Ville de Pas-du-Cheminant, à l’intersection entre la Route de l’Écho et la Route des Arcanistes, Plaine de Garrassfant, année 833 du Deuxième Âge.
J’avais mal à la tête. Le raffut des musiciens et des chanteurs se mêlait aux vapeurs de vin qui m’embrumaient l’esprit dans un tourbillon lancinant. Je jetai un rapide coup d’œil autour de moi, j’étais le seul à ne pas m’amuser.
S’approchant par derrière, quelqu’un me saisit l’épaule avec énergie. Je reconnu immédiatement sa poigne. “Alors, Mavéas, pourquoi tu fais la tête ? Tu veux gâcher mon anniversaire ?”. C’était Syxéus, mon très bon ami. Ma seule famille.
Syxéus et moi nous étions connus quand j’avais vingt-cinq ans. Je venais de perdre mes deux parents et je n’avais pas d’argent. Syxéus, qui avait à l’époque le double de mon âge, m’avait recueillit chez lui le temps que je rebondisse. Quand j’eus trouvé un travail en tant qu’artisan du bois, j’avais pu avoir ma propre maison, mais nous étions tout de même restés très proches.
J’étais maintenant vieux, ayant passé le troisième quart de ma vie. Syxéus avait beau être une des personnes les plus âgées de la ville, il était resté très énergique. Quand je le vis ce soir-là, le soir de son anniversaire, il était encore plus radieux que d’ordinaire.
Il m’attrapa par les deux épaules, plongeant son regard dans le mien, un sourire malin au coin de ses lèvres fines. Sa longue chevelure d’un blanc éclatant tombait en cascade sur ses épaules rondes. Ses yeux, à l’iris blanc et à la sclère turquoise – un physiom original où les couleurs des yeux sont inversées – détaillaient mon visage à la mâchoire carrée, mes cheveux courts et grisâtres et mes yeux humides.
“Allez, amuse-toi !”, m’ordonna-t-il dans le patois drachais, “profite de la vie !”.
Cette simple phrase, prononcée comme un proverbe, me fit frissonner. Syxéus eut l’air surpris, un instant, puis eut un déclic et comprit le sujet de mon angoisse.
Il se rapprocha et me serra avec tendresse. “Ne t’en fais pas, tout va bien se passer.” Sa voix était douce et son sourire chaleureux. Il s’agissait du même sourire qui m’avait réconforté le jour où on s’est rencontré.
“D’accord”, dis-je en lui rendant un peu son étreinte, “je te crois, tout va bien se passer.”
Il remplit nos deux verres de vin, puis, me lançant un petit clin d’œil, se mit debout sur la table, comme s’il s’apprêtait à faire un discours. Il tapa du pied et brailla pour attirer l’attention des convives qui étaient réunis en son honneur. Ce fut laborieux, mais il finit par obtenir le silence.
Quand toute l’attention fut tournée vers lui, il écarta les bras, toujours avec son verre à la main, et déclara à l’assemblée : “Comme vous le savez tous, cette nouvelle année qui commence est pour moi très spéciale ! Je m’attends à tout : joies, peines, aventures et embûches. Mais je sais qu’au bout du compte, c’est la paix et la plénitude qui m’attendent.”
Il fit quelques pas sur son perchoir. “Pour l’occasion, dès demain je pars en voyage. Il s’agira d’un voyage fabuleux qui me mènera à la fameuse, l’éternelle, l’incontournable : Cosma, la Cité-Univers ! Ce voyage a un but : y retrouver une branche éloignée de ma famille que je n’ai pas vu depuis très longtemps !”
Des murmures parcoururent l’assemblée. Même moi, qui étais pourtant proche de Syxéus, étais surpris. Syxéus n’avait jamais quitté Pas-du-Cheminant. Personne n’était au courant qu’il avait de la famille ailleurs.
“Ce voyage sera long, il durera plusieurs semaines – que dis-je, plusieurs mois ! – Mais je ne compte pas m’ennuyer en route, car je serai accompagné par mon éternel comparse, Mavéas !”
Je m’étouffai. Il brandit sa coupe à l’attention de son public en me désignant avec son autre main. Alors que je me levai, il se tourna vers moi en me jetant un sourire radieux. Je tentai de protester, mais la foule commençait à brailler des “Bon voyages !”, des “Prenez soins de vous !” et des “Revenez-nous vite !”.
Syxéus descendit et s’assit sur la table, juste à côte de moi. Il souffla un coup, toujours son inimitable sourire aux lèvres, et me tendit son verre comme pour trinquer. Je m’approcha de son oreille et cria pour couvrir le brouhaha. “Mais ça va pas ? Tu ne m’as pas prévenu !”
Il me répondit avec emphase. “Allons ! Tu ne vas tout de même pas me laisser faire ce voyage tout seul, si ?”
Bien sûr que je voulais faire ce voyage avec lui, surtout que ma curiosité était titillé par la récente nouvelle qu’il avait une branche inconnue de sa famille à Cosma. Mais j’avais un travail ! Je ne pouvais pas partir pendant plusieurs semaines sans planifier mon départ avec mes collègues et mon patron !
“C’est juste que… qu’est-ce que je vais dire à Andréas ? Il m’attend à l’atelier demain matin !”
Il me répondit avec une moue assurée. “T’inquiète, je vais tout arranger !”.
Il se leva, passa son bras autour de mes épaules et m’emmena voir Andréas. Quand ce dernier nous vit arriver, il nous balança deux grandes accolades.
“Alors, Mavéas ! Tu ne m’avais pas prévenu, pour ce voyage !” Je commençai à répondre, mais il m’interrompit d’un geste. “Oui, je comprends, tu voulais garder la surprise. Ne t’inquiètes pas ! Je m’arrangerais sans toi jusqu’à ton retour ! Tu peux partir serein.”
Et merde.
Syxéus me lança sur un ton railleur : “Tu vois ? Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter finalement ! Allez, va profiter un peu de la fête, et demain matin je viendrai t’aider à faire tes bagages.“
J’avais secrètement espéré que Andréas m’oblige à rester à Pas-du-Cheminant, et ainsi que Syxéus dusse reporter son voyage. Je savais ce qu’impliquait tacitement ce voyage, mais je n’arrivais pas à l’accepter.
Je terminai la soirée dans la morosité. Je jetais mes lèvres dans la boisson et mes pas dans les danses, mais mon cœur était retenu ailleurs. Quand enfin la fête fut finie et que je rentrai chez moi pour me coucher, je ne pus empêcher une vague de tristesse mouiller mes yeux et s’épancher le long de mes joues.
C’était un sentiment égoïste. Je ne souhaitais que le bonheur de Syxéus qui, lui, ne souhaitait que partir. J’étais sans doute la seule personne au monde à ne pas vouloir que ce voyage se produise. Tellement égoïste. Et puérile.
Au petit matin je me levai de bonne heure, juste avant l’aube. Qu’importe mes sentiments : je ne faillirais pas à Syxéus. Celui-ci me rejoignit au milieu du premier quart, mais j’avais déjà fini de me préparer.
“Où sont les chevaux ?” lui demandai-je.
Il prit un air embarrassé “Hum, nous n’en prendront pas. Nous voyagerons à pied.”
Cette surprise n’était pas vraiment bienvenue. Je manifestai mon mécontentement.
“Calme-toi, Mavéas. Il y a une raison à ça.“
Je restai silencieux, attendant qu’il continue. Au lieu de ça, il prit mon bagage et l’emporta vers l’extérieur. “Tu as pris un duvet ? On va passer plusieurs jours à la belle étoile.”
Je décidai de ne pas insister pour le moment. Têtu comme il était, ça ne servait à rien d’essayer de lui tirer les vers du nez.
Cependant, j’exprimai mon inquiétude. “Mais attend une minute. Ni toi, ni moi n’avons jamais voyagé à pieds, et même voyagé tout court. On va faire du camping sauvage, sans expérience ?”
“Et en plein milieu de la campagne.”, renchérit-il. ”On ne passera pas par les grandes routes.”
Je restai sans voix. J’avais passé une bonne partie de ma matinée à me motiver pour ce voyage et à mettre de côté mes sentiments, mais la confiance que j’accordais à Syxéus était sur le point de voler en éclats.
Il vit ma mine déconfite et posa une main qui se voulait rassurante sur mon épaule.
“Ne t’inquiète pas, j’ai beaucoup discuté avec Timotast. Tu sais, le chasseur. Il m’a donné beaucoup de conseil et appris pas mal d’astuces.“
Je n’étais pas convaincu. “Tu sais, la théorie c’est bien beau mais quand on se retrouvera sur le terrain ce sera une autre histoire.”
Il me répondit avec confiance. “Je sais, c’est pour ça que je lui ai demandé de nous accompagner jusqu’au premier village. Il pourra ainsi nous apprendre à nous débrouiller la première semaine, après il nous laissera continuer notre voyage.”
“Ça ne le dérange pas ?”
“Non, ça fait un moment qu’il devait y aller pour régler quelques affaires.”
“D’accord.” Nous prîmes nos sac et commencèrent à nous rendre sur la place principale.
J’étais malgré tout pensif. Le premier village ? Il avait donc un itinéraire bien précis en tête.
Timotast le Rôdeur nous attendait sur la place principale de la ville, juste devant la bourgmesterie. C’était un homme à peine plus vieux que moi, grand et fort, aux bras couverts de cicatrices. Il avait une paupière paresseuse et l’expression lasse des personnes qui ont vécues moult embûches.
Timotast tenait son surnom de Rôdeur du fait qu’il n’est pas originaire de la région. Il Il venait des terres shamanes et était arrivé dans à Pas-du-CHeminant dans des circonstances qu’il avait toujours refusé de partager. Méfiants au début, les habitants de la ville n’ont pas trop aimé sa façon de rôder dans la campagne alentour de la ville, le soupçonnant de braconnage ou de banditisme.
Au fil des années, il avait su gagner sa place dans la communauté en tant que chasseur, trappeur, pisteur, guide et messager. Il s’y connaissait beaucoup en terme de repérage et de crapahutage en rase-campagne, et il avait appris à connaître la région comme sa poche.
Aujourd’hui il était considéré comme un vieux sage, dispensant des conseils aux jeunes chasseurs et allant souvent les aider sur le terrain.
Son origine shamanique se voyait sur ses traits, puisque sa peau était rouge et ses yeux aussi noirs que la nuit.
Il avait sur son dos un sac moitié plus gros que les nôtres, mais le portait comme s’il ne pesait rien. Accrochés à sa ceinture se trouvaient un arc court et un carquois de flèches.
Nous voyant arriver, il nous adressa : “Vous voulez aller à l’Étau-Boire, n’est-ce pas ? On va prendre le chemin le plus direct. Une fois là-bas, les locaux vous indiqueront quelle piste il faut prendre pour continuer.“
Il avait une voix grave mais douce, ce qui contrastait avec son physique un peu rustre.
Syxéus lui lança un sourire aussi cynique que radieux. “Bonjour, Timotast, comment vas-tu ?”. L’intéressé haussa un sourcil en guise de réponse. Syxéus enchaîna : “Oui, la première étape de notre trajet est bien l’Étau-Boire. Tu sais dans combien de temps on y sera ?“
Le chasseur pris une longue inspiration, pour se laisser le temps de réfléchir un peu. “Je dirais six ou sept jours, en fonction d’votre endurance. Un bon pisteur comme moi peu faire le trajet en quatre, mais moi j’peux marcher sans m’arrêter de l’aube au crépuscule.“
“Désolé de nous imposer à toi et te ralentir.” m’excusai-je.
Il m’adressa un sourire paternel. “Au contraire, ça m’fait plaisir d’avoir de la compagnie et de pouvoir vous apprendre deux-trois trucs.“
Je fus un peu surpris par ce côté protecteur. Même si de loin il avait effectivement l’air vulgaire, je me suis dit qu’il allait être un bon compagnon de voyage.
“On va sortir par la porte du monde. On fera quelques kalieues en suivant la route, puis on bifurquera sur une piste que je connais bien.”
Sans autre tergiversation, et parce que la matinée commençait à être bien avancée, nous partîmes.
Nous passâmes à travers le quartier des affaires, ornés de grands bâtiments garnis de bureaucrates et d’entrepôts, où les bourgeois et autres notables négociaient à même la rue, donnant de la voix et employant une gestuelle dramatique. Nous traversâmes ensuite le quartier marchand, qui était juste à côté des portes de la ville et où se trouvaient tous les étals des marchands étrangers étant arrivés par la Route de l’Écho, attenant au quartier des artisans qui lui était positionné devant la porte qui menait à la Route des Arcanistes.
Je jetai un coup d’œil à Syxéus et constatai qu’il ressentait la même chose que moi : une vague mélancolie. Pour la première fois de notre vie, nous allions quitter notre foyer.
La marche fut aisée au cours des premières heures, sur la belle route pavée. Étant à pieds, nous étions un peu plus rapides que les caravanes marchandes, et il nous est arrivé par deux fois d’en dépasser une. Nous étions souvent doublés par des cavaliers, voire même parfois des coursiers qui filaient au galop.
Le paysage aux alentours était détrempé. Nous étions en plein milieu de la saison humide et la plupart des matinées étaient baignée de pluie fine. Nous étions au début du mois d’ambiame, ce qui signifiait que nous arriverions à Cosma vers la fin de la saison humide et que nous ferions le chemin retour en hiver.
Ainsi, les pavés était glissants et on pouvait parfois voir des charretiers accidentés sur le bord de la voie, en train de réparer une roue ou de soigner un cheval à sous le couvert d’un arbre.
La route étaient bordée de grand platanes, qui servaient à offrir de l’ombre durant la saison sèche. Au-delà de la ligne d’arbre on pouvait encore voir des champs, rattachés au territoire de Pas-du-Cheminant.
Après cinq heures de marche nous atteignîmes le dernier champ et la rase-campagne s’étendait à perte de vue de part et d’autre de la route. Nous étions au milieu d’après-midi et la faim commençait à sérieusement creuser nos ventres.
“On va bientôt s’arrêter faire une pause”, dit Timotast en regardant le ciel. “La pluie va bientôt s’arrêter et je connais un banc où on pourra se poser.”
L’idée de m’asseoir me ravit et me donna le courage nécessaire pour surmonter la fatigue. Je n’avais pas l’habitude de marcher aussi longtemps sans m’arrêter, et même si au départ j’avais essayé de tromper l’ennui en bavardant avec mes compagnons de voyage, la fatigue draina rapidement mon souffle et nous avions parcouru la plupart des kalieues que nous venions de faire dans le silence.
Nous arrivâmes à l’endroit mentionné par Timotast. Il s’agissait d’un petit ru qui croisait la grande voie commerciale en passant juste en-dessous des pavés. À leur intersection on pouvait voir un petit autel d’un côté et un banc de pierre blanche de l’autre.
Timotast s’écarta un peu de la route, posa son sac sur le sol et commença à fouiller à l’intérieur. Syxéus se laissa tomber sur le banc en faisant glisser son sac à côté de lui. Pour ma part, j’enjambai le ru et allai regarder l’autel.
“C’est la déesse Essors-Moire, déesse du petit ruisseau que tu vois là, l’Essors, et d’un autre, un peu plus en haut, le Moire”, m’expliqua Timotast de loin. “La plupart des voyageurs s’en fout, mais moi quand je passe par là je lui laisse toujours un petit sacrifice et une prière.“
Je le vit s’approcher de moi et me tendre un petit pain enroulé dans un torchon.
“C’est ici que nous allons quitter la route et nous aventurer dans la campagne. On va suivre un peu son domaine, l’Essors, alors je préfèrerai avoir sa bénédiction.”
C’était la première fois que j’allais prier une déesse que je ne connaissais pas.
Je sortis le pain de son torchon. Je l’émiettai et le jetai dans le ruisseau. Je fermai les yeux et ouvris les mains devant moi, face-à-face.
“Essors-Moire, déesse des deux ruisseaux éponymes, prend ce pain en guise de remerciement. Alors que nous tâcheront d’honorer ton domaine en le traversant, protège nous du malheur.“
En rouvrant le yeux, je constatai que Timotast se tenait non loin de moi, priant en silence, yeux fermés et mains ouvertes comme je l’avais fait. Syxéus, toujours assis sur son banc, avait également fermé les yeux pour accueillir mes paroles.
Même si je ne connaissait pas cette déesse, je ressentis un étrange bien-être après l’avoir priée. C’était plus simple et instinctif que ce que j’avais envisagé.
Inspiré, je pris l’initiative de dire une autre prière. Je fermai de nouveau les yeux, et ouvris les mains, pommes vers le ciel.
“Dieux d’en-haut, je vous conjure de veiller sur notre bonne fortune et sur la réussite de cette entreprise, tant dans le long voyage que nous allons accomplir que dans l’objet de ce déplacement.”
Je plongeai alors ma main dans la poche de mon manteau et sortit un petit objet de bois. Syxéus le reconnu immédiatement : il s’agissait de l’étui à cigarettes qu’il m’avais offert pour mes cinquante ans. Il s’agissait, pour sa valeur symbolique, de l’objet le plus précieux que je possédais.
Je le posai sur un pierre saillante et la brisai d’un coup de pied.
“Acceptez ce sacrifice en guise de bonne foi et de dévotion” finis-je, reprenant une position de prière.
Syxéus se leva enfin de son banc et franchit le ru pour me poser une main sur l’épaule. “Et ben, avec une offrande pareille, il ne peut rien nous arriver de fâcheux.“
Je lui répondit d’un air un peu surpris. “Tu n’as vraiment prévu aucun sacrifice pour ce voyage ? C’est l’occasion ou jamais, pourtant.”
Il secoua la tête d’un air désabusé. “Ça fait un petit moment que je ne prie plus les dieux d’en-haut tu sais. Ils le savent et s’en accommodent bien.“
Oui, c’était vrai, cela faisait quelques lustres que Syxéus ne fait plus de prières aux dieux d’en-haut. Depuis la mort de son mari il n’avait plus eu la foi d’en appeler à ceux qui sont sensés porter la bonne étoile et amener la bonne fortune.
Déjà trente-et-un ans que Papaquis était parti. Cela faisait tellement longtemps que j’arrivais peine à me souvenir de son visage. Ça m’attristait profondément. Avec Syxéus, il avait été une figure paternelle quand je m’étais retrouvé orphelin à mes vingt-cinq ans, et même si j’étais à l’époque un adulte autonome, ils m’avaient tous les deux beaucoup aidé à faire le deuil de mes parents, partageant un peu de leur quotidien avec le misanthrope timide que j’étais alors.
L’accident qui l’emporta, renversé par une carriole lancée à vive allure, avait bouleversé Syxéus. J’avais essayé d’être présent pour lui comme il l’avait été pour moi, mais pour une raison que j’ignorais, cela n’avait pas aussi bien marché que je l’avais espéré. Aujourd’hui encore, derrière son air enjoué et sa nonchalance apparente se cache une tristesse indélébile.
Je chassai ces pensées maussades de mon esprit et me concentrai de nouveau sur notre voyage. Timotast avait rejoint Syxéus sur le banc et ils se partageait une miche de pain, accompagné d’une poignée de fruits confit. Je les rejoignis. Nous déjeunâmes ainsi dans la campagne humide de Garrassfant, dans un silence religieux.
Marcher en pleine nature était beaucoup plus harassant que sur une route bien pavée, mais l’expérience était rafraîchissante et exotique. Les paysages, le contact avec la végétation et les occasionnels animaux sauvages que l’on pouvait voir avaient tout pour émerveiller les deux vieux citadins que nous étions.
Notre première nuit en terre sauvage fut pour le moins dépaysante. Timotast nous montra comment allumer un feu et comment l’entretenir pour qu’il brûle tout la nuit sans risquer d’incendier notre petit campement. Cela nous permettait de tenir les prédateurs comme les loups ou les gueppeurs à l’écart. Il nous montra aussi quelques herbes qui, broyées avec de l’eau et ointes sur le corps, servait à repousser les moustiques et les mammifères fouineurs comme les sangliers ou les tauricrocs.
Malgré cela, nous passâmes une nuit mouvementée à cause des rampants qui venaient grouiller dans nos couches et des hululements plus ou moins lointains d’animaux que nous ne reconnaissions pas.
Timotast nous réveilla à l’aube, et après un petit déjeuner consistant, nous reprîmes la route.
Nous arrivâmes à l’Étau-Boire au crépuscule du sixième jour de voyage. La première chose que nous vîmes furent les champs de blé et les vergers, puis les premières bâtisses, granges et corps de ferme.
Le hameau en lui-même regroupait une trentaine de maisons à peine, encerclant une grande place centrale où étaient disposées en plein air de nombreuses tables, des bancs et des lampadaires à huile. Le village était posé au point de diffluence de l’Essors et de la Moire, au creux de la fourche dessinée par les deux cours d’eau.
Ici, contrairement à la ville, la plupart des structures étaient entièrement en bois. Il n’y avait pas de pavé dans les rues ni sur la grand-place.
Quand nous nous dirigeâmes vers la place centrale, nous constatâmes que tout le village y était réuni pour dîner. La plupart des habitants était assis à des tables pendant qu’une poignée d’hommes et de femmes servaient la nourriture.
Quand les locaux nous aperçurent, une femme se leva et vint vers nous. Elle était assez âgée et son physiom prenait la forme d’une ligne rouge sur sa peau, partant du milieu de son front, contournant son visage sur sa gauche et plongeant le long de son cou vers son buste.
“Bonsoir voyageurs, bienvenue à l’Étau-Boire ! Je suis Fivélos, la bourgmestre. Vous devez être fatigués et affamés. Venez casser une graine à ma table !”
Syxéus, dans un long soupir de soulagement, lui répondit “Merci bien, Fivélos. Ce n’est pas pour me plaindre, mais mes jambes me font souffrir le martyr. Merci pour votre invitation !”
Quand nous nous approchâmes des tablées, plusieurs villageois reconnurent Timotast et le saluèrent avec énergie et avec de grand gestes amicaux.
La table de la cheffe du hameau était au milieu. Les quelques personnes qui étaient déjà à la table se poussèrent un peu pour que nous puissions nous asseoir face à elle.
“Alors, Timotast,” dit la cheffe en commençant à remplir trois écuelles, “tu me présentes tes compagnons ?”
“Bien sûr,” répondit-il, “voici Syxéus et son ami Mavéas.”
“Et qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?” demanda-t-elle à notre égard.
C’est Syxéus, comme à son habitude, qui prit la parole pour nous deux. “Et bien, nous nous dirigeons vers Cosma. On aimerait s’arrêter à Val-de-Bau et Froussebois sur la route, alors on aurait besoin de savoir dans quelle direction aller.”
Syxéus se servi un verre de bière et bût goulument.
“Mais avant de repartir,“ enchaîna-t-il, “je dois voir quelqu’un, ici, dans ce village.”
Fivélos haussa un sourcil curieux. “Qui donc ?”
Syxéus reprit une longue gorgée de bière avant de répondre. “Il s’agit de Tomilas Oumdim.”
La grimace interloquée de Fivélos s’accentua à l’entente de ce nom. “Vous voulez voir ma mère ?”
“C’est bien ça. Si je me souviens bien, elle devrait avoir quatre-vingt seize ans maintenant.”
Notre hôte prit un air pensif. “Hum, oui, c’est vrai. Mais je ne sais pas vraiment si elle pourra vous voir. Elle est assez malade depuis quelques années.”
“Oh, c’est vrai ?” Répondit mon ami avec tristesse. “Je ne voudrais pas la forcer, mais c’est très important.”
Les yeux de Fivélos se raffermirent et son visage s’assombrit. “Je verrai ce que je peux faire.” Elle était beaucoup moins amène que tantôt.
Le repas continua sans encombre. On nous apporta de la viande de tauricroc séchée en rations modestes, des légumes en ragout dans des quantités généreuses et du porridge de céréale en abondance.
La plupart des convives parlait fort, sans se soucier de gêner les autres, et sans être gêné par les vociférations de leurs pairs. Tout le monde semblait se connaître et s’apprécier.
Un peu plus tard, au moment de servir un dessert composé de fruits frais et de confiture, Fivélos se leva. “Timotast, veux-tu bien venir avec moi ? J’aimerais qu’on règle notre affaire ce soir, comme ça tu pourras repartir à l’aube demain matin.” L’intéressé se leva à son tour en inclinant légèrement la tête pour la remercier. Puis elle se tourna vers Syxéus. “Je vais consulter ma mère et je vous informerai de sa réponse.“
“Merci bien !” répondit mon ami avec un excès de zèle dans la voix.
Une heure plus tard, Fivélos nous fit rentrer dans une chambre éclairée par deux chandelles. Une était disposée sur une table jonchée de plantes et d’outils d’herboristerie. L’autre était posée au chevet d’une femme qui semblait assoupie et dont les traits était tellement malades qu’elle semblait beaucoup plus vieille que Syxéus.
Fivélos avait toujours le visage dur. “Je reviens dans une heure. Je compte sur vous pour la ménager.“
La respiration de la vieille femme était imperceptible. Pendant un instant, j’ai même cru qu’elle était éteinte.
Syxéus s’approcha avec un sourire mélancolique. “Tomi, vieille bique.“
La voix de mon ami alluma une flammèche de vie sur le visage de Tomilas. Elle sourit, puis leva lentement ses paupières. “Syxéus. C’est bien toi ? C’est bien vrai ?“
Elle se hissa avec difficulté. Syxéus s’assit sur le lit au niveau de ses jambes. “Ça fait combien de temps ? Cinquante ans ?“
Un rire grinçant s’échappa d’entre les lèvres de Tomilas. Sa voix était rocailleuse. “Fait pas semblant de pas t’en souvenir. Ça fait soixante-quatre ans.“
Syxéus joignit ses mains derrière sa nuque. Il balança sa tête en arrière et contempla la danse des ombres projetée sur le plafond par les flammes vacillantes des deux chandelles.
“Soixante-quatre ans, oui. Ça fait une paie. Le temps passe vite.“
“T’embête pas pour ça, vieux bouquetin. Je sais pourquoi t’as laissé autant de temps passer. Mais je savais que tu reviendrai, tôt ou tard.“
Au fil de l’échange, j’avais l’impression que Tomilas reprenait peu à peu vie. Son visage avait l’air de reprendre de la couleur et un petit sourire lissait ses rides.
Un ange passa, puis Syxéus se tourna vers son amie.
“Qu’est-ce qui te cloue au lit ? C’est grave ?“
L’intéressée haussa les épaules. “Au début on pensait que c’était une bronchite, mais elle est jamais partie. On a fait venir un médecin, sans veine. Notre guérisseur me prépare des onguents qui apaisent la toux et me permettent de dormir.“
Elle fixa le plancher.
“Je pense jamais sortir de ce lit, tu sais.“
Les yeux de Syxéus devinrent brillants.
“Je suis heureux d’avoir réussi à te voir alors. Je n’étais pas sûr que tu le voudrait.“
Tomilas frappa l’épaule de Syxéus de son poing cacochyme.
“Dis pas de bêtise. S’il y a une seule personne que je veux voir sur mon lit de mort, c’est bien toi. Même après toutes ces années d’oubli et d’ignorance.“
Syxéus saisit avec délicatesse le poing de Tomilas et écarta ses doigts. Il frotta la paume avec ses pouces dans un geste de tendresse.
“Je voulais juste te dire…“
J’entendis le son de gouttes tombant sur le tissu. Syxéus toussota pour reprendre contenance, mais ne put empêcher sa voix de dérailler.
“Je voulais juste te dire que tu a été comme une sœur pour moi. Il y a peu de gens que j’ai aimé comme je t’aime, Tomi. Depuis le jour où on s’est rencontré, quand tu as cassé la gueule à ce petit con de Jimias qui me rackettait, jusqu’au jour où tu es partie, pour venir vivre ici avec ton mari.
“Jamais je ne me suis senti aussi proche de quelqu’un. On a rit de tout mais surtout de rien. Pansé mutuellement nos blessures de corps et de cœur. Fait les quatre cent coups et passé des journées entières à aider nos aînés. Ma vie s’est arrêtée le jour où tu es partie.
“Elle n’a repris que quand je me suis marié à Papaquis et ai adopté Mavéas.“
Les deux regards se tournèrent vers moi.
“Je suis heureuse de constater que Syxéus a pu avoir un fils,“ me dit-elle de sa voix tendre.
Elle se tourna de nouveau vers Syxéus. “Et je suis heureuse que tu me dises tout ça. Je le savais, mais j’avais besoin de te l’entendre dire.”
Son visage devint soudain triste. ”Tu sais, ma vie n’a plus jamais été la même sans toi. Je ne me considère pas malheureuse, mais mes années les plus heureuses sont avec toi. C’est certain.”
Elle se cacha les yeux avec une main. “J’ai honte de l’avouer, mais je me suis sentie bien moins triste quand mon époux est mort, que quand je t’ai abandonné pour venir vivre ici.“
Elle se redressa et planta soudain son regard dans celui de son ami. “Pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?“ Sa voix tentait d’être accusatrice, sans grand succès.
“La même raison pour laquelle tu n’est jamais revenue à Pas-du-Cheminant, Tomi. Pour oublier que quoiqu’on fasse, on ne retournera jamais à nos jeunes années passées ensembles.“
Ils baissèrent tous les deux les yeux et soupirèrent avec gravité.
Il passèrent la fin de la soirée à ressasser de vieilles anecdotes, retracer les dix-sept années espièglerie et de complicité qu’ils avait partagé.
J’écoutais leur histoire avec une attention douce, assis dans une chaise à bascule.
Quand Fivélos vint nous sommer de laisser Tomilas se reposer – bien après la petite heure qu’elle nous avait originellement octroyé – les deux amis d’enfance s’étaient assoupis dans les bras l’un de l’autre. Moi-même somnolais dans ma chaise et ne fut réveillé que par le grincement de la porte.
Syxéus quitta sa vieille amie sans la réveiller, après lui avoir déposé un baiser sur la tempe.
Timotast nous réveilla juste avant l’aube. Il allait repartir vers Pas-du-Cheminant et nous indiqua la route à suivre pour rejoindre notre prochaine étape, Val-de-Bau.
Nous finissions nos préparatifs quand nous entendîmes une commotion venant de la maison de Fivélos. Nous vîmes passer en courant un homme qui semblait être le guérisseur du village. Il revint quelque instants plus tard accompagné de la bourgmestre.
Cette dernière nous jeta un bref regard, avant de disparaître au coin d’une maison. Syxéus se redressa de toute sa hauteur et murmura. “Adieu, mon amie. Promis, on se reverra bientôt.“
Ma vue se voila.
Le trajet jusqu’à Val-de-Bau s’avéra beaucoup plus complexe que ce à quoi nous nous attendions. Loin de la sécurité de voyager avec un rôdeur, nous hésitions à chaque étape du trajet, de peur de nous égarer. De plus, il nous fallait mémoriser nombre de repères, car le chemin ne suivait pas un cours d’eau comme ça avait été le cas jusqu’à maintenant. Comme si ça ne suffisait pas, une bruine constante tombait sur nous.
Timotast seul aurait fait le trajet entre l’Étau-Boire et Val-de-Bau en trois jours. Il avait estimé qu’à nous il en faudrait six. Nous mîmes au final neuf jours à atteindre notre destination.
Val-de-Bau était niché entre deux plateaux de la Plaine de Garrassfant, dans un petit vallon où coulait l’éponyme rivière Bau.
Contrairement aux plaines environnantes, le vallon était fortement boisé, et Val-de-Bau vivait de l’exploitation du bois. Du plateau, on pouvait voir la scierie posée sur la rivière, la grande usine à papier et le port. Les productions étaient acheminés en bateau vers l’aval du cours d’eau, à destination d’une ville qui se trouvait sur le grand axe commercial reliant Écho au pays des Mille-lacs.
L’accueil que nous reçûmes fut beaucoup moins chaleureux qu’à l’Étau-Boire. Nous dûmes nous rendre directement à la bourgmestrerie pour avoir les informations qui nous étaient nécessaires.
“Je cherche une personne du nom de Lolohus Ménium.“
Le commis à qui nous nous étions adressé chercha dans son registre. “Oui, c’est elle qui dirige la pépinière depuis quelques années. Vous la trouverez sans doute dans sa loge, juste en amont du Bau.“
Quand nous arrivâmes devant la loge de la pépinière, nous trouvâmes une femme, d’à peu près le même âge que moi. Elle n’était pas spécialement épaisse, mais avait les muscles des avants-bras saillants et les mains caleuses. Ses cheveux étaient courts et sa posture ne laissait aucun doute sur le fait que c’était elle qui dirigeait l’entreprise.
“Partenaire ! Putain, ça fait un bail !“ s’exclama-t-elle, en voyant Syxéus. Elle donna à mon ami une solide tape sur l’épaule, qui manqua de le faire trébucher.
“Lolohus, toujours aussi distinguée, à ce que je vois !“
La pépiniériste lui fit un clin d’œil. “Faut bien que quelqu’un ramasse des échardes, si les petits citadins veulent se chauffer l’hiver. “
Syxéus hassa les épaules. “Y’a pas d’hiver à Pas-du-Cheminant.“
Ils éclatèrent tous deux d’un rire franc, bien exagéré par rapport à la qualité de la blague.
“Et c’est qui, ce gamin qui t’accompagne, Syxé ? Ton fils ?”
“En quelque sorte. Mon fils de cœur.“ Il passa son bras autour de mes épaules. “Ça va faire cinquante ans qu’on vit ensemble, Mavéas, Papaquis et moi.“
“Papaquis ?“
“Feu mon mari.“
“Ah.“
Lolohus nous fit entrer dans la loge, dans laquelle régnait une chaleur étouffante. Elle nous fit asseoir nous servit un café noir.
“Cinquante ans, ça fait autant de temps qu’on ne s’est pas vus, c’est bien ça ?“
“Oui. C’est justement parce qu’on a laissé tomber l’entreprise que j’ai pu me concentrer sur autre chose que moi-même. Je me suis occupé de Mavéas, puis d’autres personnes dans le besoin. Ça m’a amené à rencontrer Papaquis et à fonder une soupe populaire avec lui. Peu après ça, on s’est mariés.“
Lolohus fit la grimace. “Syxé, tu sais très bien qu’on a pas laissé tomber l’entreprise. On s’est faits niquer et on a été forcés de l’abandonner.“
“Je préfère ne pas retenir de grief. L’animosité n’est pas…“
Lolohus frappa du poing sur la table pour l’interrompre, si fort qu’elle fit qu’elle renversa son café.
“Charrette à bras ! Pas de griefs ? Mais bordel Syxé, on nous a saboté ! Tu le sais aussi bien que moi !“
Syxéus éleva la voix contre elle. C’était la première fois de ma vie que je le voyais s’emporter. “Facile à dire ! Toi tu as quitté la ville, tu t’en moque ! Moi j’ai dû vivre avec les conséquences, pour pas que ça me retombe dessus !“
L’argument eu l’air de calmer Lolohus.
“J’avais une vie, après ça. Tu crois que ça aurait été bon pour Mavéas ou ceux qui dépendaient de moi pour manger, si je m’étais entiché d’une quête de vengeance ? Non ! J’ai laissé couler l’eau sous les ponts, attendant qu’il meurt de vieillesse avant de pouvoir respirer de nouveau.“
J’essayais de ne pas intervenir, mais la curiosité était plus forte. “De qui vous parlez ? C’était quoi votre entreprise ?“
Les deux ‘partenaires’ échangèrent un regard entendu. Lolohus me raconta alors leur histoire.
“Tout a commencé quand j’avais vingt ans. J’ai rencontré Syxéus, qui à l’époque ne devait pas avoir plus de quarante-cinq ans, aux réunions du parti.
“On était membres d’un petit parti politique à l’époque, qui cherchait à inverser l’ordre des castes sociales et mettre les artisans au pouvoir. L’idée c’était que vu que c’était eux qui produisaient tous ce que les nobles avaient besoin, on pouvait utiliser ça comme levier pour améliorer leurs conditions de travail et de vie.
“Enfin bref. Avec Syxé, on s’est rendus compte qu’on n’était pas trop d’accord avec ça. Déjà, le parti mettait en avant les artisans, mais laissait de côté les paysans et les ouvriers. En plus, ces cons voulait un renversement social complet. Un peu trop utopique à notre goût.
“Du coup, on a décidé de fonder notre propre parti. Mais cette fois l’idée, c’était plutôt de former des comités pour donner de la voix aux plus basses castes sociales et de s’organiser pour faire pression sur les castes du haut. Fonder une puissance de persuasion en gros.
“Un de nos projet, par exemple, c’était d’inciter tous les producteurs à stopper le travail en même temps, comme ça les nobles n’auraient pas le choix que de les écouter s’ils ne voulaient pas que les prix explosent. Organiser la grève, quoi.
“On faisait beaucoup de propagande en ville, au point où beaucoup de gens commençait à adhérer à l’idée. On avait su concrétiser la chose, nous. Organiser des séminaires, des groupes de parole… Au bout de quelques années, on était devenus un vrai parti.”
Syxéus poussa un long soupir. Lolohus laissa traîner sur lui un regard compatissant.
“Ça n’a pas plus au chef du parti au pouvoir. Ce fils de pute est venu directement nous menacer. Il a dit plus ou moins subtilement qu’il allait faire du mal à nos proches si on continuait notre entreprise.
“On s’est pas démontés, on lui a ri au nez. Une semaine plus tard, mon père s’est cassé la jambe dans un accident du travail. Il était charpentier, c’était pas la première fois qu’il se blessait. J’ai même pas fait le lien à ce moment là.
“Mais deux semaines plus tard, c’est la mère de Syxéus qui a eu un accident. Renversée par un cheval. Elle s’est cassée le coccyx. Elle ne s’est jamais relevée.
“Le connard est revenu nous narguer. C’est là qu’on a vraiment fait le lien. On lui aurait sauté à la gorge s’il ne s’était pas entouré de ses gorilles.”
Syxéus prit la parole pour conclure. “J’ai donc décidé d’arrêter, de dissoudre le parti. Lolo voulait continuer seule, mais vu qu’on était les figures de proues, si je me désistais le parti se déliterait. Et c’est ce qui s’est passé. J’ai quitté le parti et l’ai laissé mourir.“
Lolohus secoua la tête. “C’est pas exactement ce dont je me souviens. Pour moi, Syxé a choisi de protéger sa famille. Protéger ceux pour qui il avait fondé ce parti. On ne peut pas luter contre un mec qui est capable de tout pour arriver à ses fins.“
Mon ami haussa les épaules. Pour lui ça ne faisait aucune différence. Sa mère handicapée et son grand projet qui s’effondrait… Ce n’était pas ce genre de détail sémantique qui allait le consoler.
Lolohus continua. “Après cette histoire, j’ai quitté la ville et suis allée m’enfoncer dans le trou du cul de Garrassfant, là où le climat est polaire et où on a presque aucune commodité. Syxé a choisi de rester en ville. Il ne se sentait pas de tout quitter.“
Syxéus reprit. “Après que Lolo est partie, j’ai reçu des menaces de la part de notre bandit d’adversaire. Ça ne lui plaisait pas de me voir traîner dans le coin. Il m’a clairement dit que mon calvaire n’était pas fini si je continuais dans la politique. Alors j’ai choisi l’humanitaire. C’est quelques semaines plus tard que je t’ai rencontré, Mavéas. La suite, tu la connais.“
Je hochai la tête, pris dans tout le condensé d’information qu’on venait de me livrer. J’avais passé la majeure partie de ma vie avec Syxéus, mais j’avais désormais l’impression qu’il avait vécu toute une vie avant qu’on se connaisse.
Je trouvais ça intrigant qu’il ne m’en ai jamais parlé. Mais ça faisait sens. De son point de vue, c’était un nouveau départ.
“Mais du coup, partenaire, pourquoi tu es revenu aujourd’hui ? Alors que ça fait genre cinquante ans qu’on s’est pas vus ?”
Syxéus posa ses deux mains sur les épaules de Lolohus, à la surprise de celle-ci. “Parce que c’était bien, ce qu’on a fait. C’était une bonne chose.“
“Bah oui,“ répondit-elle nonchalamment, “on l’a fait pour aider les gens. Évidemment que c’était une bonne chose.“
Syxéus secoua la tête, “Je ne parle pas de ça. Je te parle de ma vie après. Non seulement ça m’a permis de rencontrer l’homme de ma vie et mon fils de cœur, mais surtout ça m’a redonné le goût de vivre et d’aider les autres.
“Quand j’étais jeune, j’avais la rage contre les oppressions et le système corrompu établi à Pas-du-Cheminant. Grâce à ce qu’on a fait tous les deux, à notre échec, j’ai compris que je pouvais changer les choses autrement, que je pouvais aider les autres sans me mettre en danger.
“Comme je ne pouvais pas changer le système, je suis devenu un système qui a permit de combler – un peu – les différences de classe de ce système oppressif.“
Le visage de Lolohus s’attendrit et elle posa ses mains sur celles de son ex-partenaire.
“Ça m’touche que tu m’dises ça, partenaire. Tu sais, ici aussi la vie n’a pas été facile, mais j’ai pu redresser les choses et vraiment aider les gens. C’est pas tout a fait pareil, parce qu’on n’est pas dans une grande ville, mais c’est justement ce qui nos a permis, à nous les ouvriers, de nous prendre en main.
“Tu sais que j’ai été bourgmestre ? Eh oui, j’ai été la première roturière bourgmestre, ici à Val-de-Bau. Ça a permis de faire bouger les choses. C’était il y a vingt ans, mais ça a eu un impact. Pour preuve : le bourgmestre actuel est aussi un roturier.
“Ce qu’on n’a pas pu faire à Pas-du-Cheminant, j’ai pu le faire ici. Les bourgeois ici ont finit par comprendre que c’est grâce aux ouvriers qu’ils sont riches et continuent de s’enrichir. Ça équilibre le jeu entre les propriétaires terriens et la force ouvrière.”
Ils sourirent tous les deux, les yeux emplis de mélancolie. Ils étaient à la fois heureux et tristes que leur rêve commun ai pu se réaliser – deux fois, de deux manières différentes – malgré la nécessité que leurs routes se séparent pour que cela arrive. Ils s’étreignirent dans une longue accolade qui était autant une fête de leurs accomplissement qu’une conclusion de leur ‘partenariat’.
Après un long moment de silence, Lolohus fronça les sourcils. “Mais au fait, Syxéus, quel âge ça te fait ?”
Pour fêter la présence de Syxéus, Lolohus sonna prématurément la fin de la journée de travail et invita tous ses ouvriers à la taverne. Nous pûmes la voir déclamer leurs ‘faits d’armes’ du temps de leur parti, encensée par des interventions théâtrales de mon vieil ami.
Les ouvriers étaient conquis par ces récits qui leur semblaient rocambolesques, mais qui s’inscrivaient dans la continuité des revendications menées autrefois par leur contremaîtresse. Elle-même qui ce soir là avait revêtu le rôle de narratrice.
La soirée fut longue et la nuit courte, mais tout le mode se leva tôt, car chacun devait reprendre ou bien son travail ou bien son voyage.
Lolohus nous avait invités à passer la nuit chez elle. Quand nous nous dîmes adieu au point du jour, l’esprit encore embrumé de bière et de récits, je vis des larmes couler sur le visage de l’ouvrière endurcie.
Nous passâmes la première matinée de voyage en silence. Je me remettais encore de la soirée de la veille, sentant peu à peu l’épuisement remplacer manque de sommeil. Quant à mon compagnon, je sentais bien que, plus que de fatigue, c’était l’adieu qui pesait sur son cœur.
Plus nous progressions dans notre voyage, plus les souvenirs alourdissaient ses pas. Ce n’étaient pas toujours des souvenirs tristes, mais comme ils étaient les marqueurs d’un lointain passé, il renforçaient le poids de l’échéance de notre périple.
Nous étions désormais bien plus habitués à marcher en pleine campagne qu’auparavant. Nous n’avancions bien entendu pas au rythme d’un vieux rôdeur, mais nous étions beaucoup moins hésitants et avions de plus en plus l’œil pour discerner les repères sur notre trajet.
La piste qui reliait Val-de-Bau à la grande route reliant Écho à la région des Mille-lacs était bien balisée. Au fil des hameau qui se dressait sur notre chemin, on nous indiquait la route jusqu’à la bordure de l’Attrape-Mouches, une forêt marécageuse au bord de laquelle était établi le village de Froussebois.
Au total, nous mîmes quinze jours, presque deux semaines, pour joindre Froussebois, car la distance qui le séparait de notre précédente étape était grande. C’est à l’aube de notre vingt-neuvième jour de voyage que nous pûmes découvrir ce village bien nommé.
La saison humide avait beau être sur sa fin, l’atmosphère était très lourde à l’orée de l’Attrape-Mouches. La végétation était dense et il nous fallait faire attention à chaque pas pour ne pas tomber dans une tourbe. Heureusement, nous ne devions pas nous enfoncer dans les bois, mais le village que nous cherchions à atteindre était quand même sous la canopée.
Comme à l’Étau-Boire, les maisons était entièrement en bois. Mais en plus, il n’y avait pas de route ou de chemin entre les maisons, juste de l’herbe tassée. Malgré la chaleur humide et suffocante, chaque habitant était lourdement vêtu, avec cape et capuchon, pour se protéger des innombrables diptères.
Nous vîmes passer une grande quantité de travailleurs qui trimbalaient d’immenses ballots d’herbes, venant du tréfonds des bois et les chargeant sur de haut chariots. Ceux-ci allaient et venaient sur une sorte de piste qui partait en direction du guide, probablement vers des terres plus civilisées.
Dans notre progression au cœur du village – qui ne devait pas héberger plus de cinquante familles – nous aperçûmes pas moins de trois enseignes d’herboristerie. Cependant, nous ne trouvâmes pas la moindre bourgmestrerie ou office de tourisme.
Nous dûmes quérir des renseignements auprès des autochtones patibulaires, qui pour la plupart refusait de nous adresser la parole. Il nous fallut ainsi plusieurs heures pour trouver la demeure de Palonumis, la personne que Syxéus était venue voir.
La maison qu’elle habitait était grande et familiale. Nous fûmes accueillis par un certains nombre de personnes, dont la plupart était les enfants ou les petits-enfants de la vieille Palonumis. On nous conduisit à sa chambre.
Quand je vis le visage de la vieille femme, je fus certain de reconnaître ses traits, sans pour autant remettre dans quelle circonstance car, j’en étais sûr, c’était la première fois que je la rencontrais.
C’est Syxéus qui m’éclaira sur la question.
“Mavéas, je te présente Palonumis, la sœur jumelle de Papaquis.“
L’intéressée mis un instant avant de reconnaître Syxéus. Elle entra alors dans une colère folle.
“Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu n’es pas la bienvenue chez moi ! Sors ! Sur le champ !“
Elle avait beau être très vieille – presque cent ans si je m’en référai à l’age qu’aurait eut Papaquis s’il était toujours en vie – elle avait une vigueur qui rivalisait avec celle de mon ami. Elle parcouru la distance qui nous séparait de deux longues enjambées, et gifla Syxéus. Celui-ci ne fit même pas mine d’essayer de l’éviter.
“Écoute, Palo, il fallait que je te vois. Une dernière fois. Après, je te laisserai tranquille pour toujours.“
Les yeux de Palonumis étaient embués de larmes. Je ne parvenais à savoir si c’était de la colère ou de la tristesse.
“Ne m’appelle pas comme ça ! Tu es mort pour moi ! Mort, comme l’est Papa, que tu as tué.“
Syxéus tenta de poser une main sur l’épaule de sa belle-sœur, mais elle se dégagea. Il laissa tomber ses bras le long de son corps dans un soupir. Il s’assit sur une chaise et nous invita tous les deux à faire de même. Il se tourna ensuite vers moi pour m’expliquer.
“Vous ne vous êtes jamais rencontrés, mais elle et Papaquis se voyaient une fois tous les deux ans. Une fois sur deux, c’était elle qui venait, et l’autre c’était Papa qui faisait le voyage.”
C’était il y a plus de trente ans. Même si je l’avais croisée à l’époque, je ne serais pas sûr de m’en souvenir aujourd’hui.
“Depuis son décès, elle n’a plus de raison de revenir à Pas-du-Cheminant. À l’époque je lui avais proposé de venir habiter chez nous, mais elle m’a… accusé d’être responsable de sa mort.“
J’étais confus. “Attendez, le décès de Papaquis était un accident, c’est quoi le rapport avec Syxéus ?”
Le deux tombèrent silencieux. Ils me jetèrent un regard torve.
Palomunis ouvrit la bouche, mais Syxéus leva la main pour l’interrompre.
“Mavéas… Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais… Oui, Papaquis est bien mort d’un accident. Oui, il s’est bien fait renverser par une carriole. C’est juste que le chauffeur de cette carriole…“
Il prit une grande inspiration. Je n’osais pas deviner ce qu’il était sur le point de dire.
“… c’était moi.“
Mon estomac se cambra dans mon ventre. J’ouvrai la bouche, mais aucun son n’en sortit, tant ma gorge était serrée. J’eus un hoquet et une douleur lancinante transperça mon ventre. Je me penchai en avant pour tenter de comprimer la douleur, et ma tête se mis à tourner.
Une main – celle de Syxéus – se posa sur mon épaule. J’essayais de me ressaisir, mais les mots ‘Syxéus a tué Papaquis’ tournaient en boucle dans mon esprit.
Au bout de quelques instants, je parvins à relever la tête. Syxéus avait des larmes sur les joues. Le visage de Palomunis était fermé.
C’est cette dernière qui reprit la parole. “Syxéus a toujours fuit sa responsabilité. Pourquoi tu crois qu’il te l’a jamais dit ? Parce qu’il est dans le déni. Voilà tout.“
Syxéus ferma les paupière si fort que son visage devint rouge. Les larmes ruisselaient encore sur ses pommettes. “Les circonstances…“
Palomunis se leva d’un bond. Pendant un instant, je cru qu’elle allait sauter à la gorge de Syxéus. “Les circonstances ! Les circonstances ! Maudites soit-elles ! Le résultat ne change pas : Papaquis est mort ! À cause de toi !“
Quelque chose se déclencha en Syxéus. Je le vis avoir un tic, puis il se leva et jeta sa chaise à travers la pièce.
“Comment tu peux penser une seule seconde que ça m’affecte pas ? Tous les putains de jours de ma putain de vie, je pense à sa mort ! J’ai cette image dans ma tête, qui reviens dès que je ferme les yeux, de mon mari qui passe sous les sabots de mes chevaux ! Comment je peux la faire partir ? Tous les jours, j’ai envie de mourir et que Papaquis prenne ma place, parce qu’il mérite plus que moi d’être en vie !“
Il avait les yeux révulsé.
“Je le tenais dans mes bras quand il a rendu son dernier souffle ! Il m’a fait promettre de ne pas m’en vouloir. Mais c’est pas possible ! Tu comprends ça, Palomunis ? Je dois essayer de ne pas m’en vouloir parce que je lui ai promis !“
Palomunis était elle aussi en larme désormais.
“Il m’a fait jurer que ce n’était pas grave, qu’il mourrait pour qu’un autre vive, et que c’est tout ce qu’il espérait. Il est mort en souriant, Palomunis !“
Je me retrouvai confus. J’ouvrai la bouche pour interjeter, mais me ravisai. Il fallait que Syxéus s’exprime.
“Comment ça ‘pour qu’un autre vive’ ?“. Palomunis n’avait pas eu la même délicatesse que moi.
Syxéus plongea sa tête dans ses mains. Il mit un certain temps à répondre.
“Une gamine. Une petite fille qui avait quoi ? Huit ans ? J’en sais rien. Elle s’est littéralement jetée devant ma carriole. Papaquis l’avait anticipé, et s’est lui-même jeté en avant pour la pousser hors de la voie.“
Un silence de plomb s’abattit sur nous.
“Et vous savez le pire ? La gamine qu’il a sauvée – Mélanas qu’elle s’appelait – est morte de faim deux ans après.“
L’ironie de la situation tordait le visage de Syxéus dans un rictus macabre. Il avait les genoux qui tremblait. Plaomunis s’approcha lentement de lui, puis posa une main sur son épaule.
Elle l’étreignit sans un mot.
Le lendemain matin, nous quittâmes Palomunis et sa maisonnée avec de longues embrassades. Pas une parole ne fut échangée, tout avait été dit.
Nous continuâmes notre chemin en direction de notre prochaine et dernière étape : Cosma.
Des larmes sur le visage de mon ami. Et un sourire.
Notre interlude campagnard s’avéra un peu plus rieur qu’auparavant. Syxéus avait apaisé beaucoup de ses maux et partageait désormais beaucoup d’anecdotes et de bons moments passés avec les trois personnes que nous avions visitées, maintenant que le gros des émotions était passé.
Le trajet était désormais aisé. Nous n’avions plus le soucis de tenir une piste, nous nous dirigions simplement entre le guide et le monde pour rejoindre la grande route qui joignait la Jetée et le Repos Cosmique – qui s’avérait être notre prochaine étape.
Nous tombâmes sur la grande route en cinq jours. Nous l’empruntâmes en direction du monde et atteignîmes le Repos Cosmique en quatre. Nous restâmes une nuit seulement, juste le temps de se reposer et de reprendre des provisions, puis nous louâmes une place sur une charrette de commerçant pour quelques pièces.
Nous traversâmes ainsi Bois-dense sans effort, appréciant la beauté de cette forêt qui avait la particularité d’être si épaisse – étant surtout constituée de buissons, pour la plupart épineux – qu’il était presque impossible de la traverser en dehors des routes.
Port-du-bois était la dernière étape de notre périple avant Cosma. Nous prîmes une place à bord d’une barge à fond plat qui nous permit de traverser la mer Cosmique et d’atteindre l’île ou trônait la plus grande ville du monde, en moins d’une journée.
Nous fûmes subjugués quand nous aperçûmes les murs titanesques de la cité-univers s’élever sur l’horizon bleu. Elle semblait sortir de l’eau d’un seul homme, construite à même les fonds marins, laissant les flots s’écraser sur les murailles comme on jette du sable sur un mur de briques. Nous avions découvert nombre de paysages et d’architectures depuis le début de notre périple, mais rien n’était aussi détonant que de voir la plus grande ville du monde s’approcher de nous de toute sa hauteur, posée sur les flots calmes de la mer.
Nous fûmes également choqués de découvrir à quel point la ville était dense. Les maisons et les habitants étaient entassés les uns sur les autres, et elle était si vaste qu’il nous aurait fallut plusieurs jours pour la traverser de part en part.
Nous dûmes louer une chambre dans une auberge et marcher une matinée entière pour atteindre le quartier expressionniste et trouver la maison de la personne que nous étions venue voir. D’autant que chaque quartier – qui soit-il important de le noter, était chacun bien plus grand que ma ville natale – avait sa propre organisation interne.
Syxéus était resté très mystérieux au sujet de cette personne, malgré mes nombreuses questions.
La maison que nous trouvâmes était immense et rectangulaire, comme une grosse brique grise posée à la verticale et accolée à d’autre bâtiments du même acabit.
Il s’avérait qu’en réalité plusieurs foyers habitaient dans cette maison rectangulaire. Les propriétaires avaient chacun acheté une petite parcelle d’habitation à un étage donné, et formaient ainsi une petite communauté. Je notai d’ailleurs que la plupart des bâtiments de cette forme avait des échoppes au rez-de-chaussée, permettant ainsi de gagner beaucoup d’espace dans la rue en empilant les commerces et les habitations.
Les couloirs du bâtiment étaient dépourvu de toute forme de style. D’un gris délavé, ils ne portaient aucune forme d’ornementation, comme si l’architecte qui avait conçu les parties communes était un simple exécutant axé sur la rentabilité et l’ergonomie. Je ne m’imaginait pas vivre dans ce genre d’endroit.
Nous croisâmes une jeune famille, qui était pressée de sortir pour se rendre on-ne-sais où. Il ne nous accordèrent aucune salutation, pas même un regard.
L’homme qui nous ouvrit devait avoir dix ans de moins que moi, mais il était particulièrement usé par le temps. Maigre, presque famélique, il portait des vêtements amples pour le cacher. Ses yeux était cernés de nombreuses rides, caractéristique des gens qui passent leur vie à lire. Malgré tout, sa posture était droite, presque digne, et son regard pétillait d’énergie – ainsi que de méfiance à notre égard.
“Bonjour, vous êtes bien le fils de Equylias Alinam ?” demanda Syxéus sans ménagement.
Dire que l’homme était intrigué était un bien faible mot. La moue qu’il nous accorda avait l’air de faire émerger chez lui de très anciens souvenirs. “Oui, je suis Ulutte.“ Il fit jongler son regard entre Syxéus et moi. “Vous avez connu ma mère ?“
Syxéus passa la main dans ses long cheveux. “Plutôt bien, oui. Ulutte, si je ne me trompe pas, je suis ton père.“
L’habitation de notre hôte était riche, témoin d’une vie prospère. Dans les décors, on sentais son amour pour les écrits, puisque nombre de poèmes rédigés dans des langues que je ne connaissais pas étaient encadrés sur les murs.
Nous étions assis sur une banquette assez dure. Ulutte était enfoncé dans un grand fauteuil de cuir. Il versa le thé.
“Je n’ai jamais connu ma mère. Elle est morte en me donnant naissance. J’ai grandi orphelin, avec pour seul héritage une lettre dans laquelle elle me disait qu’elle m’aimait et que je n’avais pas de père.“
Syxéus hocha la tête en se saisissant de sa tasse.
“J’ai connu Equylias il y a…” Il calcula rapidement dans sa tête, ”soixante-trois ans maintenant. Peu après que Tomilas se soit mariée,“ ajouta-t-il à mon attention. “Elle est très vite tombée amoureuse de moi et une complicité s’est installée rapidement. J’ai fini par moi aussi tomber amoureux d’elle.”
Il fit claquer sa langue. Sa bouche semblait pâteuse. Il prit une longue gorgée de thé. “Mais elle était malade. Elle avait un cancer. Sa vie n’était pas en danger mais elle avait régulièrement besoin de voir un mage guérisseur pour que son cancer ne progresse pas.“
Un silence de mort s’abattit sur le salon. Seul le tintement sinistre des tasses en porcelaine vint le perturber, le temps que Syxéus reprenne son récit.
“Elle voulait un enfant. Elle en avait toujours voulu un. Avec sa maladie, c’était un gros risque, car son cancer était logé dans son ventre. Mais elle s’en moquait. Elle me disait toujours qu’elle préfèrerait mourir plutôt que de ne pas essayer d’en avoir.
“Moi aussi j’en voulais, mais pas au point de la perdre. Je lui ai supplié de ne pas essayer d’en faire, mais elle ne m’écoutais pas. Je voyais dans ces yeux qu’elle ne pourrait jamais être heureuse sans enfants. Je me suis rendu compte que mes prières étaient égoïstes.“
Il prit une grande inspiration et fit ce qu’il peut pour ne pas faire trembler sa voix.
“J’aurais pu partir. La quitter, et la laisser avec ses démons. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre. Je voulais l’aider, au mieux, malgré mes propres peurs.
“J’ai accepté de la mettre enceinte.“
D’une main tremblante, chargée de la fatalité que nous réservait la suite de son histoire, il se resservit une tasse de thé. Ulutte et moi étions tétanisés par la dureté des paroles.
“Elle savait que ce qu’elle faisait était risqué et que, quelque part, je sacrifiais ma bonne conscience pour elle, alors elle me proposa un compromis : elle irait accoucher à Cosma. Non seulement s’y trouvaient les meilleurs guérisseurs, qui pourraient la protéger pendant l’accouchement, mais en plus cela lèverait le fardeau pour moi si ça se passait mal.
“En effet, si après l’accouchement ils étaient tous les deux en vie, elle et le bébé reviendraient vivre avec moi. Si elle mourrait mais pas l’enfant, il serait placé dans un orphelinat et je n’en entendrais plus jamais parler. Enfin, si l’enfant mourrait mais pas elle, elle ne reviendrait plus jamais.“
Ces dernières paroles portaient un sous-entendu morbide.
“Je trouvais ça injuste – de ne pas être là pour l’accouchement ou d’être écarté si cela se passait mal – mais c’était ses conditions. Je crois sincèrement qu’elle pensait me protéger en faisant ça.
“Les semaines passèrent et Equylias ne revenait pas. Le deuil fut amoindrit par le maigre espoir que tout ce soit bien passé et qu’elle n’ai malgré tout pas voulu revenir, mais je savais que c’était du déni.
“J’ai rencontré Lolohus, puis Papaquis, et ma peine s’est diluée dans le reste de ma vie. Mais alors que je m’approchais du grand âge, je ressentais que ce mal était toujours ancré au fond de moi. J’avais besoin de savoir.
“J’ai payé un voyageur de commerce pour se renseigner sur Equylias Alinam et sa descendance, et il m’a ramené ton nom et ton adresse, Ulutte.“
Syxéus se pinça l’arrête du nez.
“Je ne sais pas vraiment ce que je fais en te disant tout ça, mais je me dis que tu as le droit de savoir. La vie de ta mère, ses choix, sa mort, pour te donner la vie. Son amour pour toi avant même de te connaître.
“J’ai fais beaucoup d’erreurs dans ma vie, et je pense qu’accepter le marché de ta mère en était une. Je ne suis pas ici pour me faire pardonner, mais pour essayer de réparer ce qui le peut encore.“
Syxéus s’arrêta de parler. Le silence résonna dans mes oreilles.
Je me tournai vers Ulutte. Son visage ridé était couvert de larmes.
“J’aimerais que vous me racontiez comment était ma mère, et ce que vous avez vécu tous les deux, du temps où vous vous fréquentiez…”
Syxéus ferma les yeux en signe d’assentiment. Ulutte se tourna vers moi. “Si ça ne vous dérange pas…“
J’acquiesçai et me levai pour leur laisser de l’intimité.
Avant de partir j’indiquai à mon vieil ami, “Je t’attendrai à l’auberge. Prend ton temps.“
Syxéus prit effectivement son temps. Il ne rentra pas à l’auberge cette nuit-là, ni la nuit suivante. Je commençai à m’inquiéter, quand il me rejoignit au petit-déjeuner de notre quatrième jour de présence à Cosma. Il avait l’air exténué, mais apaisé.
J’appris plus tard qu’ils étaient restés éveillés durant toute la première nuit, et prirent très peu de repos la seconde. Malgré cela, Syxéus insista pour repartir le jour-même.
“Je n’ai plus rien à faire ici. Autant revenir à Pas-du-Cheminant le plus rapidement possible.“
Le trajet du retour fut paisible. Nous mîmes trois semaines – vingt-quatre jours – pour revenir chez nous.
L’hiver était tombé sur nous, et nous passions la plupart de nos journées à discuter en contemplant le mince rideau de flocons qui tombait en-dehors de la voiture que nous avions loué. La majorité de nos nuit se firent dans des relais, en mangeant et buvant comme jamais.
Cela sonnait la fin de notre périple. Tout avait été dit, et Syxéus était maintenant un vieil homme apaisé, libéré de ses vieux démons.
“Tu n’as plus de regrets, maintenant ?“ lui demandai-je lors d’une des rares nuits où le ciel était dégagé et où nous pouvions contempler les étoiles par la fenêtre de notre chambre.
“Bien sûr que si. Je regrette tant de choses. Je regrette de pas être resté en contact avec Tomilas. Je regrette ne pas avoir été au bout de mes projets avec Lolohus. Je regrette de ne pas avoir aidé Palonumis à faire son deuil, de ne pas avoir pris ma responsabilité dans la mort de Papaquis. Je regrette d’avoir laissé Équylias mourir seule et de ne pas m’être occupé de son fils.
“Ces regrets, je les porte depuis longtemps avec moi et je les emmènerai bientôt dans l’Autre Monde. Mais je suis heureux d’avoir pu les partager avec les personnes concernées. J’espère que ça leur adoucira un peu la vie. En tout cas, moi, ça a allégé mon fardeau.”
C’est à ce moment là que je me rendis compte de la vraie nature de ce voyage. Un dernier périple – le seul de toute une vie – mais l’entreprise la plus importante qu’il n’avait jamais réalisé.
Je n’avais plus peur à présent. J’étais heureux pour lui.
Nous arrivâmes à Pas-du-Cheminant au milieu de la nuit. J’attendis que Syxéus récupère ses affaires et l’accompagnai chez lui. Une fois arrivés devant la porte de sa maison, il s’arrêta.
“Mavéas, je suis prêt, maintenant.“
Je fuyais son regard. Déjà ?
“Je le sens en moi. C’est fini. Il ne me reste qu’une dernière chose à faire.“
Il me prit dans ses bras.
Son étreinte fut longue et intense. Pendant qu’il me serrait, je revoyais les cinquante ans de vie que nous avions passé ensemble. Les joies, les peines, le bonheur et le deuil.
Le deuil.
Il me libéra de son étreinte. À travers les larmes qui voilait mon regard, je vis la lune se refléter au fond de ses yeux.
Ce n’était plus la fatalité qui me noyait, mais une forme particulière de bonheur. Pour l’anniversaire de ses cent ans, trois mois plus tôt, j’avais ressentis la fatalité de la mort. Inévitable. Personne ne vivait jusqu’à cent-un ans. La vie et la mort étaient séculaires.
Mais aujourd’hui, c’était le bonheur qui m’inondait. J’étais heureux que les dieux avaient laissé le temps à Syxéus de faire face à ses vieux démons. Maintenant que c’était fait, il allait les rejoindre.
Les derniers mots de mon vieil ami furent silencieux. Il imprima dans mon esprit un large sourire, toujours le même, si insouciant.
Puis il rentra chez lui, sans prendre la peine de fermer la porte.
J’étais absent lors des funérailles. J’étais bien là en personne, mais je n’arrivais pas à ajuster mon esprit à la liesse générale du festival organisé en son honneur.
J’avais un sentiment de vide. Tout semblait terne comparé au bouquet d’émotions que j’avais ressentis lors de notre voyage.
Des dizaines de personnes vinrent converser avec moi ce jour là. Énormément de monde connaissait Syxéus. Je me rendit compte à quel point il était impliqué dans la vie de la cité.
Mais aucune d’entre elles ne connaissait ses véritables secrets. Les seuls qui les partageaient étaient loin d’ici.
Cela n’avait pas d’importance. Pour lui, il avait juste besoin qu’une seule personne soit au courant : moi. Parce que c’était son rôle de tuteur de me montrer ses erreurs et ses regrets. Parce que c’était mon rôle d’ami de l’accompagner dans ce voyage de toute une vie.
Au soir du jour de ses funérailles, je souris d’une mélancolie douce-amère.
Quand j’entrais dans la cuisine, Lili m’indiqua où poser la caisse de chou que je transportais. Baba était sur mes talon, avec une caisse d’oignons.
“Vous tenez le coup ?“, leur demandais-je.
“On fait ce qu’on peut“, répondit Lili. “C’était Syxéus qui faisait la cuisine pour tous les enfants. Depuis qu’il est plus là, sa soupe populaire est trop débordée pour s’occuper de nous.“
Baba renchérit. “On a quand même de la chance qu’il nous ait légué tout son argent. C’est grâce à ça qu’on survit.“
Lili secoua insensiblement la tête à l’attention de Baba, puis fit un geste du menton dans ma direction. Le regard de Baba oscilla entre Lili et moi, puis elle comprit.
“Oh mince, c’est toi qui nous a donné tout ça, Mavéas ? Tu es fou ou quoi ?“
Je haussai les épaules. “Je suis sûr que Syxéus aurait apprécié.“
Baba s’approcha de moi et, sans un mot, m’étreignit.
Lilumis et Barabas était un couple de jeunes femmes qui gérait l’unique orphelinat de Pas-du-Cheminant. C’était une tâche ardue, mais elles tenaient bon. Lili était grande, fine et bricoleuse, alors que Baba était large, costaude et serviable.
Nous étions en train de préparer le repas du soir quand une foule de bambin entra dans la cuisine et se rua sur moi.
“Mavéas ! Mavéas ! C’est vrai que tu va rester avec nous ?“
“Et ben, ça dépend”, répondis-je d’un air goguenard, ”Vous voulez que je reste avec vous ?“
“OUIIIIII !“
“Bon, alors c’est d’accord !“
Une acclamation unanime officialisa mon arrivée à plein temps dans l’orphelinat. Les enfants hurlèrent de joie, Lili applaudit l’évènement avec un large sourire, tandis que Baba joignit ses cris à ceux des enfants, tout en en hissant un sur ses épaules.
Je n’ai pas eu une vie aussi intense que celle de mon vieil ami, mais j’en ai plus appris sur lui l’année de sa mort que les cinquante années qui ont précédé. Mes os se font vieux maintenant, j’ai passé les trois quarts de ma longévité. Mais je ferai en sorte que le quart restant soit dans la continuité de tout ce que tu m’as appris. Je vais aider la communauté comme tu m’as aidé, moi et tant d’autre. Tu seras fier de moi, quand je te rejoindrai.
Mon vieil ami.
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