’Administration Globale de Cosma, elle ne peut se permettre aucune entorse Ă  son organisation, quelle qu’en soit la raison ou la personne.“

Kiaraven cligna rapidement des yeux devant le débit de parole du petit homme qui venait miraculeusement de reprendre sa contenance devant elle.

“Or, c’est selon son ordre que je suis missionnĂ© de la retrouver, car la nouvelle que je porte est fondamentale pour elle. On ne peut se permettre de perdre une seule minute pour la lui apporter.“

Il Ă©tait Ă  peine intelligible, mais prenait bien soi d’appuyer sur les mots-clĂ©s de son monologue.

La bourgmestre posa ses poings sur les hanches, attentive mais pressée que Hansof aille au bout de son argumentaire.

“Si elle apprend qu’un quelconque obstacle s’est positionnĂ© entre elle et son messager, elle risque d’ĂȘtre fort
“ Il laissa un petit silence dramatique. “contrite.“

Il mit une emphase particuliùre sur ce dernier mot et vit le regard de son interlocutrice ciller presque imperceptible, signe d’une panique naissante.

Kiaraven le fixa un instant, plissant ses yeux scrutateurs, cherchant un éventuel bluff de sa part, mais Hansof était confiant. Et pour cause, il disait la vérité.

Elle cĂ©da alors, lĂąchant son air inquisiteur pour se munir d’une moue faussement dĂ©tachĂ©e. Elle fit un geste de la main vers une rue perpendiculaire, en signifiant “Elle m’a briĂšvement mentionnĂ© qu’elle avait rendez-vous avec quelque bourgeois druide. Elle est partie en direction du quartier druidique.“

Hansof, victorieux, la remercia avec une courtoisie mécanique et partit comme une balle en direction du quartier voisin.

Il longea les bĂątiments gargantuesques du quartier divin jusqu’Ă  arriver Ă  la grande porte frontaliĂšre, un grand Ă©difice qui Ă©tait assez large et assez haut pour laisser passer une frĂ©gate entiĂšre – en tout cas, si les bateaux pouvaient naviguer sur le pavĂ©.

Les portes sĂ©parant les quartiers Ă©taient toujours ouvertes en journĂ©e, ainsi Hansof s’y engouffra et plongea dans le quartier druidique et ses fragrances luxuriantes.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !“

Enven Hansof trĂ©bucha et chut. Les larges dalles blanche du quartier divin s’Ă©taient changĂ©es en de longues langues de terre battue envahies par une vĂ©gĂ©tation presque sauvage.

Nez contre terre, Hansof pesta contre ces satanĂ©s druides qui refusaient de construire des routes pavĂ©es alors qu’on se trouvait en pleine ville.

“Ça va, monsieur ?”

Une femme d’Ăąge moyen s’Ă©tait approchĂ©e de lui et commença Ă  essayer de le relever. Avec son aide, Hansof se hissa en position assise et repris son souffle.

“Y faut pas courir comme ça, monsieur ! Vous auriez pu vous faire trùs mal !“

Le commis se releva de toute sa hauteur et fit du mieux qu’il pu pour avoir l’air digne.

“Merci beaucoup, ma bonne dame ! Dites-moi, pourriez-vous me dire oĂč je puis trouve Madame Carmin ?“

La druidesse le dĂ©visageait d’un air intriguĂ©. Elle pencha la tĂȘte sur le cĂŽtĂ© et demanda “C’est qui ?“

Hansof dut accuser le fait qu’elle ne connaissait pas Madame Carmin. Voyons, tout le monde connaüt Madame Carmin !

“Il s’agit de la Chanceliùre de l’Administration Globale de Cosma
“

La moue de la femme ne changea pas.

“Vous savez
 la plus haute fonctionnaire de la citĂ© ? Celle qui dirige l’assemblĂ©e civile ? La cheffe de la commission pluri-traditionnelle ?“

À mesure que les titres se succĂ©daient, les yeux de l’inconnue s’Ă©largissait. Puis un dĂ©clic se fit et elle s’exclama : “Aaaah ! La chanceliÚÚÚÚÚre ! Bien sĂ»r que je la connais !“

Hansof eut une lueur d’espoir, mais qui se ternit rapidement.

“Enfin, pas personnellement, Ă©videmment. Mais je sais qu’elle fait des
 trucs
 pour la ville. Enfin, elle est trĂšs importante, quoi.“

Le petit fonctionnaire se pinça l’arrĂȘte du nez en soupirant et en se rĂ©pĂ©tant mentalement qu’il devait rester courtois avec cette roturiĂšre qui l’avait tout de mĂȘme aidĂ© Ă  se relever.

“Je
 Merci madame. Vous ĂȘtes fort aimable, je vais pouvoir continuer ma recherche.“

Il commença Ă  s’Ă©loigner en mimant une petite rĂ©vĂ©rence, ce Ă  quoi la roturiĂšre rĂ©pondit un simple. “De rien, et bonjour !”

Enven Hansof progressait à longs pas au fil des chemins tortueux du quartier druidique. Cette partie de la ville était envahie de bout en bout de végétation, de rochers et de constructions grotesques qui formaient un labyrinthe non seulement complexe, mais aussi impossible à cartographier.

Les seuls repĂšres de navigation qu’un non-habituĂ© comme Hansof pouvaient utiliser Ă©taient les sentiers de terre battue – qui n’est le rĂ©sultat d’aucun projet d’urbanisme mais uniquement dĂ» au passage frĂ©quents des locaux qui, eux, connaissaient bien les diffĂ©rents chemins – et les rares panneaux – si on pouvait appeler ça des panneau vu qu’il s’agissait en rĂ©alitĂ© de large balises de pierre gravĂ©e – dont l’inscription Ă©tait, bien entendu, en langage druidique.

Le druidique était une langue que quasiment personne ne parlait en dehors de la tradition éponyme, et certainement pas un petit fonctionnaire bedonnant aux genoux écorchés.

Cette organisation pseudo-urbaine pouvait sembler chaotique, mais elle Ă©tait en rĂ©alitĂ© Ă©tudiĂ©e pour que chacun puisse y installer une demeure – fuit-ce une vĂ©ritable maison de briques ou une simple cabane en paille – en toute intimitĂ©.

Au grand dam de Hansof qui cherchait une personne précise.

Il mit une bonne demie-heure Ă  trouver une place oĂč Ă©tait rĂ©unie une large communautĂ© de locaux. Ils avaient tous des habit simples et partageaient une pipe, assis en tailleurs, autour d’un four en pierre sur lequel grillaient quelques lĂ©gumes.

Ce n’Ă©tait pas la premiĂšre fois qu’Hansof avait affaire Ă  des druides et il savait que, malgrĂ© les apparences rustres, il y avait trĂšs certainement des nobles dans cette assemblĂ©e.

Il s’avança donc avec toute prudence.

“Bonsoir mesdames, messieurs, et pardonnez-moi de vous interrompre
“

Il fit une pause un court instant, le temps de voir les yeux se lever vers lui. Il analysa la foule avec l’Ɠil expert des subordonnĂ©s de la fonction publique.

Il croisa le regard d’une trĂšs jeune femme dont le visage Ă©tait calme et doux, la tĂȘte lĂ©gĂšrement inclinĂ©e sur le cĂŽtĂ© en signe d’Ă©coute, mais l’Ɠil retors et les lĂšvres pincĂ©es.

Son instinct lui souffla que ce calme et cette hauteur Ă©tait la marque d’une noble lignĂ©e. Il se tourna donc vaguement dans sa direction et demanda : “Est-ce que l’un – ou l’une – d’entre vous pourrait m’indiquer oĂč je peux trouver Madame Carmin, dont on m’a dit qu’elle avait conversĂ© avec un bourgeois de votre tradition un peu plus tĂŽt dans la matinĂ©e ?“

Hansof, une fois sa longue phrase terminĂ©e, scruta l’assemblĂ©e en attendant une rĂ©ponse, tout en observant du coin de l’Ɠil la rĂ©action de la jeune femme qu’il avait repĂ©rĂ©. Celle-ci, aprĂšs un court instant Ă  jauger le curieux personnage venu interrompre leur mĂ©ditation, sourit imperceptiblement et tourna la tĂȘte vers une autre femme, sur sa gauche.

Aprùs un hochement d’assentiment, ladite femme s’adressa au commis dans une langue que celui-ci ne comprenait pas – probablement du druidique – tout en pointant dans une direction.

Le petit homme pris bien soin de noter mentalement cette direction, avant de demander derechef : “Excusez-moi, pourriez-vous rĂ©pĂ©ter le nom de ce brave bourgeois ?“

En effet, le fonctionnaire savait que ça ne servait Ă  rien de lui demander de rĂ©pĂ©ter dans une autre langue. AprĂšs tout, si elle lui avait rĂ©pondu, c’est qu’elle avait compris la question, et que donc elle faisait exprĂšs de lui rĂ©pĂ©ter dans une langue qu’il ne comprenait manifestement pas.

Au contraire, ce serait un signe de bonne foi de la part d’Hansof que de s’adapter. Tout ce dont il avait besoin pour continuer sa quĂȘte, c’Ă©tait une direction et un nom. La femme lui avait donnĂ© la premiĂšre, et elle Ă©tait en train de lui rĂ©pĂ©ter le second.

Des sourire satisfaits apparurent sur le visage des autres druides de l’assemblĂ©e. Visiblement, la dĂ©brouillardise du petit commis suscitait l’approbation gĂ©nĂ©rale. La jeune noble lui octroya mĂȘme une inclinaison appuyĂ© de la tĂȘte en guise de reconnaissance.

Hansof les remercia avec cérémonie puis pris congé dans la direction évoquée.

Les druides sont bien aimables, pensa-t-il, mais leur manie de toujours vouloir donner des “enseignements philosophiques“ Ă  travers leurs Ă©changes avec les autres cultures est parfois peu pertinente. Fort heureusement, on ne me la fait pas Ă  moi ! Je passe mes journĂ©e Ă  travailler avec des gens qui ne disent pas ce qu’ils pensent et ne pensent pas ce qu’ils disent. Je suis devenu un expert pour lire entre les lignes !

Naviguer dans ce quartier qui ressemblait plus Ă  une jungle qu’Ă  une ville n’Ă©tait pas facile, et Hansof dĂ» s’acquiter de l’aide ne plusieurs passant pour rester sur la bonne piste.

C’est ainsi essoufflĂ© et couvert de poussiĂšre qu’il arriva Ă  sa destination : une grande demeure construite avec des grosses pierres nue, sans ciment ni ardoise. Les nombreuses fenĂȘtres Ă©taient creuses, sans carreaux, et l’unique porte en chĂȘne massif portait une inscription en druidique que Hansof supposait ĂȘtre le nom du propriĂ©taire.

Il frappa lourdement à la porte et appela “Il y a quelqu’un ?“.

Elle s’entrouvrit Ă  peine qu’il dĂ©blatĂ©ra : “Bonjour monsieur, je me nomme Enven Hansof et je suis un fonctionnaire de l’administration cosmique. Je cherche Madame Carmin et on m’a prĂ©venu qu’elle Ă©tait en votre compagnie. Est-elle toujours avec vous ?”

Hansof s’Ă©tait exprimĂ© en arsom, sa propre langue, qui est aussi la langue la plus parlĂ©e dans le monde et, a fortiori, Ă  Cosma.

Il y eut un instant de flottement, au cours duquel les espoirs du commis s’amenuisait peu Ă  peu, craignant que le bourgeois ne le comprenait pas, mais celui-ci finit par dire : “Bonjour monsieur, vous avez l’air affamĂ©. Venez vous restaurer.“

L’hĂŽte ouvrit sa porte en grand, puis s’Ă©carta pour laisser entrer son invitĂ© impromptu.

Hansof commença Ă  contester. “C’est trĂšs gentil de votre part, mais je suis un peu pressĂ© et
“, mais il fut interrompu par le rugissement sans Ă©quivoque de son estomac, rĂ©alisant par lĂ  mĂȘme que ça faisait plusieurs heures qu’il avait quittĂ© son poste au bĂątiment administratif et que midi Ă©tait presque lĂ .

Le bourgeois se permit de renchĂ©rir avec une voix douce “La coutume m’interdit d’avoir plus d’Ă©change avec vous si je ne vous permet pas d’ĂȘtre Ă  l’aise. Entrez, je vous servirai le thĂ© et quelques gĂąteaux pendant que je vous expliquerai oĂč est partie Madame Carmin.“

Le petit fonctionnaire entra sans plus de cĂ©rĂ©monie et pu dĂ©couvrir son hĂŽte. Il s’agissait d’un homme, trĂšs grand et sec, probablement entre cinquante et soixante ans, lĂ©gĂšrement courbĂ© mais la posture digne. Ces cheveux Ă©taient noirs, longs et soignĂ©s, tenus par une queue-de-cheval serrĂ©e. Il avait la peau rouge des gens qui viennent des terres druidiques, et les yeux noirs assortis.

Ses vĂȘtements Ă©taient discrets, une simple toge grise jetĂ©e par-dessus son Ă©paule et laissant voir un sein, ainsi que des sandales de cuir. Mais en s’attardant dessus, Hansof remarqua qu’ils Ă©taient en rĂ©alitĂ© assez riches. La toge Ă©tait en soie et brodĂ©e de subtils motifs au fil d’argent. Des bijoux discrets mais sertis de pierres prĂ©cieuses ornaient ses doigts, ses poignets, ses chevilles et ses oreilles.

Ou comment puer le fric en toute sobriĂ©tĂ©, pensa le commis qui Ă©tait en train de revoir ses prĂ©jugĂ©s sur les druides tout en s’installant dans le fauteuil que son hĂŽte lui indiquait.

“
 ainsi Madame la chanceliĂšre est entrĂ©e en contact avec moi pour que nous discutions d’un contrat d’approvisionnement en bois provenant de la ForĂȘt SacrĂ©e.” Il tendit Ă  Hansof une tasse fumante dans laquelle baignait un long biscuit sec.

Il saisit lui-mĂȘme une tasse et s’assit sur une banquette couverte de peaux.

“C’est un contrat compliquĂ© Ă  Ă©tablir, car la ForĂȘt SacrĂ©e est relativement loin de Cosma et l’approvisionnement passera forcĂ©ment par plusieurs autres nations – en tout cas tant que le Marais des DĂ©mons reste impraticable.“

Le bourgeois sirota bruyamment son thé et croqua allÚgrement dans la partie imbibée du biscuit.

“Surtout qu’il y a des rĂšgles trĂšs strictes sur l’exploitation de la forĂȘt et que les ouvriers druidiques ne travaillent qu’en petites entreprises. Il n’y a pas de conglomĂ©rat dans notre tradition. Cela complique beaucoup les choses pour l’exportation de ces denrĂ©es
“

Hansof bu lentement son thé pour diluer son impatience.

“J’ai donc dit Ă  Madame Carmin qu’il faudrait qu’on se voie directement Ă  son bureau si elle veut Ă©tablir pareil approvisionnement, parce qu’il faudra rĂ©diger autant de contrat qu’elle aura besoin d’exploitants arboricoles, et ça prendra beaucoup de temps
“

“C’est Ă  ce moment qu’elle a pris congĂ© ?“ demanda le fonctionnaire, avant de croquer dans son biscuit.

“Oui. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’un scribe. Ont Ă©tĂ© mentionnĂ©s les diseurs, qui d’aprĂšs elle – et je suis bien d’accord lĂ -dessus – font les meilleurs scribes.“

“Elle est donc partie en direction de la Grande Bibliothùque du quartier linguistique ?“

“Selon toute vraisemblance, oui.“

Hansof se leva en hĂąte, engouffra le reste du gĂąteau dans sa bouche et, n’ayant plus vraiment le temps ni l’Ă©nergie pour son usuelle courtoisie dithyrambique, prit congĂ© en lĂąchant un “Merfi, bonne vournĂ©e !”


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof trottinait sur les pavés blancs des rues sinueuses du quartier linguistique, en évitant les regards réprobateurs des discrÚtes gens.

Les diseurs – c’est le nom qu’on donnait aux membres de la tradition linguistique – Ă©taient des individus introvertis et qui prĂ©fĂ©raient l’ombre des bĂątisses en pierre Ă  la lumiĂšre du zĂ©nith. Car avant tout, c’était un peuple qui venait des grands dĂ©serts de sables chauds.

Ici, Ă  Cosma, les diseurs n’Ă©taient pas trĂšs couverts – le soleil de la citĂ© n’était rien face Ă  la brĂ»lure diurne du Grand DĂ©sert – mais la plupart gardait un foulard autour de la moitiĂ© infĂ©rieure de leur visage par pudeur.

Ainsi, Hansof ne pouvait voir que les sourcils froncés et les yeux assassins des habitants du quartier qui tentaient de lui enjoindre le silence, en silence.

Le commis, un peu dĂ©boussolĂ©, tenta de hĂ©ler deux ou trois de ces individus, pour au moins obtenir une direction. Mais sitĂŽt qu’il tentait d’accrocher le regard de l’un d’eux, celui-ci l’Ă©vitait. Quand il tentait de s’approcher, on lui tournait le dos.

Au bout d’une bonne demi-heure de cette danse gĂȘnante, Hansof dĂ©cida de faire fi de ces ingrats et de tenter de trouver par lui-mĂȘme la Grande BibliothĂšque du quartier.

Mais il rencontra un autre problĂšme, car les architectes diseurs construisaient des bĂątiments Ă  Ă©tage, sĂ©parĂ©s par d’Ă©troites ruelles – afin de gĂ©nĂ©rer le plus d’ombre possible – et bien qu’il Ă©tait certain que quelques grands axes existaient, le fonctionnaire se surpris rapidement Ă  ĂȘtre perdu au milieu d’un dĂ©dale de rues longues et fines.

Fort heureusement, son tourment fut de relativement courte durĂ©e, car il finit par tomber sur une de ces grandes esplanades recouvertes d’Ă©tals marchands Ă©tablis Ă  mĂȘme le sol.

À partir de là, il put rapidement retrouver son chemin et suivre les panneaux.

Qualifier la Grande BibliothĂšque de “grande” Ă©tait un euphĂ©misme. Pas tant en hauteur, puisqu’elle ne faisait que deux Ă©tages en plus du rez-de-chaussĂ©e, mais en surface, car elle seule Ă©tait aussi vaste que cinq ou six blocs de maisons, si bien qu’il aurait sans doute fallu une bonne heure pour en faire le tour complet.

Puisque Hansof jugea qu’il Ă©tait plus utile d’y pĂ©nĂ©trer que d’en faire le tour, il emprunta la premiĂšre porte qui lui Ă©tait accessible.

Il fut sobrement accueilli par
 des panneaux. ForcĂ©ment, un bĂątiment aussi grand ne pouvait pas possĂ©der un accueil Ă  chacun de ses accĂšs. Mais en tant qu’Ă©mĂ©rite membre de l’administration cosmique, Enven Hansof se sentit flouĂ© par un tel manque d’Ă©tiquette bureaucratique. À la Grande Chancellerie, on s’assurait Ă  tout moment qu’aucun citoyen ne se retrouvĂąt Ă  vagabonder seul dans les couloirs ! Certes, c’était surtout pour Ă©viter que les citoyens ne mettent leur nez lĂ  oĂč ils ne le devaient pas, mais tout de mĂȘme !

Ce fut donc en grommelant que l’Ă©mĂ©rite fonctionnaire se dirigea vers le bureau d’accueil le plus proche, qui se trouvait tout de mĂȘme Ă  dix minutes de marche.

La frustration du commis s’accentua lorsque, Ă  l’accueil, la premiĂšre chose qu’il vit Ă©tait Ă©galement absente de la Grande Chancellerie : un rĂ©ceptionniste souriant.

“Bonjour, mon brave monsieur ! Que puis-je faire pour vous ?“

“Je cherche Madame Carmin. On m’a dit qu’elle Ă©tait passĂ©e par ici, Ă  la recherche d’un scribe pour un de ses travaux.“

“BĂ©katra“

Hansof Ă©carquilla les yeux d’incomprĂ©hension

“Je vous demande pardon ?”

Le réceptionniste, toujours aussi irritablement souriant, articula :

“Aile B, escalier 4, bureau A. B-4-A.“ L’homme pointait du doigt un petit panneau qui donnaient les directions des diffĂ©rentes ailes de la bibliothĂšque, qui allaient de A Ă  P.

Hansof rĂ©pĂ©ta “B-4-A. TrĂšs bien ! Je vous remercie !”

Le réceptionniste lui rendit un sourire large et le commis se lança derechef dans les couloirs tortueux de la bibliothÚque.

Il fallut encore un certain temps pour qu’il trouve l’aile B, puis l’escalier 4, et enfin le bureau A. Le bĂątiment n’Ă©tait pas trĂšs ergonomique et le trajet Ă©tait loin d’ĂȘtre en ligne droite, au point que le commis se demanda s’il ne tournait pas en rond.

Une fois arrivĂ© au B-4-A, il se retrouva devant un tout petit bureau dans lequel une femme entre deux Ăąges Ă©tait occupĂ©e Ă  se plaindre de la quantitĂ© de formulaire qu’elle Ă©tait en train de viser.

Quand il frappa à la porte ouverte, elle lui lança un croassement sec. “QUOI ?”

Hansof fut refroidit par cette agressivitĂ© soudaine. Il rĂ©pondit un petit “Euh
 je cherche Madame Carmin
“

La femme leva les bras au ciel en braillant “Et par quel miracle je saurais oĂč se trouve Madame Carmin !“

Le commis de rĂ©pondre “Parce qu’elle est venue ici plus tĂŽt dans la journĂ©e pour engager un scribe ?“

Son interlocutrice laissa mollement tomber ses bras et afficha une moue lasse.

“Hum. Trùs bien. Je vais regarder le registre.”

Elle s’extraya tant bien que mal de son bureau, en essayant de ne pas faire tomber les hautes piles de formulaires qui attendaient d’ĂȘtre visĂ©s.

Elle pris un gros volume Ă  la couverture de cuir qui se trouvait sur un pupitre et se mis Ă  parcourir les lignes.

“Madame Carmin, Madame Carmin
 Ha, voilĂ , je l’ai trouvĂ©e. Elle a engagĂ©e la scribe MĂ©azi Ok-Alemssif. La commande a Ă©tĂ© visĂ©e, donc Madame Carmin est probablement dĂ©jĂ  partie. Mais si vous voulez, vous pouvez aller parler Ă  la scribe qu’elle a engagĂ©. Elle se trouve sans doute au scriptorium, en haut de l’escalier 5, sur votre gauche.“

Enven Hansof, satisfait de ces informations et surtout du fait de laisser derriÚre lui la rùleuse, se munit de son plus beau sourire forcé et articula.

“Merci beaucoup, brave dame. Puissiez-vous passer une bonne journĂ©e.“

RenfrognĂ©e, elle se contenta de lĂącher un “C’est ça. Bonne journĂ©e.” tout en regagnant son siĂšge.

Quand Hansof s’Ă©loigna dans le couloir, il put entendre le vacarme d’une lourde pile de feuilles qui tombe sur le sol, accompagnĂ© d’une collection de jurons qui ferait rougir un charretier.

C’est quand mĂȘme amusant, se dit le fonctionnaire en cherchant le fameux escalier 5, c’est plus facile d’avoir du recul sur le fonctionnement de sa propre administration quand on en est confrontĂ©e Ă  une autre.

Cependant, quand il fit le bilan des bons et des mauvais cĂŽtĂ©s qu’il avait pu relever lors des deux Ă©changes qu’il venait d’avoir – tout en gravissant les marches jusqu’au deuxiĂšme Ă©tage – il se dit que pour amĂ©liorer l’administration de la chancellerie de Cosma, cela demanderait beaucoup trop d’argent et de temps, choses qu’il Ă©tait plus utile d’attribuer aux vrais problĂšmes.

Perdu dans ces pensées, Hansof poussa la porte du scriptorium sans tenir compte de la priÚre qui était y inscrite en grosse lettres rouges.

Un grincement sordide se répercuta dans la vaste piÚce et fit sursauter la cinquantaine de scribes qui y grattaient du papier, ruinant ainsi probablement une quantité inacceptable de lettrines.

Une vague de regards haineux dĂ©ferla sur lui, mais pour la premiĂšre fois, il Ă©prouvait de l’empathie pour ces pauvres travailleurs injustement perturbĂ©s et ne put empĂȘcher ses oreilles de rougir de honte.

Il saisit nĂ©anmoins l’opportunitĂ© que toutes les attentions Ă©taient tournĂ©es vers lui pour signifier d’une toute petite voix : “Est-ce que madame MĂ©azi est prĂ©sente ?“

Il espĂ©rait que son seul prĂ©nom suffirait car, si d’aventure il Ă©tait parvenu Ă  se souvenir de son nom de famille – ce qui aurait Ă©tĂ© un exploit en soi – jamais il ne se serait aventurer Ă  essayer de le prononcer.

Par chance, une des personnes prĂ©sentes se leva et se dirigea en silence vers lui. Les autres scribes, quant Ă  eux, retournĂšrent Ă  leur travaux. Le petit commis eut la nette impression que s’il perturbait Ă  nouveau l’assemblĂ©e, au moins l’un d’entre serait capable de sortir une arme et attenter Ă  sa vie. Aussi, il invita ladite MĂ©azi Ă  le suivre dans le couloir.

La scribe devait ĂȘtre jeune, Ă  peine majeure, remarqua Hansof, mais elle avait dĂ©jĂ  les traits marquĂ©s et les yeux plissĂ© des gratte-papiers. Elle portait deS lunettes, qu’elle retira sitĂŽt sortie du scriptorium et qu’elle rangea dans un petit Ă©tui de cuir.

“Oui ?“ demanda-t-elle simplement.

“Vous avez parlĂ© Ă  Madame Carmin, aujourd’hui, n’est-ce pas ?“

“Hum, oui, elle avait besoin d’une scribe pour retranscrire un contrat dans trois langues diffĂ©rentes et dans – je crois – cinq exemplaires chacun, alors elle m’a engagĂ©e. J’ai rendez-vous avec elle dans deux jours pour parler des dĂ©tails
”

“TrĂšs bien trĂšs bien,” l’interrompit Hansof, “est-ce que vous savez oĂč elle est allĂ©e, aprĂšs ? Il y a une urgence qui nĂ©cessite sa prĂ©sence !“

MĂ©azi ouvrit de grand yeux ronds. “Eeeuuuh, je sais pas trop. Elle m’a juste demandĂ© le plus court chemin pour se rendre dans le quartier expressionniste.”

“TrĂšs bien, c’est donc lĂ  oĂč je vais. Et du coup, quel est le chemin ?”


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof ne se faisait plus vraiment d’illusion Ă  prĂ©sent, il avait compris qu’il allait devoir traverser toute la ville pour trouver Madame Carmin.

Mais l’urgence Ă©tait toujours d’actualitĂ© – ça il ne l’avait pas oubliĂ© –, alors s’il avait la moindre chance de la rattraper avant le coucher du soleil, il fallait absolument qu’il essaye, malgrĂ© la fatigue et les humiliations.

Le quartier expressionniste Ă©tait organisĂ© en parcelles, chacune sous la responsabilitĂ© d’une maison majeure de la tradition.

Mais le commis ne savait pas trop quelle direction prendre, car cette fois-ci, il ne savait ni qui Madame Carmin allait voir, ni la raison de sa visite.

Il s’arrĂȘta pour rĂ©flĂ©chir. Chaque parcelle avait un genre de bourgmestrerie oĂč on pouvait s’adresser et poser des question – et probablement que s’il se rendait Ă  celle que la Grande ChanceliĂšre Ă©tait allĂ© voir, il le saurait rapidement – mais le problĂšme c’est qu’il y avait une douzaine de maisons nobles, et que toutes les visiter lui prendrait – au bas mot – le reste de la journĂ©e.

Et il n’avait pas toute la journĂ©e.

Pour contrevenir Ă  ce problĂšme, Hansof se mit en quĂȘte d’un petit groupe de jeunes gens. Il tomba rapidement sur une poignĂ©e d’adolescentes et adolescents qui fumaient des cigarillos Ă  l’ombre d’un bĂątiment rĂ©sidentiel, le long d’une avenue. Deux d’entre eux donnaient des coups de pieds dans une balle de cuir. Les autres commentaient et discutaient de sujets variĂ©s.

“Excusez-moi, jeunes gens ?” hĂ©la le fonctionnaire.

Il tournÚrent vers lui des visages intrigués.

“Est-ce que certains d’entre vous voudrait gagner un peu d’argent ? J’ai une course plutît urgente à faire, et j’aurais besoin de petites mains.“

Les ados se regardĂšrent, quelques instants, sourire aux lĂšvres, donnant l’impression qu’ils allaient Ă©clater de rire. Quelques uns pouffĂšrent mĂȘme, jusqu’Ă  ce qu’une d’entre elle – une des deux qui jouait Ă  la balle – annonça d’un air sĂ©rieux : “Moi, ça m’intĂ©resse.”

Les autres lancĂšrent des “Hein ?” Ă©tonnĂ©s.

“Ben quoi ? Vous avez vu son insigne ? C’est un fonctionnaire. On peut lui faire confiance. Et puis, les clopes, c’est cher.“

Un silence circonspect s’installa. Hansof patientait calmement.

Puis la voix d’un autre adolescent se fit entendre. “T’as raison. HĂ©, moi aussi, ça m’intĂ©resse ! Combien ça paye ?“

Le commis de rĂ©pondre, “Cinq prynces par personne pour aller me chercher une information et me la rapporter ici.“

Rapidement, comme une boule neige, d’autres voix s’Ă©levĂšrent et de fil en aiguille, tous les ados Ă©taient d’accord pour faire affaire avec le fonctionnaire.

Il leur expliqua la situation et leur demanda d’aller dĂ©marcher chaque famille noble du quartier.

Puis il donna une avance de 2 prynces à chaque ados, “Vous aurez le reste quand vous reviendrai avec l’information que je cherche.“

Les jeunes gens se répartirent les bourgmestreries et partir en trottinant dans toutes les directions.

En attendant, Hansof prĂ©para le reste du paiement de ses jeunes coursiers. Bon, je ne pense pas que j’arriverai Ă  faire passer ça en note de frais, mais ça en vaut la peine, se dit-il quand il constata qu’il allait dĂ©bourser un total de 35 prynces, ce qui faisait (Ă  un arrondi prĂšs), presque 3 roys. Ce n’était pas vraiment une fortune, mais c’Ă©tait suffisant pour lui arracher un rictus amer.

GuidĂ©s par la fougue de la jeunesse et l’appĂąt du gain, les adolescent mirent Ă  peine une heure pour ramener Ă  leur commanditaire l’information qu’il convoitait.

“La Maison Pixeum, Madame Carmin a visitĂ© la Maison Pixeum.“

Hansof se para d’un sourire satisfait : “Merci beaucoup ! Tenez, voici votre dĂ» !”

Il laissa les jeunes gens derriĂšre lui, satisfait d’avoir pu rĂŽder son autoritĂ© de fonctionnaire auprĂšs de quelques citoyens, et se dirigea vers la bourgmestrerie de la maison susmentionnĂ©e.

“Bonjour et bienvenue au centre public de la maison VrĂ©vivant Pixeum !“ fut l’accueil mĂ©lodieusement tonitruant que l’hĂŽtesse lui lança avec un entrain exercĂ©.

Hansof n’Ă©tait pas rompu aux usages des interprĂštes – c’est ainsi qu’on nommait les citoyens de la tradition Expressionniste – ainsi il ignorait ce que signifiait “VrĂ©vivant”. Mais un vague souvenir de son Ă©ducation semblait lui souffler que cela indiquait le grade et la fonction de la maison.

“Bien le bonjour, madame ! Je me nomme Enven Hansof et je suis le commis assistant de la Grande ChanceliĂšre. J’ai une nouvelle urgente Ă  lui transmettre, et on m’a dit qu’elle Ă©tait passĂ©e par chez vous !“

L’hĂŽtesse hocha de la tĂȘte. “Ah, c’est vous qui la cherchez ! Oui, Madame Carmin s’est effectivement entretenue avec un de nos virtuoses. Monsieur Tuly Pixeum a Ă©tĂ© prĂ©venu et est disposĂ© Ă  vous recevoir.“

“Et bien, vous ĂȘtes rapide !“

Un sourire satisfait habilla le visage de la rĂ©ceptionniste. “Oui, quand nous avons compris que quelqu’un cherchait Madame Carmin, on s’est dit que vous voudriez peut-ĂȘtre rencontrer la personne avec qui elle a conversĂ©. Nous avons donc pris sur nous de la prĂ©venir.“

Elle désigna une porte menant plus profondément dans la demeure.

“Par chance, il n’a aucun autre rendez-vous de prĂ©vu aujourd’hui. Tuly Pixeum, sixiĂšme porte Ă  droite !“

Satisfait par leur efficacitĂ© et leur prise d’initiative, Hansof s’enfonça dans les couloirs richement dĂ©corĂ©s du manoir Pixeum.

Quand il arriva prĂšs de la sixiĂšme porte Ă  droite, il entendit une lĂ©gĂšre musique filtrer au travers, comme si un orchestre de chambre jouait Ă  l’intĂ©rieur.

Hansof ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi une famille aussi ostensiblement riche avait une isolation sonore d’aussi piĂštre qualitĂ©. Il ouvrit la porte.

Mais en rĂ©alitĂ© l’isolation sonore Ă©tait excellente, et le petit fonctionnaire faillit tomber sur son postĂ©rieur sous le souffle de l’orchestre philharmonique qui jouait Ă  pleine puissance dans l’immense salle qui venait de s’ouvrir Ă  lui.

Quand il repris ses esprits, il remarqua qu’un homme dansait, seul, sur la piste, habillĂ© d’un justaucorps sur lequel Ă©tait brodĂ© les armoiries de la maison Pixeum. Ses longs cheveux d’argent Ă©tait attachĂ©s en un chignon serrĂ©. Il n’avait pas remarquĂ© que la porte s’Ă©tait ouverte et continuait Ă  enchaĂźner sauts, chassĂ©s, pointes et pirouettes.

C’est quand Ă  l’issue d’une figure il se retrouva face Ă  la porte qu’il remarqua la prĂ©sence du fonctionnaire. Avec un large sourire, il fit signe au maestro d’interrompre la musique d’un gracieux geste de la main.

Le noble parcouru la distance qui le séparait du commis de quelques pas lestes. Il était bien plus grand que lui et, bien sûr, beaucoup plus sec.

“Bienvenue Ă  vous, mon brave monsieur ! Je suis Tuly Piseum, virtuose de la maison VrĂ©vivant Pixeum, Ă  votre service !“

Hansof, qui avait les oreilles qui bourdonnait encore un peu, se prĂ©senta maladroitement. “Env
 Enven Hansof, assistant de la Grande ChanceliĂšre de Cosma. Je cherche Madame Ca
“

“DĂ©sirez-vous une tasse de thĂ©, monsieur Hansof, avant toute chose ?“ l’interrompit le danseur.

“Euh
 non merci. À vrai dire, je suis un peu p
”

“Trùs bien !” Tuly Pixeum tapa deux fois dans ses mains. “Bon travail, les enfants. On reprend dans une heure !“

Le musiciens commencĂšrent Ă  s’agiter. Tuly Pixeum, lui, quitta la piĂšce Ă  grandes enjambĂ©es, invitant Hansof Ă  le suivre, et se dirigea vers une autre piĂšce, qui se rĂ©vĂ©la ĂȘtre un salon de thĂ©.

Le noble claqua des doigts Ă  l’intension des domestiques qui s’y trouvaient, et il se posa dans un grand fauteuil molletonnĂ©.

Le fonctionnaire choisit de s’assoir sur une banquette de velours – qui se rĂ©vĂ©la moins confortable qu’elle en avait l’air – et constata avec amertume que les domestiques Ă©taient en train de revenir avec du thĂ© Ă  l’attention de leur maĂźtre.

Ce ne fut qu’une fois le thĂ© convenablement servi que Tuly Pixeum daigna s’adresser de nouveau Ă  son invitĂ©.

“Et donc, comme ça, monsieur Hansof, vous cherchez Madame Carmin ?“

“Oui”, rĂ©pondit l’intĂ©ressĂ©, “et ne vous inquiĂ©tez pas, je serai bref. J’ai compris qu’elle n’Ă©tait plus avec vous, aussi j’ai juste besoin de savoir oĂč est-ce qu’elle est allĂ©e aprĂšs vous avoir quittĂ©.”

Mais le noble n’avait pas l’air d’Ă©couter.

“C’est pour un motif urgent, si j’ai bien compris ?“

Hansof n’aimait pas la tournure que la discussion prenait.

“En quelque sorte, voyez-vous, il faut que je le retrouve au plus vite pour
 raison professionnelle.“

Le danseur sirota sa tasse et afficha une satisfaction narquoise.

“Mais quelle raison professionnelle peut bien amener un petit commis à pourchasser la personne la plus importante de la ville plutît que de patiemment attendre son retour au bureau ?“

Évidemment, Ă©videmment que le noble allait essayer de politiser la discussion et d’essayer de tire son Ă©pingle du jeu. Hansof n’avait ni l’Ă©nergie, ni la patience pour jouer Ă  ce jeu lĂ  avec lui. Mais il n’avait pas non plus envie de lui dire des choses qu’il n’avait pas Ă  savoir, surtout Ă©tant donnĂ©e l’ampleur de ladite chose.

Et puis, Madame Carmin allait le lui faire payer, si jamais il vendait la mĂšche.

Le problĂšme, c’est que le petit fonctionnaire n’Ă©tait pas a proprement parler un politicien, contrairement Ă  la plupart des membres de la caste noble. S’il tentait de s’en sortir dans les rĂšgles de l’art, il allait se faire avoir comme un bleu.

Non, il fallait l’attaquer sur un terrain qu’il maütrisait. L’administration.

Hansof se para de son plus beau sourire “Oh, je pense que je peux vous le dire, mais pour des raisons d’archives, il faudrait que je le consigne dans le registre du greffier officiel – vous comprenez, tout ce qui concerne les responsabilitĂ©s de Madame Carmin doit ĂȘtre dĂ»ment notĂ© –. Comme c’est impossible vu que le bureau du greffier est assez loin, il suffira de remplir le formulaire A-015.“

Bien entendu, le danseur ne se laissa pas intimider. “Allons, allons, nous sommes entre amis ! Pas besoin de registre !“

“Ah, vous ĂȘtes un ami de Madame Carmin ? Dans ce cas, ce sera plus simple en effet, vous devez sans aucun doute dĂ©jĂ  avoir sa procuration ! Il s’agit du matricule
 B8G, ou B8C, je ne suis plus sĂ»r. Vous voulez bien me la montrer pour que je confirme ? Il s’agit d’une simple formalitĂ©.“

“Vous plaisantez, sans doute !“ Son sourire Ă©tait large, mais son regard trahissait une panique naissante.

“Avec le protocole ? Jamais ! Grands dieux, oh jamais !“ s’offusqua le fonctionnaire avec une exagĂ©ration cabotine.

Le regard de Tuly Pyseum se fit glacial.

“Bien“, repris Hansof, “en l’absence des formulaires – et procurations – adĂ©quats, je dois me rabattre sur la directive 1, alinĂ©a 16 du protocole d’affectation des fonctionnaires.“

“Qui est ?” interrogea l’hĂŽte d’un air incrĂ©dule.

“Retourner à mon poste, pardi !“

Hansof se leva. Le noble Ă©tait nonchalamment vautrĂ© dans son fauteuil, se tenant la tĂȘte du bout des doigts, les sourcils froncĂ©s de mĂ©contentement.

Il Ă©tait trĂšs certainement vexĂ©, vu qu’il ne fit qu’un geste vague dans sa direction quand Hansof lui tendit sa main pour le saluer, mais le fonctionnaire n’en n’avait cure, s’il avait un problĂšme, il rĂšglerait ça avec Madame Carmin !

Par contre, le fonctionnaire Ă©tait bredouille d’information. En se dirigeant vers la porte, il commençait dĂ©jĂ  Ă  paniquer du fait qu’il ne savait plus oĂč chercher


“Un instant, monsieur Hansof.“

Le noble avait l’air tout aussi nonchalant, mais il avait changĂ© de position sur son siĂšge.

“Si cela vous intĂ©resse toujours, vous trouverez Madame Carmin au CollĂšge National AndrĂ©as Malbosquet.“

Hansof accusa le choc de ce retournement inattendu de situation. “Dans le quartier de l’Alchimie ? Entendu. Merci bien !“

En y repensant, ce n’est pas si inattendu. Tuly Pixeum savait que le commis vĂ©hiculait une information urgente pour sa patronne. Si jamais cette derniĂšre apprenait que cette information avait Ă©tĂ© retardĂ©e par la faute de la maison PyxĂ©um – et Hansof n’aurait pas manquĂ© de le mentionner – la rĂ©putation de cette derniĂšre en aurait pĂątis. Le titre de Grande ChanceliĂšre a beau n’ĂȘtre que mineur face Ă  la grande noblesse expressionniste, Madame Carmin Ă©tait une femme politique, de poigne et avec de l’influence.

Ainsi, Enven Hansof quitta le manoir Pixeum avec le sentiment satisfaisant du Tout est bien qui finit bien.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof trottinait dans les couloirs du CollÚge National en tentant tant bien que mal de ne pas perturber les chercheurs, les professeurs et les étudiants qui y travaillaient.

Il n’avait eu aucun mal Ă  s’orienter dans le quartier Alchimique et Ă  trouver le collĂšge. DĂ©jĂ , parce que les alchimistes avaient conçu leur quartier de maniĂšre trĂšs ergonomique, mais aussi et surtout parce que c’Ă©tait dans ce quartier que Hansof avait grandi.

Il avait mĂȘme passĂ© quelques annĂ©es Ă  Ă©tudier les sciences administratives, entre ces mĂȘme murs, au CollĂšge National AndrĂ©as Malbosquet, comme il a pompeusement Ă©tĂ© nommĂ© d’aprĂšs un grand inventeur alchimiste du dixiĂšme siĂšcle.

Cependant cela faisait presque trois dĂ©cennies qu’il n’y avait plus mis les pieds et l’endroit avait bien changĂ©.

Soudain, un homme de haute stature se mit en travers de sa route. Il avait une blouse de chercheur, des lunettes rectangulaires et des sourcils aussi touffus que froncés.

“Non mais ça va pas, de crier comme ça dans les couloirs ? Qu’est-ce que vous voulez à la fin ?“

Un peu penaud, le commis rĂ©pondit d’une petite voix : “Madame Carmin
”

Une des touffe qui faisaient office de sourcils se leva.

“Et pourquoi ici ?”

Hansof reprit un peu de sa contenance et prĂ©cisa sa quĂȘte.

“J’ai une nouvelle urgente Ă  lui porter et on m’a dit qu’elle Ă©tait ici.“

Le chercheur se détendit.

“Oh. Dans ce cas vous devriez aller voir madame Mageclass, c’est elle qui s’occupe des visites officielles. Vous pourrez la trouver dans le bĂątiment administratif. Pour vous y rendre, il suffit de traverser la facultĂ© de chimie, puis la facultĂ© de magologie, et enfin la fac de sociologie.”

Hansof le remercia et commença à se diriger dans la direction indiquée par les panneau qui étaient accrochés à tous les carrefours, mais la main du chercheur se posa sur son épaule.

“Et tĂąchez d’arrĂȘter de crier, d’accord ?“

Le fonctionnaire fit un sourire gĂȘnĂ© et partit.

La facultĂ© de chimie se tenait dans un bĂątiment oĂč toutes les surfaces, mur, sol et plafond, Ă©taient carrelĂ©es de blanc. Bien que la plus grande partie du carrelage fut immaculĂ©e – probablement nettoyĂ©e chaque jour – on pouvait voir çà et lĂ  des restes d’expĂ©riences qui avaient mal tournĂ©, laissant de larges taches colorĂ©es indĂ©lĂ©biles.

“Trùs bien, maintenant nous allons voir le fonctionnement de la chambre à compression de destruction.”

Hansof s’arrĂȘta un instant. De destruction ?

La voix venait d’un amphithéùtre dont la porte avait Ă©tĂ© laissĂ©e ouverte. On pouvait voir une professeure manipuler un tube transparent aussi grand que le bras, qui avait une trappe et un loquet d’un cĂŽtĂ©, et un ressort Ă©tanche bloquĂ© avec une goupille de l’autre.

“Premiùrement, remplissons la chambre de compression avec de l’eau.“ Elle ouvrit la trappe, remplit le tube à environ un cinquiùme de son volume, puis referma la trappe avec le loquet.

“Et maintenant, je vais lancer un sort du cercle de la destruction pour dĂ©construire l’eau Ă  l’intĂ©rieur.”

Elle saisit un paquet de notes s’y rĂ©fĂ©ra tout en incantant son sort. Une fois fait, elle pointa du doigt le contenu du tube.

“Si vous regardez bien, vous pouvez voir l’eau bouillir et sa quantitĂ© diminuer. C’est parce qu’on a dĂ©construit la molĂ©cule d’eau. Comme l’eau est constituĂ©e d’un volume d’hydrogĂšne et de deux volumes d’oxyde, la molĂ©cule se casse en trois. Puis, comme cette forme est trĂšs instable, une partie va se retransformer en eau, et l’autre va former des molĂ©cules d’hydrogĂšne et d’oxygĂšne – qui sont respectivement constituĂ©es de deux volume d’hydrogĂšne et de deux volumes d’oxyde.

“Statistiquement, chaque molĂ©cule dĂ©construite a une chance sur deux de reconstruire une molĂ©cule d’eau, ce qui fait que pour vingt molĂ©cules d’eau, on obtient dix molĂ©cules d’eau, cinq d’hydrogĂšne et dix d’oxygĂšne.”

Hansof tenta de confirmer ces nombres en recalculant de tĂȘte, mais abandonna rapidement.

“L’effet du sort se maintient sur la durĂ©e, donc tant qu’il y aura de l’eau qui se reconstituera, elle sera de nouveau cassĂ©e, et la quantitĂ© d’eau va ainsi diminuer, jusqu’Ă  ce qu’il n’y en aie plus ou jusqu’Ă  ce que l’effet du sort s’arrĂȘte.”

L’eau ne bouillait plus maintenant. Il n’en restait qu’une quantitĂ© infime.

“Comme il y avait dĂ©jĂ  de l’air dans le tube, et qu’on y a rajoutĂ© des molĂ©cules d’hydrogĂšne et d’oxygĂšne, tous ces gaz forment une pression immense Ă  l’intĂ©rieur du tube.“

La professeur indiqua le ressort qui était toujours bloqué par la goupille.

“C’est le principe du canon magique qu’on appelle alchimique. La pression permet de propulser une capsule alchimique Ă  plusieurs centaines de disses, voire jusqu’Ă  une kalieue, ce qui est bien plus important que tous les trĂ©buchets fabriquĂ©s pendant le Premier Âge, et ce en Ă©tant bien plus lĂ©ger Ă  transporter.“

La professeure saisit la goupille fermement et tira d’un coup sec. Un BAM de dĂ©compression se fit entendre, et le ressort se comprima au maximum en l’espace d’une fraction de seconde.

“Des questions ?”

Un Ă©lĂšve leva probablement la main hors du champ de vision de Hansof car la professeure pointa du doigt et une jeune voix se fit entendre. “C’est quoi ce dĂ©pĂŽt blanc sur les bord du tube ?”

La rĂ©ponse ne se fit pas attendre “Ce sont les minĂ©raux qui Ă©tait initialement contenus dans l’eau. Comme nous n’avons affectĂ© que la molĂ©cule d’eau, tout ce qui y Ă©tait dissous redevient solide. Il n’y aurait pas eu de dĂ©pĂŽt si j’avais utilisĂ© de l’eau distillĂ©e.”

Hansof se rendit alors soudainement comptĂ© qu’il s’Ă©tait arrĂȘtĂ© pour Ă©couter et que ça faisait bien cinq minutes qu’il n’avait pas bougĂ©, alors qu’il avait une mission urgente en cours. Il reprit sa course effrĂ©nĂ©e.

La facultĂ© de magologie Ă©tait une de celles qui Ă©tait la plus axĂ©e sur la recherche. Les couloirs Ă©taient bondĂ©s de personnes en blouse – on se demandait bien pourquoi d’ailleurs, vu que la magologie Ă©tait un travail purement thĂ©orique.

Hansof fut stoppé net dans sa course par trois personnes qui occupaient toute la largeur du couloir et qui se disputaient.

“Moi je vous dit que la ThĂ©orie des Associations Binaires ComplĂ©mentaires c’est du gĂ©nie ! Il faut approfondir ça et continuer les recherches dans ce sens“ mugissait une femme en blouse.

Hansof essaya de passer, mais la femme Ă©tait en train de tirer un large chariot recouverts de livres, de folios et de feuille volantes, qu’un autre homme empĂȘchait de bouger, ce qui bloquait complĂštement le passage.

“Mais c’est idiot ! La thĂ©orie a plus de cent ans maintenant ! Il faut explorer les disciplines qu’elle a ouverte, et arrĂȘter de thĂ©oriser dessus ! Sinon on progressera jamais !“

Le commis essaya de capter leur attention, mais ils criaient trop fort et était confinés dans leur dispute.

La troisiÚme personne, également un homme, se tenait derriÚre le chariot, les bras croisé et visiblement en colÚre.

“Ignares ! La magologie moderne ne se limite pas Ă  la ThĂ©orie ABC, essayez un peu de vous ouvrir l’esprit et cesser de marcher dans l’ombre des gĂ©nie passĂ©s ! Vous ne voulez pas marquez l’histoire de votre propre rĂ©volution scientifique ?“

Hansof se pinça l’arrĂȘte du nez. Les trois chercheurs parlaient tous en mĂȘme temps dĂ©sormais, chacun contre-argumentant envers ses deux autres collĂšgues.

Le fonctionnaire prit une profonde inspiration, pour se calmer. Il s’apprĂȘtait Ă  la libĂ©rer en un long soupir, mais la frustration accumulĂ©e dans la journĂ©e et la colĂšre vĂ©cue sur le moment lui montĂšrent Ă  la tĂȘte, et il hurla Ă  plein poumons :

”ÇA SUFFIT ! Si vous voulez vous disputer, ALLEZ-LE FAIRE AILLEURS ! Il y a des gens qui essayent de TRAVAILLER ici !”

Puis, sans mĂ©nagement, il bouscula l’homme qui bloquait le chariot et le passage, forçant ainsi la barricade involontaire.

Alors qu’il s’Ă©loignait, il entendit un des chercheurs murmurer Ă  ses collĂšgues, “c’est qui, lui ?”

Le bĂątiment de sociologie Ă©tait bien plus calme. La plupart des laboratoires et des amphithéùtres gardaient leur porte close, et des seuls qui Ă©tait ouverts n’Ă©manait que les son des porte-plumes glissant sur le papier, parfois entrecoupĂ© que quelques chuchotements discrets.

MĂȘme les gens que Hansof croisaient dans le couloir avaient l’air de flotter tant leur dĂ©marche Ă©taient lĂ©gĂšre et silencieuse. Lui-mĂȘme osait Ă  peine trottiner et il se sentait gĂȘnĂ© d’entendre l’Ă©cho de ses bottines Ă  talons rĂ©sonner dans les couloirs.

Les quelques chariots – aux roues bien huilĂ©es – qu’il pouvaient croiser longeait les murs, portant des livres et des folios classĂ©s par thĂ©matique, et les personnes les accompagnants – professeurs et Ă©tudiants confondus – rĂ©frĂ©naient d’Ă©lever la voix avant d’avoir atteint leur Ă©tude.

Ce silence Ă©tait presque oppressant, surtout aprĂšs le remue-mĂ©nage de la fac de magologie, mais au moins le couloir Ă©tait dĂ©gagĂ© et Hansof apercevait dĂ©jĂ  Ă  son bout le panneau peint en jaune indiquant l’entrĂ©e dans le bĂątiment administratif.

Il commençait Ă  ĂȘtre Ă  bout de souffle quand il se prĂ©senta au secrĂ©tariat.

“Bonjour, je viens voir madame Mageclass.“

Le secrĂ©taire lui sourit poliment, “Ça se prononce, Ma-GÈC-lass, monsieur. Puis-je connaĂźtre le motif de votre visite ?“

“Hem, comment vous dire, je cherche Madame Carmin – une urgence la concernant – et je sais qu’elle est venue au collĂšge pour quelque affaire. Un des professeurs que j’ai croisĂ© m’a dit d’en parler Ă  madame Mageclass, qui est en charge des interactions avec l’extĂ©rieur ? Si j’ai bien compris ?“

Le sourire du secrĂ©taire ne dĂ©crocha pas “Oui, effectivement, vous ĂȘtes au bon endroit. Je vais voir si elle peut vous recevoir maintenant. Qui dois-je annoncer ?“

Le fonctionnaire bomba le torse malgrĂ© lui quand il Ă©nonça son titre complet “Enven Hansof, commis administratif de la ville et assistant de Madame Carmin, Grande ChanceliĂšre de Cosma.“

“Entendu, monsieur Hansof, ne bougez pas je reviens dans un instant.”

Le secrétaire ne mit pas cinq minute à revenir.

“Vous pouvez y aller. Mais elle n’a pas beaucoup de temps à vous accorder. Est-ce que dix minutes suffiront ?“

Hansof hocha de la tĂȘte. “Ce sera plus que suffisant, merci beaucoup !“

Le secrétaire lui indiqua le chemin.

Hansof arriva devant une porte sur laquelle Ă©tait inscrit en lettre d’airain

Her Mageclass
Directrice des Relations Externes

Il fut reçu dans un grand bureau oĂč on pouvait voir des monceaux de feuilles de papier, affichettes, tracts et posters ventant les mĂ©rites de diverses facultĂ©s ou Ă©vĂšnements collĂ©giaux. Il y avait mĂȘme une espĂšce de construct en carton qui Ă©tait aussi grand que le commis et sur lequel avait Ă©tĂ© peint en lettres colorĂ©es l’inscription Portes ouvertes qui, d’aprĂšs la date indiquĂ©e en dessous de l’inscription, devrait avoir lieu dans deux semaines.

“Bonjour monsieur Hansof, asseyez-vous, je vous en prie.”

La femme qui se tenait devant lui avait facilement passé la soixantaine mais avait un corps robuste et une énergie visiblement débordante.

“Alors alors, vous cherchez Madame Carmin n’est-ce pas ?”

Elle s’Ă©tait assise derriĂšre son bureau, en face de Hansof, mais ne pouvait s’empĂȘcher de rĂ©organiser les documents qui s’y trouvait pour garder ses mains occupĂ©es.

Hansof ouvrit la bouche pour lui rĂ©pondre, mais elle le coupa “Elle s’est entretenue avec le professeur Sarratsonn, mais elle est partie il y a une demie-heure, je viens de recevoir le mĂ©mo y faisant rĂ©fĂ©rence.“

Elle agita dans les air une demie-feuille griffonnée à la va-vite.

“J’ai juste besoin de savoir oĂč est-ce qu’elle est allĂ©e ensuite” prĂ©cisa le fonctionnaire.

Mageclass cessa d’agiter la feuille et fixa ce qui y Ă©tait inscrit d’un air perplexe.

“C’est juste Ă©crit qu’elle a besoin de l’assistance de Fabeiner
”

Hansof rĂ©flĂ©chit un instant. “C’est un nom arcaniste, non ?“

Son interlocutrice releva, “Estuged Fabeiner est un scientifique arcaniste rĂ©putĂ©, spĂ©cialisĂ© en forcelle.“ elle lu de nouveau le mĂ©mo qu’elle avait en main. “Apparement, la Grande ChanceliĂšre cherche un moyen d’optimiser le bilan Ă©nergĂ©tique de la citĂ©.“ Elle posa soigneusement le petit papier sur une pile bien ordonnĂ©e. “Pas une mince affaire, si vous voulez mon avis.”

Le commis se leva et conclut “Ma patronne est ambitieuse, mais elle a les Ă©paules pour mener ce genre d’entreprise Ă  bien.”

Mageclass lui serra la main en affichant un rictus approbateur “Je n’en doute pas, bonne journĂ©e monsieur Hansof !”

“Bonne journĂ©e, madame Mageclass !“


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Les rues du quartier arcaniste Ă©tait dĂ©sertes. Celui-ci Ă©tait organisĂ© de maniĂšre trĂšs systĂ©matique : pour chaque seigneur arcaniste rĂ©sidant Ă  Cosma, une immense tour avait Ă©tĂ© Ă©rigĂ©e – une quatorzaine, au total, en comptant les tours plus petites des seigneurs les plus modestes – et autour de chacune de ces spires avait Ă©tĂ© construit une petite ville miniature, pour accueillir l’entourage de la famille seigneuriale et toutes les facilitĂ©s de la vie quotidiennes, de sorte Ă  ce que chaque mini-ville forme une espĂšce d’arcologie.

Ce qui avait pour conséquence que les larges avenues séparant les villes miniatures étaient exemptes de passants.

La tradition arcaniste avait des valeurs thĂ©oriquement proches de l’alchimie – qui Ă©tais rappelons-le la tradition natale de Enven Hansof – mais en pratique est trĂšs Ă©litiste et individualiste. Ainsi, bien que le quartier arcaniste aie Ă©tĂ© construit de maniĂšre urbainement optimale comme son homologue alchimique, aucune indication, panneau, plan ou quelconque maniĂšre de se guider n’était Ă  disposition des visiteurs.

De fait, pour Hansof, ce quartier restait un enchaĂźnement d’avenues bordĂ©es par les haut murs de chaque mini-ville, sans pour autant savoir oĂč se trouve celle qu’il cherchait.

Fabeiner, Fabeiner, se rĂ©pĂ©tait-il en cherchant des yeux une inscription inexistante, tout en essayant de se rappeler si ce nom – apparemment trĂšs connu – lui disait quelque chose ou pas.

Au bout d’une vingtaine de minutes de dĂ©ambulation futile, il tomba sur les ruines d’une charrette qui avait visiblement cassĂ© une roue, en plein milieu de la route. Un trĂšs jeune homme – pas plus de vingt ans – Ă  la peau bleue et aux cheveux blancs y Ă©tait adossĂ©, l’air las.

Hansof s’approcha du jeune homme :

“Bonjour mon brave, comment allez-vous ? Vous avez l’air de jouer d’infortune.“

“S’lut,“ rĂ©pondit nonchalamment le garçon, “s’tu parle de la charette, ouai, on a pas eu d’pot.“

Le commis regarda le vĂ©hicule d’un air circonspect. “Pourtant, ça doit faire un moment que vu ĂȘtes lĂ , vu l’heure qu’il est. Vous n’avez pas pu changer la roue ?“

Le jeune homme haussa les Ă©paule. “S’pas la roue qu’est pĂȘtĂ©e, c’est l’essieu. Y’a ma mĂšre qu’est partie chercher un artisan et qui m’a d’mandĂ© de garder les marchandises.”

Hansof prit un air dĂ©solĂ© “La guigne !”

Il eut pour rĂ©ponse une moue fataliste. “Moi j’l’avais bien dit qu’y Ă©tait trop chargĂ©, mais Ă© m’Ă©coute jamais !”

“Ha ! Ça lui servira de leçon ! Tenez, pendant que je vous tiens, puis-je vous demander un renseignement ?”

Son interlocuteur haussa les Ă©paules. “Bah, j’veux bien, mais comme chu pas du coin, j’vais ptĂȘt’ pas pouvoir t’aider.”

“Hum, je cherche la rĂ©sidence Fabeiner, vous savez oĂč elle est ?”

Le visage du garçon s’Ă©claira. “Ah ! Bah bien sĂ»r, mon gars ! On livre souvent lĂ  bas ! Par contre, t’es carrĂ©ment pas du bon cĂŽtĂ© du quartier
 Tu vois la tour, lĂ  bas, avec le toit en triangle et les chenaux qui rebiquent ? C’est lĂ . Mais ça fait une trotte !“

Hansof lui accorda un sourire gracieux. “Merci mon brave, et bon courage !“

“À plus mon gars !“

Hansof avait Ă  peine la force de trottiner, et il devait s’arrĂȘter toute les dix minutes pour souffler. Le soleil Ă©tait environ Ă  la moitiĂ© de sa descente vers l’horizon quand il atteint la mini-ville au milieu de laquelle trĂŽnait la tour que lui avait indiquĂ© le garçon.

L’entrĂ©e de l’arcologie se faisait par un grand portail, ouvert, Ă  cĂŽtĂ© duquel se trouvait une petite loge de gardiennage.

“Bonjour monsieeeuuur,“ lança la gardienne au fonctionnaire Ă  travers un parloir, en prenant bien soin d’Ă©tirer la derniĂšre syllabe de maniĂšre nasillarde.

“Bonjour madame, je suis l’assistant de la Grande Chanceliùre et j’ai besoin de lui parler. On m’a dit qu’elle avait requis un entretien avec monsieur Fabeiner et–“

“Docteur Fabeiner” coupa la gardienne.

“Pardon, avec le docteur Fabeiner et je suis venu voir si elle Ă©tait encore lĂ .”

La gardienne plaqua un formulaire sur le comptoir. “En deux exemplaires s’il vous plaaaüüüt.”

Hansof, un peu Ă©baubi, se saisit d’un stylo de plomb qui se trouvait Ă  sa disposition, et entreprit de remplir les formulaires demandĂ©s.

“Dites-donc, date de naissance, pays de naissance, profession actuelle, c’est trĂšs dĂ©taillĂ© comme formulaire !“

“C’est la procĂ©dure, monsieeeuuur
”

Le ton de la gardienne commençait Ă  l’Ă©nerver.

“Êtes-vous sĂ»re que c’est bien lĂ©gal, tout ça ? Techniquement, l’accĂšs aux rues de chaque quartier ne peut ĂȘtre restreint par la tradition qui en est responsable. Ces formulaires sont donc forcĂ©ment optionnels et relĂšvent donc soit du recensement, soit du sondage, qui sont tous les deux interdits sur la voie publique.“

La gardienne poussa un soupir las. “Si vous voulez faire une rĂ©clamation, je peux vous donner le formulaire adĂ©quat. En trois exemplaires.“

Hansof l’interrompit : “Ça ne sera pas la peine. Je travaille pour l’administration de Cosma.” Il pointa du doigt son insigne – qui Ă  force de chalutage n’Ă©tait tenu Ă  son vĂȘtement que par quelque fils. “Je ferai en sorte que cette procĂ©dure soit auditĂ©e dans les prochains jours.“

La gardienne haussa les Ă©paule. Faites ce que vous voulez, ce n’est pas mon problĂšme, semblait-elle dire. Elle fit glisser les formulaires remplis dans une corbeille prĂ©vue Ă  cet effet et reprit son journal, se dĂ©tournant de Hansof sans autre forme de cĂ©rĂ©monie.

Celui-ci, de bonne éducation, la salua malgré tout et départit.

L’intĂ©rieur de l’arcologie Ă©tait, en contraste avec l’extĂ©rieur, bondĂ©e. Les habitants Ă©tait rĂ©unis en petit groupes et profitaient de la chaleur tempĂ©rĂ©e du milieu de l’aprĂšs-midi pour discuter en plein air.

Les rues dĂ©bordaient tellement de monde que Hansof Ă©tait obligĂ© de marcher sur la route, ce qui n’Ă©tait pas un problĂšme vu que trĂšs peu de vĂ©hicule Ă©tait en circulation Ă  cette heure-lĂ .

Ne connaissant pas la route à prendre, il accosta un groupe de trois personnes qui était en train de plaisanter, le visage souriant et le rire aux lÚvres.

Mais quand il exprima son égarement et demanda la direction à prendre, les trois visages devinrent hautain et condescendant.

“Voyons,” lui dit une femme en appuyant son propos d’un geste de la main, “tout le monde sait oĂč se trouve le secrĂ©tariat de la maison Fabeiner
“

Une autre femme eu un rire pédant à son égard.

La troisiĂšme personne du groupe – un homme – pris ses deux comparses par les Ă©paules et les Ă©loigna du commis.

“Venez, laissez-le chercher son chemin seul. Peut-ĂȘtre que ça l’aidera Ă  ĂȘtre un peu plus autonome.“

Hansof Ă©tait rouge de rage, mais fut contraint d’intĂ©rioriser sa colĂšre. Au vu des broderies sur leurs tuniques, ces trois personnes Ă©taient nobles. MĂȘme s’il reprĂ©sentait l’autoritĂ© de Cosma, il n’Ă©tait qu’un simple bourgeois.

Il décida donc de prendre la route la plus évidente à ses yeux : vers la tour principale.

La tour en question était gardée par deux miliciens armées de grandes épées.

“Le motif de votre visite ?” demanda l’un d’eux.

“J’ai besoin de renseignement auprĂšs du secrĂ©tariat de la maison Fabeiner, au sujet d’une des commissions du docteur Estuged Fabeiner.”

C’est l’autre milicien qui lui rĂ©pondit. “La maison Fabeiner ne communique pas d’affaire privĂ©e avec les personnes extĂ©rieures. Veuillez passer votre chemin.“

Le fonctionnaire se dĂ©pĂȘcha de renchĂ©rir. “Il s’agit d’une commission qui concerne la ville de Cosma et s’est rĂ©alisĂ©e auprĂšs de Madame Carmin, la Grande ChanceliĂšre, dont je suis le commis personnel.“

Le garde hĂ©sita un instant, posa les yeux sur l’insigne de fonctionnaire, puis sur Hansof, et enfin s’Ă©carta sans ajouter un mot.

Le fonctionnaire entra dans le bĂątiment et pu dĂ©couvrir un assortiment incroyablement mĂ©thodique de bureaux rectangulaires et amĂ©nagĂ©s dans un grand espace ouvert qui devait faire en surface presque l’intĂ©gralitĂ© du rez de chaussĂ©e.

Les bureaux Ă©taient groupĂ© en petit nombre, avec des panneaux indiquant la fonction principale de chaque groupe – secrĂ©tariat, intendance, comptabilitĂ©, etc – et chaque bureau individuel Ă©tait sertis d’une plaque avec le nom de son occupant ou occupante ainsi qu’un titre complexe et unique.

Hommes et femmes Ă©tait tantĂŽt Ă  leur poste, tantĂŽt en train de naviguer vers d’autres bureaux ou vers les Ă©tages.

Hansof s’approcha timidement du secrĂ©tariat et s’adressa Ă  la seule personne prĂ©sente.

“Euh, pardonnez-moi monsieur
“. Il lut la plaque sertie sur le bureau. Elle indiquait :

Stefalf Ludesholf
Premier secrétaire adjoint au bureau des
relations publiques et de la communication

“
 monsieur Ludesholf
 Je cherche Madame Carmin. J’ai eu vent de son passage dans la tour Fabeiner et j’aimerais savoir si elle est encore ici.”

Le secrétaire regarda le commis avec un froideur analytique.

“Bonjour monsieur le fonctionnaire,“ rĂ©pondit-il en lorgnant l’insigne toujours branlante du visiteur, “la Grande ChanceliĂšre est effectivement passĂ©e dans nos locaux, mais elle est partie il y a un moment dĂ©jĂ .“

“Je m’en doutais un peu, pour tout vous dire. Auriez-vous l’amabilitĂ© de m’indiquer par oĂč est-elle partie ?”

“Je suis navrĂ© monsieur, mais il faudra vous adresser Ă  ma consƓur Beten Anken pour ça, c’est elle qui l’a reçue.”

Hansof ne put s’empĂȘcher de lĂącher un soupir : “et oĂč puis-je la trouver, je vous prie ?“

Le secrétaire indiqua le bureau tout juste en face du sien. On pouvait y voir la plaque :

Beten Anken
Secrétaire générale des affaires officielles
Porte-parole de l’administration

Mais ce qui contristait le plus le petit commis, c’Ă©tait l’absence manifeste de ladite secrĂ©taire derriĂšre son bureau.

“Et
 oĂč est elle actuellement ?”

Son collĂšgue rĂ©pondit sans lever les yeux du papier qu’il Ă©tait en train d’examiner : “En pause. Elle prend une heure de pause le matin, et une heure l’aprĂšs-midi. LĂ  je dirais qu’elle en a encore pour vingt bonnes minutes.“

Hansof Ă©tait dĂ©pitĂ©. Il avisa une petite rangĂ©e chaises, adossĂ©e Ă  un mur et dĂ©cida de se laisser tomber sur l’une d’entre elle. “TrĂšs bien, je n’ai pas vraiment le choix, je vais devoir l’attendre.” soupira-t-il en entreprenant de raccrocher convenablement son insigne.

Durant toute son attente, il put observer le fonctionnement des commis de la maison Fabeiner devant lui. C’Ă©tait une organisation complexe et trĂšs bien rĂ©glĂ©e, oĂč chacun savait sa place et faisait son travail de maniĂšre minutieuse. Cependant, les arcanes de cette organisation Ă©taient absconses, probablement uniquement lisibles par les personnes qui l’avait mise en place.

Ainsi, bien qu’en apparence tout se dĂ©roulait avec une fluiditĂ© parfaite, il Ă©tait compliquĂ© de prendre du recul et de juger par soi-mĂȘme la qualitĂ© effective de cette organisation.

Nul ne savait ici-bas s’il y avait des processus qu’il Ă©tait possible de raccourcir ou d’optimiser, s’il y avait des angles morts ou des impasses administratives.

Mais visiblement cela convenait parfaitement au petit personnel. Ils prenaient leur poste, leurs pauses et la quille à heures fixes, menant ainsi une vie bien huilée.

Comme un genre de fourmiliĂšre, se dit Hansof en se remĂ©morant soudain un vieux cours d’entomologie.

Puis finalement, de maniĂšre presque dĂ©tachĂ©e, il remarqua que quelqu’un vint s’assoir au bureau de celle qu’il l’attendait.

Il sortit de sa contemplation et se rua presque sur la nouvelle arrivante.

“Madame Anken !” rugit-il, faisant sursauter son interlocutrice.

“Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur. Je cherche Madame Carmin, sauriez-vous oĂč est elle partie ?”

La secrĂ©taire jaugea un instant l’inconnu qui se tenait face Ă  elle, puis se saisit d’une feuille qui se trouvait sur son bureau – la premiĂšre d’une haute pile intitulĂ©e À trier – et lu simplement :

“Taomi-Kiushin, artisane fondeuse et horlogĂšre, rue des tanneurs, quartier perfectioniste, Cosma, pour le projet d’Ă©tude de rĂ©novation de la dissipation thermique de l’infrastructure fonctionnant Ă  la forcelle.“

Hansof eut le souffle coupĂ© que ces vingt longues minutes d’attente se concluaient sur une note aussi brĂšve. Il trouva nĂ©anmoins la force de rĂ©pĂ©ter.

“Taomi-Kiushin, rue des tanneurs, quartier perfectionniste.“

La secrĂ©taire hocha la tĂȘte.

AprĂšs cela, Hansof se jura de faire en sorte qu’Ă  l’avenir, il interagirait le moins possible avec les arcanistes.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Hansof se sentait particuliÚrement malvenu dans le quartier perfectionniste. PremiÚrement, parce que sa physionomie se démarquait énormément de celle des autochtones, qui pour la plupart avait la peau bleue et les cheveux pùles, contrairement au fonctionnaire qui avait la peau pùle et les cheveux blonds.

De plus, peu d’entre eux parlait arsom, la plupart parlant soit paarann, la langue de la nation perfectionniste, soit tradivi, la langue des pays de la Foi. Tous les panneaux et toutes les enseignes Ă©tant dans ces langues, Hansof Ă©tait incapable de se repĂ©rer convenablement.

Mais fort heureusement, Cosma Ă©tait, comme son nom le suggĂ©rait, une ville cosmopolite. Aussi on pouvait facilement trouver des moines qui parlait arsom – comme le jeune livreur de tantĂŽt – ou des membres d’autres traditions qui venaient dans le quartier perfectionniste pour une quelconque affaire.

Hansof approcha donc successivement diffĂ©rents groupes qui avaient l’air de parler sa langue et leur demanda de proche en proche le chemin de la rue des tanneurs.

Celle-ci portait bien son nom, et quand il s’y engouffra, le bureaucrate faillit rĂ©pandre son dĂ©jeuner – qui, rappelons-le, Ă©tait principalement composĂ© de thĂ© et de biscuits druidiques – tant l’odeur y Ă©tait forte.

À vrai dire, il n’y avait pas que des tanneries dans la rue Ă©ponyme, il y avait Ă©galement des teintureries, des chapeliers, ainsi que nombre d’entreprises odorantes ou travaillant avec des produits toxiques.

Le commis s’arrĂȘta pour souffler et ne put inspirer de nouveau que lorsqu’il plaça son mouchoir de soie devant sa bouche.

La traversĂ©e de la rue ne fut pas sans peine. Quasiment tous les commerces gardaient portes et fenĂȘtres grandes ouvertes pour faire partir les vapeur toxiques ou nausĂ©abondes, portant Ă  toutes les oreilles un vacarme d’outils de bois ou de mĂ©tal. Comme la plupart des bĂątiments Ă©taient des Ă©choppes d’artisans, beaucoup de monde y passait pour acheter, vendre, nĂ©gocier, tout cela en essayant de se faire entendre au-dessus du tintamarre.

Entre les fragrances et le brouhaha, Hansof se sentit faillir et manqua par quatre fois de choir dans le caniveau.

La fonderie qu’il cherchait se dĂ©marquait remarquablement dans ce dĂ©cor extrĂȘme. La dissonance s’accentua quand il remarqua une femme assise en position du lotus juste devant la porte. Au vu de son tablier et de ses lunettes d’horlogerie qui Ă©tait remontĂ©es sur son front, il s’agissait probablement de la tenanciĂšre.

Une question alors brĂ»la les lĂšvre du petit commis si fort qu’il ne put s’empĂȘcher de la prononcer Ă  mi-voix :

“Mais qu’est-ce qu’une fondeuse-horlogùre fait dans une rue aussi peu accueillante ?“

L’artisane – Taomi-Kiushin si la mĂ©moire de Hansof Ă©tait correcte – devait avoir une trĂšs bonne ouĂŻe, car malgrĂ© le vacarme ambiant, elle ouvrit les yeux et regarda l’inconnu qui venait de la juger.

“C’est un exercice“ rĂ©pondit-elle avec une voix sĂšche et tranchante. “Une sorte de mithridatisme.“

Hansof lui jeta un regard ahuri.

“En Ă©prouvant ma concentration dans des conditions aussi extrĂȘmes, cela me permet de l’affiner Ă  son pinacle, et ainsi d’exceller dans mon art. Quand, dans quelques annĂ©es, je quitterai cette rue pour aller exercer dans un endroit plus calme, j’atteindrai un niveau de concentration et de minutie jamais vu auparavant, et deviendrait ainsi la plus grande artisane de Cosma.“

Ces affirmation sans Ă©quivoque laissĂšrent le fonctionnaire perplexe, mais il se rappela que l’entraĂźnement dans des conditions extrĂȘmes Ă©tait un des leitmotivs de la tradition perfectionniste. C’était aussi probablement la raison pour laquelle les membre de cette tradition se faisaient appeler des moines.

Il s’efforça cependant de ne pas faire remarquer que le principe du mithridatisme Ă©tait de s’habituer grĂące Ă  des petites doses, et non pas en prenant des doses extrĂȘmes.

Il haussa les Ă©paules et passa au sujet qui l’intĂ©ressait.

“Il paraĂźt que Madame Carmin est venue faire affaire avec vous. Je suppose qu’elle est dĂ©jĂ  repartie, mais savez-vous oĂč est-elle allĂ©e ?”

L’artisane referma les yeux avant de rĂ©pondre :

“Dites-moi, mon cher monsieur, quel est votre axe de perfectionnement ?”

Le commis fut un surpris de cette question saugrenue. DĂ©jĂ , il n’aimait qu’on rĂ©ponde Ă  une de ses questions par une autre question, mais surtout parce qu’il n’avait pas de temps Ă  perdre avec une moniale un peu trop philosophe.

En plus, il ne savait pas quoi répondre.

“Je sais que vous n’ĂȘtes pas moine,“ reprit-elle, “mais chaque personne, peu importe sa tradition, doit connaĂźtre ses axes d’amĂ©lioration. Il n’y a que comme ça que l’on grandit en tant qu’ĂȘtre humain.“

Hansof se gratta la tĂȘte puis, contrariĂ©, lui demanda :

“C’est quoi votre dĂ©finition de l’amĂ©lioration ?“

Elle rouvrit les yeux et planta son regard dans le sien.

“Peut importe. Ce qui compte, pour rĂ©pondre Ă  cette question, n’est pas ma dĂ©finition de l’amĂ©lioration, mais la vĂŽtre.“

Le commis grommela mais ne put s’empĂȘcher de considĂ©rer sincĂšrement sa remarque.

AprÚs un temps de réflexion, il répondit finalement :

« Mon objectif est de servir la ville, pour des raisons qui me regardent, et j’essaie de m’amĂ©liorer pour que mon travail soit dans le sens de cet objectif.“

“Du coup, je suppose que vous faites rĂ©guliĂšrement de l’exercice physique, vu que que vous avez l’air de crapahuter un peu partout dans le cadre de votre mĂ©tier ?”, rĂ©torqua-t-elle en dĂ©signant du regard les aurĂ©oles sous les aisselles de son interlocuteur.

Hansof se contempla un instant et constata l’Ă©tat de crasse dans lequel il Ă©tait. Couvert de poussiĂšre, de sueur, et mĂȘme de terre jusqu’aux genoux. Il pouvait sentir son corps exulter de puanteur, et ce malgrĂ© l’ambiance particuliĂšre de la rue.

“De l’exercice ? Non.“ il Ă©claira, “Courir est un phĂ©nomĂšne rare dans la vie d’un fonctionnaire bureaucrate. Mais si je me tiens devant vous maintenant alors que j’ai quittĂ© mon bureau juste aprĂšs l’aube, c’est grĂące Ă  ma dĂ©termination sans faille qui m’a poussĂ©, pendant plus de huit heures, Ă  poursuivre ma tĂąche qui est de retrouver Madame Carmin, et ce malgrĂ© mon physique inappropriĂ© pour une telle escapade.“

Il conclut sa diatribe d’une frappe franche sur son ventre proĂ©minent.

La moniale lui sourit alors. Elle quitta la position du lotus et se leva.

“Entrez, je vous vais vous servir un cafĂ©.“

Le liquide noirùtre ressemblait à du goudron quand elle le versa dans une grande choppe en porcelaine. Lorsque Hansof le porta à ses lÚvres, il se rendit compte que ça en avait aussi le goût.

Mais assis au milieu d’une fonderie, le front perlant de sueur Ă  cause de la chaleur et les oreilles toujours brinquebalĂ©es Ă  cause du bruit persistant des atelier alentour – sans parler des odeurs qui peinaient Ă  s’effacer derriĂšre le fumet acre du soi-disant cafĂ© – le breuvage semblait parfaitement appropriĂ©. Ça le rendait, d’une certain maniĂšre, apprĂ©ciable.

La moniale Ă©tait plus petite que Hansof mais avait des bras aussi large que des poteaux. Elle donnait l’impression d’avoir la peau aussi Ă©paisse que le cuir de son tablier et sirotait son “cafĂ©â€ de maniĂšre exercĂ©e.

“Prenez votre temps, ça dĂ©cape un peu la gorge quand on n’a pas l’habitude.“

Hansof acquiesça, les lĂšvres serrĂ©es, se retenant pour ne pas tousser Ă  cause du picotement qui remontait le long de son Ɠsophage.

“Du coup, on s’est pas prĂ©sentĂ©s,“ dit-elle tandis que son invitĂ© risquait une autre gorgĂ©e. “Je suis Taomi-Kiushin, fondeuse et surtout horlogĂšre. Mais ça, vous le savez dĂ©jĂ .“

Hansof hocha la tĂȘte. Il dĂ©glutit pour lui rĂ©pondre, mais regretta aussitĂŽt cette dĂ©cision. Il fut surpris par une quinte de toux violente et douloureuse.

“Oulà, je vous avez dit de faire attention !“ s’esclaffa l’horlogùre.

Le fonctionnaire parvint finalement Ă  reprendre son souffle :

“Je suis Enven Hansof, commis de Madame Carmin, et je suis Ă  sa recherche, comme je vous l’ai dit tantĂŽt. Puis-je vous demander si vous savez oĂč elle se trouve ?“

“Oui, je sais oĂč se trouve Madame Carmin, mais je vous le dirai uniquement si vous me promettez de finir votre tasse !“

Hansof scruta le visage hilare de son hĂŽtesse, y cherchant une trace de sarcasme – espĂ©rant vraiment y trouver du sarcasme – jusqu’à ce que celle-ci explose de rire et lui donna une tape sur l’épaule

“Je vous charrie, voyons ! Bien sĂ»r que je vais vous dire oĂč elle est partie ! On a discutĂ© de son projet, qui a besoin de pas mal de mĂ©tallurgie, mais elle voulait savoir s’il Ă©tait possible de de mettre un garde-fou magique, en cas de surchauffe. Comme moi je sais pas trop faire ça, je l’ai renvoyĂ©e vers un artisan-mage que je connais bien.

“Il s’appelle AlĂ©mope et travaille dans le quartier shamanique, dans le cercle Valion. C’est facile Ă  trouver, vous verrez.”

“Merci beaucoup !” Hansof fit trĂšs attention de reposer sa tasse sans la renverser – il ne voulais pas risquer d’abĂźmer le revĂȘtement du plan de travail – puis partit en direction du quartier shamanique.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Ces mots n’avaient presque plus de sens dans sa bouche. Hansof Ă©tait Ă  peine conscient qu’il les prononçaient.

Le quartier shamanique était composé de sous-communautés indépendantes, appelés cercles, chacune ayant leurs propres rÚgles et spécialité, et qui se considéraient entre elle comme si elles étaient étrangÚres.

Mais contrairement aux arcologies arcanistes, les cercles shamans interagissaient beaucoup entre eux, notamment en terme de commerce, et ainsi les grandes avenues de terre battue qui sĂ©paraient ces “villages” Ă©taient couvertes de monde du matin au soir.

Ainsi, Hansof pu rapidement trouver le chemin du cercle Valion, censé héberger le fameux Alémope.

Celui-ci se trouvait dans un atelier à ciel ouvert, en train d’infuser des sorts dans divers outils de forge et de joaillerie.

“Est-ce que je peux vous poser une question ?“, demanda Hansof aprĂšs s’ĂȘtre briĂšvement prĂ©sentĂ©.

“Bien sĂ»r, mon brave !“ rĂ©pondit l’artisan avec amĂ©nitĂ©.

“On m’a dit que vous aviez rencontrĂ© Madame Carmin, aujourd’hui. Pourriez-vous me dire oĂč elle est partie ensuite ?“

L’artisan rĂ©flĂ©chit un instant, puis acquiesça “Oui, je me souviens. Elle m’a dit qu’elle devait rentrer au quartier de l’ÉgĂ©rie pour une rĂ©union urgente avec un juge suprĂȘme ou j’sais pas quoi.“

Hansof sombra dans ses pensĂ©es. Il consignait tous les rendez-vous de sa cheffe lui-mĂȘme, mais n’ayant pas son emploi du temps avec lui, il devait faire un effort de mĂ©moire pour s’en rappeler.

Puis enfin, ça lui apparu comme un Ă©clair de gĂ©nie. ”Mais oui ! La ratification mensuelle des amendements du parlement ! C’Ă©tait prĂ©vu pour ce soir, juste avant le coucher du soleil.”

Il regarda un peu en panique l’astre solaire qui rougeoyait dĂ©jĂ , lĂ©chant les toits des maisons au loin.

“Je dois y aller. Merci beaucoup pour votre aide !“

Mais l’artisan leva une main. “Un instant ! J’aimerai vous demander un service en retour.“

Hansof hĂ©sita. “C’est que, vous comprenez, je suis pressĂ©â€Šâ€

Mais le shaman secoua la tĂȘte. “Vous savez, mon brave, ici chez les shamans, c’est l’entraide qui prime. Vous aurez toujours ce dont vous aurez besoin, mais en Ă©change il faut aussi que vous portiez votre pierre Ă  l’Ă©difice et rĂ©pondiez prĂ©sent si on vous demande de l’aide.“

Cela intrigua le commis. “Mais quelle genre d’aide je pourrais vous apporter ?“

“C’est simple. J’aimerais juste avoir la rĂ©ponse de la Grande ChanceliĂšre – concernant le devis que je lui ai fait aujourd’hui – le plus rapidement possible. Assurez-vous juste qu’on me porte la rĂ©ponse dĂšs qu’elle se dĂ©cide. Rien de plus.“

Ce n’Ă©tait pas un bien grand service, ça Hansof pouvait le faire sans soucis. Et puis, ce n’Ă©tait qu’un prĂȘtĂ© pour un rendu.

“Entendu, je vous tiens au courant !”

L’artisan-mage sourit. “Vous voyez, je ne vous demande pas Minas ! Et au final, ces petits services rendus font que nos deux journĂ©es se passent pour le mieux. Vous pensez pas que si tout le monde faisait comme ça, si tout le monde s’entraidait de petits services, tout le monde serait plus heureux, Ă  la fin de la journĂ©e ?“

Hansof se gratta le dĂ©but de calvitie qui trĂŽnait sur son chef. “Oui, sans doute. Si au ministĂšre, tout le monde se comportait comme ça, les procĂ©dures prendrait chacune, au bas mot, deux fois moins de temps.“

Il rirent tous les deux un bon coup. Mais quand le fonctionnaire se tourna pour repartir, il s’interrompit.

“Attendez une minute, monsieur AlĂ©mope, vous prĂŽnez ainsi les actions dĂ©sintĂ©ressĂ©s, pourquoi vous faites payer la citĂ© pour vos services d’artisans mage ?“

L’intĂ©ressĂ© s’esclaffa. “Je ferais certainement ce travail gratuitement et avec plaisir, si la citĂ© elle-mĂȘme n’Ă©tait pas si dispendieuse en terme de matiĂšres premiĂšres, taxes commerciales, loyers, taxes de transport, taxes de
“

Hansof leva la main. “C’est bon, j’ai compris.”

“Au final, je ne fais que subvenir aux besoins de ma communautĂ© en faisant ainsi payer la citĂ© pour mon travail. Ça me permet de me mettre au service de mes proches gratuitement pendant un certain temps.“

“Ce serait en effet compliquĂ© d’appliquer ce mode de pensĂ©e aux autres traditions qui habitent la ville.“

L’artisan fronça alors les sourcils “DĂ©solĂ© de vous interrompre, monsieur Hansof, mais vous n’avez pas dit que vous Ă©tiez pressĂ© ?“

“Mince !“

Et il dĂ©tala en direction du quartier central, celui de la neuviĂšme tradition, qui Ă©tait aussi celui dans lequel se trouvait les bureaux du gouvernement de Cosma : le quartier de l’ÉgĂ©rie.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Hansof Ă©tait Ă  bout de souffle. Cela faisait plusieurs heures qu’il n’avait plus la force de courir et il criait le nom de sa patronne plus par rĂ©flexe qu’autre chose.

Les ombres s’allongeaient dangereusement et il croisaient nombre de personnes qui rentraient chez elles aprĂšs une dure journĂ©e de travail..

Il Ă©tait revenu Ă  son point de dĂ©part. C’Ă©tait le quartier central qui Ă©tait le quartier des guides mais aussi celui de l’administration centrale, dont Hansof Ă©tait fonctionnaire.

En passant devant les gardes municipaux qui limitaient l’accĂšs au quartier – et qui, le reconnaissant, lui firent un lĂ©ger signe de la tĂȘte – il eut beaucoup de mal Ă  contenir sa frustration face Ă  l’ironie de la chose.

Et dire que si je m’étais assis sur un banc Ă  l’attendre, j’aurais pu la croiser beaucoup plus tĂŽt
 Et surtout je n’aurais pas passĂ© ma journĂ©e Ă  courir Ă  travers littĂ©ralement tous les quartiers de la plus grande ville du monde.

Le zĂ©lĂ© fonctionnaire se retrouva au pied de la Tour Noire, qui Ă©tait le siĂšge, Ă  Cosma, de la trĂšs secrĂšte neuviĂšme tradition, l’ÉgĂ©rie. LĂ , deux gardes vĂȘtus de noir lui barrĂšrent la route.

“DĂ©solĂ©, monsieur, mais vous ne pouvez pas rentrer ici sans une autorisation spĂ©ciale ou sans ĂȘtre accompagnĂ© par un guide.”

Le commis sentit la lassitude le gagner. Il lñcha un long – un trùs long – soupir.

“Écoutez messieurs, j’ai Ă©tĂ© mandatĂ© par la Grande ChanceliĂšre pour venir lui apporter cette nouvelle dĂšs que j’en aurais pris connaissance. Pour cela, je me suis levĂ© bien avant l’aube, alors que vous mĂȘme ronfliez encore sous vos Ă©dredons, et ne pourrait regagner le mien tant que cela ne sera pas fait. Alors je prĂ©fĂšre vous prĂ©venir, et tenez-le vous pour dit, que de grĂ© ou de force, VOUS ALLEZ ME LAISSER PASSER !“

Hansof n’avait jamais criĂ© de la sorte. Il avait beau ĂȘtre facilement dĂ©contenancĂ©, contrariĂ©, surpris, pris au dĂ©pourvu, penaud ou bien estourbit, sa rĂ©putation n’a jamais – au grand jamais – Ă©tĂ© entachĂ©e par quelque comportement aussi colĂ©rique.

Mais la fatigue mentale dĂ©passait largement la fatigue physique, et bien qu’essoufflĂ© d’avoir criĂ©, il remercia les dieux qu’il ne portĂąt pas d’arme, car le garde zĂ©lĂ© s’en serait trouvĂ© fort marri.

Surtout qu’il refusait toujours de le laisser entrer.

“Allons, allons, pourquoi toute cette commotion ?“

La personne qui avait prononcĂ© ces mots Ă©tait une femme d’Ăąge mĂ»r, habillĂ©e en civil, et qui avait Ă©tĂ© attirĂ©e par les cris du fonctionnaire.

“Madame la Juge SuprĂȘme !“ salua le garde. “Nous sommes dĂ©solĂ©s du dĂ©rangement.“

La vieille femme sourit. “Le soleil s’est couchĂ©, j’ai dĂ©posĂ© mon insigne, je ne suis plus qu’une simple guide jusqu’Ă  demain matin.“

Le commis s’en retrouva tout penaud – un sentiment qui, comme on l’a mentionnĂ©, il connaissait bien – et s’excusa Ă  de nombreuses reprise, car les Juge SuprĂȘme son les personnes les plus hautes gradĂ©es de l’ÉgĂ©rie.

Mais ils ont surtout le rĂŽle de mĂ©diateurs et de diplomates dans toutes les affaires d’apparence insoluble. Ainsi, aprĂšs que Hansof lui a expliquĂ© la raison de sa prĂ©sence, elle proposa le compromis suivant :

“Et si je vous accompagnais Ă  l’intĂ©rieur ? Si ce que vous dites est vrai, votre commission ne devrait pas prendre trop longtemps. Ainsi, vous pourrez dĂ©livrer votre message tout en respectant les lois de cette tour.“

Le fonctionnaire la remercia mille fois.

À l’intĂ©rieur de la tour, ils n’eurent pas Ă  marcher bien longtemps. Les affaires Ă©trangĂšres Ă  la tradition – mĂȘme celles impliquant la Grande ChanceliĂšre – se faisaient au rez-de-chaussĂ©e, les autres Ă©tages Ă©tant confinĂ©s au secret.

Ils arrivĂšrent devant une grande porte de bois sur laquelle Ă©tait inscrit un nom pompeux, du genre “Salle de l’Étoile“.

Sans aucune forme de cérémonie, et malgré les protestations de son accompagnatrice, Hansof ouvrit la porte et pénétra dans la salle.

Son regard se posa d’abord sur le petit homme – il devait ĂȘtre encore plus petit que lui – qui Ă©tait entiĂšrement vĂȘtu de noir, arborait l’insigne des Juges SuprĂȘmes sur le thorax et qui le dĂ©visageait l’air trĂšs sĂ©vĂšre.

Bien entendu, il le reconnu : c’Ă©tait le porte-parole des guides pour l’administration de Cosma. La personne la plus haut gradĂ©e de l’ÉgĂ©rie. Le chef de tous les Juges SuprĂȘmes.

Hansof sentit son ventre se serrer. Il ne fallait pas plaisanter avec cet individu-lĂ .

Il sentit cependant le ravissement le gagner quand il posa les yeux sur la personne assise en face de lui. Il s’agissait d’une femme Ă©lancĂ©e, au traits fins mais Ă  l’air sĂ©vĂšre. Ses vĂȘtements Ă©tait simples mais de qualitĂ©, et sur sa poitrine trĂŽnait la broche rĂ©servĂ©e Ă  la plus haute fonction de la citĂ© : l’insigne de la Grande ChanceliĂšre.

“Madame Carmin !“ rugit le fonctionnaire, subjuguĂ© par l’allĂ©gresse.

Elle se leva avec aigreur “Que me vaut cette intrusion, Enven ? Ne voyez-vous pas que je suis en pleine rĂ©union ?“

“DĂ©solĂ©â€, s’excusa Hansof en faisant un petite courbette insignifiante, “mais vous m’aviez dit de venir vous prĂ©venir immĂ©diatement lorsque
“

Il laissa traĂźner la fin de sa phrase, mais Madame Carmin avait tout de mĂȘme compris l’enjeu. Ses yeux s’agrandirent, et elle sorti de la piĂšce en un Ă©clair, faisant valdinguer la chaise sur laquelle elle Ă©tait assise l’instant d’avant.

Le Juge SuprĂȘme s’en retrouva abasourdi, un peu contrariĂ© et trĂšs confus.

Hansof ramassa la chaise que la chanceliĂšre avait renversĂ©, et se laissa tomber dessus avec lourdeur. Il pu enfin souffler, et les deux guides prĂ©sents dans la piĂšce Ă©tait persuadĂ©s que son embonpoint allait se dĂ©gonfler tellement le soupir de soulagement qu’il poussa Ă©tait profond.

Ses traits se creusÚrent sous le poids de la fatigue qui tombait finalement sur lui, et un mince sourire se déposa sur ses lÚvres.

C’Ă©tait fini.

Mais le Juge SuprĂȘme ne l’entendait pas de cette oreille.

“J’ose espĂ©rer que vous avez une bonne explication pour ce qui vient de se passer, monsieur.“

Hansof eut envie d’Ă©clater de rire. Les prĂ©occupations d’une des personnes les plus importantes de la citĂ© semblaient tellement insignifiantes devant ce qu’il venait d’accomplir.

Mais la vie ne s’arrĂȘtait pas lĂ  – c’était le tout le contraire, d’ailleurs – et ainsi le commis pris soin d’expliquer aussi briĂšvement qu’il lui Ă©tait donnĂ© la situation :

“Vous savez sans doute que Madame Carmin a une fille, n’est-ce pas ? Et bien, depuis ce matin, elle a aussi une petite-fille.“

Le Juge SuprĂȘme affichait une expression coite. Hansof ne s’en formalisa pas, et pris congĂ© d’une maniĂšre qui lui aurait valu bien des problĂšmes en d’autres circonstances.

“Sur ce, je vous laisse, je vais aller dormir deux ou trois jours. Je suis sĂ»r que madame la chanceliĂšre reviendra vers vous pour finir le processus de ratification. Bonne soirĂ©e !“


Hansof frissonnait. Il Ă©tait immobile, assis sur un banc, les vĂȘtements imprĂ©gnĂ©s de sueur, Ă  la merci du vent, frigorifiĂ©.

La guide de tantĂŽt vint s’asseoir Ă  cĂŽtĂ© de lui.

“Vous devriez allez dormir, tant que vous le pouvez.“

“C’est amusant,“ releva-t-il, “mais ça fait des annĂ©es que je travaille au service de la ville, sans vraiment la connaĂźtre. Elle est tellement riche et pleine de cultures diffĂ©rentes
“

“C’est pour ça qu’on l’appelle la CitĂ©-Univers, c’est parce qu’elle rassemble toutes les cultures du monde et les surpasse pour former une sociĂ©tĂ© unique en son genre. Vous pourriez passer votre vie Ă  essayer d’en apprendre toutes les subtilitĂ©s que vous n’en connaĂźtriez pas le dixiĂšme.“

AprĂšs quelques instants de silence, Hansof sourit.

“Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve ça beau.”

Horror Vacui

Des formes, des couleurs, aussi claires que de l’eau de roche, aussi nettes que n’importe quelle autre forme ou couleur, mais qu’il est impossible de comprendre, de mentalement assimiler. Comme un objet qui serait trĂšs rĂ©el, trĂšs substantiel, mais qu’on ne pourrait jamais saisir. C’est comme si j’oubliais instantanĂ©ment ce que je vois. Je sais que je les ai vues, je sais que je les ai ressenties, je les perçois dans mon esprit, mais mon intellect est incapable de se concentrer dessus pour les dĂ©crire. Imaginez un horizon, bien net, bien concret, mais qui se tordrait dans tous les sens et qui serait rĂ©pĂ©tĂ© jusqu’Ă  emplir votre champ de vision en un kalĂ©idoscope asymĂ©trique. Autant de lignes qui sont accrochĂ©es Ă  une rĂ©alitĂ©, chacune de maniĂšre indĂ©pendante, mais qui sont toutes des abstractions de notre perception. Votre vision sera brouillĂ©e par ce bruit, si bien que la rĂ©alitĂ© substantielle, qui est par essence contenue entre toutes ces lignes, devient illisible. Le tableau se brouille alors, et quand je tente de dissocier le rĂ©el et l’abstrait, les deux se mĂ©langent. Le seul remĂšde est de mettre Ă  plat ce tableau, de le tracer sur une feuille. Ainsi, bien qu’il est imparfait, il ancre mes perceptions abstraite dans une reprĂ©sentation matĂ©rielle. Mais mon cerveau est malade, aussi limitĂ© que celui de mes congĂ©nĂšres. Les tracĂ©s issus de ma psychĂ© ne sont qu’un fragment du bruit que je perçois. Alors je dois le complĂ©ter. On me hurle de le complĂ©ter. Je remplis le vide avec la seule chose qu’il me reste : le fil de mes pensĂ©es. Ce fil se dĂ©roule Ă  tout allure, sans cohĂ©rence constante, partant dans toutes les directions, mais suivant une seule ligne. Il n’y a qu’un seul sens, qu’un seul moyen de le parcourir, ce qui est rassurant. Mon tableau se change en une pelote de pensĂ©e, le fil canalisĂ©, confinĂ© dans un cadre rectangulaire. Ma perception est selon cinq dimensions, car au-delĂ  des trois dimensions de l’espace et celle du temps que chacun connaĂźt, mes sens en parcourent une cinquiĂšme, celle de la rĂ©alitĂ©. C’est un fil qui s’Ă©tend entre l’abstraction absurde et la vĂ©ritĂ© factuelle, et qui m’est retranscrite selon un gradient dont je peine Ă  dĂ©termine la direction. Une feuille de papier rectangulaire ne peut contenir une rĂ©elle vision. Car les trois dimensions de l’espace sont rĂ©duites Ă  deux, et confinĂ©es dans un cadre absurdement petit. Car la dimension du temps ne peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e que de maniĂšre abstraite et donc, imprĂ©cise. Et car il n’y a aucun moyen de compartimenter la dimension de la rĂ©alitĂ© Ă  plat. Alors j’aplatis tout, l’espace, le temps, la rĂ©alitĂ©. Le rĂ©sultat est trĂšs vide et trĂšs plein Ă  la fois, car ce fragment de pensĂ©e couchĂ©e sur papier est infinitĂ©simale, une zeptaportion de ma rĂ©elle perception, mais aussi parce que je dois absolument la remplir. Symboliquement. Compulsivement. On obtient un tableau et un dessin fractals, qui sont complexes quelle que soit l’échelle Ă  laquelle on les contemple. Car le vide ne se tient pas seulement sur les surfaces blanches de la feuille, mais aussi entre chaque trait, entre chaque ligne, entre chaque grain de fusain. Tout comme il est impossible de me concentrer sur une idĂ©e ou une perception unique pour en saisir la substance, car chaque fois que mon attention s’y porte, je me rends compte qu’elle est aussi complexe que ma psychĂ© toute entiĂšre. Alors je dessine, je trace, j’Ă©cris, je remplis. Car j’ai horreur du vide. Horreur du vide.

Apologie d’un arbre ou l’extrospection d’un ascĂšte oisif

Écrits retrouvĂ© dans les ruines d’une habitation troglodyte isolĂ©e, proche de la ville de Ad-Pyrra, dans la ChaĂźne de Ryou


Qu’est-ce que la beautĂ© ?

La beautĂ©, ce sont les ramures invisibles qui, dans une recherche Ă©ternelle de bienfaits nutritifs, vont parcourir les terres les plus Ă©loignĂ©es, s’enfoncer dans les sables les plus profonds, faire le tour de rochers incontournables dans le seul but d’obtenir l’ambroisie qui, bien qu’inutile Ă  son propre intĂ©rĂȘt, est essentielle Ă  un organe supĂ©rieur, Ă  une destinĂ©e plus grande, Ă  une volontĂ© plus mystique.

Elles n’ont que faire de cette vie grouillante dont la glaise est la nation. Elles ignorent que c’est cette vie, ainsi que la mort de cette vie, qui lui offre son nectar. Elles l’ignorent et les ignorent.

Une fois installĂ©es, il est impossible de les faire partir. Elles ancrent leur destin pour l’Ă©ternitĂ©, jusqu’Ă  ce qu’elles s’effritent de l’intĂ©rieur, ce qui est la fin de leur Ă©ternitĂ©. Mais mĂȘme au-delĂ  de cet infini, une partie d’elle subsistera, Ă  jamais enracinĂ©e, tĂ©moin d’une gloire passĂ©e, mais n’Ă©tant dĂ©sormais plus que le cadavre d’un destin Ă©culĂ© et qui n’a plus l’utilitĂ© que de, dans une ironie qui constitue l’essence de notre monde, nourrir d’autres ramures souterraines.

En attendant ce sort funeste, elles progressent, avancent, s’enfoncent, percent, soulĂšvent, contournent, entourent, s’ancrent et se figent comme une fondation inamovible. Leur destin est pluriel, mais simple. Elles progressent, avance et s’enfoncent sans rĂ©flĂ©chir. Elles percent, soulĂšvent et contournent sans se rendre compte des obstacles. Elles entourent, s’ancrent et se figent, car tout repose sur elles.


Qu’est-ce que la beautĂ© ?

La beautĂ©, c’est le socle majestueux dressĂ© vers le ciel, qui Ă©merge des trĂ©fonds pour octroyer la vie Ă  son ĂȘtre sibyllin, qui est un phare dressĂ© s’offrant Ă  la faune, la flore et Ă  sa propre existence, qui serait d’une laideur monstre s’il Ă©tait livrĂ© Ă  lui-mĂȘme, mais qui est en rĂ©alitĂ© le canevas d’une beautĂ© aussi complexe que complĂšte, car il n’existe pas deux troncs qui offrent aux yeux la mĂȘme peinture.

Mais il n’y a pas que cette esquisse mĂ©taphorique qui s’Ă©panche sur sa peau Ă©corchĂ©e, il est aussi l’Ă©chafaudage d’une vie qui se dĂ©crit Ă  de nombreuses Ă©chelles. La plus petite d’entre elles se cachent sous sa peau, peinant Ă  se prĂ©munir des instincts de chasse de plus gros, dont les attributs sont spĂ©cialement fuselĂ©s pour percer celle-ci. Les plus imposants et plus agiles s’en servent Ă  loisir d’abri, de garde-manger ou d’aqueduc. Les derniers, enfin, ont la patience des basidiomycĂštes et parasitent l’Ă©corce dans un effort de survie.

C’est un pilier de la vie bien au-delĂ  de son corps, car avec ces confrĂšres ils soutiennent l’ombrageuse canopĂ©e qui offre un refuge aux ĂȘtre qui fuient les yeux cĂ©lestes ou les rayons de feu. En famille, ils offrent un labyrinthe aux proie qui courent et aux prĂ©dateurs qui guettent. Ils sont le soubassement de la Vie

Le socle est gĂ©nĂ©reux, car dans son immobilitĂ© sĂ©culaire, il permet Ă  tant d’autres de se mouvoir et de vivre. Cette gĂ©nĂ©rositĂ© s’Ă©tend bien au-delĂ  de la mort, car lorsque la sĂ©cheresse et la pourriture auront pris la place de sa sĂ©rĂ©nitĂ©, la vie n’en sera que plus importante, grouillante et rampante.


Qu’est-ce que la beautĂ© ?

La beautĂ©, c’est l’expansion fractale d’appendices qui explosent en milliers de mains sinoples. Partant du tronc, les nƓuds mĂšnent Ă  d’autres nƓuds qui mĂšnent Ă  d’autres nƓuds dans une rĂ©pĂ©tition exponentielle qui mĂšne Ă  une asymptote aussi dense que la surface d’une sphĂšre pleine.

Cette infinitĂ© est porteuse d’ares cent fois plus consĂ©quente que le sol sur lequel son pilier est posĂ©, car la complexitĂ© est synonyme d’optimalitĂ©. Une optimalitĂ© dont la fonction premiĂšre est de capter le nectar dorĂ© qui s’Ă©coule de l’astre chaud, ainsi les innombrables mains sont tournĂ©es vers le ciel, suppliant pour avoir l’Ă©nergie d’accomplir le cycle de vie de cet atome forestier.

Le sang de jade affleure Ă  cet endroit, s’abreuvant de la chaleur solaire avant de replonger dans le tube de copeaux. La sensibilitĂ© de l’ĂȘtre est la plus forte Ă  l’extrĂ©mitĂ© de ses membres, car les ramures ne sont que le proxy entre la nutritive terre et les frondaisons lumineusement permĂ©ables.

Mais c’est lorsque le vent les caresse qu’elles rĂ©vĂšlent leur plus beau secret : une harmonie mĂ©lodieuse, subtile et complexe, qui se superpose au chant aphrodisiaque des passereaux qui s’en servent comme promontoire. Ainsi, la vie prend tout son sens dans le creux de l’oreille des animaux et des observateurs qui ont l’intelligence de rester silencieux. Et lorsqu’elle se dĂ©tache enfin, la petite pelure vĂ©gĂ©tale n’émet dans son dernier souffle que le bruissement ponctuel de sa courbure qui se pose sur le tapis auburn formĂ© des millions de ses congĂ©nĂšres tombĂ©es avant elle.


Qu’est-ce que la beautĂ© ?

La beautĂ©, c’est l’apparition miraculeuse d’un grain de vie, qui s’extrude de l’armature rigide qui en est la matrice et expose sa tendre fragilitĂ© aux merveilles du monde.

C’est une explosion de couleur et de senteur, qui lance un appel retentissant Ă  la faune bariolĂ©e pour qu’elle l’aide Ă  engendrer une gĂ©nĂ©ration nouvelle. C’est une explosion de couleur et de saveur, qui lance un appel retentissant Ă  la faune volante et grimpante, pour qu’elle transporte le plus loin possible les petites Ă©tincelles de vie qui se cachent au creux de ses chairs.

La fleur est le fleuron de l’organisme, qui met tout en Ɠuvre pour assurer le futur bois vert. Le fruit est le fruit de son travail acharnĂ©, la recette de ces nutriments accumulĂ©s et trĂšs justement dosĂ©s, pour ĂȘtre sĂ»r que les petites mains le choisisse. C’est cette complexitĂ© ultime qui sonne le pinacle de la beautĂ© de l’ĂȘtre, car tout y converge, de la plus vulgaire racine jusqu’Ă  la plus fine branche.

C’est une bouffĂ©e grandiose, une inspiration profonde avant un grand souffle oĂč culmine sa beautĂ© dans la mince brume jaune et les jus sucrĂ©s qui sont jetĂ©s au monde. Cette respiration cyclant sur une annĂ©e entiĂšre, laissant Ă  chacun de contempler chaque mouvement qui l’anime. Ainsi, avec tous les individus en cƓur, c’est la sylve tout entiĂšre qui respire Ă  plein poumon pour croitre et s’Ă©pandre, un but qui se suffit Ă  lui-mĂȘme. Un but qui peint un tableau somptueux sans le vouloir. Un but qui s’appelle la luxuriance.


Qu’est-ce que la beautĂ© ?

La beautĂ©, c’est quand le jonc dĂ©pose son dernier souffle, sa derniĂšre chance de fĂ©conder la terre, avant de s’abattre sur cette mĂȘme terre. Son sang est lentement drainĂ©, son Ă©corce lentement assĂ©chĂ©e. Parfois, il vit plusieurs dĂ©cennies de mort avant de choir, parfois il choit presque immĂ©diatement, abattu par la lassitude ou l’instrument d’un bourreau.

Mais le bois mort n’est pas Ă  proprement parlĂ© une mort. C’est le dĂ©but de la vie, car si son corps n’est, pour un sujet, plus qu’un dĂ©chet dĂ©pourvu d’Ăąme, il se transforme en abris, en terre fertile oĂč se mettent Ă  habiter nombre d’animaux, de vĂ©gĂ©taux et de champignons, ce qui reprĂ©sente mille fois plus de vie que celle qui l’habitait quand il se tenait encore debout. Un petit monde qui n’existe que parce que l’Ă©corce qui en est la terre a un jour connu la vie. Ce monde mettra de nombreuse annĂ©es Ă  ĂȘtre Ă©puisĂ©, tant la quantitĂ© de nourriture et la possibilitĂ© d’y trouver socle ou refuge sont grandes. Mais il finira par sombrer, comme tous les mondes.

Puis, quand ce corps usĂ© aura perdu tout substance matĂ©rielle, que seuls d’abris effondrĂ© il ne peut ĂȘtre considĂ©rĂ©, de champs Ă©puisĂ©s pour les petites vies, il va pouvoir se fondre dans cette terre qui l’a si longtemps portĂ©. Il se glissera alors sous le tapis douillet qu’il a longtemps contribuĂ© Ă  pouvoir, et faire don de tout ce qu’il reste de son essence au manteau minĂ©ral qui nous a tous portĂ© et nous portera tous, qu’on ignore et piĂ©tine Ă  chaque instant. C’est aprĂšs tant d’annĂ©e, autant que sa propre vie, qu’on peut effectivement voir que ce corps et devient cendres.

Le cycle se renouvelle, éternel, car ces cendres deviennent le terreaux des nouvelles pousses.


Qu’est-ce que la beautĂ© ?

La beautĂ©, c’est l’Ă©quilibre d’un monde complexe.