Tout le monde ne sera pas heureux

Au village de la Tribu Klotisse, dans les steppes de Balanciel, quelque part au guide de la chaîne de Toelda, année 1818 du calendrier divin.

Je suis née dans un village de la tradition shamanique. Comme tous les shamans, j’ai été élevée avec des valeurs fortes, valeurs qui dictent de privilégier la communauté envers et contre tout, d’aider les plus faibles et de respecter les plus forts. Les trois valeurs fondamentales du Shamanisme sont l’Essence, une approche philosophique de la vie, l’Ambition, c’est-à-dire agir en modelant son entourage, et l’Harmonie, la volonté d’un monde en équilibre harmonieux. La philosophie shamanique, pour la résumer en une phrase, est : “Agis pour les autres, ensemble vous serez un tout.“

Depuis la création du village, au cours du Premier Âge, nous vivons de notre artisanat. Au début nous fabriquions des armes, mais quand Cosma a été fondée et que les mentalités ont évolué, nous avons suivi cette évolution et nous sommes spécialisés dans la fabrication du papier. Je dis “on”, mais c’était il y a presque cinq siècles que cela s’est passé. Plus récemment, il y a cinquante ans, une nouvelle technique de fabrication du papier a été découverte, révolutionnant le domaine. Ce nouveau papier, créé à partir de fibres de bois, est un meilleur support d’écriture et est plus facile à presser. Afin de rester à la page, nous avons adopté cette nouvelle technique.

Nous faisons principalement notre commerce avec la Tribu Vertor, une ville de taille raisonnable se trouvant entre la Chaîne de Toelda et la Jungle Primordiale, sur la grande route commerciale qui joint le Cercle Vlala au Cercle Mundi. Je sais qu’eux revendent le papier aux Archives du Monde, qui se trouve près du Cercle Mundi.

J’ai dix-huit ans, je suis donc une jeune adulte. J’ai fait mon apprentissage auprès de Elclapte, la maîtresse bûcheronne, et depuis trois ans je suis à son service en tant qu’artisane accomplie.

L’année 1818 correspond au cinq-centième anniversaire de la fondation de Cosma. Pour l’occasion, de grandes fêtes sont organisées partout dans le monde. La cheftaine a décidé que nous le fêterions la veille de ambidi, jour où on fête la valeur de l’Ambition. Cela signifie qu’elle aura lieu le dernier jour du mois d’ambiame, au milieu de l’hiver qui suit la saison sèche. Cet hiver est généralement doux, et si les montagne de l’Échine et de la Chaîne de Toelda ne nous accorde que peu de soleil, nous sommes à l’abri des vents forts qu’on peut trouver dans le reste des Steppes de Balanciel.


Aujourd’hui nous sommes le trente ambiame, c’est-à-dire l’avant-veille d’ambidi. C’est donc demain que devra avoir lieu la fête du penta-centenaire de la fondation de Cosma.

Tout le village participe aux préparatifs et je ne fais pas exception. Je ne me sens pas très à l’aise. Beaucoup de gens m’abordent et me demandent de les aider. Aussi, même si j’apprécie pouvoir me rendre utile, je n’aime pas la manière dont tout le monde – surtout mes aînés – part du principe que je suis à sa disposition. Ce genre “d’entraide” ne me sied pas vraiment, je préfère constater par moi-même où je peux être utile et aider selon mon propre jugement, plutôt que d’obéir bêtement aux membres de la communauté.

Elclapte me dit souvent que je peux aussi demander ouvertement de l’aide aux autres, que c’est du donnant-donnant. Je n’arrive pas à m’y résoudre. Pourquoi déranger autrui quand on peut s’aider soi-même ? Et puis, c’est par sa propre expérience qu’on s’améliore, le fait de tout le temps demander assistance ça nous empêche de progresser personnellement.

Elclapte m’a toujours répondu que la communauté, en s’entraidant, s’améliore elle-même, comme si elle n’était qu’un seul être. Je suppose que c’est une manière de voir les choses.

Cela dit, je consens tout même à vivre selon les règles de cette communauté. De fait, aujourd’hui plus que jamais, j’entraide.

Je passe la plupart de ma matinée à monter une estrade au milieu de la place du village. Elclapte n’étant pas que bûcheronne, mais aussi charpentière, le village nous a demandé à elle et moi de nous occuper de tous les travaux de bois. Ces derniers jours, nous avons taillé les planches et les poutres nécessaires pour l’estrade, aujourd’hui nous l’érigeons.

Mais comme je suis sans cesse sollicitée, mon travail prend du retard et je suis encline à sauter le repas de midi pour le rattraper. Cela ne me dérange pas le moins du monde, au contraire, j’apprécie la solitude qui m’est accordée pendant que les autres vont déjeuner.

Mais cette solitude est de courte durée, car alors que je suis occupée à clouer les planches de l’estrade, un homme sombre emmitouflé dans une cape de fourrure teintée en noir s’approche de moi.

“Acandisse…”

Au moment où il m’apostrophe, je sursaute. J’étais tellement focalisée sur mon travail que je ne l’avais pas vu venir.

“Xelti ! Tu m’as fait peur !
– Désolé, ce n’était pas mon but.”

Je le dévisage d’un air perplexe et méfiant. Xelti est un vieil homme, qui a le teint entre le blanc pâle et le jaune. Contrairement à la plupart des habitants du village, il a les cheveux argentés et des yeux d’un bleu intense. La particularité physique la plus notable chez lui est son physiom : sa canine gauche forme une excroissance courbée qui sort de sa bouche et remonte vers le haut de sa joue, comme une défense d’animal. Cela participe à lui donner un air inquiétant.

Il me dévisage en retour, bien que mon apparence soit plus banale. Comme tout le monde dans celle partie du monde j’ai la peau rouge et les yeux noirs. Mes cheveux sortent du lot car il s’agit de mon physiom : une chevelure faite de tiges et de feuilles, comme un petit buisson.

“Je peux faire quelque chose pour toi ?”

J’ai dit cette phrase machinalement, mais je le regrette. J’apprécie trop ce moment de solitude et je n’ai pas la moindre envie d’aider quelqu’un d’autre. Surtout cet antipathique Xelti. Je me dépêche de me rattraper.

“Enfin, si seulement si c’est urgent. Je suis un peu en retard sur mon travail.”

Tan pis pour le tact. Si un défaut d’étiquette me permettrait de passer un peu de temps seule, j’étais prête à le faire, quitte à me faire rabrouer par mes parents plus tard.

“Je ne souhaite aucunement t’interrompre dans ton travail“ me répond-il. “Mais j’aimerais échanger quelques mots avec toi. Penses-tu pouvoir concilier ces deux activités ?“

Ce langage mielleux m’exaspère. J’aimerais pouvoir l’envoyer balader. J’espère au moins que ça sera rapide.

“Ne t’inquiète pas, je ne serai pas long.”

Mon sang se glace. C’est comme s’il lisait dans mes pensées…

Je me ressaisis. Après tout, mon exaspération ne doit pas être difficile à voir, et c’est son travail de lire les gens.

“Très bien, “ dis-je en me tournant derechef vers mon œuvre, “je t’écoute.”

Je commence à marteler tandis qu’il prend la parole.

“Acandisse, dis-moi, te sens-tu à ta place dans cette communauté ?“

La question est si directe qu’elle me surprend un peu. Mon marteau reste suspendu dans l’air le temps d’un battement de cœur, puis je continue ma besogne.

“Bien sûr,” dis-je d’un air un peu trop faux, “la communauté est un tout et il faut savoir y trouver sa place.“

On m’a tellement répété cette phrase qu’aujourd’hui elle ne fait plus aucun sens à mes oreilles. Mais je suppose que c’est ce qu’il veut entendre. Il laisse passer un instant de silence, avant de reprendre.

“Tu sais, tant que tu n’admettras pas la vérité telle que tu la ressens, tu ne pourras trouver ta place nul part.“

Je commence à être agacée par ses manières. Je commence à hausser le ton.

“Je suis très au courant de ce que je ressens, merci bien. Quant à trouver ma place, on me rappelle assez souvent que ça n’arrivera pas.
– Tu sais ce que tu ressens, mais tu n’es pas capable de l’admettre. Tu mens à ta communauté, à tes proches et tente de te faire passer pour ce que tu n’es pas. Tant que tes actes ne seront pas raccord avec tes sentiments, tu ne seras pas entière.“

Je n’aime pas cette discussion.

“Écoute, je sais ce que tu essayes de faire. Ça ne prendra pas avec moi. Tu veux bien me laisser seule maintenant ?”

Il émet un petit soupir.

“Très bien, je ne veux pas te forcer. Mais sache que tout ce que je fais, c’est faire en sorte que tu te poses les bonnes questions. Tout dépend de toi.”

Il commence enfin à s’éloigner. Avant de disparaître au coin d’une maison, il se retourne une dernière fois vers moi.

“La dernière question qu’il faut que tu te poses est la suivante : pourquoi tu es devenue bûcheronne ?”


Xelti est le guide de ce village. “Guide” est le nom qu’on donne aux membres de la neuvième tradition, la tradition qui n’a pas de Psychopompe, l’Égérie.

Il y a un guide dans chaque communauté du monde. Dans toutes les villes et villages, quelle que soit leur taille, vous trouverez au moins un guide. Comme leur titre laisse penser, ils ont pour rôle de guider les membres des communautés, ceux qui sont spirituellement égarés, afin qu’ils trouvent leur voie.

Faire appel à un guide signifie en général de subir de gros changements. Parfois, il s’agit de changer de métier, mais il peut arriver que des personnes quittent leur ville et leur famille à cause de cela.

Cela fait que, même s’ils sont objectivement utiles pour tout le monde, ils ne sont pas vraiment appréciés par le gros de la communauté. Beaucoup de gens ont vu partir une fille, un fils, une épouse ou un époux à cause d’un guide. Si jamais vous révélez à votre famille que vous allez voir un guide, elle va tout faire pour vous en dissuader. Guide est synonyme de départ, de tristesse.


Dès le matin de la veille d’ambidi, la fête du penta-centenaire bat son plein. Au centre du village, autour de l’estrade que j’ai montée hier, ont été disposées des dizaines de tables débordant de plats. La nourriture est simple mais elle est profuse. Cinq grands brasiers ont été allumés autour de la place, permettant à tout un chacun de se réchauffer. Les musiciens et danseurs du village braillent sur l’estrade qu’ils frappent gaiement à l’aide de leurs talons, a priori en rythme avec leur musique discordante. De grandes bandes de tissu coloré ont été tendues entre les maisons qui entourent la place, créant une canopée bariolée, mais quelques rubans se sont détachés et traînent dans la boue.

Hormis ceux qui sont réunis en cercle autour de l’estrade pour danser en rythme avec les danseurs de scène, la plupart des gens se sont agglomérés en petits groupes, selon leurs accointances.

Mes parents sont avec leurs amis, en train de se moquer des danseurs amateurs qui battent la boue en rythme autour des danseurs professionnels, tout en se goinfrant de pâtisseries et de galettes de blé et en spéculant sur les coucheries qui auront lieu aujourd’hui et demain. Ma sœur, qui s’est mariée dans l’année, est avec sa femme, au sein du groupe de jeunes époux qui traditionnellement arbore des couronnes d’asters roses et distribuant des bouquets d’églantine à tous ceux qu’ils croisent – encore une tradition futile. J’aperçois près d’un feu le groupe formé par les jeunes bûcherons du village, des gens avec qui je n’ai aucune affinité, mais pour une raison qui m’échappe tout le monde s’attend à ce que je m’entende avec eux. Maîtresse Elclapte est avec d’autres maîtres artisans, au milieu d’un genre de débat où le but est de chercher à savoir lequel ou laquelle d’entre eux a été le plus utile cette année.

Les seules personnes qui sont isolées sont Xelti, qui est assis et sirote une choppe de vin épicé, et moi, qui suis plantée là, a milieu de tout.

“Ces deux jours vont être très longs…“ pense-je.

Je décide d’aller voir mes parents. Je tente sans succès d’esquiver ma grande sœur qui court vers moi dès l’instant où elle me voit et me couvre de fleurs et de vœux.

“Que tu trouves bientôt l’amour !“, la formule consacrée traditionnelle destinée aux célibataires. J’ai beau aimer ma sœur de tout l’amour fraternel qu’il est possible de ressentir, je hais le fait qu’elle soit aussi à l’aise dans cet environnement mièvre de camaraderie. Et puis, son physiom à elle est moins disgracieux que le mien : des arabesques scintillantes bleu profond qui ornent sa mâchoire inférieure.

Après avoir diplomatiquement accepté un collier de coquelicots oranges, je parviens à m’extraire de sa liesse pour rejoindre ma mère, qui s’est un peu mise à l’écart de son groupe pour se resservir un verre de bière épicée.

“Ah ! Voilà notre brillante bûcheronne !” s’écrit-elle sur un ton beaucoup trop joyeux pour ne pas être emprunt d’alcool. “Il paraît que c’est toi qui a monté l’estrade ?”.

Elle accompagne ses paroles d’un mouvement de la main approximatif, désignant les bouffons qui agitent leur extrémité et leurs cordes vocales avec frénésie.

“Tu sais, c’est grâce à ton métier que notre village prospère ! Le papier, c’est de l’or pour nous !” Et de finir d’un trait sa choppe de bière.

“Maman, vas-y doucement, il n’est pas encore midi…”

Elle ne m’écoute pas. D’un geste qui se veut gracieux, elle fait voleter sa chevelure scintillante de couleur bleu profond pour mieux apprécier les dernières gouttes de son brevage.

“Et ton père qui ne fait que couiner ragot sur ragot… Toi au moins tu n’es pas comme lui !”

Et voilà, je me suis condamnée toute seule à faire la conversation à quelqu’un qui adore s’écouter parler. Surtout sous l’influence de la boisson.

Je jette un œil vers mon père. Il se frotte malicieusement sa barde faite de mousse verte et touffue tout en déversant des flots de moqueries à qui veut bien l’entendre.

“Ta sœur est si heureuse depuis son mariage… Tu n’as pas de petit ami, toi, si ? Ne t’inquiète pas, tu as tout ton temps.”

Mon sang bouillonne, j’ai envie de m’enfuir. Mais c’est ma mère, elle et papa ont toujours pris soin de moi. Je peux au moins trouver la force d’être agréable avec elle.

“Je suis trop occupée par mon travail en ce moment. Je verrai plus tard.“

Sans parler du simple fait que strictement personne ne m’intéresse ici.

“Je vois.”

Un instant se passe dans le silence. Je sens que ma mère essaie de me dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

“J’ai parlé à Breneute avant de venir à la fête. Tu sais, le fils de la boulangère ? Il m’a dit qu’il t’avait aperçu hier midi en compagnie de Xelti.”

Elle laisse sa phrase en suspens. J’essaie de trouver quoi lui répondre, mais je sais pertinemment que la conversation est en train de sombrer doucement vers les réprimandes.

“Vous avez parlé de quoi ?”

Je décide de lui dire la vérité.

“De rien de spécial. Il est venu me déranger dans mon travail, et je l’ai envoyé balader, voilà. Si c’est à cause de ça que tu m’en parles, je m’excuse d’avoir été impertinente envers lui.
– Non non, tout va bien. C’est juste… inattendu.”

Le silence retombe. Je pense que la meilleure marche à suivre est de couper court à cet entretien aussi gênant pour l’un que pour l’autre.

“Bon, je vais voir des amis, à plus tard.”

Comme je m’éloigne, je peux voir par-dessus mon épaule qu’elle se ressert une autre choppe. Et voilà pour la gratitude filiale.

J’ai beau m’éloigner, je n’arrive pas à me sortir de la tête la conversion que je viens d’avoir.

La vérité ? Je lui ai vraiment dit la vérité ? Voilà que je me mens à moi-même maintenant. Je savais très bien ce qu’elle voulait que je lui dise, quelles étaient ses craintes. Et j’ai décidé de ne rien dire. À quoi bon après tout ? Je préfère qu’elle ne se fasse pas de soucis pour moi.

Il y a autre chose. Elle a dit que mon métier était ce qui faisait prospérer le village. Sur le coup, j’ai été surprise. Pourquoi ? Après tout, c’est grâce au bois qu’on fait le papier, et ce depuis des lustres. C’est juste que je n’avais jamais envisagé ça comme ça. Pour moi, couper du bois est surtout un moyen de m’éloigner un peu de la masse. Les arbres du pays sont fins et poussent à profusion, chaque bûcheron travaille donc seul, ça permet un meilleur rendement. Une aubaine pour une misanthrope comme moi.

“Bonjour.”

Je sors immédiatement de mes pensées en entendant la salutation.

“Tout ce monde, toute cette joie, et tu viens me voir moi, le vieux guide en noir ?”

C’était Xelti. J’avais marché sans regarder où j’allais, et à éviter inconsciemment les groupes de personnes, j’étais fatalement tombée sur l’autre misanthrope du village.

“Tu ne veux pas t’asseoir un peu ?“

Il a le coin de la bouche – celui où se trouve son physiom – tiré par un rictus malin. Je jette un œil alentour. Ma sœur musarde de l’autre côté de la place, ma mère est retournée dans son groupe. Pendant un court instant, j’ai l’impression que Elclapte me regarde, mais l’instant d’après je la vois discuter avec ses confrères.

Foutue pour foutue, autant mettre les pieds dans le plat.

Je prend donc un tabouret sous une table et m’assoie à côté de Xelti. Ainsi, je peux superviser le reste des festivités. Et puis, je n’ai aucune envie d’être en tête-à-tête avec lui. Il me tend une timbale en étain, que j’accepte, et dans laquelle il sert une rasade de vin d’une des cruches qui sont à disposition. Sirotant lui-même le vin de sa timbale, il me demande :

“Tu as réfléchi à la question que je t’ai posée hier ?”

Je m’en veux un peu de l’avoir fait à mon propre insu.

“Oui, malgré moi.”

Je suis en colère. Contre moi-même. Contre Xelti. Contre le village.

“Tu sais, Acandisse, il n’y a aucune malice dans mes intentions. Quel intérêt aurais-je de te parler si ce n’était pas, d’après moi, la meilleure chose à faire ? Je t’ai un peu observée, ce matin, et j’ai bien vu que tu étais en décalage total avec tout ça, que tu n’arrivais pas à trouver ta place dans ce petit monde.“

Il s’est tourné vers moi en me parlant. J’évite son regard. Mon visage est défiguré par la colère et la frustration.

“Pense un peu à toi et…
– Assez !“

En criant cette interjection, je frappe la table avec ma timbale, tordant celle-ci. Je me lève et lui fait face.

“Tu crois quoi ? Que je vais partir ? Trouver mon bonheur ailleurs ? Ça n’arrivera pas ! Il y a des gens que j’aime, ici ! Des gens qui comptent sur moi ! Ma sœur, mes parents, ma maîtresse, ils ont toujours été là pour moi et il n’est pas question que je les laisse tomber pour mon bonheur égoïste !”

Je commence à m’éloigner en frappant le sol terreux de mes pas. Derrière moi, j’entends la voix de Xelti, toujours aussi calme :

“Tu as le droit d’être heureuse, Acandisse.”

Sans me retourner, je lui rétorque :

“Tout le monde ne peut pas être heureux. Pour que les autres le soient, je ne le serai pas.”


Je me réveille alors que le soleil est déjà haut et m’asperge le visage de ses rayons. Je sens sur mes joues les traces de sel venant des larmes séchées que j’ai pleurées hier après avoir quitté la fête. À vue de nez on est au premier quart de la journée. J’entends les braillements des fêtards qui sont sur la place du village, à quelques rues de la maison familiale. Je me tourne dans mon lit, faisant dos au soleil, et tente de me rendormir.

À peine ai-je le temps de m’assoupir que des coups forts sont frappés à ma porte. J’entends la voix de mes parents de l’autre côté.

“Acandisse ? Ma chérie ? Tout va bien ?”

Je n’ai pas la force de répondre.

“On entre !”

Ce qu’ils font. Il semble qu’ils ont participé à la fête ce matin. Je vois çà et là sur leur vêtements des indices qui laissent penser cela.

“On a vu que tu n’étais pas à la fête ce matin, alors on s’est inquiétés.”

En prononçant cette phrase, mon père a passé sa main dans mes cheveux de feuilles. Il m’embrasse sur le front et je sens le contact frais de sa barbe moussue.

“Il s’est passé quelque chose hier ? Ou bien tu es malade ?“ me questionne ma mère en s’asseyant sur le lit, à l’opposé de son époux.

Je ne sais pas quoi leur dire. Je n’ai pas envie qu’ils s’inquiètent ni qu’ils me réprimandent sur mon comportement. L’idée de feindre la maladie m’effleure, mais je n’ai pas non plus envie de mentir. Je me redresse et m’assied.

“Je vais être franche, je ne suis pas à ma place dans tout cela. C’est comme si j’assistais en permanence à des coutumes que je ne comprends pas.“

Ils optent pour un air calme, plein de flegme. Je ne sais que trop bien que derrière cet air se cache l’incompréhension.

“Je veux dire, j’ai fait mon travail non ? J’ai aidé la communauté à organiser cette fête, non ? Je n’ai pas le droit de la vivre un peu comme j’en ai envie ?”

Ma mère me répond en tortillant le bout de ses cheveux scintillants du bout des doigts.

“Mais tu ne peux pas accomplir ton travail et ne pas en profiter… Si tu veux aider la communauté, il faut aussi que tu partages sa joie. C’est en te rendant heureuse toute la communauté est heureuse. Si tu n’en profites pas, alors c’est toute la communauté qui est mise en échec.“

Elle m’exaspère.

“Pourquoi ai-je sans cesse l’impression de me devoir à la communauté ? Mon bonheur, c’est ce qui me concerne moi d’abord, non ?”

Nouveau silence d’incompréhension.

“La communauté veut que je sois heureuse ? Et bien dites à la communauté que je suis heureuse dans la solitude, voilà.“

Ma mère se lève.

“Bon, d’accord, on va te laisser un peu seule. Mais essaie quand même d’aller voir des gens aujourd’hui, ce n’est pas sain de tout le temps rester seule.”

Quand ils ferment la porte, une rage qui bouillonnait dans mon ventre explose enfin. Je colle mon visage dans mon oreiller et hurle de toutes mes forces dedans. Au moins, ça me calme un petit peu.

Mais à peine une heure plus tard, d’autres coups frappent à la porte. Cette fois-ci, ils sont plus doux et discrets, comme si la personne de l’autre côté avait peur de me déranger.

“Entrez.” dis-je, à moitié résignée.

Il s’agit de ma maîtresse, Elclapte. Elle entre avec un plateau qu’elle pose à côté de moi, tout en s’asseyant sur le lit.

“Bonjour Acandisse. Il est presque midi, mais je t’ai apporté un petit déjeuner.”

Le plateau est bien garnis. Il y a du jus pressé, des flocons d’avoine, du lait de plogue et quelques pâtisseries venant probablement des buffets de la fête.

Je me redresse et commence à manger. Je sais qu’elle aussi est venue me convaincre, alors je la laisse ouvrir le dialogue. Elle me laisse un peu de temps pour apprécier ce qu’elle m’a apporté avant de se lancer.

“Écoute, je sais qu’il y a peu de choses qui peuvent te convaincre de venir. Tu ne te plais pas en communauté. Mais si tu commences à t’isoler, ça sera de pire en pire.“

Elle me laisse un peu méditer là-dessus. Je mâchouille mollement une natte pâtissière

“Tu vas finir par y trouver ta place, ne t’en fais pas. Ce n’est pas parce que tu mets plus de temps que les autres que ça n’arrivera pas.“

Je suis toujours partie du principe que je ne trouverai jamais ma place. Mais ma maîtresse, qui me connait depuis mes treize ans, a l’air convaincue du contraire. Qui sait, peut-être me trompe-je.

“Ta famille t’a toujours soutenue dans cet objectif, non ? Ils continueront de le faire quoiqu’il leur en coûte. Ils ne sont pas toujours très habiles, mais ils font de leur mieux.”

“Tu sais, il y a souvent des moments difficiles pour chacun d’entre nous. Se dévouer à la communauté n’est pas toujours simple. Mais cela permet à ceux qui sont dans le besoin de tenir le coup. Alors à chaque fois qu’on doute, qu’on ploie sous l’effort, on essaye de se rappeler pourquoi on le fait : pour aider ceux qui en ont besoin.“

“Pour toi, ces deux fêtes sont peut-être futiles et une démonstration de superficialité, mais pour d’autres, il s’agit du seul réconfort qu’ils peuvent avoir depuis plusieurs semaines. Pour ces gens-là, le fait que tout le monde n’y trouve pas ça place vient un peu gâcher ce moment de soulagement.“

C’est amusant, je m’attendais à ce que, comme les autres, elle me fasse culpabiliser. C’est bête, mais cela m’a attendri, car je n’ai aucun mal à me projeter dans ces personnes qui, à mon instar, attendent patiemment le moment où elles pourront se détendre un peu.

Je décide de donner sa chance à Elclapte. Après tout, peut-être a-t-elle raison, peut-être que mon heure viendra.


En arrivant sur les lieux de la fête, je constate que l’ambiance est quasiment la même que la veille. Dans un petit village reculé comme celui-ci, on ne peut pas vraiment s’attendre à plus d’originalité.

Moi, au contraire, ai décidé de faire un effort. J’ai laissé tomber mes braies de travail pour porter la robe traditionnelle de la tribu, une robe rouge à longues franges, très confortable, et de toute beauté quand on danse la danse traditionnelle, ce qui n’est d’ailleurs pas spécialement mon intention. Même celles et ceux qui ne dansent pas la portent la robe des jours de fête. Pour orner mes cheveux courts j’ai opté pour une couronne d’aster, une des rares fleurs qui poussent durant l’hiver balanci, de couleur rouge, pour qu’elles s’accordent avec ma robe.

Aujourd’hui, ma sœur a décidé de participer à la danse communautaire. Mes parents, ironiquement, l’accompagnent. Ma maîtresse a l’air de pratiquer le même exercice que la veille, mais avec d’autres personnes, assise à une table et avec un certain nombre de pichets de vin et de bière. Xelti est toujours assis à l’écart, et se repaît de la rare viande séchée que nous avons sorti pour l’occasion.

Ce n’était pas spécialement mon intention, mais je vais quand même le faire. Je vais danser, accompagnant les autres villageois, entourée de ma famille.

Je ferme les yeux, prend une grande inspiration, et me dirige vers le cercle de danse. En passant devant une table, je lorgne un pichet de vin épicé et décide de me servir un verre, histoire de me donner du courage.

Une fois arrivée au cercle formé par les danseurs folkloriques, j’attends le moment opportun et me glisse entre ma sœur et ma mère.

Je suis aussitôt happée par le rythme. Brièvement, j’aperçois le regard attendri que me porte ma mère et la liesse intense que ma sœur ressens à mon intervention. C’est pour ça que je persiste, c’est pour ça que je vis : pour voir mes proches aussi heureux.

Mais je n’ai guère le loisir de profiter de leur expression de joie, car je dois rapidement me concentrer sur mes pas. La danse que nous pratiquons à Klotisse est une variante de la danse folklorique shamane, mais dont le principe reste fondamentalement le même : tous les danseurs se tiennent bras-dessus bras-dessous, et effectuent une série de pas, en avant, en arrière, vers la gauche et la droite, souvent entrecoupés de petit bonds, de mouvements de hanches et d’entrechats, que l’on réalise tantôt de concert avec ses voisins et tantôt en opposition avec eux. Le tout est plutôt impressionnant à voir, donnant une impression de complexité organisée qui est typique de la tradition shamanique.

Un pas, deux pas, trois pas… Petit saut, hanches à gauche, hanches à droite… Et on inverse : un pas, deux pas, trois pas… deux entrechats et on recule.

Je rate un pas. Je me retrouve entraînée par le mouvement de mes voisines et tombe à genoux. Je me relève, aidée celles-ci et je me remets dans le rythme.

Des sauts, à droite, à droite et à gauche… Puis à gauche, à gauche et à droite… et on inverse le sens un danseurs sur deux.

Je tente de suivre mentalement les pas que je dois exécuter, mais je n’arrive pas à réfléchir assez vite. Je rate le dernier saut, et la reprise de la série de pas suivante me fait choir derechef. Je suis un peu décontenancée. Je n’ai pas le temps de reprendre appui que je suis littéralement hissée par ma soeur et ma mère qui ne désirent qu’une chose : me remettre dans le temps.

Une série compliquée arrive, au cours de laquelle on effectue des pas et des sauts en alternance, et chacun en opposition de phase avec son voisin. Je refuse de chuter une fois de plus et décide de m’accrocher coûte que coûte.

Je finis quand même par me décaler et rater des pas. Mais en m’appuyant sur le support que m’offre mes voisines, j’arrive à rester droite. Malheureusement, mon appui déstabilise ma sœur, qui trébuche et tombe de tout son long dans la terre humide et piétinée par les bottes.

Un hoquet de surprise parcours les danseurs alentour, en particulier ma mère qui se rue pour aider sa fille. Elle n’est pas blessée, mais les pans de sa robe sont entièrement imbibés de boue. Ses cuisses sont salie jusqu’à la hanche. Elle a perdu une botte et sa couronne de fleurs. Je ne peux pas supporter cette vision, cette horreur que j’ai causé et, les larmes me montant rapidement aux yeux, je pars en courant.


Quand je reprends mes esprits, je suis dans la forêt. J’ai couru sans réfléchir le plus loin possible, empruntant un chemin que je connais bien. Il s’agit de la petite forêt de boulots noirs qu’on entretient pour la coupe des arbres, que je connais par cœur. C’est le seul endroit où je me sens réellement bien, où je sais que je ne serai pas dérangée.

Je sais que plusieurs de mes collègues connaissent assez bien cette forêt, aussi je vais stratégiquement m’isoler dans un endroit reculé, que moi seule ait l’habitude de fréquenter. À cette distance, il me faudra presque une heure pour rentrer. Dans le ciel, entre les cimes des arbres, j’arrive à distinguer la lune Crepus au zénith, ce qui signifie que le dernier quart de la journée vient de s’entamer. Si je passe plus de deux heures ici, j’aurai au moins une partie du chemin à faire de nuit.

Je m’assieds au pied d’un arbre et, sans vraiment m’en rendre compte, m’assoupis.


Je me réveille en sursaut, au son de branches qui craquent. Des pas. Je n’ai pas le temps de me réveiller complètement que l’intrus est déjà face à moi. Il s’agit de Xelti.

Je ne vois plus Crepus au zénith, mais la lumière ambiante suggère qu’on est encore loin du crépuscule. Xelti arrête ses pas à une distance respectable de moi et s’appuie contre un arbre. Pour ma part, tentant de reprendre un peu de contenance, je me redresse et m’adosse au mien, les mains derrière le dos.

“Comment as-tu fait pour me retrouver aussi vite ?” je lui demande. “Il n’y a que moi qui viens dans ce coin-là de la forêt. Tu as pisté ma trace ?”

Xelti s’habille d’un petit air amusé, soutenu par l’asymétrie de son physiom, mais avec une bienveillance profonde dans son regard smalt.

“C’est le rôle des guides de retrouver ceux qui sont perdus.“ me répond-il de manière énigmatique. Je lui renvoie un regard incrédule.

Il se redresse et s’approche doucement de moi. Étrangement, malgré ce que je viens de vivre, je n’ai pas envie de le fuir, lui. Peut-être est-ce dû au fait que, ici, dans la forêt, je suis dans mon élément.

“Tu as des chaînes, Acandisse,“ commence-t-il. “Comme nous tous, tu as des chaînes, qui représente qui tu es, et tes attaches.”

Je roule des yeux devant ce discours un peu trop mélodramatique.

“La différence que tu as avec nous, c’est qu’une partie de tes chaînes te tirent dans une direction alors que les autres te maintiennent à un endroit précis.“

L’analogie est juste, mais un peu facile.

“Heureusement, la magie des guides est spécifiquement destinée à libérer les gens de leurs chaînes.“ Il lève sa main gauche dans ma direction. “Grâce à cela, tu seras apte à choisir ta voie.“

Il commence à tracer un signe dans les airs, avec ses doigts. Ses yeux changent subtilement de couleur, mais je suis trop loin pour voir précisément de quelle manière. Il est en train de lancer un sort. Une sensation de soulagement commence à m’enrober…

“Non !” rugis-je en me jetant sur lui pour interrompre sa gestuelle. “Arrête !”

Il s’exécute sans se faire prier. Son regard redevient azur et prend un air interrogatif.

“Je… Je sais que tu as raison et que tu essayes de m’aider. Ces chaînes comme tu les appelles font partie de moi. Ne prétend pas à me les ôter, c’est comme si tu m’enlevais une partie de mon libre-arbitre.”

Il penche la tête sur le côté, un peu pensif.

“Je pense que ton point de vue est erroné, mais soit, je vais le respecter. Je n’ai jamais eu pour but de te forcer à quoique ce soit. Si tu choisis d’affronter tous les obstacles par toi-même, qu’il en soit ainsi. Mais je te préviens, ce sera plus difficile.“

Je me moque des difficultés. Les difficultés, je les connais depuis que je suis née. Je refuse de céder à une facilité égoïste et qui m’enlèverait une partie de mon libre-arbitre.

“Écoute Xelti, j’apprécie vraiment le mal que tu te donnes pour moi, et je respecte ta profession, mais il n’y a rien que tu puisses faire ou dire pour m’aider.“

Il se pince la défense, toujours aussi pensif.

“Tu peux me laisser seule, maintenant, s’il te plaît ?“

Sans subvenir à ma prière, il me demande :

“Et si je te présentais quelqu’un qui, à ton instar, n’a jamais été à sa place dans sa tradition de naissance et a décidé d’en changer. Tu accepterais de lui parler ?“

Cette question me prend au dépourvu.

“Tu veux dire qu’il y a, à Klotisse, une personne qui n’était pas shamane à la naissance, mais qui l’est devenue et est venue s’installer ici après ?“

Il acquiesce d’un air solennel.

“Oui. Par respect pour les concernés, nous, les guides, ne révélons pas ce genre de choses d’habitude. Mais je suis sûr que dans ce cas précis, cela ne dérangera pas la personne en question.“

Je suis sincèrement intriguée par la proposition. Jusque là, je pensais que les sous-entendus de Xelti n’étaient que des élucubrations sans conséquences. Mais savoir que quelqu’un d’autre s’est fait aider par un guide… Cela a le mérite d’éveiller ma curiosité.

“Très bien, j’accepte.
– On y va maintenant ? La nuit ne va pas tarder à tomber.
– Oui.”


Le soleil se couche quand nous arrivons au village. Crepus est mi-haute dans le ciel, au-dessus du soleil. Sur ma gauche, à l’opposé du soleil et de Crepus, je vois la lune de la nuit, Mina, qui apparaît à l’horizon.

Comme on traverse le village, je constate que la fête est finie. De coutume, on ne range les articles de la fête que le lendemain, pour ne pas ternir les jours de liesse par du travail, ce qui laisse le village dans un désordre morne en ce début de soirée. Les volets fermés laissent çà et là filtrer la lumière des lanternes qui sont allumées à l’intérieur des maisons.

À cause du trouble qui m’habite encore et de l’obscurité, je ne reconnais pas les rues à travers lesquelles Xelti me mène. Nous arrivons finalement devant une petite porte, qui pourrait être celle d’une arrière-boutique.

Xelti frappe trois coups. J’entends des pas à l’intérieur. Quand la porte s’ouvre, je suis éblouie par la lumière.

“Bonjour Tété, comment vas-tu ?”

Alors que mes sens se remettent peu à peu de l’éblouissement, je commence à distinguer les traits de mon interlocuteur.

“Allons Xelti, cela fait longtemps qu’on ne m’appelle plus comme ça. Mais entrez-donc !”

Quand je distingue enfin l’identité de la personne en face de moi, je suis prise d’un vertige : il s’agit de Elclapte, ma maîtresse !

Ébaubie, je suis tirée à l’intérieur de la demeure par Xelti. Quand nous arrivons tous les trois dans le salon, celui-ci se tourne vers moi et, d’un air satisfait, me déclare en désignant notre hôte :

“Acandisse, je te présente Tété-Elclapte, anciennement druidesse, et shamane depuis déjà plus de trente ans !”

Ma maîtresse a un sourire attendri, presque mélancolique à ces paroles. Pour ma part, je n’arrive toujours pas à y croire.

“Mais comment ? C’est impossible ! Pour moi, vous êtes l’exemple typique de la shamane communautaire ! Comment est-il possible que vous soyez – que vous étiez – une druidesse ?”

Elclapte me pose une main amicale sur l’épaule.

“Ne crois-tu pas que c’est justement parce que l’idéal shamanique me correspond si bien que j’ai quitté les terres druidiques ?”

C’est une logique effroyablement simple, presque douloureuse. J’ai l’impression que ma vie est un mensonge.

Elclapte nous fait asseoir autour de la grande table de son salon. Son mari, qui nous rejoint, sert le thé.

“Et vous, Pétreude”, dis-je en m’adressant à l’époux de ma maîtresse, “vous saviez depuis le début que Elclapte était, avant d’arriver ici, une druidesse ?
– Bien sûr ! Elle ne l’a pas révélé dès le premier jour, bien sûr, c’est une information assez intime. Mais quand on a su qu’on allait se marier elle m’a parlé de tout ça.
– Et cela ne vous a pas choqué ?
– Peut-être un peu surpris, mais pas choqué, non.”

Je trouve ça incroyable. Je suis en train de me rendre compte que j’ai peut-être été trop rigide dans ma manière de penser. Visiblement, certains shamans sont plus ouverts que moi.

“Dis-moi Tété – pardon, Elclapte“, s’avance Xelti, “si je suis venu te voir aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour révéler à Acandisse ton passé. J’espère d’ailleurs que tu ne m’en tiendras pas rigueur.”

Elclapte s’esclaffe.

“D’aucune sorte, mon ami !
– Non, si je viens te voir, c’est aussi pour avoir ton avis sur un point crucial.”

Xelti se tourne vers moi.

“Pour elle, j’avais pensé que la tradition qui lui conviendrait le mieux serait le druidisme. D’ordinaire, j’aurais utilisé ma magie pour m’en assurer, mais elle préfère éviter cela. Alors je te le demande à toi, toi qui a vécu longtemps parmi les druides : penses-tu que cela lui conviendrait ?”

Elclapte réfléchit quelques instants.

“Et bien, je pense que le mieux c’est de lui demander à elle. Après tout, elle a l’air décidé à se faire un avis par elle-même. Tu en penses quoi Acandisse ? Tu connais les druides, non ?”

Effectivement, je connais assez bien – du moins, en théorie – les grandes lignes des préceptes druidiques. Il s’agit d’une tradition proche du shamanisme, mais qui favorise la pureté plus que l’ambition en tant que valeur. Ainsi, bien que l’altruisme soit une des facettes prépondérante de leur philosophie, les druides favorisent le développement personnel et intérieur, d’une manière très philosophique.

“Euh… je connais un peu les druides oui.” répond-je.

“Et que penses-tu donc de leur tradition ?” enchaîne Elclapte.

“Et bien… Je n’y ai jamais réfléchi sous cet angle… mais je crois que cela me plaît bien. C’est une philosophie tournée vers le développement intérieur non ? J’ai… l’habitude, pour ainsi dire, de faire cela.”

Xelti s’exclame alors, d’un ton satisfait :

“Très bien ! Maintenant que ce détail est réglé, passons au plus gros morceau.”

Il se tourne vers moi.

“Pourquoi ne te décides-tu pas à partir, Acandisse ? Je sais tu m’en as déjà parlé, mais j’aimerais que tu en parles avec maîtresse Elclapte ici présente.”

Je prends une longue inspiration. Je sais très bien quoi répondre, mais je n’aime pas trop en parler. Ceci dit, pour ma maîtresse, je veux bien faire un effort.

“Principalement pour ma famille. Je sais que ça les rendra particulièrement triste de me voir partir, surtout après tout ce qu’ils ont fait pour moi. Je n’ai pas envie de leur faire subir cette tristesse indélébile.”

Elclapte hoche de la tête comme si elle comprenait parfaitement que je ressens.

“Oui, je vois très bien de quoi tu parles. Moi-même ça m’a déchirée de quitter ma famille proche. J’ai souvent été tentée de rentrer, du moins au début. Puis, quand je me suis mise à leur écrire, je me suis rendu compte que c’était de moins en moins douloureux pour eux, qu’ils étaient de plus en plus contents que j’ai trouvé mon bonheur.“

“Ils sont venus à mon mariage, à quelques uns de mes anniversaires, et moi-même je retourne de temps en temps au pays pour passer un peu de temps avec eux. Contrairement à ce que tu penses, ce n’est pas une porte que tu fermes si tu t’en vas, mais un entrebâillement que tu laisses en passant dans la pièce d’à-côté. Rien ne t’empêches de revenir quand tu veux.“

Elclapte prends un air un peu plus grave et Pétreude pose sa main sur la sienne.

“Tu sais Acandisse, tes parents ne veulent que ton bonheur. Je le sais, je le vois quand on se parle. Ils n’ont juste pas le recul nécessaire pour voir que ton bonheur n’est pas ici. Si tu persistes à chercher ta place dans une tradition qui n’en n’a aucune pour toi, tu finiras par leur faire du mal.“

“On a toujours voulu des enfants avec Pétreude, mais nous n’avons jamais réussi à en avoir. Mais j’ai beau ne pas avoir de descendance, je sais une chose : le bonheur des enfants passe avant celui des parents. Les parents souffrent pour que leurs enfants ne souffrent pas. Les parents donnent pour que les enfants reçoivent. D’après moi, c’est le cours naturel des choses. C’est pour cela que ton bonheur doit passer avant leurs considérations, quelles qu’elles soient.”

Je reste muette un instant. Puis je dis :

“C’est eux ou moi, donc. Si je veux être heureuse, si je veux faire valoir mon droit inaliénable au bonheur, je dois forcément les faire souffrir, c’est ça ?”

“Leur tristesse suite à ton départ sera leur propre fardeau à porter” me répond Xelti. “Je serai bien sûr présent pour les aider, c’est mon rôle, mais ils n’ont pas à te lester de ce poids.”

Ils ont réussi. Ils m’ont finalement faite changer d’avis. Ils m’ont fait briser la dernière chaîne qui me retenait en me faisant comprendre que je n’étais pas coupable de la tristesse que j’engendrais.

“Très bien,” dis-je d’un air las, avec une pointe de soulagement dans la voix. “Je vais partir. Je vais devenir druidesse.“

À cet instant précis, à ce moment-clé de ma vie, je ressens une sensation étrange et inédite : je me sens complète.


Le lendemain j’annonce la nouvelle à ma famille. Je suis accompagnée par Xelti et Elclapte, qui me soutiennent.

Ma famille le prend particulièrement mal. Au début, ils font tout pour essayer de me convaincre de rester, allant même jusqu’au chantage affectif. Mais tout ce que j’arrive à entendre c’est leur panique, la panique de me voir quitter la communauté.

Bien entendu je suis triste. Triste de quitter les gens que j’aime, mes parents, ma sœur, ma maîtresse. Bien entendu j’ai peur. J’ai peur de cet inconnu, si irréel que j’ai encore du mal à y croire. Mais ma conviction, ma volonté sont un roc inamovible et inaltérable.

Nous nous posons une bonne partie de la journée pour expliquer à ma famille pourquoi il s’agit de la meilleure décision, qu’il s’agit de ma décision, et qu’il ne faut pas s’y opposer. Nous expliquons également l’histoire de Elclapte, qu’ils tiennent en grande estime, ce qui finit de les convaincre.

Quand nous nous quittons, le soir venu, Elclapte me prend entre deux portes :

“Écoute, Acandisse… Depuis hier soir j’ai envie de te dire une chose : je suis désolée. Si j’avais compris plus tôt que ta place n’était pas chez les shamans, alors je n’aurais pas tant insisté sur nos valeurs. Excuse-moi.”

Je lui renvoie un sourire triste :

“Merci, mais étant donné que c’est toi qui m’a finalement ouvert les yeux, il n’y a pas lieu de t’excuser.”

Et nous nous faisons une accolade amicale.


Quelques jours plus tard viens le jour de mon départ définitif. Pour ne pas ameuter tout le village, j’ai gardé ma décision secrète : je laisserai le soin à mes parents de l’annoncer officiellement plus tard.

Ce voyage, je l’entreprends avec Xelti. Il a déjà fait le trajet en sens inverse pour Elclapte, il connaît donc la route. Une fois dans la forêt sacrée, il me laissera à un village druide qu’il connaît et reviendra à Klotisse.

En serrant contre moi chacun de mes proches, je leur promet de leur écrire régulièrement. Ils me souhaitent bon courage, bonne chance et de vivre heureuse.

Mais dans chaque voix, dans chaque regard je perçois une tristesse. La tristesse de perdre un membre de sa famille.

J’ajuste mon sac et tourne le dos à mon ancien village. Alors que j’entame une marche longue et décisive au côté du guide, je me dis une chose : Pour le moment, et les dieux savent pour combien de temps encore, tout le monde ne sera pas heureux.

La bataille de la Vallée de Tibro

Synopsis : un jeune soldat raconte son expérience de la célèbre bataille de la Vallée de Tibro, qui eut lieu durant la Guerre Triangulaire et qui marqua le début du déclin des séparatiste, déclin qui permit aux neutralistes d’imposer l’armistice onze ans plus tard.


Vallée de Tibro, Pays de Dichos, 1304ème année du calendrier divin

Cela faisait plus de quatre longues semaines que nous marchions. Nous étions partis du camp fortifié de la Passe, qui se trouvait à trois jours de marche au-delà de Passy. Plutôt que de rejoindre le front dans les Monts Brumeux, nous étions partis en direction de l’abandon, traversant ainsi la Plaine du Printemps. Quelques jours après avoir quitté la Passe, nous nous étions éloignés de la grande route menant à Ketarop-sur-Lac pour couper à travers la grande plaine, en direction du fleuve Tessand, qui marquait la frontière, et des Monts Dichos se trouvant de l’autre côté. Vingt-cinq jours, soit trois semaines et un jour, avaient été nécessaires pour rejoindre le fleuve. En moins d’une journée, nous avions trouvé un gué et fait un sacrifice au dieu Tessand pour obtenir sa bénédiction. Cela faisait à présent trois jours que nous marchions en terrain montagneux, en plein territoire neutraliste.

Notre détachement n’était pas très grand, deux bataillons pour une centaine d’hommes au total, mais c’était presque trop grand pour les manœuvres que nous comptons faire. Un bataillon d’infanterie lourde formait notre avant-garde et un bataillon de lanciers montés, troupe légère, était chargée de tirailler l’ennemi et de contourner les lignes. Faisant moi-même partie des cavalier, j’étais de ceux qui étaient les plus épargnés par cette longue escapade. Et pourtant, j’étais épuisé.

Certes, je devais bien l’avouer, le fais d’être le plus bleu de tous y était pour quelque chose : mes compagnons de cavalerie avaient tous l’air de mieux supporter le voyage que moi. J’avais dix-neuf ans et n’avais connu que la guerre. J’étais né dans une famille arcaniste bourgeoise. À l’âge de douze ans, on reconnut mes talents de soldat. On m’a envoyé au camp militaire de la Passe pendant sept ans pour que j’apprenne la lance, l’épée, la monte et la tactique. Trois semaines avant le début de ce récit, on me donna ma première affection : tenter une percée violente dans le territoire neutraliste, une opération éclair ayant pour but de faire réagir l’armée ennemie pour soulager la pression qu’ils exerçaient dans notre dos, à l’orée du Marais Fertile. Là-bas, nos troupes étaient engorgées au Détroit des Dieux, face à l’armée séparatistes puritaines, qui tenaient bon en profitant du terrain, pendant que les neutralistes nous harcelaient dans le dos pour nous forcer à relâcher la pression. Les détachements exaltés de Passy se trouvaient loin de ce front, ce qui faisait que notre opération surprendrait les neutralistes et les forcerait à se replier. Ainsi, nos armées au Détroit des Dieux pourraient avoir du renfort.

Mais pour le moment nous errions dans les montagnes du pays de Dichos, bordant la Côte-Franche. La Côte-Franche était le siège de la tradition alchimique, tradition qui dirigeait les armées neutralistes de ce côté-là. Fréquemment, le capitaine nous faisait stopper quelques minutes en formation, le temps de faire le point sur sa boussole-guide, afin que nous gardions bon cap. Pendant ces moments de menu repos, j’eus loisir d’observer d’un peu plus près le bataillon d’infanterie lourde que nous côtoyions. Beaucoup d’entre eux avait enlevé leurs brassards ou leurs jambières et ce malgré les réprimandes répétées de leurs supérieurs. Un certain nombre avait même ôté leur casque, ne gardant que leur brigandine. Sur ces quelques visages découverts on pouvait voir la fatigue, mais surtout la lassitude. La hiérarchie avait insisté pour que les soldats réalisant cette manœuvre soient montés et lourdement armurés, pour éponger au mieux les pertes que l’on pourrait subir. Après tout, le but était de faire paniquer l’ennemi, pas d’attaquer sérieusement, et l’ennemi irait, selon toute probabilité, assurer sa défense plutôt que de contre-attaquer, ce qui permettrait à nos troupes lourdes de battre en retraite malgré leur lenteur. Mais en voyant ces soldats alourdis par les kilomètres et fourbus par le poids de leur armure, je ne pouvais m’empêcher de penser que cette initiative était plus handicapante qu’autre chose. Avoir des soldats à moitié déshabillés en territoire ennemi n’était jamais bon augure.


Heureusement, le climat des Monts Dichos était océanique et le printemps était doux. Quand la nuit arriva enfin, le camps fut monté dans le creux d’un vallon. Le capitaine envoya des vigies en poste sur les quatre monts alentour. Les distances étaient grandes, ainsi chaque vigie était composée de trois soldats qui devaient chevaucher une heure durant à vive allure et qui devaient se relayer pour monter la garde toute la nuit. Au moindre mouvement suspect, elle était censées allumer un feu, qui sera vue par les gardes du campement. Cette nuit-là, j’étais moi-même affecté à une de ces vigies.

Les deux soldats que j’épaulais étaient Steveiner, un jeune expressionniste venant d’un village au nord du pays de Vael, et le sergent Beikoe Weihaosi, un vieux perfectionniste de Havrelac. Comme moi, Steveiner avait la peau jaune pâle et les cheveux flamboyants, mais notre distinction se faisait dans nos regards, que j’avais verts et constamment fatigué, alors que le sien était bleu et empli de détermination farouche. Beikoe, plus proche du phénotype des montagnes de l’Échine où se nichait Havrelac, avait une peau joliment bleutée, des yeux rose pâle, des cheveux de nacre et les traits creusés d’un guerrier qui avait déjà son comptant de combat bien avant le début de la Guerre Triangulaire.

“Avolf”, m’apostropha-t-il, “tu prendras le premier tour de garde. C’est le moins dangereux et tu es le moins expérimenté. Je prendrai le second, je suis habitué à fractionner mon sommeil. Steveiner, tu prends le dernier, entendu ?”

Il se saisit d’un fagotier, un bâton d’une trentaine de centimètres, gradué et fait de bois et de paille, dont on se servait pour mesurer le temps. Il l’alluma. Le fagotier rougeoya d’une lumière diffuse, assez facile à dissimuler dans la nuit.

“Tu sais comment ça marche, n’est-ce pas ? Chaque fagotier dure un quart, Notre garde durera donc chacun un fagotier et un tiers. Tu peux arrondir si tu veux, je ne suis pas à ça près.”

Il me passa ledit fagotier et rejoignit Stev qui avait déjà commencé à s’installer pour la nuit. Je me décidai enfin à poser la question qui me taraudait depuis plusieurs jours déjà.

“Dites, sur quel genre d’ennemi on risque de tomber, par ici ? Il paraît que les Monts Dichos sont considérés infranchissables par les alchimistes, alors risque-t-on seulement de croiser âme qui vive ?”

Même si la question ne lui était pas réellement adressée, c’est Stev qui me répondit.

“Qu’est-ce que ça change ? On a pour ordre de monter la garde et on le fait, c’est tout. Le capiton sait mieux que nous ce qu’il faut qu’on fasse, alors on obéit.“

En disant cela, il s’était blotti dans son duvet comme s’il était déjà prêt à dormir sur ces deux oreilles. Beikoe se tourna vers lui.

“Avolf a raison, c’est toujours mieux de savoir à quoi s’attendre afin de s’y préparer, même en tant que simple soldat.“ Il se tourna alors vers moi, le regard un peu désolé, “… mais dans ce cas précis, je ne sais pas. Il y a toujours le risque qu’on tombe sur un village montagnard, mais ça c’est le travail des éclaireurs diurnes, pas de la vigie nocturne.“

Il respira profondément et entra à son tour dans son duvet.

”Sincèrement, j’ai du mal à croire que les alchimiste laisse leur flanc complètement à découvert. Mais je les vois mal mobiliser des forces conséquentes pour patrouiller un territoire vide d’intérêt…”

Il laissa ces pensées en suspens tandis que je m’installai pour prendre mon tour de garde.


Le lendemain, quand nos trois chevaux atteignirent le camp principal, de sombres rumeur parcouraient les troupes. Les regards et les voix étaient basses, les soldats étaient agglomérés en petit groupe.

Beikoe prit l’initiative de s’avancer pour questionner un écuyer.

“Qu’est-ce qui se passe ?”, demanda-t-il. L’écuyer, voyant que nous servions dans le même bataillon, lui répondit avec une voix de conspirateur.

“Il paraît que les éclaireurs qui sont partis ouvrir la voie à l’aube ont aperçu des troupes. Il paraît qu’à cause de cela, que le mage pisteur du capitaine est en train d’incanter un sort pour se préparer à ça.“

Beikoe eut l’air surpris.

“Toquapi Pyvéum est sur le coup ? La vache, ça veut dire que c’est sérieux.”

Il lança un regard inquiet dans notre direction. Il nous invita à partir mais l’écuyer le retint.

“Cela reste entre nous mais… certains pensent que l’ennemi utilise la magie de la Vision pour traquer les armées infiltrées dans le pays… Si c’est le cas, il seront sur nous avant midi.“

Cette remarque interpela Stev

“La Vision ? Ce n’est pas vraiment la spécialité des alchimistes pourtant…
– Mais ils peuvent quand même la connaître”, rétorquais-je. “Il suffit d’une poignée de bons mages s’étant spécialisé là-dedans pour guider un bataillon. Sans parler que l’armée neutraliste a aussi des druides dans ses rangs. Et eux connaissent le domaine de la Vision.
– Nous aussi nous avons des mages !”, renchérit Beikoe. “Nous sommes même censés être une unité de cavaliers-mages, pardi ! Et Pyvéum connaît bien le domaine de la Vision si j’en crois les rumeurs, faisons-lui confiance et préparez-vous !“

Quelques minutes plus tard, nous avions rejoint les rangs de notre bataillon. Stev était sur les flancs de l’unité, car maîtrisant la magie de l’illusion, il faisait partie de ceux censés camoufler l’unité le temps que nous faisions nos manœuvres de contournement si besoin était. Les sergent Weihaosi était en première ligne, il utiliserait sa magie de l’amélioration et la protection pour que la première charge soit aussi brutale que solide. Moi, surnommé à raison le petit génie par mes camarade, tenait mon poste au milieu de la formation et était chargé d’improviser, terme qu’on entend dans la bouche d’un supérieur que lorsqu’il est inapte à décider d’un rôle ou d’une marche à suivre. Cela ne rendait pas la vie simple. Étant donné que c’était ma première mobilisation, je n’avais pas vraiment le bagage pour improviser en combat réel, surtout en tant que mage. Je serrais fort ma lance et ma besace à composant en priant Dichos que nous n’aurions pas à nous battre aujourd’hui.

Ma monture hennit. Il s’agissait d’un vieux bourrin que l’armée m’avait prêté, un vieil arnash mâle qui était un peu usé mais très docile et facile à diriger. Son museau retroussé était sec, ses oreilles rondes étaient presque chauves, sa longue queue de fourrure était grisonnante, plusieurs de ses sabots étaient fendus et une de ses six pattes était boiteuse, mais son dos était solide et ses grands yeux étaient d’un blanc éclatant, indiquant une bonne santé. Ce n’était pas un destrier de course, mais il était capable de suivre le mouvement lors d’une charge de cavalerie. C’est cela qui m’effraya : c’était la première fois que je le voyais renâcler. Même lorsqu’on avait dû traverser le fleuve, même lorsque j’avais maladroitement enfoncé un demi-centimètre sur fer de ma lance dans sa cuisse il n’avait pas grogné. Mais là, il sentait la tension générale qui nous entourait. J’étais terrorisé.

Le lieutenant nous avait demandé de maintenir une formation serrée et de nous tenir prêt au départ. Visiblement, il attendait les ordres du capitaine. L’incantation du sort de Pyvéum était-elle si longue ? Comment cela se faisait-il ? N’était-il pas censé être un archimage ? Peut-être devait-il lancer plusieurs sorts ? Ou peut-être étais-ce tout simplement le capitaine qui ignorait la marche à suivre ?

Moins d’une heure plus tard, nous reçûmes l’ordre de bouger. Avançant au pas, nous avions ordre de nous tenir, d’après ce que j’avais entendu, cinquante pas en arrière du détachement d’infanterie et vingt pas sur sa droite. La tension était à la limite de l’insoutenable. Avant cela, j’aurais été incapable de me figurer que l’anticipation d’un combat réel pouvait être aussi débilitante. Les minutes semblaient des heures. Nous avancions à la vitesse d’un détachement d’infanterie lourde en formation, c’est-à-dire à peine de quelques kilomètres par jour. Le capitaine nous faisait passer par les vallées, sans doute pour se dérober aux regards.

Aux alentours d’ad-auba, c’est-à-dire la mi-matinée, je constatais que cela faisait longtemps qu’aucun éclaireur n’était venu faire un rapport et l’état-major, en tête, avait l’air inquiet.

Puis, le chaos pris pied sur nous quand nous entendîmes un soldat crier de toutes ses forces “Contact !”. Les regards se tournèrent rapidement vers le guide de notre position, c’est-à-dire sur notre gauche. Une ligne de soldats se détachaient à contre-jour au sommet de la montagne et s’avançait dans notre direction. Nous ne pouvions voir leur bannière, mais cela ne pouvait être que des ennemis.

Rapidement, nos commandants prirent la direction des opérations et firent repositionner nos bataillons face aux troupes adverses. La cavalerie se trouvait désormais sur le flanc gauche de l’infanterie, à peine vingt en arrière. Le temps que nous faisions notre quart de tour, l’ennemi s’était entièrement positionné le flanc de la montagne, nous surplombant. Le capitaine nous fit un rapide discours en faisant des allers-retours sur son arnash, brandissant sa grande épée d’un air déterminé.

“Souvenez-vous, exaltés ! Nous nous battons pour la gloire de nos valeurs ! Nous nous attendions à ce genre de rencontre ! L’ennemi n’a qu’un seul bataillon d’hommes, et il est léger ! Nous n’en feront qu’une bouchée ! Gloire aux exaltés !“

Ces paroles étaient simple, triviales même, mais m’emplirent d’une force que je ne me connaissais point. Je me sentais galvanisé, et quand tous les soldats reprirent avec moi la dernière phrase du capitaine, “Gloire aux exaltés !”, un désir ardent brûlait en moi.

“Magès illusion ! Débordement gauche !”

Notre lieutenant avait ponctué le discours du capitaine par des ordres plus pragmatiques. Les mages illusionnistes commencèrent à incanter tandis que nous commencions à avancer au trot pour déborder l’ennemi. Nous ne lancerions que la charge lorsque nous serions camouflés et que l’infanterie engagerait l’ennemi. Mais les incantations allaient prendre quelques dizaines de secondes, voire quelques minutes, alors en attendant nous avancions prudemment. Les fantassins lourds, eux, avançait d’un pas ferme et décidé, gardards en avant, semblant inarrêtable.

Quand les sorts d’illusion furent enfin lancés et que nous étions désormais invisibles et inaudibles pour l’ennemi, le lieutenant donna l’ordre de prendre du champ.

“Galop gauche !“

Nous étions désormais trop loin pour entendre les ordres du capitaine, mais on pouvait voir que l’infanterie s’était mise au trot. Elle compterait cinquante secondes, le temps pour nous de nous positionner, et lancerait la charge coordonnée.

“Formation en V ! Magès protection !”

Nous opérâmes la mise en formation tout en nous mettant face à l’ennemi. Les mages de première ligne commencèrent à incanter leur magie de protection. Plus que trente secondes.

“Magès amélio !”

La première ligne incanta derechef sa magie d’amélioration lorsque…

Une rafale de cliquetis fusèrent du bataillon ennemi. Une fraction de secondes plus tard, les rangs de l’infanterie lourde étaient détruits par des dizaines d’explosions comme on n’en avait jamais vu. Une fumée épaisse cachait désormais les troupes alliées. Nous, comme nos ennemis, restâmes figés, attendant qu’elle se dissipe pour constater le résultat.

Le bilan était effroyable. Sur la soixantaine de soldats qui composait le bataillon, seule une vingtaine était encore debout. Les autres étaient soit à terre, soit blessés, soit mourants. Je vis le capitaine se relever difficilement, parvenant à s’extraire de la carcasse de sa monture, et hurler un ordre que je devine être le regroupement. À ces mots, le bataillon ennemi se mit en branle. L’instant d’après, une autre vague d’explosions ravageait notre infanterie.

Notre lieutenant sortit alors de sa torpeur et hurla l’ordre de charge. Nous étions toujours invisibles et inaudibles et notre première ligne était protégée et renforcée par magie. Quoique ce soit qui se trouve en face, dans quelques secondes ce serait ravagé par des fusions de lances, de montures armurée et de sorts de combat.

Alors que ma monture m’emportait vers nos ennemis, le fait de me rapprocher et de ne plus être à contrejour me permit d’examiner un peu mieux nos adversaires. À ma grande surprise, ils n’étaient qu’une vingtaine, portant une bannière affichant une mante verte sur fond jaune. Ils étaient tous armés de fusards, des genres de petits arcs posés à l’horizontale sur une crosse et permettant de tirer des cylindres creux, que l’on remplit généralement avec de la poudre noire. Cela dit, ça ne pouvait expliquer les explosions ayant décimé notre troupe, car les propriétés explosives de la poudre noire étaient trop limitées.

C’est alors que je me souvins d’un détail frappant. Un des cercles de magie de prédilection des alchimistes était l’infusion. Ce domaine, d’après ce que je savais, permettait de stocker un sort dans un objet, un liquide, ou toute autre matière, pour le déclencher plus tard. Une autre spécialité magique des alchimiste était le cercle de l’explosion, dont les effets ressemblent beaucoup aux ravages dont nous venions d’être témoin. Un brin d’imagination nous permettrait de deviner ce qu’un bataillon de mages alchimistes pourrait réaliser s’ils passaient des jours entiers à infuser la magie de l’explosion dans un liquide, liquide qu’ils placeraient alors en lieu et place de la traditionnelle poudre noire dans les cylindres servant de munition aux fusards. Cela permettrait sans effort de décharger des rafales explosives bien plus rapidement qu’une armée de mage incantant leurs sorts directement sur le champ de bataille.

La réalité revint me frapper quand notre première ligne éclata littéralement. Les sorts d’illusion venaient de tomber et les fusardier tiraient leurs munitions en feu nourrit, décimant cavaliers et montures, semant la mort dans nos rangs. Je restais impuissant au milieu de mes camarades qui tombaient autour de moi, jusqu’à ce que le souffle d’une explosion me projette au sol.


Lorsque je revins à moi, je fus surpris de n’être ni piétiné, ni fait prisonnier. Mon bras gauche saignait abondamment et je ne pouvais plus bouger ma main. Je constatai alors que ma vue était bouchée par ma monture qui, bien que blessée, s’était couchée contre moi, me cachant à l’ennemi. D’un rapide coup d’œil, je constatai que mon absence avait été de très courte durée, puisque les ennemis étaient encore en formation, armes chargées, prêtes à tirer sur quiconque se relèverait. Autour de moi, des corps. Des blessés graves agonisant, des blessés modérés tentant de bloquer leurs hémorragies, des blessés légers restant à terre pour ne pas se faire descendre.

Qu’allait-il se passer désormais ? Allions-nous être faits prisonniers ? Ma première bataille, je n’avais pas donné un coup, pas lancé un sort que j’étais déjà hors de combat. Cela-dit, caché comme j’étais par mon bourrin, j’avais le temps de lancer un sort avant qu’ils n’arrivent sur nous pour nous capturer. Mais que faire ? Attaquer ? Futile, j’étais seul contre vingt fusardiers, probablement mages, indemnes et armés jusqu’aux dents. Soigner quelqu’un ? Peut-être, mais ça ne changerait pas la situation. De toute manière, même capturé n’importe quel ennemi me laisserait soigner les miens. Faire diversion ? Je regardais autour de moi, il restait pas mal de soldat valide. En tant que cavaliers, nous étions légèrement armurés, nous pourrions tenter de transporter le plus blessés pour peu que la diversion soit efficace. Je préparai dans ma tête le sort que je m’apprêtais à lancer.

Le martyr… Le lyrisme… L’encre….

Je commence par appeler le domaine du martyr, faisant partie du cercle de la protection, en tant que composant de mon sort. Son principe est simple : plus l’interdit que je m’octroie est fort, plus mon sort sera renforcé. Je ne connais pas très bien ce cercle, je serai limité dans la puissance maximale que je pourrais appliquer. Je choisis de garder les mains dans mon dos durant quelques heures. Cela suffira pour ce que je souhaite faire. Je compterai sur mes compagnons pour m’aider.

J’en appelle ensuite au domaine du lyrisme, faisant partie du cercle de l’expression, en tant qu’appliquant de mon sort. J’ai toujours aimé lancer mes sorts en les chantant, j’ai toujours trouvé cela poétique. Ce n’est pas très approprié dans la situation actuelle, mais j’espère que le chaos ambiant couvrira suffisamment mon chant pour que mes ennemis ne l’entendent pas. Le fait de chanter permettra d’accorder à mes alliés une part de ma magie.

Enfin, j’invoque le domaine de l’encre, faisant partie du cercle de la rédaction, en tant que déterminant. Un des domaines de magie les plus puissants d’après moi, qui déterminera l’effet de mon sort. Un genre d’écran de fumée ou de poussière devrait suffire à faire la diversion voulue. Il faut juste que je trouve la formulation adéquate pour que cela fonctionne…

À mesure que je commençais à chanter, les effets secondaires de l’invocation commencèrent à se voir. Des cicatrices apparurent sur mon visage, barrant mes yeux et mes paupières de multiples traits, la pupille de mon œil se réduit et disparu complètement, ne laissant que mes iris émeraudes, et les blessés autour de moi eurent une sensation de déjà-vu.

Pendant deux minutes, j’entonnais une chanson. De ma voix aigüe, je narrai les évènements :

“♫ … car surgissant rapidement, la brume matinale, s’épaississant au sommet des montagnes, tombe sur les guerriers fourbus… ♫”

Une brume blanche et fraîche tomba sur la troupe. Le sort était médiocre, la taille de la brume était faible. Même si elle allait un peu s’étendre, elle ne suffirait pas à cacher tout le monde. Elle n’allait pas non plus durer longtemps, juste quelques secondes, une minute tout au plus, mais au moins tant que chanterais, ceux qui l’entendrait pourrait se guider. Tout ce que je pouvais espérer, c’était qu’au moins une poignée d’entre nous puisse s’échapper.

“♫ … et les guerriers, pour se préserver des fourbes, embrassèrent la fraîcheur et fuirent … ♫”

J’entendis alors des sifflement non-loin, comme si des balles de fusard étaient tirées, fendant l’air au-dessus de moi. Je fut soulagé lorsque je ne constatai aucun son d’impact ou d’explosion. Mais cette joie fut de courte durée, car l’instant d’après, un sifflement qui semblait effectuer une courbe au-dessus de moi vint me percuter à l’épaule. Je tombais à la renverse et sentis comme un liquide étrange et collant se répandre sur le haut de mon bras et sur mon pectoral. Il était grisâtre et semblait visqueux. Je tentai de me relever, mais la substance avait agrippé le sol et me maintenait fermement en position allongée. Je voyais autour de moi quelques-uns de mes compagnons qui fuyaient, courant sans demander leur reste, alors que moi allait imminemment me faire capturer. Je vis Beikoe, titubant, soutenant un Steveiner gravement blessé à la jambe. Il analysa rapidement la situation et conclu la chose la plus rationnelle à faire : me laisser ici et tenter de sauver Stev. Nos regards se croisèrent et je lui fis comprendre d’un subtil mouvement qu’il n’avait pas besoin de s’attarder. Il se détourna et partit. Cette action avait beau être héroïque, je me sentais abandonné, coincé par l’injustice de la situation.


La brume se dissipa, et le champ de bataille était redevenu calme. Les fuyards étaient hors de vue, ayant profité de la topologie pour rester à l’abri des regards des alchimistes. Seuls restaient les soldats trop blessés pour s’enfuir, et moi.

Les alchimistes commencèrent à faire des prisonniers, en soignant comme ils pouvaient les blessés. L’un d’eux se détacha du reste et se dirigea directement vers moi.

“Tiens tiens tiens, voici notre petit malin.”

Il avait une longue chevelure d’or, un teint jaune très pâle, presque blanc, et des yeux turquoise. Il portait une armure légère, un plastron ainsi qu’une épaulière en cuir bouilli, ornée des armoiries de Stellaroc, la capitale alchimique. Son fusard était finement ouvragé et il le portait de manière négligente, le tenant d’une seule main, par-dessus son épaule. Il me détailla de pied en cap.

“Dis-donc, tu es bien jeune pour être aussi versatile et ingénieux ! Tu as aimé ma petite surprise ?”

Il désigna la glu grise qui me clouait au sol.

“Qu’est-ce ?“ demandais-je.

“Une petite décoction assez banale. Ne t’inquiète pas, elle va bientôt se dissoudre.” il désigna mes mains jointes derrière mon dos. “De toute façon, tu t’es plus ou moins déjà capturé tout seul.
– Mais comment tu as pu me tirer dessus dans la brume ?
– Ah, ça, j’en suis plutôt fier ! J’ai simplement utilisé le domaine de la vision pour diriger ma balle vers ce qui faisait le plus de bruit. Pas mal hein ? On était trop loin pour entendre ton chant, mais on avait bien capté que quelqu’un faisait du lyrisme dans la brume. J’étais curieux de voir quel genre de mage avait le culot d’essayer de s’en sortir malgré la situation !”

J’étais littéralement impressionné.

“Ben quoi ?”, ajouta-t-il en voyant mon air ébaubi, “tu n’es pas le seul à savoir improviser !“

Cette discussion était presque sympathique. J’en avais même oublié ma situation.

“Vous comptez les poursuivre ?“

L’homme regarda dans la direction qu’avaient pris les fuyards d’un air goguenard.

“Non, on avait juste pour but de frapper fort et vite, pour montrer à tous les fesse-mathieux séparatistes que l’Escadron des Mantes est prêt à en découdre. Qu’ils y retournent, dans leur pays, raconter la déculottée qu’ils ont prise !”

Il s’approcha de moi d’un air mauvais.

“Ne t’inquiète pas, gamin, grâce à nous, vous allez bientôt comprendre que cette guerre doit se terminer, ou bien les neutraliste feront en sorte de vous le faire payer.”


Durant les jours qui suivirent, je fus le prisonnier personnel de cet homme. Il s’appelait Bidacl Tards et était considéré comme un mage émérite parmi l’Escadron des Mantes qui étaient lui-même composé de mage émérites. Il me ramena à Stellaroc en discutant avec moi. J’avais beau être son captif, il était curieux et avait l’air impressionné par mes talents de mage.

De retour à la capitale alchimiste, je fus mis en geôle, mais garda contact avec Bidacl. Je me comportais en prisonnier modèle et il s’arrangea pour qu’on m’accorde un peu de confort.

Après six années d’emprisonnement, Bidacl vint me voir avec un papier administratif : un ordre de libération conditionnelle à mon nom. Il avait reussi à me rendre la liberté sous condition que je me batte pour l’armée neutraliste. Depuis ma capture, j’avais eu le temps de me rendre compte que je ne partageais pas vraiment l’idéologie séparatiste, et que même si les valeurs arcaniques, mes valeurs natales, me tenaient à cœur, je préférais être un vecteur de paix pour enfin permettre à toutes ces familles de se réunir et de mener une vie normale.

Pendant cinq ans je fus entraîné intensément par l’archimage Bidacl Tards, pour enfin devenir, à l’âge de trente ans, moi-même un archimage reconnu.

La dernière fois que je vis mon mentor, ce fut lorsque nous nous préparions à quitter la ville pour ce que nous considérions notre dernier assaut, un assaut conjoint contre les séparatistes exaltés et les séparatistes puritains, chacun menant un des deux assauts. Ainsi, nous souhaitions montrer qu’étant les plus fort, nous pourrions prendre le pouvoir mais que nous ne le ferions pas. Que ce que nous souhaitions, c’était de vivre dans un monde ouvert où toutes les valeurs sont représentées. Que ce que nous souhaitions, c’était la fin de la Guerre Triangulaire.

Aujourd’hui encore, on parle de cet assaut conjoint comme la pierre de voûte de l’idéologie neutraliste et qui marque la fin de la Guerre Triangulaire. Aujourd’hui encore, on parle de ce jour comme celui où le grand archimage Binacl Tards a donné sa vie pour la paix et que le jeune archimage Avolf s’est fait connaître par ses exploits.