Des formes, des couleurs, aussi claires que de l’eau de roche, aussi nettes que n’importe quelle autre forme ou couleur, mais qu’il est impossible de comprendre, de mentalement assimiler. Comme un objet qui serait très réel, très substantiel, mais qu’on ne pourrait jamais saisir. C’est comme si j’oubliais instantanément ce que je vois. Je sais que je les ai vues, je sais que je les ai ressenties, je les perçois dans mon esprit, mais mon intellect est incapable de se concentrer dessus pour les décrire. Imaginez un horizon, bien net, bien concret, mais qui se tordrait dans tous les sens et qui serait répété jusqu’à emplir votre champ de vision en un kaléidoscope asymétrique. Autant de lignes qui sont accrochées à une réalité, chacune de manière indépendante, mais qui sont toutes des abstractions de notre perception. Votre vision sera brouillée par ce bruit, si bien que la réalité substantielle, qui est par essence contenue entre toutes ces lignes, devient illisible. Le tableau se brouille alors, et quand je tente de dissocier le réel et l’abstrait, les deux se mélangent. Le seul remède est de mettre à plat ce tableau, de le tracer sur une feuille. Ainsi, bien qu’il est imparfait, il ancre mes perceptions abstraite dans une représentation matérielle. Mais mon cerveau est malade, aussi limité que celui de mes congénères. Les tracés issus de ma psyché ne sont qu’un fragment du bruit que je perçois. Alors je dois le compléter. On me hurle de le compléter. Je remplis le vide avec la seule chose qu’il me reste : le fil de mes pensées. Ce fil se déroule à tout allure, sans cohérence constante, partant dans toutes les directions, mais suivant une seule ligne. Il n’y a qu’un seul sens, qu’un seul moyen de le parcourir, ce qui est rassurant. Mon tableau se change en une pelote de pensée, le fil canalisé, confiné dans un cadre rectangulaire. Ma perception est selon cinq dimensions, car au-delà des trois dimensions de l’espace et celle du temps que chacun connaît, mes sens en parcourent une cinquième, celle de la réalité. C’est un fil qui s’étend entre l’abstraction absurde et la vérité factuelle, et qui m’est retranscrite selon un gradient dont je peine à détermine la direction. Une feuille de papier rectangulaire ne peut contenir une réelle vision. Car les trois dimensions de l’espace sont réduites à deux, et confinées dans un cadre absurdement petit. Car la dimension du temps ne peut être représentée que de manière abstraite et donc, imprécise. Et car il n’y a aucun moyen de compartimenter la dimension de la réalité à plat. Alors j’aplatis tout, l’espace, le temps, la réalité. Le résultat est très vide et très plein à la fois, car ce fragment de pensée couchée sur papier est infinitésimale, une zeptaportion de ma réelle perception, mais aussi parce que je dois absolument la remplir. Symboliquement. Compulsivement. On obtient un tableau et un dessin fractals, qui sont complexes quelle que soit l’échelle à laquelle on les contemple. Car le vide ne se tient pas seulement sur les surfaces blanches de la feuille, mais aussi entre chaque trait, entre chaque ligne, entre chaque grain de fusain. Tout comme il est impossible de me concentrer sur une idée ou une perception unique pour en saisir la substance, car chaque fois que mon attention s’y porte, je me rends compte qu’elle est aussi complexe que ma psyché toute entière. Alors je dessine, je trace, j’écris, je remplis. Car j’ai horreur du vide. Horreur du vide.