Une idylle solitaire

Note de l’autrice : dans ce texte sont brièvement décris quelques handicaps. reflètent le point de vue de la narratrice qui, par ses propres biais, dégrade la teneur de l’un d’eux. À l’attention de la lecteur·ice de cette nouvelle : être sourd·e n’est pas une une « incommodité », c’est un handicap.

Année 668 du Premier Âge.

Le regard… Le regard est le principal vecteur des émotions que nous ressentons.

D’aucun ne serait pas d’accord avec cela. Après tout, l’ouïe est aussi un sens primaire, il joue beaucoup dans l’appréciation de notre environnement. Mais même si on essaie de se concentrer sur l’ouïe, même si on ferme les yeux pendant qu’on nous raconte une histoire ou qu’on se délecte les sons que la nature nous offre, on ne peut s’empêcher de voir. On ne peut empêcher les images d’apparaître sous nos paupières. La vue est le sens principal de l’humanité.

Mais plus que la vue, le regard. Le regard est la personnification de la vue, un avatar que l’on projette autour de soi, une caresse que l’on fait glisser sur les reliefs qui s’offrent à nos yeux, comme un drapé de soie qui effleure une hanche charnue.

C’est pour cela que, même quand le regard est masqué, il suscite nombre d’émotions. Être sourd est une incommodité. Être aveugle est le plus sévère des handicaps. À quoi ressemble la vie de ceux qui sont aveugles de naissance ?

Les poils se hérissent sur mes bras. Je suis entourée de brume. Ce n’est pas de la purée de pois, un brouillard qui obstrue la vision d’un gradient flou, comme c’est souvent le cas sur les rives du lac au cœur duquel se trouve l’île que je suis en train d’explorer. La brume qui m’enveloppe est presque surnaturelle, comme une fine fumée, dense mais statique, sensiblement palpable mais impossible à dissiper. Elle est blanche, lumineuse. Elle agit comme de fines cloisons guidant ma progression au cœur de ce jardin, sans aucun doute le plus beau jardin du monde. Je sens dans mon cou son toucher glacial, comme un soupir qui éveille en moi des frissons haletants.

Cette exploration est merveilleuse, car surgissent régulièrement, au fil des murs de brume que je traverse, les plantes les plus somptueusement raffinées qu’il ne m’a jamais été donné de voir. La végétation n’est pas artificielle, comme dans la plupart des jardins. On voit que de la terre est douce et riche, que les plantes s’étendent et poussent à loisir, mais ce n’est pas non plus le chaos sauvage que l’on voit dans une vulgaire forêt. C’est comme si chaque végétal, respectueux de la somptueuse beauté de chacun de ses congénères, laissait sciemment à ceux-ci la place d’épanouir leurs feuilles volages et leurs organes turgescents.

Il est difficile de relater la perfection. On pourrait croire qu’il suffirait de décrire les merveilles qui ornent le jardin avec un lyrisme fringant, mais ce ne serait qu’une pâle tentative reproduction à laquelle il manque l’essence de ce qui la rend si parfaite. Comme si lire une pièce de théâtre était une bonne appréciation de celle-ci. Non, le théâtre est une représentation. Le théâtre se vit.

Tout comme ce jardin, il faut le vivre. Comme un échange répété mille fois, à travers tous les autres jardins qu’on a déjà parcourus. Comme une improvisation aussi surprenante qu’alléchante, en découvrant à quel point celui-ci est singulier. Comme une symphonie qu’on a joué tant de fois mais qui reste insaisissable, car chaque interprétation est fondamentalement unique. Comme un crescendo puissant, dont on connaît l’issue pinaculaire mais dont on crève pourtant de redécouvrir l’issue.

Je peux néanmoins retranscrire mentalement ce qui rend ce paysage à la fois si unique et si parfait. Il y règne un silence absolu. Pas un silence lourd, car un bruissement feuillu rythme ma progression. Pas un silence de mort, car la vie n’est pas absente, elle est simplement discrète, rampant sous une feuille ou bourdonnant derrière un tronc. C’est un silence serein, comme si toute la nature était à l’écoute, dans une contemplation d’elle-même. Le même silence que celui qui survient au moment où on retient son souffle, juste avant un hurlement de plaisir.

Les fragrances qui m’enveloppent sont enivrantes, à la fois subtiles et riches. Si cet engourdissement de quiétude, celui que l’on ressent à travers tout son corps quand notre esprit n’a pas encore tout à fait quitté les étoiles et n’est pas encore revenu se loger entre les draps mouillés, avait une odeur, ce serait celle-ci. Cet enivrement est désinhibant, presque psychotrope. Il rend la contemplation naïve et permet à l’œil de se réjouir de la simplicité de ce spectacle coloré, jouant d’ombres et de lumière, de masques et de révélations brumeuses, avant de s’attarder sur la complexe intrication de cette nature luxuriante.

Oui, ce jardin est un chef-d’œuvre pour le regard.


J’ai l’impression de voyager au cœur d’un songe, de surprise en étonnement, d’apaisement en émerveillement.

Pourquoi ce jardin ? Comment ce jardin ?

Je ne sais pas. Et je ne pourrais pas moins m’en soucier. La seule expérience est au-delà de toute préoccupation.

Mais fatalement, je finis par me stopper. Je m’arrête net au milieu de ce paradis. Ils arrivent. Je le sais. Je le sens.

Je ferme alors les yeux et laisse mon regard prendre le dessus. Je me met à courir, au hasard de mon instinct. Mon visage, mes bras et mes jambes, nus, sont fouettés par les autochtones enracinés.

Je m’en veux. Mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas les laisser mettre fin à mon idylle. Je ne me laisserai pas rattraper.

Quand je rouvre les yeux, je suis nul part. Je ne reconnais pas la végétation autour de moi. C’est normal après tout, c’était le but original de mon épopée. Mais maintenant qu’on me force à fuir, maintenant que le charme est rompu, je n’arrive plus à apprécier sa beauté.

Je marche, ne sachant trop que faire, et finis par arriver dans un genre de clairière. Une clairière qui est réellement magnifique, un îlot de calme enrobé d’un gradient de fleurs, le tout couronnée d’une canopée arborescente multicolore. L’œil d’un cyclone de merveilles.

Cette beauté me surprend tant, que j’en oublie le besoin d’échappée. Je ne suis ramenée à la réalité que par le bruissement discret et pourtant croissant d’une masse se déplaçant dans les fourrés, dans mon dos.

Comment font-il pour me pister ainsi ? Par magie, probablement. Ça veut dire que je suis perdue, que je n’ai nul part où aller.

Penser que tout cela me sera bientôt ôté, penser que je serai jugée pour n’avoir succombé qu’à mon désir de sérénitude contemplative, penser qu’à cause de moi, des gens souillent ce jardin fabuleux de leur gauche présence, ça me rend si triste que je suis en larme au moment où mon poursuivant entre dans la clairière.

Il est seul. Un homme. En armes. Il n’a pas d’armure — l’a sans doute retirée avant d’entrer dans le jardin — outre sa barbute de bronze accrochée à son ceinturon. Il a la démarche grossière comme il essaie de ne pas trop perturber la végétation avec ses énormes bottes, et sa lance s’empêtre régulièrement dans les branches d’arbres.

« Arrêtez, » dit-il d’une voix surprenamment calme. « N’allez pas plus loin. N’abîmons plus le jardin. »

Il a les traits étrangement fins. Son casque et son tabard évoquent une personne importante — un officier, comme il disent — mais il ne semble pas avoir plus de trente ans. Il porte des yeux blancs, les sourcils haussés en permanence, ce qui lui donne un air triste, et une barbe blanc cassé, frisée et très bien entretenue, ce qui habille son visage bleu-pâle d’une rigoureuse douceur.

« Je n’abîme pas ce jardin. Seule votre présence est indésirable. »

Sa posture n’est pas belliqueuse. Au contraire, il a la main légèrement tendue vers moi, comme pour m’inviter à la prendre.

Il secoue la tête. « Je suis désolé, vraiment, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous perturbez l’équilibre du jardin. »

Je croise les bras. Il comprend que je vais lui résister, que je ne partirai pas sans argumenter. Il relâche sa posture et se détend.

Il s’apprête à planter sa lance dans le sol, mais quand il se rappelle là où il se trouve, il se ravise et la pose délicatement sur la terre meuble.

« Personne n’est autorisé à venir », renchérit-il. « Je suis sûr que vous comprenez que le jardin doit être préservé. »

« Ah vraiment ? Alors pourquoi ai-je vu un navire embarquer avec un flopée de bourgeois, hier ? Comme chaque semaine ? »

Le soldat secoue la tête « C’est pas moi qui fait les règles. »

Je m’esclaffe. « Ha ! Mais vous les suivez quand même. N’est-ce pas pire ? »

Il hausse les épaules. Je peine à déceler de la sincérité dans cette nonchalance.

« Vous n’êtes pas d’accord, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas d’accord avec eux ! Vous êtes comme moi, vous voyez la réelle beauté de ce jardin. »

Il ouvre la bouche pour formuler une réponse, mais je ne lui laisse pas le temps.

« Mentez-leur. Dites-leur que je me suis enfuie, que je me suis jetée dans le lac pour vous échapper. »

Il secoue derechef la tête. « C’est pas possible, le… »

« La magie, oui, » je réalise rapidement. « Depuis le début vous me traquez avec un sort, vous ne pouvez pas faire mentir la magie. »

Il soupire. Y sens-je de la tristesse ?

« Attendez, c’est vous, le mage, n’est-ce pas ? Vous pouvez mentir sur ce que la magie vous dit, non ? En plus, votre sort a une portée limitée, si on pense que je me suis enfuie, ça sera pas absurde qu’on ne me retrouve pas et… »

Il m’interrompt en levant une main.

« Vous n’y êtes pas. D’autre mages vous surveillent de l’extérieur de l’île. Ils le sentiraient si vous vous enfuyez. »

Oh. C’est sans espoir alors.

Une pensée fugace traverse mon esprit. Celle de me défendre contre le soldat. Résister activement à mon arrestation. Mais cette pensée s’envole aussi vite qu’elle est apparue. C’est absurde. Se battre ? Ici ? Plutôt mourir.

Je lorgne la lance posée par terre. Oserait-il s’en servir ? Il comprends la beauté de cette endroit, c’est clair, mais sa présence indique qu’il est aussi mû par son ‘sens du devoir’. Lequel des deux est le plus important pour lui ?

Je n’ai pas envie qu’il m’attaque. Pas par peur de mourir, mais parce que, ici et maintenant, ma seule volonté est de préserver ce jardin, peu importe le prix.

Aussi suis-je surprise quand il fait quelques pas vers moi, s’éloignant de son arme. Je suis d’autant plus surprise que je le laisse faire.

Il pose sa grosse main sur mon bras, avec douceur. Son gant rugueux râpe ma peau nue. « Comment vous vous appelez ? »

« Azao. Et vous ? »

« Shitooka. Enchanté. »

Je ne parviens pas à décider s’il essaye de me manipuler ou s’il a réellement réduit la distance entre nous.

Il lève la tête et pose son regard tout autour de nous.

« J’aimerais tellement pouvoir venir dans ce jardin pour le contempler. Mais je suis ici avec une mission, un rôle, et je n’ai pas le droit de m’en détourner. Quand on sera rentrés sur la terre ferme, je ne pourrai sans aucun doute jamais revenir. »

« Tu es un bon petit soldat, » je lui lance, l’œil torve et le ton dédaigneux.

Il baisse sa tête et plonge ses yeux dans le miens, avec, je dois dire, une certaine violence (comment fait-il pour se détourner aussi abruptement de la beauté qui l’entoure ?). « Quand je te dis que je n’ai pas le droit de m’en détourner, je ne te parle pas d’ordre ou de hiérarchie, je te parle de droit moral. Connais-tu l’origine de ce jardin ? »

Je ne répond rien.

« On ne sais pas quand ce jardin à été construit. Probablement à l’époque de la colonisation, il y a cinq cent ans. Ce qu’on sait, c’est que cette nappe de brume qui trône au milieu du Havrelac est éternelle et a toujours été là. On a toujours cru à un phénomène météorologique unique, et toutes les embarcation l’évitait, évidemment. C’est seulement il y a cent-cinquante ans qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une île au milieu de cette brume. Quand on s’est mis à l’explorer, on a découvert ce jardin, merveilleux, unique et, point d’orgue, autosuffisant. On n’est même pas sûrs qu’il s’agisse de l’œuvre de l’humain, ou un phénomène naturel, comme la brume l’est. »

Un ange passe.

« C’est pour ça qu’on l’appelle ainsi : le Jardin de Brume. »

Je ne savais pas tout cela. Mais l’origine ambiguë du jardin le rend encore plus somptueux que je ne l’aurais jamais imaginé. On ne sait pas qui ni quoi l’avais engendré, et on ne le saurait sans doute jamais.

Je veux passer le reste de ma vie ici.

« Tu comprends qu’il faut donc le préserver à tout prix, » reprends le soldat, plus sérieux que jamais. « Fouler cette terre implique de la souiller, la ternir. »

Avant que je ne puisse objecter, il renchérit. « Les riches s’octroie le droit de la visiter, assez rarement quand même, parce qu’ils ne supportent pas l’idée de financer quelque chose sans en profiter directement. Ça leur donne de la valeur, du prestige. Mais s’ils n’étaient pas là, personne ne pourrait protéger le jardin, tout le monde viendrait musarder ici, et le jardin serait ruiné. »

À ce moment-là, ça fait *clic* dans ma tête. Je me remémore le symbole qu’il y avait sur le tabard des gens qu’il ont essayé de me m’empêcher d’approcher l’île, tout à l’heure. L’homme face à moi ne porte pas le sien parce qu’il a retiré son armure, mais ça ne fait aucun doute : il s’agit du blason des nobles qui ‘possèdent’ le Jardin de Brume. Ceux-là même que l’homme d’arme en face de moi vient de mentionner.

Ce n’est pas un soldat. C’est un milicien.

D’un geste sec, je dégage sa main qui était toujours posée sur mon bras, et crache entre mes dents « Va te faire foutre. »


Je ne cours pas, je me contente de marcher vite. De toute façon, le milicien peut utiliser sa magie pour me trouver, et il n’a pas l’air d’être pressé vu qu’il me suit de loin.

Occasionnellement, j’entends sa voix qui m’appelle au loin. « Azao ! Reviens ! Écoute, ne fais pas de bêtise. »

Mais, au bout d’un moment, son ton commence à changer. « N’aggrave pas ton cas ! Tu ne peux pas t’enfuir ! »

Oh que si je peux m’enfuir. Il va voir.

Je me rends compte que je me suis suis peu à peu mise à courir. La colère et une panique naissante me poussent au bord de la rage.

Il me suit toujours. S’adapte à ma vitesse, comme s’il faisait exprès de ne pas me rattraper.

Puis j’arrive à la frontière du jardin. La fin de l’idylle. Une falaise de trois mètre, avec l’eau du lac en bas. Mon regard ne porte pas plus loin, car la brume qui nippe cette île s’étend au-delà de ses falaises. Je suis encore dans le cocon de brume.

J’entends le milicien qui s’approche, derrière moi, puis s’arrête à distance respectable.

« Tu es au bout de ta course, Azao. »

Ne prononce pas mon nom, sale traître.

Je me tourne bien face à lui pour lui répondre. « Non, je ne suis pas au bout. Je peux encore sauter et m’enfuir, ce n’est pas très haut. »

« On te retrouvera si tu fais ça. Si tu te rends de ton plein gré, ta peine sera allégée. »

Je secoue la tête. « Je peux m’enfuir, et je connais un endroit où vous ne me retrouverez jamais. »

Il hausse les épaule. Je vois qu’il n’a pas sa lance, mais il n’en n’a jamais vraiment eu besoin.

« Dans tous les cas, ta soi-disant idylle se termine ici. Rien ne sera plus jamais comme avant. »

J’éclate de rire. L’écho de ce rire sonne comme un tintement de cristal qui se reflète sur la majesté du Jardin.

« Je peux m’enfuir. Et mon idylle n’est pas terminée. Et je peux tenir toutes mes promesses et tous mes désirs. »

« Tu en es bien certaine ? » me demande-t-il, incrédule.

« Tu ne comprends pas, parce que tu ne vois pas le monde tel que je le vois. »

Je me tourne vers la falaise, et regarde l’eau en bas.

« Je suis tellement triste. Pour toi. »

Je saute.


Trois mètres, ce n’est pas très haut, mais le temps me semble passer suffisamment lentement pour qu’un long fil de pensée se déroule.

Mes première pensées vont naturellement à Shitooka, ce milicien qui avait tout pour comprendre la merveille qu’il foulait, mais a décidé de ne pas le faire. Nos choix définissent notre identité, et je ne regrette aucun des miens.

Mes pensée vont ensuite à ma quête sempiternelle de visiter tous les jardins du monde. Cette quête a commencé il y a longtemps, quand je voulais devenir styliste. Puis je me suis trouvé une passion pour les jardins, leur architecture, mais surtout ce qu’ils expriment. J’ai parcouru le monde jusqu’à trouver l’ultime jardin, le dernier de mon long périple, le Jardin de Brume.

Puis mes pensées voguent sur les flots de la magnificence que mon regard a épousé au cours des dernières heures. J’ai joui de cette expérience, comme personne n’a jamais joui.

Ensuite, mes pensées vont au fait que je me suis bel et bien échappée, que mon idylle ne sera jamais terminée, que ce jardin est maintenant éternellement mien.

Enfin, mes dernières pensées vont à mes parents, qui ne m’ont jamais appris à nager.