Le petit sifflet de laiton

En l’an 369 du Troisième Âge

Aujourd’hui, je n’arrivais pas à me concentrer sur mon travail. Je n’arrêtais pas de regarder par la fenêtre, sans trop savoir pourquoi. Une intuition, sans doute. Après toutes ces décennies d’entraînement, mon subconscient pouvait percevoir des choses que la conscience ne pouvait saisir.

Mais tout ce que je voyais, c’était le brouillard matinal qui nimbait mon petit village paisible. À chaque fois que je levais la tête de mon œuvre, j’essayais de distinguer, une silhouette, du mouvement à travers la nappe blanche, en vain.

Puis, quand j’eus enfin réussi à me concentrer sur mon travail, trois coups frappèrent à la porte.

Je me levai, lourde d’apathie —et aussi à cause du grand âge qui rouillait mes genoux usés par les routes— et me dirigeai pour accueillir mon visiteur. Il s’agissait d’un jeune homme bien habillé, en redingote de feutre et au chapeau bien entretenu. Enfin, « jeune » de mon point de vue. Il avait facilement plus de cinquante ans. Il s’appuyait sur une canne de cèdre au pommeau d’acier. Ce qui me frappa fut qu’il n’était pas du coin. Contrairement aux habitants d’ici, qui avaient la peau bleue, lui avait la peau rouge, comme moi.

« Je suis Pelapte, marchand de mon état. Vous êtes bien Nuope, l’artisane ? J’aimerais discuter avec vous pour une commande un peu spéciale. »

Je le détaillai de la tête aux pieds, incrédule. « Oui, c’est bien moi. Vous voulez que je vous serve un thé ou un café, pendant qu’on parle de ça ? »

Le bourgeois sourit. « Du thé, s’il vous plaît ». Je le fis entrer.

« Jolie redingote, » remarquai-je.

« Merci ! J’en suis très fier, je l’ai faite venir du cercle Akva, où je suis né. Ça me rappelle un peu mon pays. »

C’était donc bien un de mes compatriotes, même s’il était originaire d’une région différente de la mienne.

Nous nous assîmes et je servis le thé.

« Santé ! » lui dis-je dans mon patois shamanique.

Il sourit et me répondit dans la même langue : « Santé !« .

J’enchaînais en buvant mon thé : « Ça fait longtemps que vous êtes dans la région ? »

Il but à petites gorgées. « Environ quatre ou cinq ans ? Mais j’habite plus bas, à deux heure du Havre. C’est rare que je vienne aussi haut dans la montagne. »

« Comment avez-vous entendu parler de moi ? »

Il posa sa tasse et prit un air pensif. « Je crois que c’est un de mes confrères qui m’a parlé de vous, et du bon rapport qualité-prix. Je me suis un peu renseigné, vous avez une petit notoriété dans la région — parmi les gens qui s’y connaissent. »

« Pourtant, je ne fais pas beaucoup de publicité. »

Il leva la main dans un geste fataliste. « La publicité vient d’elle-même, quand la qualité est là. Et puis, plus que marchand, je suis aussi négociant. J’ai l’habitude de dénicher les meilleurs artisans. »

Il fit mine de vouloir me resservir, mais je levai une main pour lui signifier que j’en avais eu assez.

« Quelle est donc cette commande si spéciale ? » demandai-je enfin.

« J’y viens, mais avant toute chose : puis-je utiliser vos toilettes ? »

Je lui indiquai le couloir conduisant vers les autres pièces, en lui précisant de prendre la deuxième porte à gauche.

Quand il quitta la pièce et mon champs de vision, je me dis que c’était une personne étrange. Je comptai inconsciemment les pas qui faisaient écho depuis le couloir. Un, deux, trois…

… sept, huit, NEUF ?

Mon esprit quelque peu apathique fut soudain réveillé par une grande poussée d’adrénaline quand je me rendis compte qu’il était allé plus loin que la porte des toilettes dans le couloir — que l’on atteignait en cinq pas, maximum. Je me levai et me précipitai dans le couloir.

Comme je m’en doutais, je ne le trouvai pas aux toilettes. Au lieu de ça, il se tenait dans l’encadrement de la porte d’une pièce que je ne visitais presque jamais. Il regardait les étagères qui couvraient les murs et celle dressée au milieu de la pièce, toutes couvertes de bibelots en tous genres, allant de la simple baguette de cerisier à la complexe montre de Lace, en passant par des loupes aux lentilles de grossissement divers, aux badges gravés de symboles plus ou moins esthétique. Bref, une quantité phénoménale d’objets à l’utilité plus ou moins discutable.

La pièce ne contenait rien d’autre, juste des centaines de gadgets qui représentait — de manière ambigüe — l’œuvre d’une vie.

Quand j’arrivai en trombe, l’homme ne réagit pas, sinon de se tourner vers moi et de me lancer avec son plus large sourire : « Je suis content de voir que les rumeurs sur vous étaient vraies, Maîtresse Eupope. »

Je soupirai. Il entra complètement dans la pièce et examina de plus près quelque unes des babioles. Il prit grand soin de ne les toucher qu’avec les yeux, et je l’en remerciai mentalement pour ça.

« Il est incroyable de se dire que chacun de ces objets vous servait à lancer un sort spécifique, à l’époque où vous étiez encore une enquêtrice itinérante. Tant de catalystes ! Si vous aviez été réellement artisane, vous auriez été tout aussi célèbre. »

Je soupirai d’exaspération.

« Savez-vous qui je suis, Maîtresse Eupope ? » Il avait dit ça sans animosité ni malice particulière, juste une curiosité authentique.

Je lui répondit sur un ton nonchalant. « Vous êtes de l’Ordre des Arpenteurs de Pierre, n’est-ce pas ? Le ministère chargé des enquêtes à l’international pour la tradition arcaniste ? »

« Aujourd’hui, on dit plutôt ‘Service de Renseignements Extérieurs’, ou SRE, mais oui, je suis bien un arpenteur de pierre. » Il se pinça le menton. « Mais comment avez-vous compris aussi vite, et avec une telle précision ? »

Je ne pu empêcher un rictus de naître au coin de ma lèvre. « Pour commencer, vous n’êtes clairement pas du coin. Vous avez prétendu avoir importé votre redingote, mais elle est en coton. Ici, dans ces montagnes, on ne s’habille qu’en laine. Seuls les nobles et les riches bourgeois importent des vêtement faits dans d’autres matières, mais ils choisissent plutôt des textiles plus luxueux, comme le feutre ou la soie. Vu la patine de la redingote, il est clair que c’est une acquisition assez récente.

« De plus, vous n’êtes pas réellement shaman. Vous prétendez venir du Cercle Akva, mais vous n’avez fait aucun commentaire sur le fait que j’ai servi le fameux thé noir fumé aux figues, spécialité de là-bas qu’on appelle aussi Thé Or. Il était certain que vous devriez le connaître car c’est le seul thé de bonne qualité qu’on y sert, et vous avez refusé le café. Pire encore, quand je vous ai dit ‘Santé !’ dans le patois du Cercle Vlala, la coutume aurait voulu que vous me répondiez dans votre patois à vous, c’est-à-dire celui de Akva, ce que vous n’avez pas fait, vous m’avez simplement fait écho.

« J’ai tout de suite remarqué que vous étiez métis. Vous avez certes la peau rouge et les cheveux blonds, mais vos yeux sont bien trop clairs par rapport à ceux des peuples des steppes. Quand j’ai compris que vous n’étiez pas shaman et sous couverture, j’ai donc énuméré les nations desquels vous pouviez provenir, avec un tel phénotype : Alchimie, Expressionisme et Arcanisme.

« Comme vous n’êtes pas assez riche —ce genre de chose se voit facilement, même en portant des vêtements modestes— vous n’êtes pas une personne privée ou le représentant d’une maison noble. Sans compter sur votre manière habile de jouer la comédie, qui est entraînée. Facile donc de déduire que vous opériez pour un gouvernement.

« Comme vous m’avez tout de suite appelée ‘Maîtresse Eupope’, j’ai bien entendu compris que vous me cherchiez en tant qu’enquêtrice. J’ai donc pu éliminer l’Alchimie, qui a uniquement recours aux services de police pour leurs enquêtes —et qui a légiféré l’interdiction des enquêteurs privés pour les crimes les plus graves— ainsi que l’Expressionnisme qui, certes a recours à des enquêteurs de passage mais se sert habituellement dans ceux qui se trouvent à leur disposition — et pas au fin fond des montagnes perfectionnistes. Il ne restait plus que l’Arcanisme.

« À partir de là, rien de plus simple : je suis surtout connue pour résoudre des affaires de meurtres, impliquant des humains. Ça éliminait d’emblée la Brigade Anti-Démons. L’organisme le plus connu après eux sont les Arpenteurs de Pierre. Ils sont réputés pour être des enquêteurs agissant à l’extérieur des territoires arcanistes et qui utilisent très souvent des personnes métisses pour passer inaperçu, ce qui rejoint mes déductions de tantôt, confirmant que mon schéma de pensée avait de grandes chances d’être juste. »

À l’issue de mon monologue, mon interlocuteur fit ressortir sa lèvre inférieure pour montrer qu’il était impressionné. D’un ton malicieux, il ajouta : « Et savez-vous pourquoi je suis venu demander vos services ? » Sa curiosité était à son comble, il trépignait de voir si j’avais tout compris de A à Z.

Je secouai la tête : « Non, mais il y a une raison très simple à cela. »

« Laquelle ? »

« Je m’en moque éperdument. »

Après un instant de torpeur coite, il me sortit : « Repassons au salon, nous devons discuter. »

Cette fois-ci, à sa demande, je lui servis du café. Il grimaça en constatant son amertume prononcée, mais ne fit aucun commentaire.

« Je me nomme en réalité Betec Steiner, et comme vous l’avez justement déduit, je suis un agent du SRE. »

Je restai imperturbable. Je ne comptais pas accepter à sa requête, quoi qu’elle fut.

Maintenant qu’il n’usurpait plus une identité fictive, il avait une apparence beaucoup moins amène. Sa mâchoire carrée et ses traits épais n’était plus dissimulés par son faux sourire. Il tira ses cheveux mi-long en une courte queue de cheval, et croisa ses doigts sur la table.

Il reprit. « Ça fait un petit moment que nous entendons des rumeurs comme quoi vous n’êtes pas décédée. La piste était ténue, et pour être franc jusque là nous n’avions aucun intérêt à faire appel à vous. Mais cette affaire en particulier… »

Il tchipa.

« Une des affaires les plus sordides, étranges et complexes que j’ai vu. Probablement la plus sordide. Un tueur en série. Le plus prolifique de ces dix dernières années. Quand je suis parti de Ketarop-sur-lac, il y a deux semaines, on comptait quatorze meurtres. Comme il —ou elle— cache les corps, il peut très bien y en avoir d’autres. »

Je secouai la tête, l’air désabusé. « Je suis bien consciente de la difficulté de votre tâche, mais ça ne va pas être possible. Tout ça, c’est derrière moi. Je ne fait plus d’enquête, et n’en ferai plus jamais, quel qu’en soit le demandeur. C’est fini. Vous allez devoir vous débrouiller seul. Vous avez fait tout ce chemin pour rien. »

« Attendez, si vous me laissez entrer un peu plus dans les dét… »

Je le coupai. « Quelle âge pensez-vous que j’ai ? »

Il resta un moment interdit devant l’abrupteté de cette incise. Puis il se mit à réfléchir à voix haute. « Hum, quand vous avez disparue, il y a dix ans, vous étiez déjà bien avancée dans votre carrière. Vous aviez même eu un apprenti avant ça, il y a vingt ou trente ans je crois. Je dirais que vous avez passé la barre des quatre-vingt ans ? »

Je plantai mon regard dans le sien. « J’ai quatre-vingt dix-sept ans. Oui, je n’ai plus que trois ans à vivre. Alors, si vous me le permettez, j’aimerais être un tout petit peu égoïste pendant le temps qu’il me reste, et au moins me reposer un peu. J’ai déjà donné tout ce que je pouvais à ce monde. À soixante ans, il y avait déjà nombre de bardes qui relataient mes exploits et qui me faisait connaître partout dans le monde sous le titre de la Détective brillante ou encore Eupope à l’œil souple. Quand j’ai atteins les quatre-vingt ans, beaucoup de biographes et d’enquêteurs avaient documenté mes méthodes et mes pratiques. Je n’ai plus rien à donner, et je mérite ce repos. »

Il prit un air défait. « Je me doutais qu’on aurait ce genre de conversation. Et croyez-moi, ça me fait mal d’essayer de vous soutirer à tout ça —vous êtes une légende vivante, j’ai beaucoup de respect et d’estime pour vous— mais il y a un point qui rend cette histoire très particulière. Me permettez-vous de donner un dernier détail, qui vous permettra de prendre votre décision en pleine conscience ? »

Il commençait à m’agacer, mais je ne voulais pas non plus me montrer inhospitalière. En signe d’acquiescement, je lui resservis une tasse de café.

Il prit une grande inspiration.

« Toutes ses victimes… sont de jeunes enfants. »

La cafetière se brisa sur le sol.


Malgré le trouble évident —la pauvre cafetière en étant victime— mon interlocutrice ne laissa paraître aucune émotion. Au contraire, son visage se convulsait maintenant dans une moue perplexe.

« Monsieur Steiner, quand voulez-vous que l’on parte ? »

Amusant comme elle sautait les étapes. Pas de ‘J’accepte de vous accompagner’ ni de ‘Vous aviez raison d’insister’, elle était directement passée à la suite. Elle n’était pas du genre à tergiverser. Je commençais à voir se profiler l’enquêtrice de la légende : la pensée vive et pétillante de sagacité.

« Dès que vous êtes prête, » lui répondis-je.

Elle acquiesça. « Ça ne prendra qu’une heure. »

Elle disparu alors dans le couloir, en trombe, comme si chaque minute comptait — alors qu’elle aurait aussi bien pu mettre une demi-journée à se préparer, vu que nous allons avoir au moins une semaine et demie de voyage.

Je la suivis tranquillement, mais au lieu de se rendre dans sa chambre pour faire ses bagages, elle s’était rendue dans son atelier. Ce dernier était immense, faisant à peu près un tier de la maison en surface, et comportait trois grand établis. Je n’étais pas un grand artisan, mais je discernais du matériel de charpenterie, de forge, de joaillerie, d’orfèvrerie et de travail du bois — sans compter ce que je ne savais pas identifier.

Elle était assise devant un des établis, et travaillait sur un petit objet. Quand je regardai par-dessus son épaule, je pouvais voir que c’était un oiseau taillé dans du laiton, muni d’une large fente au niveau de la queue, et d’une plus étroite dans son bec ouvert.

« C’est un appeau ? » demandai-je.

« Plutôt un sifflet, » répondit-elle sans lever les yeux de son travail. « C’était sensé être le dernier. Je m’étais dit qu’en prenant ma retraite, mon cerveau malade allait arrêter de réclamer que je fabrique des catalystes pour mes sorts. Mais au contraire, le fait d’arrêter de travailler —et donc de lancer des sorts— a créé un état de manque intense. J’en ai même fait du délirium. »

Sans vraiment y prendre conscience, je posai ma main sur son épaule, par compassion. Mais elle tressaillit et j’interrompis aussitôt ce contact physique non consenti.

« Du coup, j’ai continué à en fabriquer. Mais c’était très dur. Je ne savais pas pour quels sorts les fabriquer, et comme j’en ai déjà une collection bien fournie, mon cerveau me réclamait des catalystes pour des sorts de plus en plus précis et complexes.

« Alors j’ai pris une décision. J’allais travailler sur un dernier catalyste, mais un qui serais tellement beau, tellement long à finir, qu’il me faudrait le reste de ma vie pour le concevoir. »

Elle donna un dernier coup de lime, puis détacha le sifflet de son socle.

« Mais on ne peut pas mentir à son cerveau. Il sait très bien que le sifflet est adéquat, et ne se satisfait plus vraiment du travail que je fais dessus. »

Elle se prit la tête dans les mains.

« Le monde entier veut que je retourne travailler. Que ce soit vous, ma névrose, mon intégrité… même moi j’en ai envie, au fond. Mais je ne sais pas si j’en ai la force. »

Faisait-elle référence à son ancien apprenti ? De ce que j’en savais, il avait connu une fin tragique. D’aucuns disent même que c’est à cause de ça qu’elle s’est suicidée — ou plutôt, a simulé son suicide.

« J’ai l’impression d’avoir déjà tout donné. J’étais considérée comme sage avant même d’avoir atteint l’âge de sagesse. Certains considèrent que j’ai le record du nombre d’affaires de meurtre résolues. Mais malgré ça je n’ai pas le droit au repos. »

Elle leva ses yeux humides vers moi.

« Mais je ne vous en veux pas. Vous n’êtes que le messager de mon désir. Je vous en aurait voulu si vous n’étiez pas venu me voir et, de ce fait, m’aviez empêcher de stopper un tueur d’enfants. »

« Écoutez, Eupope, » lui dis-je douceur, « certaines personnes n’ont pas le droit de se reposer. Parce qu’elles sont trop doués, trop intègres, ou les deux à la fois. Pour tout avouer, la SRE ne m’a pas mandaté officiellement. Elle a évalué que c’était une affaire interne et a simplement émis un avis de recherche international. Mais j’ai rencontré le service de police en charge de l’enquête, et c’est une bande des bons à rien. Si je suis venu vous trouver, c’est parce que je n’arrivais pas à dormir la nuit alors qu’un meurtrier d’enfant vivait sa meilleures vie dans le pays que je suis censé protéger. Comme vous, je n’ai pas le droit au repos, parce que nous sommes les seuls qui avons assez de conscience morale pour essayer de changer vraiment les choses pour le mieux. »

Elle posa une main compatissante sur mon bras. « Allez m’attendre dans le salon, j’en n’aurai que pour quelques minutes. »

En revenant au salon, j’entrepris de refaire du café avant de me rappeler que la cafetière était cassé. À la place, je fis chauffer de l’eau. Eupope reparu quand la bouilloire sifflait sur le feu.

Elle nous prépara un autre thé importé des terres shamane, un thé fumé aux notes de cacao. « Bon, j’ai plus qu’à m’équiper, et on pourra partir. Ça ne prendra pas plus de dix minutes. »

Nous nous rendîmes dans sa chambre où elle sorti un grand sac à dos de voyage. À ma stupeur, elle ne prit aucun vêtement de rechange. Elle mis simplement deux ensembles de sous-vêtements. Elle y ajouta néanmoins un barda particulièrement volumineux —un duvet, un poêle de voyage, des chaussures de rechange, un couvre-selle, un tabouret pliant, et nombre d’instruments dont je peinais à comprendre l’usage— avant de le refermer, satisfaite.

Elle me ferma la porte au nez, puis ressortit quelque instants plus tard dans un ensemble d’habits de voyage robustes et patinés, dont un grand imperméable de cuir bouilli qui contenait une bonne douzaine de poches à rabat, couvrant jusqu’à ses mollets et visiblement conçu pour être porté à cheval.

Elle se coiffa d’une chapka aux oreilles relevée, et dans cette accoutrement complet elle ressemblait réellement à un mélange entre une enquêtrice itinérante et une aventurière.

Elle se rendit dans le débarra où elle entreposait ses catalystes. Elle en sélectionna une douzaine, qu’elle rangea dans des petit passants cousus sur le pan intérieur de son imper, à portée de main. Et alla chercher le sifflet de laiton, qu’elle disposa délicatement dans son imper, aux côtés de ses congénères.

Elle partit ensuite en direction de l’entrée, se rendit dans sa penderie et en ressortit avec un personnel, un long bâton de marche, lesté aux extrémités, pouvant servir d’arme d’autodéfense. Pour ma part, j’avais récupéré ma canne-épée et mon chapeau.

« C’est parti. » déclara-t-elle d’un ton déterminé.

Et nous partîmes.

Le voyage se déroula sans encombre. Je profitais peu de la compagnie de ma compagnonne de route, car elle était peu loquace. Elle semblait toujours plongée dans une intense réflexion, une main pinçant son menton et son regard perdu dans le vide. Elle n’en sortait que pour poser des questions incongrues ou pour faire des remarques semblant souvent hors-contexte. J’avais grand mal à suivre le fil des rares discussions que nous entretenions, car ses pensées semblaient toujours être en avance par rapport aux miennes, et je peinais à faire des sauts logiques qu’elle effectuait sans même s’en rendre compte. J’arrivais bien à percevoir les traits autistiques que sa réputation lui accordait.

Mais c’était néanmoins agréable de voyager avec elle. 1était de toute évidence une habituée des routes, et ses dix années de retraite n’avaient pas entamé son aisance. De fait, le trajet retour fut beaucoup plus agréable que l’aller.

Nous arrivâmes à Ketarop-sur-lac au bout de neuf jours de chevauchée. Nous nous rendîmes directement au siège du Service de Renseignements Extérieurs pour obtenir une mise-à-jour concernant l’affaire du tueur d’enfant.

« On a trouvé le corps de deux nouvelles victimes, » dis-je en lisant le rapport. « Un des deux meurtres est assez récent et date de deux jours après mon départ, il y a un peu moins d’un mois. Le second corps a été retrouvé au fond d’une rivière, on estime qu’il a eu lieu il y a entre deux et trois mois. »

Je continuais en donnant le détails de chacun, à savoir la position, le nom et le signalement des victimes, et quelques autres menus détails.

Elle m’écoutait en conservant cette mine de réflexion intense qu’elle affichait la majorité du temps. D’aucun aurait pu croire qu’elle ne m’écoutais pas, mais je savais que son esprit avait déjà plusieurs coup d’avance.

« Je pourrais avoir une carte de la région ? » demanda-t-elle. « Avec la position et la date de chaque meurtre. »

En m’exécutant, je réfléchissais à la disposition globale des crimes. C’était difficile d’en tracer une carte mentale, car on n’avait pas trouvé les cadavres dans un ordre strictement chronologique —sans oublier le fait qu’on a mis du temps avant de relier les crimes entre eux— mais avec l’information des deux derniers corps, il me semblait que le meurtrier suivait vaguement la grande route commerciale qui traversait le pays d’Arop dans sa longueur, en direction du triant.

J’apportai une carte, une copie des dossiers de chaque meurtre, et elle commença a marquer les emplacements et les dates sur la carte, pendant que je les lui dictais à l’oral.

Rapidement, une chose devint claire : comme je l’avais prédit le meurtrier suivait une route. Elle allait d’un bout à l’autre du pays d’Arop, partant de la frontière expressionniste jusqu’à la frontière alchimique, en décrivant un large ‘S’.

« Quelle horreur, » ne puis-je m’empêcher de lâcher. Je jetai un œil à Eupope. Son regard était porté plus bas sur la carte.

« Il frappe à la fréquence d’une fois toutes les deux semaines, environ, d’après ce que je vois. Normalement, on devrait avoir un nouveau cadavre, et même plus probablement deux. »

« Peut-être qu’on n’a pas encore retrouvé les corps, » avançais-je.

Elle secoua la tête « ou peut-être qu’on l’a déjà trouvé, mais que nous n’avons pas fait le lien. » Son doigt suivit le tracé de la route, en partant du meurtre le plus ancien. À fréquence régulière, un point passait sous son doigt. Quand elle arriva au dernier point, son doigt continua de glisser sur le papier et dépassa la frontière arcano-alchimique.

« Vous pensez… qu’il a changé de pays ? »

Elle acquiesça. « Il n’y a pas de raison qu’il se soit arrêté à la frontière. »

Je regardais la carte à l’éclairage de cette spéculation. « … ni qu’il n’y ait commencé, » ajoutai-je en pointant du doigt l’emplacement du premier meurtre, proche de la frontière opposée.

« Très bien, » dit-elle, « si on se dépêche d’aller dans le pays de l’alchimie et qu’on arrive à glaner des informations sur place, on a une bonne chance de le rattraper et d’anticiper le lieu de son prochain forfait. »

Je fis la moue. « Le problème, c’est que je n’ai pas la juridiction pour m’immiscer dans les affaires d’un autre pays. Rien que la présence d’un agent du SRE proche d’une scène de meurtre récente pourrait provoquer un incident diplomatique. »

« Vous n’avez qu’à mentir sur votre identité. Je peux facilement vous faire passer pour mon apprentis. Moi j’ai un passeport international, je peux aller où bon me semble. »

« Ça pourrait marcher, mais j’ai une autre idée. Peut-être serait-il utile que j’aille à la tradition Expressionniste pour me renseigner sur les meurtres commis avant qu’il ne passe notre frontière. Pour eux, l’affaire commence à dater, je n’éveillerai pas les soupçons. Qu’en pensez-vous ? »

Eupope réfléchit un court instant, avant d’approuver avec énergie. « C’est parfait, ça nous permettra de récolter le plus d’informations possible sur le tueur. Moi, je pars pour Stellaroc, la capitale alchimique. Quand vous aurez fini, revenez à Ketarop-sur-lac, j’y aurais fait porter une lettre signalant ma position exacte. »

Je ré-enroulai la carte. « Très bien, nous partirons tous deux demain, à l’aube. »


Ça faisait très longtemps que je n’étais pas venue dans le pays de l’Alchimie, mais l’accueil qu’on me réserva fit remonter des souvenirs désagréables.

Les alchimistes n’aimaient pas les enquêteurs indépendants. Ils refusaient que des services privés —surtout étrangers— ingèrent dans leurs affaires criminelles.

C’est pour cette raison —je suppose— que l’inspecteur·ice grimaçait, l’œil torve, en lisant mes papiers de voyage, tandis que j’attendais, assise sur la chaise métallique de sa salle d’interrogatoire.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que ce tueur en série se trouve sur notre territoire, Madame Eupope ? » demanda-t-iel.

Je réfléchis un instant à si je devais lae reprendre et insister sur mon titre de Maîtresse —pour donner un petit effet dramatique— mais décidai de ne pas envenimer la situation.

« Simple déduction. En tant qu’enquêtrice indépendante, j’ai des informations qui vous aideraient à l’attraper. »

Iel se para d’un air désabusé. « Et qu’est-ce ce qui vous fait croire qu’on ne l’a pas déjà attrapé ? »

Je soupirai. « Parce que si c’était le cas nous n’aurions pas cette conversation. »

Iel s’apprêta à reprendre la parole, mais je ne lui en laissa pas le temps. « Cessons, voulez-vous ? Je sais que vous essayez de m’écarter tout en voulant récupérer les infos que j’ai déjà. Mais ce serait beaucoup plus simple pour vous comme pour moi si nous collaborions simplement. »

Iel ouvrit derechef la bouche, mais je continuai.

« Non seulement nous gagnerions du temps, mais en plus nous gagnerions en efficacité. Je suis connue pour être la détective la plus brillante de ma génération — et des génération d’après, même. Quelle que soit la situation je serai apte à vous aider. Mais ma carrière est derrière moi. Il s’agit probablement de ma dernière enquête. Je veux bien vous laisser prendre tout le crédit de celle-ci. Si vous voulez, vous pouvez même gardez secret notre collaboration. »

Je repris mon souffle. Iel attendit patiemment.

« Donc le bilan est simple : si vous faites le métier d’inspecteur·ice pour attraper —entre autres— des meurtriers d’enfants, alors vous avez tout intérêt à accepter mon aide. Si vous le faites pour la gloire ou je-ne-sais-quoi, alors vous devriez également l’accepter, car non seulement je consens à vous laisser porter les lauriers de cette affaire, mais sans moi vous avez peu de chance de la résoudre seul·e. »

Iel haussa un sourcil. « Qui vous dit que je ne suis pas ambitieux·se et compétent·e ? »

Je penchai vers iel un regard incrédule. « Oh, s’il vous plaît, » dis-je en appuyant sur les syllabes de manière exagérée, « nous savons toutes les deux quel genre d’enquêteur·ice vous êtes. Je vois très bien que vous m’interrogez non pas par zèle mais pour éprouver ma détermination. Je l’ai subie suffisamment de fois pour savoir que la procédure applicable est de m’éconduire avec un avertissement et éventuellement une amende. Vous avez confisqué mes dossiers, et même si c’est temporaire, vous avez toute la liberté de les copier. Si nous sommes toutes les deux dans cette salle à en parler, c’est parce que vous avez envie de collaborer, mais que ce n’est pas autorisé par la procédure normale. »

Son langage corporel lae trahissait. Iel trépignait de frustration. Mais iel hésitait encore. C’était donc à moi de faire le premier pas.

« Les détectives indépendant ne sont pas tolérés tels quels, mais vous pouvez tout à fait collaborer avec eux, ça ne déroge pas à vos procédure, tant que l’enquête est supervisée par un·e inspecteur·ice de police. Et vous savez que c’est la meilleure chose à faire. Je répondrai à toutes vos questions et vous aurez préséance sur toutes les décisions que nous aurons à prendre. »

Je tendis la main pour qu’iel me rende mes papiers, ce qu’iel fit presque immédiatement. Je me levai et déclara « Bon, si vous me ramenez mon bagage, je peux vous parler en détail de mes découvertes concernant l’affaire, ici-même. »

Quand iel quitta la pièce pour s’exécuter, je remarquai qu’iel s’était un peu détendu·e.

Je passai l’après-midi à lui détailler les seize meurtres qu’on avait découvert dans le pays d’Arop, et une bonne partie de la soirée à négocier avec iel une autorisation pour mon compagnon qui était en train de glaner des informations de l’autre côté de la Collerette.

« C’est lui qui a pris l’initiative me mettre sur l’affaire, ce serait cruel de l’écarter maintenant. De plus, il est actuellement en train de risquer sa carrière, vu qu’il agit hors de sa juridiction. » dis-je à son visage fermé. Iel passa sa main dans ses cheveux courts et roux, faisant jaillir une constellation de gouttes de sueur qui se détachait dans le contrejour de la lampe de bureau.

« Je suis trop fatigué·e. Nous continuerons cette discussion demain. »

J’acquiesçai. Pour ma part, j’aurais pu continuer de travailler la nuit entière, mais je savais que ce n’était pas une bonne idée. Il faut savoir se reposer quand on en a l’occasion.

« Allez à l’Hôtel des Trois Marées » me conseilla-t-iel. « Ce n’est pas le plus luxueux de Stellaroc, mais il est bon marché et pas très loin d’ici. Je vous rejoindrai à son auberge demain midi avec une dérogation pour vous et votre compagnon — si ma hiérarchie l’accepte, concernant ce dernier. Je vous ferai le point sur notre côté de l’enquête. Mais ne vous attendez pas à grand chose, on commence à peine à faire les liens entre les meurtres… »

L’Hôtel des Trois Marées n’était certes pas luxueux, mais les chambres était spacieuses malgré qu’il été situé centre-ville de la plus grande ville de l’Alchimie. Les lits était durs, mais comme j’étais habituée à dormir dans les relais routiers, je n’y trouvai pas d’inconfort. L’auberge qui occupait le rez-de-chaussée était également tout à fait correcte, et au matin je pus y prendre mon soûl de café, de fruits et de muesli. Cependant la viande qu’on me proposa semblait de qualité médiocre. Je la refusai car j’aimais manger léger quand j’enquêtais.

Je passai une bonne partie la matinée dans la salle d’eau de l’auberge à laver la poussière des routes, et le reste à relire mes notes dans la discrétion de ma chambre.

L’inspecteur·ice arriva en retard au déjeuner, à tel point que j’avais décidé de commencer à manger sans iel.

« Excusez-moi, j’ai eu un grave contretemps, » me dit-iel en s’asseyant en face de moi et en faisant signe au serveur de venir. Son visage était congestionné par la contrariété. Je me surpris à penser que ses traits auraient été très doux, avec sa forme ovale, son nez aquilin et ses yeux bleus d’une extrême finesse, s’iel n’arborait pas en permanence une moue pensive qui fronçait ses sourcils à peine visibles.

« Je me rends compte que je ne me suis jamais présenté·e. Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Iel me tendis une main que je serrai avec ravissement.

Nous passâmes le déjeuner à faire le bilan de l’enquête dont Saras et son équipe étaient chargés. Ça faisait à peine deux jours qu’ils avaient fait le lien entre les trois meurtres d’enfants qui avait eu lieu près de la frontière avec l’Arcanisme. Mais nous nous efforçâmes à écourter le repas, car l’évènement qui avait retenu Saras était la découverte d’un quatrième corps, à Port-Arcane. Le meurtre avait eu lieu l’avant-veille, juste avant que j’arrive.

« Il accélère, » constatai-je alors que nous étions en route pour la scène de crime. « Le rythme des meurtres s’accélère. Plus il se précipitera, plus il aura de chances de laisser des indices-clés. »

Saras secoua la tête. « Je tiens à ce qu’on l’arrête avant qu’il ne commette une hécatombe. »

Je me demandai ce qui pouvait lui faire penser que vingt meurtres n’était pas une hécatombe, mais gardai cette pensée pour moi.

Nous avions embarqué sur une vedette de la police, un petit navire à voile rapide. Il nous fallut un quart pour rejoindre Port-Arcane et arrivâmes donc en soirée.

Nous commençâmes par nous rendre chez la médecin-légiste. Quand j’entrai, le corps bleuit de l’enfant mort gisait sur une grande table en métallique.

« Étranglé, » nous lâcha sobrement la légiste, clope au bec. « Et énucléé. J’avais jamais vu ça avant. Il est mort de la strangulation. Des bleus un peu partout sur le corps. Il s’est débattu. »

Je m’approchai du visage tuméfié. « Je peux lancer un sort ? »

La légiste leva un œil indigné —probablement plus indignée de se faire questionner son travail par une étrangère qu’autre chose— mais hocha la tête.

Je sortis de mon manteau un de mes catalystes. Il s’agissait d’un sobre thermomètre au mercure, qui n’étais pas gradué selon les unités de température standards, mais selon une échelle qualitative qui me servait à avoir des informations sur l’ancienneté des corps et des blessures.

Je lançai un sort de Vision en utilisant ce catalyste, ce qui me permis de percevoir les zones de chaleur, et commença mes mesures. Mes conclusions tombèrent rapidement.

« On l’a énucléé à vif. On lui a retiré ses yeux avant de lui donner la mort. Et la mort a bien été due à la strangulation. »

La légiste pouffa. « Ouai, ça on le savait déjà. »

Je continuai. « L’énucléation a eu lieu entre une et deux heures avant la mort, pas moins. Ça a été fait violemment, pas de manière chirurgicale, mais pas non plus de manière à torturer l’enfant : on ne se souciait pas vraiment de s’il allait y survivre. C’est par hasard qu’il n’est pas mort de cette blessure. »

C’étaient des précisions que la légiste n’avait sûrement pas dû avoir. Elle se taisait maintenant.

« J’ai aussi vu quelque chose d’étrange. Si vous me le permettez… »

Je retournai le corps nu de la victime. Grâce à la rigidité du cadavre et à sa faible carrure ce ne fut pas compliqué.

Je rangeai le thermomètre et sortis un autre catalyste. Ma bonne vieille loupe. Probablement l’objet que j’ai le plus souvent utilisé dans ma carrière.

Je lançai un autre sort de Vision, mais cette fois-ci pour être capable de voir les détails les plus infimes. La loupe avait spécialement été créée pour ce sort.

Ce que je vis confirma mes soupçons. Ce fut avec gravité que je me tournais vers Saras.

« Il a été violé. »


Je baissai les yeux sur les menottes qui attachaient mon poignet droit à la lourde table. La large femme bourrue qui me faisait face me fixait sans mot dire, penchée en arrière sur sa chaise et les bras croisés.

Elle avait passé les deux dernières heure à me fixer, l’air méchant, en me rabrouant et m’insultant chaque fois que je tentais de prendre la parole pour lui demander ce que je faisais ici.

Mon épaule, contrainte dans une position peu naturelle, commençait à me faire souffrir. Chaque grognement ou soupir que la douleur extirpait de mes articulations ankylosées était accueilli par un regard assassin de sa part.

Au bout d’un certain temps, la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit. Un homme beau et élancé entra, tout sourire avec une tasse fumante de ce qui, à l’odeur, me semblait être du café. Il prit une petite clé dans sa poche, et d’un habile jeu de sa main libre me libéra de mes fers.

« Veuillez excuser la véhémence de ma collègue, monsieur, la procédure est un peu ambiguë pour ce genre de situation. » Il leva la tasse qu’il tenait : « Café ? »

Sans attendre ma réponse, il la posa juste devant moi.

J’observai toute cette scène avec le recul du fonctionnaire rompu aux méthodes d’interrogatoire. Je connaissais bien ce petit jeu de faire mijoter un suspect pour ensuite lui sortir le couplet du bon flic, mauvais flic —et pour cause, je l’ai souvent joué—, mais le fait de comprendre leur manège ne rendait pas la situation plus facile à supporter. Au contraire, j’anticipais avec angoisse les différents moments-clés de cette technique.

Quand l’homme s’assit, la femme émit un grognement de frustration et fit craquer les jointures de ses phalanges. Je tentai de l’ignorer et me concentrai sur l’homme qui, j’en étais sûr, était sur le point de me sortir son coupler de bon flic.

« Bon bon bon… Si je résume la situation, vous êtes un arcaniste qui, à peine passé la frontière expressionniste, vient poser des question sur un présumé tueur en série… C’est bien ça ? »

Je soupirai. « C’est un peu résumé, mais oui, en substance, c’est ça. »

« D’accord d’accord, je vous crois. Puis-je vous demander pour quelle raison ? »

Là ça se compliquait. J’avais omis de dire que j’étais un agent de renseignement, je suis sûr qu’ils le prendraient mal. Je répétais le mensonge que je leur avais dit tantôt, mais j’étais persuadé que c’était une question piège.

« Je suis détective, j’œuvre avec une collègue à moi suite à… »

Avec fureur, la femme bourrue se leva de siège, dégaina son épée à la vitesse de l’éclair, et frappa la tasse qui était toujours sur la table, qui se brisa en m’éclaboussant de café brûlant.

« CONNERIES ! On sait que vous avez passé la frontière avec un passeport diplomatique ! Vous êtes un putain d’espion ! »

L’homme posa sa main sur le bras de sa collègue.

« Allons allons, policière Vaveta, être un diplomate curieux ne signifie pas nécessairement être un espion. Calmez-vous donc. »

C’est à ce moment que je compris à quel point cette technique d’interrogatoire était efficace. Même en connaissant cette pratique et en ayant réussi à garder mon flegme, je me sentais malgré moi rassuré quand c’était l’homme qui parlait. Il fallait quand même que je trouve un moyen de m’en sortir sans aller en tôle.

La femme se rassit, haletante, rouge de colère, son épée toujours à la main.

« Cependant… » reprit le policier, « il est vrai que la plupart des diplomates ne sont pas aussi discrets, même quand ils sont curieux. Si on n’avait pas pu compter sur l’extrême vigilance des citoyens de notre petite ville, on n’aurait sans doute jamais entendu parler de vous. »

Il me tendit un mouchoir, que je pris pour m’essuyer le visage et les vêtements. Je décidai de ne pas résister et d’entrer dans le jeu. De toute façon, je savais que ceux qui faisaient les malins finissaient avec un coquard.

« Vous n’avez rien fait de particulièrement illégal, vous savez, hormis le léger trouble à l’ordre public qu’a provoqué votre petit furetage. Soyez sans crainte. »

Il s’approcha de la petite lucarne scellée par des barreaux d’acier.

« Le seul problème, c’est que j’ai un autre rendez-vous, peu avant le coucher du soleil. Si notre petite discussion s’éternise, je vais devoir vous laisser avec nos agents spécialistes de l’interrogatoire, comme la policière Vaveta, vous voyez. »

Il se retourna vers moi.

« Mais aucun de nous deux ne veux ça, n’est-ce pas ? »

Un sourire carnassier apparu sur le visage de la policière. Elle, elle voulait ça.

« Non, bien sûr que non, » répondis-je, feignant une trace de peur.

« Dans ce cas, dites-moi : quel genre de diplomate êtes-vous ? »

C’est à ce moment que ça devenait tendu. Je ne pouvais toujours pas leur dire que j’étais du SRE, mais si je mentais un peu trop, ils continueraient de me cuisiner. Je tentai donc d’élaborer une demi-vérité.

« Je suis lieutenant de la police de Ketarop-sur-Lac. Mais je vous ai bel et bien dit la vérité, car je ne suis pas ici de manière officielle. »

Je fis un petit pause et repris mon souffle. Les deux autres m’écoutaient attentivement, l’air grave, mais l’œil emprunt de curiosité.

« Vous voyez, à Ketarop —et partout dans le pays d’Arop d’ailleurs—, on a eu une série de meurtres. Après une longue enquête infructueuse, mes supérieurs m’ont ordonné de la classer sans suite. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre et me suis associé avec une détective privée de renom pour trouver le fin mot de l’histoire.

« La succession des meurtres semblait indiquer que le tueur provenait des territoires expressionnistes, j’ai décidé de venir ici pour mettre en commun nos informations. Après tout, il n’y a pas de raison particulière pour que les meurtres aient commencé à la frontière, n’est-ce pas ? Et l’affaire est particulièrement complexe, j’ai besoin de toute l’aide qu’on pourra me fournir. »

L’homme secoua la tête. « Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas venu directement à la police ? »

« Comme je vous l’ai dit, j’agis en dehors de ma juridiction et sans l’aval de mes supérieurs. Je ne pouvais de ce fait pas envoyer une lettre officielle pour vous prévenir de ma venue. Techniquement, je suis juste ici en tant que citoyen, pas policier. De plus, j’étais sûr qu’une affaire de cette envergure avait atteint le public général et je pensais qu’interroger les habitants suffirait à me fournir toutes les informations nécessaires. »

Je vis, à l’issue de mon monologue, que leur orgueil de flic avait été piqué, et ce malgré les précautions prises dans les mots que j’avais employé.

Après un court silence, la policière pris la parole. « On ne peut pas transmettre des informations sur des meurtres à des civils. »

Mon regard s’illumina. « Ah ! Il y en a donc bien eu ici aussi ? »

L’homme jeta un regard noir à sa collègue, puis s’adressa à moi. « Oui, cher confrère, il y en a eu. Mais comme elle vient de le dire, ces informations ne peuvent pas être données à n’importe qui. »

Je réprimai le rictus qui tentait de se loger au coin de mes lèvres.

« D’après ce que j’ai pu glaner avant mon arrestation, personne n’est au courant. Du coup, si vous ne m’aidez pas, ma seule possibilité pour obtenir des informations sera de faire un appel à témoin à l’échelle de plusieurs ville… »

L’homme commençait à perdre son sang-froid. « Et vous serez de nouveau arrêté pour trouble de l’ordre public. »

« Oh ! Ça ! Quelle est la sentence pour ce genre d’infraction ? Une simple amende, si ma mémoire est bonne ? Écoutez, si c’est pour attraper un tueur en série international, je suis prêt à la payer, et plutôt deux fois qu’une. »

Il s’impatientait. « Je pourrais aussi vous faire arrêter pour espionnage. »

« Qu’ai-je espionné, sinon les mouvements d’un criminel que vous avez échoué à arrêté ? Je ne suis pas sûr que vos supérieurs apprécient que vous créiez un incident diplomatique pour si peu. En vérité, si vous me transmettez ces informations, vous pourrez considérez que la passation de l’enquête est faite et ça fera ça de moins sur votre conscience. »

L’homme avait les sourcils sévèrement froncés, mais ne dit rien. Sa collègue l’observait, attendant une décision de sa part.

Finalement, il se leva. « Ce n’est pas de mon ressort. Je vais faire remonter cette affaire. Attendez-moi là. »

Il se passa plusieurs heures avant qu’il ne revienne. Quand il fut de retour, il avait un dossier sous le bras.

« Ma hiérarchie a accepté de vous transmettre ce que vous avez demandé, à condition que vous soyez raccompagné à la frontière. »

Je lui souris « C’est précisément ce que je comptais faire. »

Sur la route qui séparait la ville de la frontière, je consultai le fameux dossier. Il était quasiment vide. Mais il contenait une information particulièrement intéressante : le signalement du meurtrier.


« Je suis presque certaine que le tueur va suivre la côte jusqu’à la frontière shamane et faire des victimes sur son trajet. Je ne suis pas sûre de son itinéraire exact mais il y a une bonne chance pour qu’il longe la Briane avant de passer la frontière. » dis-je à Saras lors de notre traversée pour rentrer à Stellaroc.

« Vous pensez qu’on peut l’attraper avant qu’il n’atteigne les pays shamaniques ? »

« Ce n’est pas impossible, mais ça risque d’être compliqué, » lui répondis-je, incrédule. « Nous avons pas mal de retard sur lui, avec tous ses aller-retours, et même s’il ne voyage pas très vite —probablement pour pouvoir repérer les victimes idéales— il y a peu de chance pour que nous retrouvions sa trace avant la frontière. »

Maon compagnon·ne avait l’air contrit·e.

« On a néanmoins une petite chance d’y arriver si on mise sur le fait qu’il longe la Briane. Si c’est le cas, en coupant par le plus court chemin, on pourra peut-être mettre la main dessus à temps. Mais il y a deux gros problèmes à ça.

« Le premier, c’est que ça serait partir du principe qu’on arrivera à le coincer dès qu’on sera dans la même ville que lui. Je dois vous avouer que c’est assez improbable et qu’il faudra un certain temps pour l’attraper dès qu’on l’aura rattrapé. D’expérience, c’est souvent comme ça que ça se passe avec les criminels qui sont très mobiles et dont on ne possède pas le signalement.

« Le deuxième, c’est bien évidemment que c’est un pari très risqué. Il n’y a rien —pour le moment— qui semble indiquer qu’il prendra un chemin plutôt qu’un autre. Il y a des vies en jeu, on ne peur pas se le permettre. »

Saras avait l’air déçu·e. « Alors, quoi ? On continue à le suivre ? »

Je hochai la tête. « Mais d’abord on met toutes les informations en commun. Hier, j’ai envoyé une lettre à Ketarop à l’attention de Betec, et le message que j’ai laissé au poste de police de Stellaroc lui indiquera de nous rejoindre à mon hôtel dès qu’il serait arrivé en ville. Si j’ai bien estimé, il devrait arriver quelques jours après notre retour. »

Iel haussa un sourcil.

« Peut-on se permettre d’attendre plusieurs jours ? »

« C’est mieux ainsi. On a trop de retard pour que ça fasse une différence, et plus on a d’informations mieux c’est. »

« Mais vous n’avez pas dit que le rythme des meurtres accélérait ? »

« Oui, mais partir seules à sa poursuite, dans l’état actuel des chose, ne servira pas à grand chose. Si Betec a une information capitale et qu’en arrivant il ne trouve qu’une autre lettre lui indiquant qu’on est parties devant, on se lance dans une fuite en avant qui ne va qu’empirer les choses. »

Iel acquiesça en silence. Je laissai un ange passer, puis ajoutai : « Vous savez, a priori le tueur voyage par la route. Il devrait arriver à Stellaroc et commettre un meurtre d’ici quelques jours seulement. C’est une occasion pour nous d’essayer d’attraper le coche. »

« Je sais… »

« Mais on a trop peu d’information pour faire quoi que ce soit. C’est triste, mais on va être obligées d’attendre qu’il commette un meurtre pour… »

« JE SAIS ! »

Saras avait frappé le bastingage avec ses deux poings. Ses sourcils froncés et la colère défigurait ce visage si parfait.

« … pour essayer d’avoir les indices les plus frais possibles, ce qui nous permettrait de le coincer. » terminai-je.

Saras se tourna vers moi d’un air de défi.

« Alors pourquoi personne, pourquoi aucune force de police n’a réussi à l’attraper ou à avoir la moindre information utile à son sujet ? »

« Vous vous méprenez, Saras, nous avons beaucoup d’informations utiles —je les résumerai quand Betec nous rejoindra— mais juste pas suffisantes pour faire quoi que ce soit. Quand à savoir pourquoi personne n’a encore mis la main dessus, je dirais : une grande mobilité, accompagnée d’une grande prudence. Mais ça aussi on en reparlera. »

Nous accostâmes à Stellaroc en milieu de mâtiné. Saras avait d’autres affaires à gérer et me demanda de le faire chercher quand Betec serait là. Quant à celui-là, quelle ne fut pas ma surprise quand je le vis arriver le soir même, poussiéreux et exténué.

« Mon ami ! Je ne vous attendais pas si tôt ? Tout s’est bien passé ? »

À ma question, il éclata de rire, avant de me dire sur un ton sérieux : « N’en parlons pas. »

Je ne pu m’empêcher de sourire à l’idée qu’il eut été reçu par les interprètes de la même manière que moi ici-même.

Alors que nous étions toujours debout dans la salle de l’auberge et qu’il empestait la sueur et le cheval, il sorti un folio de son sac. « J’ai des informations intéressantes. »

Je levai une main pour l’interrompre. « Commencez pas prendre un bain, vous serez plus à l’aise pour me présenter ça (moi aussi d’ailleurs, mais je tus cette pensée). De plus, un·e inspecteur·ice d’ici a accepté de nous aider. Je vais lae prévenir et on fera le bilan tous les trois, Demain matin. »

J’étais fourbue du voyage qui m’avait fait traverser la moitié du monde, de l’interrogatoire ma foi oppressant, et de l’aller-retour en bateau. Après tout, depuis le début de l’enquête, je ne m’étais pas arrêtée plus d’une nuit dans la même ville. Sitôt mon repas avalé, j’allai me coucher. Je ne recroisai pas Betec qui avait dû dîner après son bain.

Saras était déjà là quand nous descendîmes prendre le petit déjeuner. Nous occupâmes une table pour six.

« Vous êtes monsieur Steiner, je présume ? Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Ils échangèrent une poignée de main emplie d’aigreur. Saras avait un langage corporel plutôt hautain envers son homologue arcaniste, et ce dernier semblait contrarié de cette attitude. Il ne cacha pas son amertume, et croisa ses doigts sur la table, sourcils froncés.

Mes compagnons commencèrent alors à étaler leurs documents tout en se faisant servir généreusement en fruits, légumes et viandes. Pour ma part, je continuai de manger léger.

Saras énuméra nos informations et nos conclusions à Betec, qui écoutait poliment, mais il était de toute évidence pressé de présenter ses propres découvertes.

Quand ce fut son tour, il brandit théâtralement la première feuille du folio.

« J’ai réussi à obtenir le signalement du meurtrier. » Nous observâmes le document. « Il s’agit d’une femme ! »

J’acquiesçai. « Ça ne m’étonne pas. »

Betec était surpris. « C’est peut-être sexiste de ma part, mais tout ce temps je m’étais imaginé que le coupable était un homme. »

Je hochai la tête. « C’est normal. Statistiquement, ce sont les hommes qui commettent le plus souvent la combinaison viol-homicide. Mais ce cas-là n’a rien d’habituel. »

Saras acquiesça. « Je vous avoue qu’à l’instar de monsieur Steiner, j’avais par défaut imaginé un homme. Peut-on savoir la raison de votre non-surprise ? »

« Et bien, rien de ce qui est arrivé n’est ordinaire. Pour commencer, un tueur en série qui va de ville en ville, c’est très rare. Ils aiment généralement avoir un pied-à-terre stable, une zone de confort qui leur permet de mieux commettre leurs méfaits, par exemple en invitant les victimes chez eux, ou en disposant de moyens de faire disparaître les corps plus facilement, ou tout simplement de se faire oublier entre deux crimes. Ils en ont bien souvent besoin.

« Commettre des crimes en étant nomade est très complexe, il faut faire du repérage à chaque fois, trouver un moyen d’échapper à la police dans chaque ville, c’est très fastidieux.

« Prenons aussi en compte que la grande majorité des viols —a fortiori les actes pédophiles— sont habituellement commis par des membre de la famille ou des gens très proches, et pas dans la rue.

« Enfin, le modus operandi, qui est unique en son genre.

« On ne peut donc pas appliquer un profil-type standard pour ce genre d’affaire, que ce soit le genre, l’âge, la classe sociale, ou quoi que ce soit d’autre. »

Ils hochèrent tous les deux la tête, convaincus.

Betec m’enjoignit à reprendre la lecture du signalement.

« Nous disions donc : une femme, dans la quarantaine, taille moyenne, phénotype hil-et, à savoir peau olive, yeux bleu sarcelle, cheveux roux orangé. Ah ! Nous avons son physiom ! Il s’agit d’un épais trait de couleur rouge sur son visage, vertical, qui part de son front juste au-dessus de son œil droit et qui descend jusqu’au milieu de la joue. »

« Heureusement que nous avons son physiom », soupira Saras, « la plupart des habitants d’ici on le phénotype hil-et, hormis les quelques shamans qui voyagent vers le primant. Sans ça, son signalement n’aurait pas été très utile. »

Betec nous présenta les autres documents de son folio, qui étaient de simples rapports de scènes de crime.

Le petit déjeuner était désormais terminé et il ne restait plus que nous dans la salle de l’auberge, hormis quelques piliers qui étaient déjà cloués au comptoir.

« Bon, maintenant qu’on a partagé toutes nos informations, faisons un petit résumé », déclara Saras.

Je pris la parole.

« Une femme, originaire du pays de Braam ou de Clava, parcours les routes en commettant des meurtres. Elle serpente le long des routes secondaires, en agissant sur un intervalle de neuf à vingt-huit jours. Nous avons constaté que cet intervalle se réduisait au cours du temps.

« Les crimes qu’elle commet se déroulent ainsi : elle choisit un enfant, l’énucléé, à l’aide d’un instrument métallique, parfois chauffé à blanc, parfois pas, puis dans les deux heures qui suivent le viole par pénétration anale, très certainement avec le même instrument. L’enfant fini par mourir de strangulation, probablement en le maintenant pour ne pas qu’il se débatte. Il est possible que l’enfant meurt de l’énucléation, mais dans ce cas le viol a quand même lieu.

« Il faut cependant prendre ce constat au conditionnel, car presque toutes victimes sont brûlées post-mortem puis cachées dans divers lieux, excepté une qui a été retrouvée intacte au fond de la baie du Golfe Étoilé. Il s’agit donc d’extrapolations faites à partir de cette victime et du rapport des autres.

« La police peine à trouver le coupable, car la tueuse quitte la ville où elle a commis sont crime avant que le corps ce soit retrouvé, et l’absence de point commun signifiant implique que la police met du temps à faire le lien entre les meurtres.

« Selon nos prévisions, elle devrait arriver à Stellaroc dans les prochains jours, tenter de commettre un crime, puis repartir en direction de la tradition Shamanique. »

Un silence lourd était tombé sur mes compagnons. Saras avait le visage tordu de dégout, comme s’iel s’apprêtait à vomir, et Betec avait les mains croisées devant sa bouche, le regard perdu dans le vague.

« A-t-on pu faire un lien entre les victimes ? », demandai-je.

Betec sorti de sa rêverie. « Impossible, on a trop peu d’information sur eux. Vous êtes d’accord, inspecteur·ice Filsonn ? »

D’un geste de la main, Saras commanda une bière avant de répondre. « Oui, étant donné les moyens à notre disposition et de la distance nous séparant des familles des victimes, impossible d’entre savoir plus sur eux. »

« Très bien, » repris-je, « A-t-on des hypothèses quant au mobile ? »

Ils secouèrent la tête en cœur. « Sans doute l’acte lui-même apporte à la tueuse une certaine satisfaction. Je ne vois rien d’autre, » avança Betec.

« Nous sommes complètement aveugles alors. »

Saras déclara, « Je vais transmettre le signalement à tous nos agents et demander à déployer des troupes pour surveiller les endroits peuplés d’enfants. Je ne sais pas si ça suffira, mais c’est le strict minimum. Des suggestions sur d’autres mesures à prendre ? »

C’est Betec qui lui répondit. « Oui. Dites aux gardes qui sont postés aux portes du guide et des dieux de faire suivre toute personne correspondant ne serait-ce qu’un peu au signalement. Il est assez précis pour que ça ne vous coûte pas trop de ressources, mais c’est le meilleur moyen de l’attraper. »

Saras fit la moue. « Je vais devoir demander des renforts au commissariat général de la ville. Ça risque de prendre un peu de temps de mettre ça en place. »

J’intervins. « Renforcez la sécurité dans les bas-quartiers et sur le port, ainsi qu’à tous les endroits où il y a des enfants mendiants. Le fait qu’elle agisse aussi vite, aussi discrètement et avec un certain dédain de la part de la police me fait penser qu’elle s’en prend principalement aux enfants de la basse société. Si vous voyez quelqu’une de suspecte, arrêtez-la et demandez ses papiers de voyage. Ils devraient nous permettre de savoir si elle est passée par le détroit des Dieux ou le détroit du Guide. Dans le second cas, ce sera une sérieuse suspecte. Et bien sûr, surveillez le physiom de chaque personne suspecte, surtout si celle-ci cache son visage. »

Saras se leva. « Très bien. Si vous n’avez rien à ajouter, je vais aller de ce pas transmettre ces instructions. »

Betec se redressa également, « Je vais faire du repérage dans les divers quartiers pour voir quels seraient les endroits propices à ce genre de meurtre. »

« Quand à moi, » dis-je, « je vais transmettre le signalement à toutes les auberges de la ville. »


J’avais beau avoir l’air confiant·e face à mes insolites compagnons, je n’en menais en revanche pas large face à la commissaire générale. Mon propre commissaire m’avait donné sa bénédiction quand je lui avait exposé la situation, mais je sentais bien que pour lui, c’était peine perdue.

« Je vais envoyer un mémo aux autres commissariats, pour qu’ils aient le signalement et puissent prendre leurs propres mesures », m’avait-il dit. En sous-texte, cela signifiait « On a peu de chance d’obtenir un effort de coordination général ». Mais, en bon commissaire, il avait tout de même catapulté ma requête vers les instances supérieures comme l’indiquait la procédure d’usage pour ce genre d’urgence.

Je me préparais à être reçu·e par le commissaire général, l’après-midi-même. Je me maquillais minutieusement, non-seulement pour faire bonne impression mais surtout pour apaiser mon anxiété. J’avais déjà eu affaire à la commissaire générale deux ou trois fois en tant qu’inspecteur·ice, et des dizaines de fois en tant qu’agent·e de police, avant ma promotion. Elle avait une manière de me terrifier, dans sa façon de parler, dans sa façon d’écouter. Elle faisait cette impression à tout le monde. Elle était dans un jugement permanent de la valeur des requêtes qu’on lui apportait. Pour elle, soit on leur donnait trop d’importance —et dans ce cas, on la dérangeait pour rien—, soit on ne prenait pas l’affaire suffisamment au sérieux —dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir remonté plus tôt ? Pourquoi ne pas avoir pris plus d’initiatives ?—. Dans tous les cas, on se faisait remontrer.

Ses remontrances était particulièrement difficiles à vivre. Ce n’étaient pas des reproches directs, ceux pour lesquels on peut serrer les dents et attendre que ça passe, mais de subtils éléments de langage, un adjectif acerbe, un adverbe accablant, une pointe de sarcasme ou juste des variations de ton sans équivoque, au cours d’un long monologue terne en apparence, mais au sous-texte accablant. Rien que de penser à son langage corporel, ses postures, ses regards torves me donnait des frissons.

J’avais mis trop de fond de teint. Perdu·e dans mes angoisses, retardant par tous les moyens le moment fatidique de la confrontation, j’avais surchargé mon maquillage.

Je n’avais pas le temps de le refaire si je voulais être à l’heure, et de toute manière, là où ordinairement ce genre d’apprêt m’aidait à me focaliser, dans le moment il ne faisait qu’accentuer mon sentiment de solitude.

Les requêtes urgentes étaient rapportées dans son spacieux bureau, qui grouillait en permanence de subalternes. J’avais pris avec moi une agente de terrain et un de nos greffiers, la première pour pouvoir transmettre des ordres urgents si elle le demandait, et le second pour lui transmettre les documents appuyant ma requête et consignant, après coup, l’entretien. Ils allaient être témoins de mon humiliation publique.

Debout face à son bureau —il n’y avait aucune chaise ou fauteuil dans cette pièce, ça prenait trop de place et tout le monde était trop occupé pour avoir le temps de s’asseoir—, elle leva les yeux à mon arrivée et me gratifia d’un simple : « J’écoute. »

J’exposai la requête. Directement, simplement, formellement, objectivement, sans aucune forme d’émotion ou de jugement personnel. Elle écouta avec attention.

J’appréhendais désormais sa réaction.

« Je vois. C’est bien. Mais pas de mobilisation générale. Le signalement à été transmit, je vais transférer l’ordre aux gardes des portes de vérifier tout le monde. C’est l’unique chose pour laquelle vous avez besoin de mon ordre direct. Vous pourrez vous charger du reste. »

Un des subalternes de la commissaire générale détala dès la fin de sa phrase, sans doute pour transmettre sans tarder l’ordre en question.

J’étais un peu prise au dépourvu. Malgré les quelques insinuations et le ton maternaliste de sa dernière phrase —qui semblait signifier « vous êtes un·e adulte, vous n’avez pas besoin de moi pour ça »— je me sentis moins troublé·e que ce à quoi je m’attendais. Peut-être que ma mémoire avait amplifié le mal-être qu’elle provoquait chez moi, ou peut-être qu’elle s’était un peu assagie avec le temps. Dans tous les cas, sans aller jusqu’à dire que je me sentais bien, j’avais connu bien pire.

Elle avait baissé les yeux et était retournée dans ses papiers. Quand elle s’aperçut que je n’avais pas bougé, elle leva derechef la tête et conclua d’un simple : « Ce sera tout. »

Quand je sortis du bureau, avant même que je ne puisse relâcher la pression et desserrer les dents, je fus rattrapée par un autre de ses subalternes.

« Comme vous avez fait une requête directe et qu’elle a été entendue, vous êtes maintenant plénipotentiaire concernant cette affaire. Vous pouvez faire vos demande à n’importe quel commissariat de la ville, elles seront écoutée comme si vous étiez un·e de ses subordonnés·e direct·es. Tant que ça reste dans le cadre de l’enquête. »

Sans ajouter un mot, il retourna dans le bureau.

En sortant du commissariat général, j’expirai l’air de mes poumons comme si j’avais retenu ma respiration pendant trois heure. Je regardai mes propres subalternes, ils avaient l’air à la fois fortement marqués par cet entretien et soulagés d’être sortis.

« Je suis content qu’elle vous ai écouté·e, chef·fe », me gratifia mon greffier, accompagné d’un sourire.

Le soleil était sur le point de toucher l’horizon, il était temps de rejoindre mes compagnons à l’hôtel.


Un employé de la municipalité était en train d’allumer les lampadaires de forcelle qui parsemait la rue. Il se pressait, car la lumière du jour baissait rapidement et il en avait encore beaucoup à s’occuper.

J’étais dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, à la jonction entre les docks et le quartier du bas-peuple. La route n’était pas pavée, le sol était en terre battue et rendu humide par l’atmosphère marine.

C’était le genre de quartier idéal pour commettre un meurtre.

J’avais passé l’après-midi à transmettre le signalement de la tueuse à toutes les auberges de la ville.

J’arrivai sur une assez grande place, où quelques personnes étaient présentes. Il y avait un petit groupe de dockers masculins, qui fumaient de l’herbe en plaisantant, un père en promenade avec sa fille, un groupe de six enfants qui jouaient, tombait et se roulait dans la poussière, et une femme entre deux âges qui observait ses derniers d’un œil torve.

Je me dirigeai vers les enfants. Quand je passai devant les dockers, ils m’injurièrent sur mes origines. A priori, ils avaient un grief contre les shamans. Je les ignorai et rejoignit le groupe de bambins.

« Bonjour, je m’appelle Eupope. Vous venez souvent jouer ici ? » Le enfants me dévisagèrent, surpris dans leur jeu par la vieillarde que j’étais. Je vis du coin de l’œil que la femme qui se tenait à l’écart fronça les sourcils.

Un jeune garçon me répondit, « On vient tous les jours après l’école ! »

Je lui souris « Faites attention à vous, d’accord ? Ne suivez pas les gens que vous ne connaissez pas. »

Une des filles semblait ravie. « Oui ! Mon papa me dit tout le temps de ne pas parler aux inconnus ! », puis se rendit compte du paradoxe, et retomba dans le mutisme, déçue d’elle-même.

« Ne vous en faites pas, je vais partir. Mais vous devriez rentrer chez vous, la nuit va tomber. »

Je m’éloignai, tout en constatant qu’ils ne prenaient pas en compte mon conseil. Ils continuaient à jouer. Ils ne nous facilitaient pas vraiment la tâche.

Le père s’était un peu rapproché, tout en tenant la main de sa fille. J’allai à sa rencontre.

Il était habillé avec simplicité, de manière évidente un roturier, avec une casquette sur la tête. Peut-être un manœuvre du port ? Sa fille portait un manteau à capuche d’où émergeait quelques mèche blondes en pagaille. Elle avait l’air envieuse des enfants qui jouaient dans la poussière.

Je n’étais pas sensée en parler aux civils, autres que les aubergistes, mais je ne pus m’en empêcher. « Faites-attention, » dis-je au père, « il y a une rôdeuse qui s’en prend aux enfant, en ce moment en ville. De nuit comme de jour, soyez prudent et ne quittez pas votre fille des yeux quand vous sortez. »

Quand je lui annonçai cela, il sembla effrayé d’abord, puis ses traits trahirent son inquiétude.

« Rassurez-vous, » lui dis-je, « les autorités sont sur le coup. Si vous voyez une femme au comportement suspect, prévenez la police. » Je lui donnai le signalement de notre tueuse.

Il me remercia d’un sourire angoissé, puis décida de rentrer avec sa fille.

Je me dirigeai alors vers la femme louche. En m’approchant, je pus confirmer qu’elle ne correspondait pas au signalement, mais rien ne contre-indiquait que la tueuse agissait seule — bien que selon moi, il était extrêmement improbable qu’elle ait une complice. Mais improbable n’étais pas un synonyme d’impossible.

« Bonjour, » lui dis-je. Elle détourna son attention des enfants et la reporta vers moi. Sans mot dire, elle me dévisagea des pieds à la tête. Elle attendit.

« Vous venez souvent ici ? »

Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que ça peut te foutre ? »

« Je vois. Qu’est-ce que vous voulez à ces enfants ? »

« Qu’est ce. Que ça peut. Te foutre ? »

Je commençais à m’agacer. « Ça peut me foutre que c’est vraiment glauque comme comportement et que je n’hésiterai à prévenir la police si vous ne me répondez pas. »

Elle s’esclaffa d’un rire grinçant. « Essaie un peu pour voir. » Elle fit un signe de la tête en direction des dockers qui observait notre échange de loin. Ils commencèrent à se lever et se répartir autour de nous, à bonne distance mais tout de même suffisamment près pour que si jamais ils recevaient l’ordre de se jeter sur moi, je n’eus aucune issue.

Je reconnaissais un peu ce schéma. Une matrone de maison close, qui prospectait des travailleur·euses potentiel·les tout en étant protégée par les plus fidèles de ses clients. Ce n’était pas surprenant de trouver ça dans ce quartier, défavorisé et proche des docks, mais tout de même, c’étaient juste des enfants !

Je restais calme, fit mine d’être impressionnée, m’excusa et partis, sous le regard menaçant des hommes. Je ne pouvais rien faire sinon en parler à Saras, quand nous nous serions rejoints.

Quand je fus de retour à l’auberge, mes compagnons m’attendaient. Ils avait déjà commencé à manger, et m’avais commandé un plat chaud, que j’accueillis avec grand plaisir. Nous fîmes le bilan de nos journées respectives.

Saras nous résuma son entretien avec la commissaire générale, et sembla satisfait·e du résultat, bien que moi-même considérais que ce n’était pas assez. Betec avait noté divers endroits particulièrement propice aux meurtres, et l’avais transmis à la police. Je notai qu’il y avait inclus la place de laquelle je revenais. Nous n’avions plus qu’à attendre.

Cette attente fut angoissante pour moi. Dans les jours qui suivirent, je me replongeais dans les dossiers qu’avait amené Betec, qui regroupaient tous les meurtres qui avaient eu lieu dans la tradition arcanique ainsi que ceux qu’il avait récupéré à la tradition expressionniste. Saras était retourné·e à ses obligations d’inspecteur·ice, iel avait diverse autres affaires en court. Je suspectais qu’iel en profitait pour se changer les idées.

Quant à Betec, il avait insisté pour participer aux patrouilles, mais ça avait été refusé, sans grande surprise. Il s’était donc posté de lui-même à la Porte des Arcanistes, sous l’œil intrigué des gardes en poste.

Le soir du troisième jour qui suivait la mise en place du cordon, une nouvelle terrible tomba : un nouveau meurtre avait eu lieu, malgré nos précautions. Les habitants d’un des quartiers avait trouvé leur eau brunâtre. Une enquête fut faite auprès du puits, et un petit cadavre étranglé, énucléé et violé fut trouvé au fond.

« On va examiner le corps ? » nous demanda Saras lors de la réunion de crise que nous organisâmes en urgence. « J’ai les accréditations si besoin. »

Je secouai la tête. « Pas la peine, partons ce soir, la criminelle a du partir dans la journée. Il faut qu’on voyage cette nuit si on veut avoir un espoir de la rattraper. »

Ils hochâmes tous deux la tête, puis nous nous rendîmes à l’écurie juste après avoir récupéré nos affaires.

Quand nous quittâmes la capitale, la nuit tombait. Nous trottâmes sur la route pavée à la lueur de nos lanternes.

La route n’étais pas dangereuse de nuit, nous croisâmes même quelques patrouilles. Minas était haute et sa lumière s’ajoutait à celle des lanterne pour éclairer la voie.

Mais nous ne pouvions pas galoper, et la fatigue embrumait notre vigilance. Quand le soleil projeta ses premiers rayons dans le ciel rosé de la fin de nuit, nous n’étions toujours pas arrivés au prochain village. Ce ne fut qu’en milieu de mâtiné que nous l’atteignîmes, fatigués et avec une journée d’enquête se profilant devant nous.

« Pas de temps de chômer, » dit Betec dès que nos chevaux furent à l’écurie, « nous devons nous dépêcher de débusquer la tueuse. Pour rappel, elle ne voyage pas rapidement, aussi elle doit encore être ici, quelque part. »

Saras s’avança. « Je vais prévenir la police locale pour mettre en place des recherches. On se retrouve à l’auberge en fin d’après midi pour faire le point. »

Betec s’adressa à moi. « C’est à mon tour de visiter les lieu d’intérêt du village pour partager le signalement, et au vôtre de crapahuter un peu partout pour avoir une bonne idée de la configuration des lieux. Ça vous va ? »

J’acquiesçai et parti ad hoc.

Le village était suffisamment près de Stellaroc pour avoir une infrastructure moderne. C’était un genre de mélange entre une petite ville côtière et un gros relai routier. Il était découpé en trois zones : la partie centrale où passaient les voyageurs, avec une auberge, un poste de police et la plupart des bâtiments publics —que je laissai donc à Betec— le port, et la zone résidentielle, qui était celle la plus loin de la côte.

Je commençai mon enquête par cette dernière. Il y avait peu de chances que la tueuse se trouve ici, vu qu’elle était itinérante. Je cherchais juste à éliminer cette possibilité dès que possible pour pouvoir enquêter plus tranquillement sur les docks.

Je rencontrai divers enfants et parents, que je pris soin de prévenir en essayant de ne pas les faire paniquer (cette dernière partie était la plus difficile pour moi, j’avais tendance à décrire les faits avec froideur malgré moi). Dans cette petite ville, où ce genre d’évènement ne devait pas être très commun, les gens se montrèrent particulièrement méfiants, voire hostiles à mon égard, et pour la plupart refusèrent de m’écouter.

Je commençais à comprendre que je perdais mon temps. Je cherchais mon chemin hors du quartier quand je fis une rencontre incongrue. Une enfant seule jouait au milieu de la route. Je reconnu instantanément sa tignasse blonde et son manteau, il s’agissait de la petite fille que j’avais croisé quelques jours plus tôt dans les bas-quartier de Stellaroc, celle qui avait été accompagnée par son père.

Quand je m’approchai d’elle, je remarquai son physiom, à savoir que ses oreilles avaient la forme de feuilles de chou-fleur. Elle devait avoir huit ans.

Elle me reconnu tout de suite. Je lui demandai « Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je joue en attendant que papa rentre à la maison. »

Ma question portait plus sur sa présence en ville, mais sa réponse m’avait intriguée. « Ta maison ? Tu habites ici ? »

« Oui ! On a déménagé dans notre nouvelle maison ! »

Amusante coïncidence. Cette petite fille m’intriguait de plus en plus. Je voulais lui poser davantage de questions, mais je ne savais pas trop comment aborder le sujet.

« Est-ce que tu as vu une dame étrange, dans cette ville ? Son physiom est un trait rouge sur le visage, » dis-je en mimant avec le doigt l’emplacement du physiom de la tueuse.

Elle me regarda d’un air confus. « C’est un quoi un physiom ? »

« Un physiom, c’est une caractéristique physique unique à toi. » Sa confusion ne semblait pas s’amoindrir. Il fallait que j’utilise des termes plus simples.

« Tu vois tes oreilles ? Elles ressemblent à des choux-fleurs, non ? »

Elle acquiesça.

« Est-ce que tu as déjà vu d’autre personnes qui ont des oreilles avec la même forme ? »

Elle secoua la tête.

« C’est parce que c’est ton physiom. Il est unique, il n’y a que toi qui l’a. Tout le monde en a un à lui, regarde. »

Je remontai la manche de mon manteau pour lui montrer mon avant-bras. Il y avait dessus une douzaine de petites tâche bleues en forme de trèfles.

« Tu vois ces taches ? Personne d’autre n’a les mêmes. C’est mon physiom. »

Elle fronça les sourcils. « Mais, il y a plein de personnes qui n’ont pas de physiom, pourtant. »

« C’est parce que des fois, il est caché. Ça peut-être par exemple dans le dos. Tu ne le verrais pas si quelqu’un avait un physiom dans le dos. Des fois, aussi, une personne n’a pas de physiom parce qu’il n’y a pas de combinaison possible entre les phyisioms de ses parents. »

Elle inclina sa tête sur le côté. « Les parents ? »

« Oui, le physiom est toujours un mélange de ceux des parents. Alors des fois, quand le mélange n’est pas possible, on ne peut pas le voir. »

Elle se mura dans le mutisme, le regard perdu dans le vague et les traits figés dans une profonde réflexion.

« Par exemple, toi ton physiom, ce sont le oreilles en chou fleur. Est-ce que tu connais le physiom de ton papa ? »

Elle hocha la tête et remonta sa chemise pour me désigner son nombril. « Il a comme moi, mais ici. »

« Il a donc le nombril en chou-fleur. Tu vois ? Vous avez tous les deux le chou-fleur. Et ta maman, son physiom est sur ses oreilles, n’est-ce pas ? »

Elle fronça de nouveau les sourcils. « Non. »

« Alors c’est quoi ? »

Elle pointa derechef son nombril. « Bah, c’est le nombril-chou-fleur ! »

« Non non, je te parle de ta… »

Et ça fit *clic* dans ma tête. Tous les éléments s’emboîtèrent d’un seul coup, en même temps que circonstances coïncidentes s’envolèrent.

« Il est où ton papa ? »

« Je sais pas, il ne me l’a pas dit. Il a dit qu’il rentrerait plus tard. »

« Et elle est où ta maman ? »

Elle fronça les sourcils et me répéta exactement la même phrase, en détachant les syllabes, comme si je n’avais pas bien entendu.

Bien sûr ! Tout faisait sens à présent. Je m’en voulais de ne pas avoir envisagé cette possibilité plus tôt. Quant au physiom du signalement, il était probablement factice. Un bon moyen de tromper la police. Je me tournai de nouveau vers la gamine.

« Est-ce que tu peux me montrer où est ta maison ? »

Elle réfléchit un court instant, puis hocha la tête. Elle me pris par la main et m’emmena à travers les rues.

J’étais désormais sur mes gardes. Je n’avais pas pris mon bâton lesté avec moi, je l’avais laissé avec les chevaux. C’était peut-être une erreur. J’allais identifier la maison et irais chercher mes compagnons.

La fillette m’amena devant une bicoque délabrée. De toute évidence une maison abandonnée. J’énumérai les issues. Une porte devant, probablement une derrière. Quatre fenêtres au rez-de-ch…

« Bonjour, qui êtes-vous ? »

Je me retournai brusquement. Il s’agissait du ‘papa’ de la fillette. Il avait un sac rempli de commissions et un air très méfiant.

« Bonjour ! J’ai croisée votre fille —c’est bien votre fille ?— seule dans la rue. J’étais un peu inquiète alors je l’ai raccompagnée.

J’avais grimé à la hâte ma voix et ma posture pour sembler le plus cacochyme possible, mais ayant été prise par surprise, je n’étais pas convaincue du résultat final. Il me fixa, et je ne parvins pas à savoir s’il m’avait reconnue ou pas.

Son visage s’illumina enfin, ravi. « Merci beaucoup ! Vous n’auriez pas dû, elle est très indépendante pour son âge. Mais que dis-je, venez vous reposer un peu à l’intérieur, je vais faire du thé. »

Il n’y avait plus aucun doute. Qu’il m’ait reconnue ou qu’il ne voit en moi qu’une témoin gênante, une chose était sûre, il voulait m’attirer à l’intérieur pour me tuer.

Je tentai de trouver maintes excuses, mais il les réfuta toutes en bloc. Il invoqua mon amabilité, mon âge et l’hospitalité pour m’attirer à l’intérieur. Je ne savais pas si j’étais capable de m’enfuir, il avait au bas mot soixante ans de moins que moi, il y avait une bonne chance qu’il me rattrape si je partais en courant maintenant.

Aller à l’intérieur, bien que très risqué, me donnait un peu de temps pour réfléchir à un plan et peut-être improviser une arme pour me défendre. De plus, je pensais que je pouvais parier sur le fait qu’il ne me tuerais pas devant sa fille.

La maison n’était pas bien grande, mais avait un étage et une pièce à part au rez-de-chaussée. L’homme demanda « Ma chérie, tu veux bien allumer le poêle ? » et alla remplir la bouilloire. Il y avait une fenêtre à côté de la table où il m’avait priée de m’asseoir, ma seule issue, vu que la porte était à l’opposé du salon. Je n’eus pas beaucoup de temps pour sonder l’endroit, car la petite avait allumé le poêle rapidement, et l’homme avait déjà posé la bouilloire dessus. « Ma chérie, tu veux bien aller dans ta chambre pendant que les grandes personnes discutent ? Ne bougez pas, madame, je vais rapidement me changer. »

Il ne devait pas m’avoir reconnue, sinon il ne m’aurait pas laissée seule. Je tentai d’ouvrir la fenêtre, mais elle semblait bloquée. Je n’insistai pas trop, pour ne pas perdre du temps. J’hésitai un instant à aller à la porte, mais il l’avait verrouillée après m’avoir faite entrer, et chaque seconde comptais. Je m’approchai du poêle.

Il ne s’était pas écoulé plus de quinze secondes au total qu’il revint dans la pièce. Il avait complètement changé. Comme il avait enlevé sa casquette et avait laissé choir sa longue chevelure rousse et satinée —bien que sale—, je remarquai que c’était une femme, sans grande surprise, la femme du signalement. Elle avait tracé un large trait rouge vertical sur son visage au rouge à lèvre, en guise de physiom factice.

Elle tenait un tisonnier tordu et couvert de sang séché à la main. D’une voix plus fluette que celle qu’elle utilisait avec son autre persona, elle me lâcha un simple « Désolée » et se rua sur moi.

D’un geste vif, je saisis la bouilloire et la lança en direction de sa tête. L’eau n’était pas encore brûlante, mais le métal avait commencé à chauffer, et elle eut un cri mélangeant surprise et douleur, se stoppant dans sa course.

J’attrapais une casserole en fonte qui était suspendue non-loin du poêle, et la lança à travers la fenêtre, qui explosa dans un fracas de verre brisé. Je couru pour m’y jeter à travers, mais fus plaquée au sol juste avant de l’atteindre. Dans ma chute, ma main atterri sur un débris de verre qui était encore fiché dans le cadre de la fenêtre, transperçant ma paume de part-en-part, et qui se délogea dans la violence de la chute.

Elle se mit à califourchon sur moi comme je me retournais pour lui faire face. Elle leva le tisonnier à deux mains au dessus de sa tête, pointant versde mon visage. J’eus juste le temps de plonger ma main dans l’intérieur de mon manteau pour toucher un de mes catalystes, et lança aussitôt un sort.

L’incantation lui fit peur, comme mes yeux changèrent de couleur et que je parlais dans un langage inintelligible, et elle eut un mouvement de recul. Mais c’était juste une diversion de ma part, car je ne connaissais pas de sort pouvant me servir à me défendre ou à attaquer.

Je profitai de cette fraction de seconde de répit pour utiliser le morceau de verre planté dans ma main et la blesser. Je visai les yeux, mais ne réussi qu’à atteindre sa joue. Elle lâcha son arme et pressa ses deux paumes contre sa blessure, les yeux révulsés, surprise comme j’étais sa première victime qui se défendait.

Je la renversai en arrière, elle ne parvint pas à se rattraper et se cogna la nuque contre un pied de la table. Pas fort, mais juste assez pour la sonner un instant.

Sans demander mon reste, je sautai par la fenêtre. Dans le mouvement, mon vêtement accrocha un des bout de verre encore sertis dans le cadre de la fenêtre, ce qui me fit tomber à la renverse.

Je tombai à l’extérieur, mais mes chevilles étaient encore au niveau du cadre de la fenêtre et quelque chose —un morceau de verre ou de bois brisé, je ne sus pas— me taillada. La douleur irradia ma jambe.

L’adrénaline parvint à me faire tenir et je couru malgré ma blessure aussi loin que je pus, sans oser me retourner. Elle ne poursuivit pas.

J’avais l’esprit confus, je ne savais pas quoi faire. La partie reptilienne de mon esprit me poussa à aller chercher mon arme, à l’écurie.

En arrivant dans le centre-ville, les gens me jetèrent des regards inquiets à cause de mes vêtement déchirés et tachés de sang. Quand j’arrivai à l’écurie, je beuglai au fille de service d’aller à l’auberge prévenir mes compagnons, tandis que je me dirigeais vers nos montures.

L’adrénaline commençait à retomber, et la douleur s’intensifiait. Il y avait bien sûr ma cheville et ma main —dans laquelle le morceau de verre était encore fiché— mais aussi mon épaule qui avait amorti le premier choc.

Mes forces commençaient à me quitter, j’envisageais de m’asseoir en attendant le secours de mes compagnons, mais une alerte se leva dans ma tête. C’était le sort que j’avais jeté en hâte durant la rixe. Il avait servi à lui faire peur sur le moment, mais c’était un vrai sort que j’avais lancé. Il me permettait de localiser la cible de celui-ci —la tueuse— si elle se trouvait à moins de deux cent disses de moi.

Si elle venait d’entrer dans sa zone d’effet, c’est qu’elle était proche de l’écurie. Elle venait sans doute chercher sa propre monture pour quitter la ville, maintenant qu’une témoin l’avais vue et avait survécu.

Je me cachai sans tarder, en battant la paille pour dissimuler le peu de sang qui avait coulé — rien de vital n’avait été touché, fort heureusement, il y avait peu de sang. Je retins mon souffle, je l’entendis qui apprêtait son cheval dans un boxe non loin du mien. Puis, un bruit de galop qui s’éloignait.

Il fallait que je fasse quelque chose. Je saisis un autre de mes catalystes —une longue-vue— et sorti à découvert. Je la voyais, de dos, qui s’éloignait sur la route, chevauchant son cheval — elle était déjà sortie de la zone d’effet de mon premier sort. Alors, tout en regardant à travers ma longue-vue, j’incantai de nouveau.

Le sort se lança, mais il m’avait demandé un peu trop d’énergie. Ma vue se noircit.


« Eupope ! Vous allez bien ? »

La voix de Betec me réveilla. Je voyais mes deux compagnons au-dessus de moi. Saras me palpait tandis que Betec me pinçait l’intérieur du bras pour me réveiller. Ils me mirent en position semi-assise, tandis que je commençais à recouvrer mes esprit. Une averse avait commencé à tomber et la paille du boxe était imbibée d’eau glacée.

« Vous êtes blessée ! » s’écria le policier alchimiste.

« Pas le temps, » répondis-je, « il faut la poursuivre. Je l’ai repérée. Elle est venue ici chercher sa monture. »

Betec secoua la tête. « Si elle a pris un cheval, elle est déjà loin. Seule, elle ira bien plus vite que nous, et si elle sait qu’elle est poursuivie, elle va tenter de partir le plus loin possible pour nous semer. »

Un mince sourire se dessina sur mon visage tordu de douleur. « J’ai pu lancer un sort avant qu’elle ne s’éloigne. Je peux connaître sa position approximative si elle se trouve dans un rayon de deux à trois kalieues. Pour le moment, elle est toujours en ville, immobile. Elle est sans doute partie récupérer sa fille et ses affaires. On a une chance de la rattraper. »

Ils firent tous deux une moue confuse à l’évocation de ‘sa fille’, mais comprenaient l’urgence de la situation et ne me questionnèrent pas. Saras m’aida à grimper sur ma monture, mais il m’était difficile de la contrôler.

« Essayons de l’intercepter à la porte du triant. Eupope, vous confirmez que c’est par là qu’elle va se diriger ? »

J’acquiesçais. « J’en suis sûre, mais dépêchons nous, elle a recommencé à bouger. »

Au moment où nous eûmes la porte de la ville en vue, nous la vîmes débarquer d’une rue adjacente qui longeait le mur de la ville. Elle avait assis sa fille sur l’encolure, contre son ventre, et celle-ci portait un gros sac dans ses bras.

Devant la porte, elle fit faire un angle droit à son cheval en direction de l’extérieur de la ville. Celui-ci dérapa sur les pavés mouillés et manqua de tomber, mais tenu bon. Nous étions encore trop loin de la porte pour pouvoir la rattraper malgré cette manœuvre.

« Arrêtez-la ! Arrêtez-là ! » hurla Saras.

Les gardes de la porte —qui regardaient vers l’extérieur— se retournèrent tous les deux pour savoir d’où venait ce chahut, mais n’eurent pas le temps de jauger la situation.

Par réflexe cependant, l’un deux s’interposa devant le cheval de la fugitive, mais fut renversé avec violence.

Quand nous passâmes à notre tour au galop à travers la porte, fort heureusement, il bougeait encore et son compagnon était déjà en train d’alerter les secours.

La fugitive était imprudente. Elle chevauchait au triple galop sur une route pavée et mouillée avec un cheval ferré. Par prudence et à cause de mes blessures, nous ne suivions pas son rythme, en restant au galop simple, mais nous parvenions toujours à la suivre grâce à mon sort.

Puis soudain, je sentais qu’elle se rapprochait rapidement de nous.

« Elle s’est arrêtée ! » criai-je par-dessus le fracas du vent et de la pluie.

Effectivement, peu de temps après, dans une courbe, nous vîmes des traces de dérapage et de chute. Le cheval avait sans doute pris la fuite, car nous aperçûmes des traces de bottes dans la boue, qui s’enfonçaient dans la forêt bordant la route.

Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour la rejoindre. Quand je la vis, elle s’était arrêtée et sa fille était assise sur le sol, adossée contre un arbre. J’eus à peine le temps de remarquer qu’elle était armée d’un arc qu’elle décocha une flèche dans ma direction. J’eus le réflexe salvateur de me jeter de côté, mais ce ne fût pas le cas de Saras, qui se trouvait juste derrière moi et qui n’avait pas pu voir le coup venir.

La flèche se planta dans le muscle de son bras, juste sous sa spalière de cuir. Il émit un grognement de douleur et tomba à genoux derrière un arbre. La fugitive encocha une seconde flèche et nous mis en joue. Betec se jeta à l’abri derrière le même arbre que Saras et commença à lui prodiguer les premiers soins. Moi-même me cachai, mais elle ne semblait pas vouloir nous attaquer.

Juste avant de me mettre à couvert, J’avais remarqué que sa fille, à ses pieds, avait les yeux mi-clos était à la limite de la conscience. Sans doute la chute du cheval lui avait provoqué une commotion. Elle n’avait pas l’air de saigner, mais elle avait besoin de soins urgents.

« Laissez-nous tranquille ! » hurla-t-elle.

« Votre série de meurtres s’arrête ici ! » lui lançai-je. « Vous ne pouvez plus en réchapper, vous êtes seule et nous sommes trois. La course est finie pour vous ! »

Je ne savais pas si c’était la meilleure stratégie à adopter, mais ça me permettais de gagner un peu de temps pour que Betec soigne Saras et revienne dans la course. Je ne pensais pas être capable de la combattre seule.

« Votre fille a besoin de soin ! Elle est innocente ! Rendez-vous et on pourra la sauver. »

Je me risquais à jeter un œil hors de mon abris. Elle ne pointait plus son arc vers nous et avait le larmes aux yeux. J’interrogeai Betec du regard, qui me fit signe de continuer.

Je sortis de mon abri et tendis une main vers elle. « Vous êtes en souffrance. N’est-il pas temps que tout cela s’arrête ? »

« Vous ne pouvez pas comprendre ! » Elle semblait folle, ses cris suraigus perçant le vacarme de la pluie forestière.

« Je le peux si vous m’expliquez. » Je fis un pas vers elle. Mais elle eut une réaction violente.

« Si vous faites un pas de plus, je la tue et je me tue ensuite ! »

Je me stoppai. Elle avait son arc braqué sur la tempe de sa fille.

Lentement, je mis ma main dans ma veste et m’empara du petit sifflet de laiton.

Betec, sortit alors lui aussi de sa cachette, et se joignit aux négociations.

« Il y a eu assez de victimes. Votre fille n’a pas a en souffrir. Que faut-il qu’on fasse pour que vous vous rendiez et qu’on arrête les frais ? »

Elle secoua la tête. « Je suis la pire des mère, à cause de moi tu ne pourra pas avoir une vie normale. » Elle ne nous écoutait pas. Elle s’adressait à sa fille. « Tu es condamnée a vivre comme moi. Je ne le permettrai pas. »

Betec renchérit. « On prendra soin de votre fille. On sait qu’elle n’a rien à voir avec vous. Elle pourra avoir une vie normale. »

Elle éclata d’un fou rire hystérique. « C’est ce qu’ils m’avaient dit aussi. Mais regardez-moi ! » Elle baissa la tête, l’air sombre. « J’aurais préféré mourir ce jour-là. »

Un ange passa, durant lequel on n’entendit que le martèlement de la pluie sur la végétation. Ni Betec, ni moi ne savions quoi ajouter. Nous attendions une réaction de sa part.

Après un long instant d’introspection, elle tourna la tête vers nous et cria « Je me rends ! ». Puis, toujours braqué sur la tête de sa fille, elle banda son arc et tira.

J’eus l’impression que le temps ralentit à ce moment-là. Bien avant de faire le geste que je m’apprêtais à faire, j’en avais pris la décision. Peut-être même le jour où j’avais accepté cette enquête, je l’avais prise.

Une fraction de seconde avant qu’elle ne décoche la flèche, je soufflai dans mon petit sifflet de laiton pour lancer mon sort. Il en sortit un sifflement mélodieux, celui d’un pinçon un matin de printemps. Mais sous cette pluie automnale, il résonna d’un son funeste.

Juste avant que les doigts de la fugitive ne lâchent la corde, la magie du sort attira son attention sur moi. Inconsciemment, son corps pivota d’un seul homme, et c’est vers moi que la flèche fendit l’air en sifflant.

J’entendis un craquement odieux quand elle se ficha dans ma poitrine. Tout à coup, ma cheville et ma main ne me faisaient plus mal, mais je perdis le sens de l’équilibre et chus.

Avant de toucher le sol spongieux, je pus voir Betec qui, d’un geste gracile et précis, fit trois pas en avant en dégainant sa canne-épée dans un grand geste semi-circulaire, au-dessus de sa tête, tranchant net quelques feuilles au passage. Puis, dans un dernier pas, il effectua une fente et estoqua la fugitive dans l’abdomen. Celle-ci avait laissé tombé son arc et me fixait avec béatitude, ne comprenant pas ce qui se déroulait devant ses yeux. Elle tomba à la renverse, sans comprendre non plus ce qui l’avait frappé.

Betec se jeta alors sur moi. Comme je saignais abondamment malgré la flèche toujours plantée dans mon thorax, il la brisa et tenta de comprimer la plaie. Mais rien n’y faisait. Elle saignait toujours.

Mes dernières sensations furent la vue de Saras qui hissait la fillette sur son dos de son bras valide. La voix de Betec qui m’ordonnait de rester éveillée. L’odeur du pétrichor. Le goût du fer. Et le contact du petit sifflet de laiton dans le creux de ma main.


Il faisait frais ce matin. Le premier quart venait de passer, mais la brume persistait dans la plaine. Ici, au sommet de la plus haute falaise du monde, j’étais bien au-dessus de la nappe brume qui nimbait le reste du pays.

Le personnel que j’avais engagé pour l’inhumation était déjà parti, j’étais seul. Je jetai un dernier coup d’œil sur la simple plaque de granit posée sur la tombe, quand j’entendis des pas derrière moi.

J’eus un petit sourire. « Vous êtes finalement venu·e, hein ? »

« Bien sûr, cette histoire ne pouvais pas se clore sans un instant de recueillement, ici. »

Je rejoignis Saras Filsonn qui était resté·e à distance respectueuse, mis mes mains à l’abri du froid dans mes poches.

Pendant qu’iel se recueillait, j’observai l’horizon, juste par-dessus le rebord de la falaise. Au delà de la brume continentale qui débordait sur les eaux, je voyais d’une par la mer du Golfe Étoilé, calme et accueillante, et d’autre part la Mer Intérieure, vaste et sauvage. Les séparant, des immenses récifs meurtriers, qui ressemblaient à des montagnes abruptes émergeant des flots.

« Vous l’avez gardé avec vous, n’est-ce pas ? » me demanda maon compagnon·ne, les yeux toujours clos.

Je tirai de ma poche droite le petit sifflet. « Oui. Je m’y suis attaché. Et j’en suis le premier surpris. Pour le peu de temps que nous avons passés ensembles, cette femme m’a marqué. »

« Quelle mort… terrible. » Filsonn serra ses paupières. Une larme se glissa sur sa joue.

« Vous pensez ? Il ne lui restait que trois ans avant sa mort séculaire, et elle n’était pas du genre à mourir paisiblement dans son lit. Je pense qu’elle s’y était préparée. »

Malgré tout, je serrai dans mon poing le sifflet.

« Vous et elle semblaient être du même acabit, sur ce point, » me dit-iel. « Toujours dans l’action, jamais dans la contemplation. Je me trompe ? »

Un ange passa. Filsonn rouvrit les yeux.

« Les shamans ne sont pas censés être enterrés en fosse commune ? Après une veillée solennelle et une grande fête ? »

« Si, mais elle n’a plus vraiment de famille ou d’amis ici, de ce que j’en sais. Et je pense qu’elle aurait aimé être enterrée au côté de son apprenti. »

Filsonn leva les yeux aux ciel, avant d’ajouter « Je pense qu’elle s’en serait fichu. »

Sa remarque me fit sourire. « Oui, sans doute. C’était une personne plutôt pragmatique. »

Un second ange passa, et on pu entendre le chant doux d’une grive.

Je me tournais vers maon compagnon·ne. « Alors, qu’avait vous pu en tirer ? »

Iel prit une grande inspiration. « C’est compliqué. Apparemment, durant son enfance sa grande sœur se faisait violer à répétition par leur oncle. Celui-ci lui faisait du chantage, disant que si elle refusait, c’était sa petite sœur qu’il violerait à la place. Cette dernière assistait souvent à ces scènes, sans qu’il le su. Jusqu’au jour où sa sœur tua son oncle en l’étranglant. »

« Quelle horreur… Elle a assisté à ça ? »

« Oui. Et un étranglement c’est long, très long. La sœur fut mise entre les main des ecclésiastes —elles sont bien nées dans la tradition divine— et elle fut adoptée. Elle tenta de vivre une vie à peu près normal, jusqu’au jour où elle surpris son mari tentant de violer sa fille, âgée d’à peine six ans. »

Iel s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.

« C’est là que tout se mis à dégénérer. Elle a tué son mari et s’est enfuie avec sa fille. Elle fut prise de très forte pulsions sexuelles, qu’elle n’arrivait pas à contenir et qu’elle ne voulait surtout pas déverser sur sa fille. Des pulsions pédophiles. Je vous le dit tel que les médecins me l’ont expliqué, mais les propos de cette femme ont été extrêmement confus à partir de là. Elle s’est mise à violer des enfants et à les tuer. Les médecins pensent que le meurtre était aussi une pulsion névrotique, mais n’en sont pas sûr. Elle semblait réellement regretter tous ces actes, mais c’est difficile de savoir où commence le mensonge, s’il y en est.

« Elle s’est construite une persona à partir de là, se maquillant d’un faux physiom pour se détacher de ses pulsions et pour ne pas être reconnaissable s’il jamais un témoin venait à la surprendre. Comme elle ne supportait plus de se voir dans le miroir, et là encore pour se cacher, elle se grimait en homme le reste du temps. »

« Sa vie a été atroce. Mais ça n’excuse pas ses actes. »

« Certainement pas. »

« Et sa fille ? »

« Comme elle était jeune, elle a réussi à la persuader que son père et sa mère était la même personne. Et elle a l’air d’avoir été protégée des actes de sa mère. En tout cas, rien dans ce qu’elle a dit a laissé pensé qu’elle était au courant.

« Elle n’a apparemment pas de séquelle de sa commotion, et sera bientôt adoptée. Elle n’a pas vraiment eu une vie normale jusque là, à voyager sans cesse avec sa maman-papa. Espérons que ça change. »

« Oui, espérons-le. »

Filsonn eut un hoquet de nausée. Ce n’était pas un·e novice, mais ça l’avait beaucoup secoué·e de prononcer ces horreurs à voix haute. Je pris moi-même conscience que j’avais la respiration saccadée.

« Et que comptez-vous faire, maintenant, inspecteue·ice Filsonn ? » Vous allez regagner votre poste à Stellaroc ?

Iel eut un petit rire. « Non. J’ai dû prendre congé pour venir vous rejoindre ici. Je me suis dit que ce serait une bonne occasion pour prendre des vacances dans ce pays pittoresque. Et puis j’ai besoin de souffler. Mon mari et mes enfants sont en route et me arriveront en ville demain matin. On vas passer une dizaine de jours à se reposer et à se promener. J’ai aperçu un petit châtelet en ruine, non-loin d’ici, qui pourrait être intéressant à visiter. »

La simplicité de ce projet m’allégea un peu le cœur.

« Et vous, monsieur Steiner ? Vous allez rentrer chez vous ? »

Je ris franchement à cette perspective. « Grands dieux, non ! Je vais profiter d’être dans tradition Shamanique pour effectuer quelque mission pour mon agence. Contrairement à vous, je trouve ma plénitude et ma liberté dans un célibat solide, dans des voyages éprouvants et dans mon travail. Mais je me réserve l’opportunité de visiter quelque point d’intérêt, s’il s’en trouve sur ma route. »

Iel me sourit. « Quand vous repasserez à Stellaroc en remontant la côte, venez me saluer au commissariat. On trouvera bien le temps d’aller boire un coup ensemble, non ? »

« Avec grand plaisir ! »

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