L’écho de la douleur

Année 2774 du calendrier divin.

Le silence est… divin. Je suis assis dans une rue calme, étroite et éclairée par quelques lampadaires de forcelle. L’aube ne se lèvera pas avant au moins une heure. Cette ville, je ne la connais pas, mais je suis venu ici investi d’une mission.

Je contemple la porte de la demeure qui se trouve face à moi. Je vérifie que je suis bien au bon endroit. Je me concentre un peu et commence à lancer un sort en utilisant la magie de la Vision. Je ne suis pas un très bon mage, alors je dois incanter pendant un petit quart d’heure. Ce n’est pas gênant, il n’y a personne dans la rue.

Quand l’incantation se termine et que le sort se lance, je le sens. Le flux qui émane de cette maison est intense, puisant. Il est dangereux.

Je m’approche de la porte de la maison et raffermis ma poigne sur mon outil. Je ne vais pas m’annoncer, il est toujours compliqué d’essayer de discuter avec les gens qui émettent du flux. Je pousse la porte et entre.

J’arrive dans un genre de grand salon, qui fait presque toute la taille du rez-de-chaussé. Au fond de celui-ci j’aperçois un large escalier menant à l’étage. Il y a un coin lecture sur ma droite, avec un sofa, une bibliothèque et la cheminée, un coin fumoir à ma gauche, près de la fenêtre qui donne sur la rue, et une grande table à manger, en plein milieu de la pièce.

Le coupable se tient là, à table, prenant son petit déjeuner. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années. Il a les cheveux crèmes et le teint bleuté des gens d’Ekina. À peine l’aperçois-je que je sens son flux qui empeste l’endroit.

“Que– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ?” me demande l’homme, surpris. Puis, son regard se pose sur la longue lance que j’ai en main. Il devient blême.

Il tente de se lever. Malheureusement pour lui, je suis rôdé à ce genre de situation. Je le prends de vitesse et parcours en une fraction de seconde la distance qui nous sépare. Il essaye de reculer, mais s’emmêle les jambes dans sa chaise.

D’un coup sec je plonge la pointe de ma lance dans son cou, sur le côté gauche. Il émet un petit cri de surprise. Malgré le fait que je l’ai transpercé de part en part, le fer est passé à côté de la trachée. Je fais levier sur ma lance avec mes deux mains et lui arrache l’avant de sa gorge, dans une gerbe de sang qui asperge son repas. Il est maintenant à moitié décapité, sa trachée lacérée et béante.

Le corps tombe avec mollesse sur le sol. Dans ses derniers instants de vie, il se débat en agitant ses extrémités de manière saccadée, émettant de petits sifflements rapides par ce qui reste de son orifice respiratoire. Une fois son dernier souffle passé, il devient immobile comme une poupée de chiffon qu’on a jetée sur le tapis.

Je le contemple en prenant de grandes bouffées d’air. Je ressens le flux qui se libère, rafraîchissant la pièce, faisant l’effet d’un courant d’air glacé. C’est la sensation la plus grisante que je connaisse.

Mais le travail est loin d’être fini, sur ce corps souillé de flux. Au contraire, cela ne fait que commencer.

Je traîne le corps en dehors de la mare de sang qui commence à se former. Des yeux, je cherche dans la pièce un instrument plus adapté à ce que je m’apprête à faire. Je trouve mon bonheur sur la table du salon : un couteau.

Alors que je m’approche pour le prendre, mon regard est attiré par une petite silhouette qui se détache dans l’escalier. Il s’agit d’une petite fille. Je ne sais pas ce qu’elle fait là, mais elle ne dégage pas beaucoup de flux.

Je me dis que cette scène doit la surprendre, aussi je lui fais mon plus beau sourire et la salue d’un geste de la main. Elle ne me regarde pas, elle contemple bouche bée l’homme que je suis sur le point d’opérer. J’essaye un peu d’attirer son attention, mais elle ne bouge pas.

Tant pis, je retourne à ma besogne.

Je pose ma lance à portée de main et m’assure que ma poigne sur le couteau est solide. J’arrache la chemise de l’homme et palpe son torse encore chaud. Je trouve l’endroit idéal pour l’incision, juste entre deux côtes. D’un geste sûr, je fais glisser le tranchant de la lame sur la peau en prenant bien soin de ne pas trop l’enfoncer pour ne pas abîmer les organes.

La petite fille, qui est toujours en haut de l’escalier, se met alors à hurler. Cela m’agace. Dois-je la faire taire ? Je n’arriverai pas à opérer ainsi, et de plus en plus de flux émane d’elle. Je lorgne un instant ma lance, hésitant à laisser mon travail en plan pour régler ce menu détail. Puis, juste au moment où je m’apprête à y aller, l’enfant et les cris s’éloignent et se perdent dans l’étage.

Bien. Une distraction de moins.

Je reprends mon travail d’incision. Une fois les chairs bien entaillées, je fais levier avec le plat de mon couteau pour écarter légèrement les côtes. Du sang se met à couler de la blessure et se répand sur mes braies et le tapis. Je me dépêche d’aller chercher un coussin sur un des fauteuils du salon et je le place juste en dessous de l’ouverture pour qu’il éponge et l’empêche de trop me salir. Le sang, c’est poisseux.

Une fois cela fait, je réitère mon opération, faisant levier avec le couteau pour créer une large fente. Calant la lame d’une main, je prends la lance que j’avais laissée à portée de l’autre et positionne la large pointe à la place du couteau.

Prenant soin de rien abîmer à l’intérieur, je plonge la lance sur le côté de la cage thoracique jusqu’à ce qu’elle bute à l’arrière des côtes. Puis, me redressant et prenant des appuis solides sur le sol, je fais levier de mon poids et de toute la longueur de la lance.

Une série de craquements secs se font entendre quand les côtes se brisent et s’écartent. La fente étant maintenant beaucoup plus large, je me penche pour étudier l’intérieur de l’homme. Je constate ainsi que son flux vient de son cœur.

“Original” dis-je, malgré moi à voix haute.

J’écarte tous mes instruments pour être sûr de ne pas abîmer l’organe par accident. Je repousse le coussin qui est maintenant si imbibé qu’il n’éponge plus rien et tire le cadavre un peu plus loin sur le parquet, pour le sortir de la nouvelle mare de sang. S’étant un peu refroidit, il ne devrait plus beaucoup saigner à présent.

Je m’agenouille entreprends de lancer un sort. Je psalmodie une phrase incantatrice tout en traçant des symboles avec les doigts de ma main droite tout en maintenant ma main gauche sur la poitrine du cadavre. Mes yeux piquent un peu, signe que l’incantation fonctionne. Je reste concentré. D’ici un quart d’heure, le sort sera terminé et je pourrai enfin passer à autre chose.

“Y-a quelqu’un ?”

La voix vient de la porte, toujours ouverte. Comme j’ai commencé à incanter, je ne peux pas m’arrêter. Je ne réponds pas.

Une silhouette apparaît sur le pas de la porte, puis entre dans la pièce. Il s’agit d’un homme de bonne carrure et à l’air un peu benêt, avec un casque gondolé sur le chef. Il est suivi pas une autre personne, une femme. Elle porte des vêtements très similaires et le même genre de casque que l’homme. Ils ont tous deux une grande épée à leur flanc.

“Qu’est-ce qui s’est passé ici ?” s’exclame l’homme en nous voyant tous les deux sur le sol.

“Monsieur, vous allez bien ?” demande la femme. Je ne sais pas si elle pose cette question à moi ou à mon sujet, mais dans les deux cas je ne souhaite pas répondre.

“Vous avez vu ce qui s’est passé ?” insiste-t-elle.

Ils ont tous les deux un flux plutôt perturbateur. Je m’en occuperai dès que j’aurai fini avec celui-là.

“J’ai l’impression qu’il est en état de choc…” dis l’homme.

“J’ai plutôt l’impression qu’il incante”, lui répond la femme.

“Hein ? Mais pourquoi il incante ? Il est dérangé ou quoi ?”

“Il a dû voir une scène horrible, si j’en juge par le capharnaüm qui se trouve ici.”

Ils sont stupides. Ils ne sont même pas capables de voir la quantité de flux qui émane de cette personne, et ils sont tous deux inaptes à comprendre que je suis en train de les sauver.

L’homme se met en face de moi et me regarde dans les yeux. “Quel sort tu es en train de lancer mon gars ?”

Son flux perturbe ma concentration. Il va faire échouer mon sort. Je consens à lui répondre pour qu’il me fiche la paix. “Amélioration.”

“Un sort d’amélioration ? Mais pourquoi faire ?”

Qu’est-ce qu’il est con. Il lui suffirait d’attendre quelques minutes pour le voir. Au lieu de cela il m’emmerde avec ses questions.

Devant mon silence de pierre, il se relève et s’adresse à sa comparse. “J’crois qu’il a un souci, il fait n’importe quoi. Pourquoi il utilise un sort d’amélioration sur un cadavre ?”

Et elle de lui répondre à mi-voix. “Je suis un peu d’accord. Tu as entendu le timbre de sa voix ? Froid, détaché. Il est complètement en état de choc.”

“Je vais chercher le médecin et les enquêteurs” dit l’homme avec une espèce d’urgence dans la voix. Puis il s’en va.

La femme me contemple avec une étrange attitude. Je sens son flux s’agiter autour d’elle. Elle a envie de me parler, de comprendre, mais elle sait que c’est vain. Brave fille, tu es moins conne que ton compagnon.

Enfin, mon incantation se termine. Je peux lâcher ma concentration et apprécier mon travail. Satisfait, je plonge une main dans la fente que j’ai ouverte tantôt. Je dois m’enfoncer jusqu’au coude pour avoir une poigne suffisante. Fort heureusement, les veines et artères qui relie le cœur au système vasculaire sont désormais faciles à arracher. Je tire un coup sec et le cœur se détache. Je contemple l’objet.

Le cœur est maintenant complètement cristallisé. Il est désormais formé de dizaines de petits rhomboèdres rouges serrés et reliés entre eux par une membrane solide. Le cœur est désormais aussi robuste que souple.

Satisfait, je le tends à la femme. “Voilà, j’ai fini.”

Mais je ne découvre qu’une expression d’horreur sur son visage, contemplant le résultat de mon travail comme s’il s’agissait d’une ignominie.

Comme prise par une soudaine réalisation, elle me dit : “Alors… c’est vous qui avez fait ça ?”

Je soupire. À chaque fois c’est pareil : j’essaie de partager le fruit de mon travail, de montrer aux autres qu’un peu de bien a été réalisé en obstruant le flux d’une personne, mais non, ils sont hermétiques à toute bonne foi. À chaque fois j’essaie d’être le plus amical possible, mais rien n’y fait. J’ai l’impression de parler à des murs.

Le pire, c’est qu’à chaque fois cela se termine de la même manière.

Transie par la peur, elle tente de dégainer son arme. J’avais prévu le coup et en me relevant j’avais discrètement ramassé le couteau. Je pointe mon arme vers elle et me laisse tomber de tout mon poids dessus. Je vise l’aisselle de son bras gauche, qui est mal protégée par son vêtement et exposée à cause de son geste.

La lame s’enfonce jusqu’au manche.

Elle crie alors que nous tombons tous les deux sur le sol. Elle hurle comme une folle. Dans un genre de dernier réflexe, elle gesticule et essaie de me frapper avec son arme, mais celle-ci est toujours enchevêtrée dans son passant.

Je prends appui sur le manche du couteau pour me relever. Une fois debout, je saisis l’outil à deux mains et l’extrait. La blessure saigne abondamment – j’ai sectionné une artère.

Je la regarde un instant en silence, me demandant s’il serait mieux de la laisser exsangue ou de l’achever. Je ferme les yeux et essaie de percevoir son flux. C’est plus difficile de le sentir sans lancer de sort, mais c’est beaucoup plus rapide.

Je sens que son flux se concentre et éructe au niveau de sa gorge, à la base de son cou.

Comme elle a déjà pas mal perdu de sang, elle gesticule beaucoup moins et ses mouvements n’ont plus de sens. Elle continue de crier cependant. Je la saisi par derrière, une main sous le menton tandis que l’autre manie le couteau. Je la hisse un peu, pour la faire tenir en position semi-assise et me délester en partie de son poids.

“Chut… tout va bien se passer” je murmure à son oreille pour la rassurer.

Tout en maintenant son menton en position haute, je fais glisser la lame sur toute la largeur de son cou, en appuyant très légèrement. La gorge se tranche avec une facilité jouissive. Comme son cou est cisaillé vers l’avant, sa tête bascule en arrière, exposant sa trachée à l’air libre et transformant son cri en gargouillis sordide.

“Ah ! Tu sens cette sensation ? C’est ton flux qui se libère. Il n’empoisonnera plus le monde. Tu as fait une bonne action aujourd’hui.”

Inutile, elle a déjà perdu connaissance. J’entends ses poumons qui se remplissent de sang. Elle va bientôt se noyer. Au moins elle ne souffrira pas plus.

Je me lève et lâche le couteau. Je n’en ai plus besoin. Avant de partir, il me reste un dernier détail à régler. Je traverse le salon, enjambe ma lance – qui ne m’est plus d’aucune utilité non plus – en direction de la table du salon. Je prends la poêle dans laquelle l’homme avait cuisiné son petit déjeuner, puis je me dirige vers les escaliers.

Une fois à l’étage, j’entre dans chaque pièce à la recherche de la petite fille. Je la trouve recroquevillée dans ce qui semble être sa chambre. Sa tête est cachée dans ses bras et elle est en train de sangloter.

Elle n’a pas beaucoup de flux, mais je préfère ne pas prendre de risque. Me voyant approcher, elle s’apprête à me dire quelque chose, mais je l’en empêche en lui envoyant le tranchant de la poêle à travers la tête. Je déteste quand les gens me parlent. Surtout quand il s’agit d’enfants. Ils ne font que supplier.

Elle respire encore, mais je ne pense pas que ça change grand chose. Tant qu’elle est sonnée, je prends mon temps pour lui casser les poignets et les chevilles. D’abord la main gauche, qui fait un petit craquement caractéristique. Je sens déjà le flux qui s’amoindrit. Puis le poignet droit. J’ai beaucoup plus de mal avec les chevilles, mes bras commencent à fatiguer.

J’abandonne mon effort quand j’entends une cohorte débouler au rez-de-chaussée. Je m’alarme – il s’agit probablement de l’homme qui revient avec des renforts.

D’un coup de mon instrument, je frappe les croisillons de la fenêtre la plus proche, ce qui brise le verre et laisse une large ouverture. La fenêtre donne sur l’arrière-cour de la maison. J’entends alors quelqu’un qui se précipite et commence à monter l’escalier à grands pas.

J’attends une fraction de seconde et je lance la poêle vers l’entrée de la pièce au moment où j’estime que la personne va arriver dans la pièce. Mon jugement est bon, et l’homme qui s’apprêtait à entrer se prend l’instrument en fonte de plein fouet. Par réflexe, il parvient à limiter les dégâts avec en se protégeant avec ses bras, mais cela le stoppe dans sa course et me donne l’opportunité de m’enfuir. Je me jette par la fenêtre.

Incapable de contrôler ma chute, j’atterris de biais, sur mon pied droit. La douleur jaillit dans ma cheville. Je succombe sous la force de la chute et pars en roulé-boulé dans la boue. Ignorant la douleur, je me relève et me met à courir en direction de la plus proche ruelle.


Je contemple la scène morbide. Je passe ma main dans mes longs cheveux gris avec lassitude. C’est la troisième fois ce mois-ci que l’assassin fait des victimes. Cette fois-ci, c’est un vrai carnage.

“Vous voyez, maîtresse Eupope, que je ne vous ai pas faite venir pour rien.” Tib me regarde d’un air à la fois dégouté et résigné.

Le seigneur local l’a chargé de régler cette histoire de meurtres en série depuis le début, ce qui remonte à presque un an. Bien qu’il ne soit pas mauvais dans son travail, l’affaire est compliquée et il a fait chou blanc. Il m’a appelée il y a quelques temps pour que je vienne l’aider. Je suis arrivée le mois dernier et, pour le moment, nous n’avançons pas plus.

Nous avons deux soldats avec nous, pour notre protection, en plus du garde qui est venu nous chercher. Quand nous sommes arrivés dans la maison, le garde a vu le cadavre frais de sa collègue. Comme nous entendions du bruit à l’étage, il s’est précipité dans l’escalier pour tenter de rattraper le criminel. Nous sommes restés sur la scène de crime pour faire notre travail.

De manière formelle, je compte à voix haute les cadavres et la manière dont ils ont été tués. “Un homme, tué d’un coup de lance dans la gorge, et une femme, tuée de…” je me penche près du corps pour confirmer la nature du décès “… probablement étouffée par son propre sang.“

“Il y a une troisième victime.” Le garde qui était monté revient avec le corps inanimé d’une petite fille dans les bras. Elle n’a pas de blessure évidente, mais un mince filet de sang s’écoule d’une de ses tempes.

“Elle est vivante ?” je lui demande.

“Plus pour longtemps. Elle est assommée. Si un jour elle se réveille, elle aura des séquelles.”

Probable, mais il faut tout de même s’en occuper. Je désigne une soldate “Toi, prends la fille et amène-là chez le médecin le plus proche. Demande lui de tout faire pour la sauver.”

Elle m’obéit sans broncher. Je me tourne ensuite vers le garde.

“Pouvez-vous me décrire ce qu’il s’est passé, s’il vous plaît ? Depuis le début ?”

Le garde prend un air penaud, sans quitter des yeux le cadavre de sa collègue. “On était en train de patrouiller dans les rues, juste avant l’aube. Un citoyen est venu nous prévenir qu’il y avait du bruit inquiétant dans cette maison. Quand on est arrivés, la porte était ouverte.”

“On est rentrés et on a vu deux personnes. La première était… lui. Il était en sang, sur le sol. Il y avait aussi des armes pas loin. La deuxième personne était un homme, bien vivant, qui avait l’air de prier près du corps. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un de ses proches et qu’il priait pour sa mort.”

“Comme on a mis plusieurs minutes à arriver, j’ai pensé que l’assassin avait déjà pris le large. On s’est après rendus compte que l’homme qui était là ne priait pas mais qu’il lançait un sort d’amélioration. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il avait sans doute besoin d’aide. J’ai laissé ma collègue pour le surveiller et je suis venu vous chercher.“

Il fait une courte pause.

“En revenant avec vous, j’ai vu… ce qu’il lui avait fait. Il y avait du bruit à l’étage, je me suis dit que ce fou dangereux était encore dans les parages, alors je me suis précipité pour l’arrêter. Il m’a surpris en me lançant… une poêle… au visage. Ça m’a un peu sonné, et quand j’ai repris mes esprits il avait disparu. La fenêtre était cassée, alors je me suis dit qu’il avait probablement sauté. Mais il y avait l’enfant et j’ai préféré m’occuper d’elle.”

Je commence à y voir un peu plus clair. Je sonde la pièce de mon regard exercé, et finis par remarquer quelque chose d’étrange : il y a un objet sous le cadavre de la garde.

“Tib, viens m’aider à la retourner.”

Ensemble, avec précaution, nous parvenons à faire basculer le corps sur le côté. Je découvre un indice plutôt unique : un cœur presque entièrement cristallisé. Un rapide examen me permet de confirmer qu’il s’agit bien du cœur de la première victime.

“C’est donc ce qu’il est venu faire ici…” dis-je en montrant l’objet aux soldat et à Tib. “Nous pouvons donc rétablir les faits ainsi : le coupable est venu ici, a abattu le résident avec une lance puis a lancé un sort pour cristalliser son cœur. Il a tué la garde qui le surveillait et s’est enfui, non sans malmener la fille du résident.“

“Alors c’est ça, l’effet de son sort ?” réalise le garde.

“Mais pourquoi a-t-il laissé le cœur ici, si c’est ce qu’il voulait ?” me demande Tib.

Je réponds à question. “Réfléchis, Tib, s’il l’a laissé derrière, c’est qu’il n’avait pas besoin de le prendre, il avait juste besoin de le faire. Quant au sort, on peut dire que, subjectivement, le cœur cristallisé peut être considéré comme amélioré.

Je tâte un peu l’objet avec mes doigts. Il a l’air très résistant tout en restant souple. “Mais si cet homme considère cela comme une amélioration, c’est qu’il a de graves problèmes mentaux.”

Je suis dardée de regards inquiets et interrogatifs.

“Nous avons affaire à un psychotique.”


Assis sur mon trône de pierre, une couverture couvrant mes jambes, je réfléchis à mon futur proche. Je suis anxieux à l’idée que quelqu’un vienne me chercher ici, dans mon petit sanctuaire. En plus, j’ai toujours mal à la cheville.

Quand j’ai fui la ville, j’ai vu que des paysans m’avaient aperçu, boitant et trébuchant. Cet endroit a beau être loin de la ville, Il s’agit de la seule destination possible pour la route qu’on m’a vu prendre. Si les gardes me cherchent, ils finiront par arriver ici.

Je change de position sur mon séant. Ce trône est inconfortable, mais il s’agit du seul mobilier intact du fort. Quand j’ai trouvé cet endroit, il s’agissait d’un petit château-fort abandonné qui avait brûlé quelques décennies auparavant. J’ai commencé à le squatter, car comme il est loin de tout, perché sur la plus haute falaise du monde, je peux m’y reposer sans être dérangé en permanence par le bruit des flux qui débordent de chaque être humain.

Mais je ne peux pas y séjourner trop longtemps. Plus je me reste dans le silence de ces lieux, plus mon ouïe s’affine. Au bout d’un certain temps, je finis toujours par entendre le flux des gens, même s’ils se trouvent à plusieurs kilomètres d’ici. Quand cela arrive, je dois aller en faire taire quelques-uns avant de revenir me reposer.

Je ferme les yeux et essaie de me concentrer sur les sons qui viennent de l’extérieur. Le sifflement du vent à travers les fenêtres, le bruissement des arbres dans la cour. Le son de la nature me calme, la normalité des lieux m’apaise.

Je reste ainsi, immobile et à l’écoute, pendant plusieurs heures. Le feu qui brûle en moi se calme, le désir de taire le flux s’apaise.

Alors que l’après-midi commence à être bien avancée, mon repos est perturbé. J’entends des bruits de pas qui foulent la terre battue de la cour. Plusieurs personnes, probablement quatre ou cinq.

La grand-salle dans laquelle je siège se trouve juste derrière la grande porte, qui elle-même se trouve au bout de la cour.

Les pas s’arrêtent juste devant la porte. J’entends la voix étouffée d’une femme. “Occupez-vous de bloquer toutes les issues. Nous, on va passer par l’entrée principale.”

Quelques secondes plus tard, quelqu’un entreprend de pousser la porte. Un grincement sinistre résonne dans la grand-salle. Je me redresse un peu, pose ma main gauche sur l’accoudoir de pierre et passe ma main droite sous la couverture.

Deux curieux personnages apparaissent dans l’entrebâillement. Le premier est une femme plutôt vieille, aux longs cheveux gris et habillée de vêtements riches mais pratiques. Elle a le port altier des gens importants et le regard déterminé des gens dangereux.

L’autre personne est un homme qui doit avoir la trentaine, aux cheveux bruns, beaucoup plus modeste dans ses atours et sa démarche, mais qui a l’œil vif de ceux qui sont intelligents.

Ils sont… étranges. Et intéressants.

Après que ses yeux se soient habitués à l’obscurité du lieu, la femme me remarque. Mais avant qu’elle ne me prenne à partie, je lève un doigt vers elle et déclare : “Vous. Vous n’émettez aucun flux. Comment est-ce possible ?“

Elle s’arrête et me dévisage. Elle est de manière évidente en train d’essayer de m’analyser, mais je sens qu’elle a du mal. L’homme, qui reste un peu derrière elle, lui demande : “Maîtresse Eupope, qu’est-ce qu’on fait ?“

Je remarque alors qu’ils sont tous les deux armés. La femme a une grande hache à son flanc et l’homme une lance dans son dos. Ce dernier effleure le manche de son arme avec appréhension, mais ne se montre pas ostensiblement belliqueux.

Il me dérange cependant.

“Toi par contre”, dis-je en le pointant à son tour, “il a beau être ténu, mais le flux s’écoule de ton être.”

Celle qu’il a appelé Eupope plisse les yeux. Je pense qu’elle a compris. Je vais devoir être plus rapide qu’elle.

D’un geste vif, je retire la couverture qui était sur mes genoux et brandit l’arme que je cachais entre mes jambes. Il s’agit d’un fusard, bien huilé et chargé d’une balle de ma propre composition, spécialement conçue pour s’occuper des gens qui portent le flux en eux. Je le pointe vers l’homme et tire.

Eupope doit avoir vécu une vie pleine d’action et de situation tendue, car elle est plus rapide que moi et a le temps de pousser son compagnon sur le côté, profitant de l’appui qu’elle prend ainsi pour se projeter elle-même dans l’autre direction. La balle passe entre eux deux et vient se ficher dans un pilier. Au moment précis de l’impact, le sort contenu dans la balle se libère et la pierre éclate sous l’effet d’une puissante torsion, laissant un trou béant en forme de spirale.

Les deux gaillards sont à terre, aussi je m’empresse de saisir une autre balle dans la petite bourse que j’ai à ma ceinture. Je recharge mon arme et me lève.

Ils ont disparu.

Ils ont tous les deux profités du fait que je rechargeais pour se cacher parmi les décombres et les restes brûlés de mobilier. Je tends l’oreille et ouvre l’œil, aux aguets.

Il faut que j’anticipe leurs actions. J’essaye de me mettre à leur place. Ils sont en surnombre et intelligents. Vu ce qu’il s’est passé, il se sont sans doute séparés, un de chaque côté de la pièce. J’en conclus que l’un d’entre eux va très certainement faire une diversion pour permettre à l’autre de me prendre par derrière.

Pendant quelques instants la salle reste silencieuse. Tous mes muscles sont tendus, le bras qui porte mon arme tremble.

Soudain, j’entends un vacarme venant de ma droite. La diversion ! Je me tourne et brandit mon fusard vers la gauche. Je vois l’homme qui se rue vers moi, tête baissée et pointe de lance en avant. Sans réfléchir je ferme les yeux et tire sur le levier de mon arme. Je sens la ficelle de mon fusard qui se relâche et entends le son de la balle qui fend l’air.

Une demi-seconde plus tard je suis percuté par mon assaillant. Mon flanc est tailladé par son arme et tout son poids se retrouve projeté contre moi. Je tombe à la renverse.

Je garde les yeux fermé quelques instants de plus, car je sens une odeur familière et délectable. Le flux qui s’écoule ! Cette réalisation s’accompagne d’un cri terrible derrière moi. “Tib ! N– Non !”

J’ouvre finalement les yeux et contemple mon œuvre : le corps de l’homme gît au-dessus du mien, avec à la place de la tête un amas déformé et torsionné de chairs, orné d’un trou béant en son centre. Le sang chaud goutte sur mon visage, mes yeux et ma bouche.

Je bascule son corps sur le côté et entreprend d’arracher ce qu’il reste de sa tête. Il faut que je finisse le travail.

C’est alors que je reçois un coup au niveau de ma tempe. Je mets quelques secondes à revenir à moi pour constater que Eupope vient de se ruer sur moi et me donner un coup de pied à travers la tête.

“M– Mais pourquoi ? Tu n’as pas de flux, Eupope ! Tu es en sécurité maintenant !”

Elle ne m’écoute pas et va ramasser quelque chose, un peu plus loin. Il s’agit de sa grande hache. Elle a dû la laisser tomber pour courir et me frapper.

Je ne comprends pas. Pourquoi veut-elle me tuer ?

Sa hache est presque aussi grande qu’elle, aussi je vais finir pulvérisé si je la laisse faire. Elle se rapproche. Elle a les yeux remplis de larmes. Je ne comprends rien.

Ma vie est menacée. Je ne réfléchis pas. Je lâche mon arme et m’enfuis.


Quand je sors dans la cour du fort, le monstre n’y est plus. Il a pris ses jambes à son cou à une vitesse que sa cheville foulée ne devrait pas lui permettre. Je regarde alentour. Quelques soldats sont revenus vers la grande porte, attirés par les cris.

“Est-ce que vous l’avez vu s’enfuir ?” je demande dès que je suis à portée de voix.

Un des soldat désigne un chemin de terre menant à une autre cour. “Il est parti en courant en direction des jardins des dieux. On a hésité à le poursuivre mais–”

Je ne le laisse pas finir sa phrase et me dirige dans le sens qu’il m’a indiqué. “J’y vais. Occupez-vous de Tib.”

Ils se regardent, perplexes et redoutant le pire – à raison. Je prends la direction des jardins des dieux, qui est envahi de végétation sauvage. Une pluie fine et glacée commence à tomber.

Je suis éprise d’une rage étrange. Il ne s’agit pas d’une colère bouillonnante qui rugit, mais d’une rage froide, glaçante et détachée.

Ma main gauche se ressert sur le manche de ma grande hache et ma main droite sur celui de la lance de Tib. Malgré la pluie, le sang de mon disciple reste accroché à mes paumes et mes avant-bras.

Il va payer.

J’aperçois à intervalle régulier des petites tâches marronâtres sur le sol et les plantes. Il saigne. Les traces mènent jusqu`à l’autre bout des jardins.

En sortant par la porte des dieux, je tombe sur un chemin de terre battue, envahi de mauvaises herbes, qui sort de l’enceinte du fort et file dans la campagne, en direction des falaises. La piste de sang continue.

Après une heure de marche et de pistage, j’arrive au bout du chemin, qui se trouve être le sommet des falaises de Gaelid, se dressant à plusieurs centaines de mètres au-dessus la Mer Intérieure.

Le monstre est là, de dos et à genoux, à quelques mètres du précipice.

La pluie s’intensifie.

Serrant mes armes, je m’approche de lui, prête à lui faire payer ses crimes.

“Tu le ressens, toi aussi, n’est-ce pas ?“

Il a prononcé ces mots avec une voix vide, comme s’il n’y avait plus rien, sinon la fatigue et la lassitude. Il se tourne vers moi et je vois un visage ridé, plissé, morne. Il n’a plus rien à voir avec le monstre dément que j’ai confronté tantôt.

“Je le vois dans tes yeux. Ce besoin de tuer. Tu n’aimes pas ça, mais tu sais que c’est la meilleure chose à faire. Tu es une femme intègre, Eupope.”

Je le dévisage avec mépris et incompréhension. Il se lève, me fait face et écarte les bras.

“Moi aussi, tu sais. Moi aussi, je suis intègre et prêt à protéger ce monde, quoiqu’il en coûte.”

Ces paroles m’agacent. Je ne ressens que mépris et pitié pour un être aussi abject.

Je lui crache : “Alors quoi ? Tu vas me faire croire qu’on est pareil, que je suis une machine à tuer comme toi ?”

Il secoue la tête, contrit. “Non, Eupope, ce que je te dis, c’est que je déteste tuer.”

Il fait un pas vers moi, et malgré moi je fais un pas en arrière.

“Je fais partie des rares personnes à ressentir le flux qui corrompt le monde, Eupope. Il s’écoule des gens et je dois le libérer. Je sais que cela rend le monde meilleur, à long terme. Il s’agit tout simplement de la meilleure chose à faire. La chose à faire.”

Il se met de profil et contemple ses mains.

“C’est cela que je sens en toi, Eupope, là et maintenant. Une intégrité à toute épreuve. Un détachement froid pour passer outre ta sensibilité et faire ce que tu as à faire.”

J’ai l’impression qu’il me provoque. Je n’aime pas ça. Je fais un pas en avant, commençant à brandir ma hache, mais je me stoppe quand il lève vers moi un doigt impérieux.

“Ne prends pas ce chemin-là, Eupope. À effacer tes sentiments, tu vas finir pas oublier qui tu es.“

Essaie-t-il de gagner du temps ? Pense-t-il pouvoir encore s’en sortir ? Je devrais le tuer sur place, sans autre forme de procès, mais une partie de moi me retient. Mon humanité me retient. De ma vie, je n’ai jamais exécuté personne de sang froid et n’espérais jamais avoir à le faire. Plus que cela, une partie de moi est frustrée. J’ai besoin de comprendre ce monstre. J’ai besoin de comprendre pourquoi Tib est mort.

“Pourquoi as-tu fait tout cela ? Tu avais le choix ! Tu savais que tu te mettais à dos le monde, tes pairs, en te soumettant à tes pulsions. Tu sais que tes actions sont moralement mauvaises, même si tu penses qu’elles servent un plus grand bien.”

Il me lorgne d’un œil moqueur.

“Tu penses que j’ai le choix ? Chaque seconde de ma vie, mes sens se soumettent au flux. Je le sens, le vois, l’entends chaque seconde de plus en plus fort, jusqu’au point où j’ai l’impression qu’on m’enfonce des bouts de verre dans la tête. Le seul moyen que j’ai pour me soulager est de le libérer.”

“J’ai essayé, Eupope, de partir le plus loin possible de toute civilisation. J’ai vraiment essayé. Mais quand la douleur dans ma tête devenait trop forte, je m’évanouissais et me réveillais le lendemain, à des kilomètres de là, avec du sang sur les mains et des dizaines de cadavres autour de moi.”

À chaque phrase il fait un pas de plus vers moi. À chaque pas qu’il fait je recule.

“J’ai dû apprendre à apprivoiser cette sensation, la comprendre et m’y soumettre juste assez pour que je puisse faire effectivement du bien dans ce monde. Mais quel que soit le bien que je fais, tout le monde me rejette, tout le monde me poursuit, tout le monde cherche à me tuer.”

“Ils ne peuvent pas comprendre ce qu’il m’arrive, car ils n’ont jamais ressenti la douleur. Ils ne voient que le mal que je répands, sans voir ma propre souffrance. Tout le monde voit la pluie, mais personne ne voit mes larmes.”

Je suis tétanisée, mes mains tremblent. Je vois dans ses yeux la détresse, dans les spasmes de sa bouche la douleur, dans le roidissement de ses maigres mains un mal bien plus profond et insidieux que celui qu’il a commit.

Mais plus que tout, je suis tétanisée par l’empathie que je ressens pour ce monstre. La souffrance, l’impossibilité de gérer ses pulsions, le simple fait d’être une tumeur pour la société…

À sa place, je ne verrais qu’un seul moyen pour régler tout cela.

Je prends une grande inspiration et ferme les yeux un instant. Je parviens à me ressaisir et ressens de nouveau cette détermination froide. Je m’approche prudemment de lui et dis :

“Je pense que je comprends un peu ce qui t’arrive. Ne t’inquiète pas, je sais ce qu’il me reste à faire.”

Il se détend un peu et me dévisage pour être sûr que j’ai réellement compris. Je fais en sorte de n’exprimer aucune équivoque dans mon regard. Il expire longuement. “Très bien.“

Il se tourne et s’approche de la falaise. Il parcours des yeux l’horizon, de gauche à droite, avec une lenteur contemplative. Je l’entends prendre de grandes respirations et profiter du vent qui ébouriffe ses cheveux.

J’attends qu’il soit prêt.

Au bout d’un petit moment, il s’agenouille et regarde le sol. “Vas-y, tu peux y aller.”

Je m’approche de lui. Chacun de mes pas est lourd, et les armes que je tiens toujours dans mes mains le sont tout autant. Je sens peser sur moi les conséquences de ce que je m’apprête à faire.

Je récite mentalement une petite phrase à laquelle je me suis toujours raccrochée dans les moments difficiles. C’est par mon intégrité que j’aiderai mon prochain.

Ce mantra m’aide à faire les derniers pas.

J’arrive à un mètre de lui, dans son dos. Je lève ma lance et oriente la pointe au niveau de son buste.

Au moment où je déploie mon bras de toute ma force vers l’avant, je l’entends murmurer. “Merci”.

La lance traverse son poitrail et ressort de l’autre côté. Je lâche le manche. Son corps bascule vers l’avant, choit sur le sol et glisse dans le précipice.

Dans sa chute, son corps tourne sur lui-même et j’ai l’occasion de voir une dernière fois son visage. Ses traits sont apaisés et ses deux yeux sont braqués vers le ciel. Il embrasse enfin la mort à laquelle il aspirait depuis des années mais qu’il ne pouvait atteindre lui-même, pour une raison que seule sa folie peut expliquer.

La folie, la mort, la liberté.


Les funérailles de Tib sont sobres. Il y a sa famille proches, à savoir ses deux parents, les représentants des seigneurs locaux et moi. Traditionnellement à la culture shamanique, son corps est exposé une dernière fois à la vue de tous pour les hommages, nu, avec un voile recouvrant son intimité. Par respect, on a aussi placé un voile au-dessus de ses épaules.

Les discours que chacun adresse sont concis, minimalistes. Le mien ne fait pas exception.

Depuis qu’il n’est plus mon apprenti et s’est mis en service du seigneur du Cercle Abis, il y a plus de quinze ans, je n’ai plus beaucoup eu l’occasion de le fréquenter. Cette pensée seule me chagrine.

Pendant le discours d’un bourgmestre quelconque, je suis approchée par une femme que je reconnais par l’insigne qu’elle porte à sa manchette. Il s’agit d’une magistrate, probablement la supérieure directe de Tib.

“Maîtresse Eupope, c’est bien vous ?”

Je hoche imperceptiblement la tête. Sa simple présence m’irrite. D’après la tradition, il est interdit de parler affaire pendant cette partie des funérailles.

“Je me présente, je suis la magistr–”

“Venez-en au fait” l’interromps-je. J’ai assez bonne réputation à travers le monde pour pouvoir envoyer balader une simple magistrate, alors je ne m’en prive pas. De plus, l’inconvenance de sa démarche me donne raison.

“D’accord. Je suis ici pour récolter les informations concernant le meurtrier. En particulier son identité et ses motivations. Malheureusement, Maître Tib n’est plus mais j’ai entendu dire qu’il s’était associé à vous lors–“

“Maître ?” Je suis surprise par l’emploi de ce titre car, aux dernières nouvelles, il n’était pas un maître assermenté.

“Oui, nous avons décidé, afin d’honorer sa mémoire, de lui accorder le statut de maître à titre posthume.”

C’est stupide. Il est insultant de donner le titre de maître de manière posthume. C’est un haut titre qui, dans la tradition shamanique, désigne un expert capable de donner des enseignements complets. Les morts ne peuvent pas enseigner. C’est une belle démonstration de décision bureaucratique futile.

“Si vous vouliez honorer sa mémoire, il aurait été bon de commencer par ne pas entacher ses funérailles de votre démarche impertinence.”

J’ai dû dire ça un peu trop fort, car quelques regards se tournent vers moi. Mais cela suffit à contraindre la magistrate à se retirer.

“Vous avez raison. Je vous attendrai à la fête.”

Un peu plus tard, les hommages à Tib s’achèvent. Il est alors temps, toujours d’après la tradition, de se rendre à la fête où le défunt sera mis en avant dans la liesse, dans une volonté de fêter sa vie plutôt que de pleurer sa mort.

J’ai cependant la sombre impression que la liesse sera mitigée. Les représentant officiels ne participe pas à cette partie de l’évènement, en général, ce qui restreint la fête aux parents de Tib et à la magistrate.

Moi-même, je prends la décision de ne pas y aller. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est qu’il s’agit d’une bonne manière de fausser compagnie la magistrate. La deuxième, c’est parce que mes funérailles pour Tib se finiront ailleurs.

Je sors du cimetière, reprends mon cheval et me prends la direction du centre-ville.

Quand j’arrive à l’auberge où je séjourne, la tenancière m’accueille en souriant.

“Un paquet est arrivé pour vous, Maîtresse Eupope. Je vous l’ai déposé dans votre chambre.” Je lui rendd son sourire et va récupérer le paquet. Il est rectangulaire, d’environ cinquante centimètres sur trente, pour une épaisseur d’à peine dix centimètres.

Avec difficulté – à cause de son poids – je le traîne jusqu’aux écuries et je le hisse et le met dans une des sacoches de mon cheval. Je retourne ensuite voir la tenancière pour régler ma chambre.

“Vous nous quittez déjà ?”

Je hoche la tête. “J’ai une dernière affaire à régler dans la campagne proche puis je rentre chez moi.“

Je commence à partir, mais je sens qu’elle hésite à ajouter quelque chose. Avant que je ne franchisse la porte, et me dit finalement : “J’ai entendu dire pour votre… affaire. Toutes mes condoléances.”

Je lui lance un dernier sourire – qui a dû avoir l’air plus triste que je ne l’aurais voulu – puis quitte définitivement l’endroit.

Je chevauche pendant environ une heure avant d’atteindre le fort où le meurtrier avait élu domicile. De là, il me faut moins d’une heure de plus pour retrouver l’endroit de la falaise où tout s’est terminé.

Un soleil radieux illumine toute la côte.

Ma grande hache, que j’avais abandonnée sur place, est toujours là. Je retrouve un peu de sang séché à l’endroit où j’ai scellé le destin du meurtrier.

Je récupère mon arme et utilise le manche pour creuser un peu la terre et enlever le sang. Puis je plante la hache dans la terre, la tête en bas, et utilise des pierres pour la caler et faire un genre de cairn.

Je vais ensuite chercher le paquet que j’ai pris avec moi et le déballe. Je contemple le travail. La pierre est lisse, noire, et l’écriture est fine et bien lisible. Exactement ce que j’avais commandé.

Je place la plaque de pierre sur le cairn pour faire une épitaphe, puis recule de quelques pas pour contempler mon travail.

Sobre, mais suffisamment symbolique à mon goût.

J’arrache ensuite l’insigne que je porte à mon col, une rose rouge. Il représente mon statut, ma profession et mon titre de maîtresse.

D’un geste sûr, je le jette dans le vide, par-dessus la tombe.

Je ferme ensuite les yeux et ouvre les mains devant moi, paumes vers le sol.

“Dieux d’en-bas, je vous conjure de veiller sur Tib dans la mort comme j’aurais aimé le faire dans la vie.“

Puis, après avoir jeté un dernier regard à l’épitaphe, je me détourne et quitte les lieux à dos de cheval, laissant derrière moi un souvenir et une inscription.

En souvenir de Tib et de tous ceux qui souffrent dans le silence.

Un jour à l’Université

Académie Universelle de Ketarop, Ketarop-sur-lac, année 2990 du calendrier divin.

L’agitation intense qui secouait l’aile de la Recherche et du Développement Technologique en ce milieu de matinée n’ébranlait en rien le docteur Wolsenwulei Yggiarl qui, comme à son habitude, se rendait tranquillement dans son laboratoire en esquivant mollement les divers obstacles tels que les chariots remplis de matériel d’ingénierie, les laborantins chargés de fioles colorées en équilibre les unes sur les autres et les étudiants internes qui déplaçaient des montagnes de documents, laissant une piste de feuillets perdus dans leur sillage. Sa queue touffue, qu’il faisait systématiquement sortir de son pantalon – par confort – et qui se baladait de gauche à droite, accentuait son air désabusé.

Il arriva devant une porte qui était ornée d’une plaque de cuivre pourtant l’inscription :

Laboratoire de recherche
Forcelle et énergie
Ludakenec – Yggiarl

Accompagnée d’une feuille sobrement agrafée juste en dessous :

ATTENTION DANGER
Usage de matériel dangereux
(Explosifs, Combustibles, Forcelle)

Sans jeter un seul regard à ces inscriptions, le docteur poussa la porte et entra.

“C’est pas trop tôt !” rugit une voix à l’intérieur. “Tu te rends compte que ça fait plus d’une semaine que tu arrives systématiquement après le premier quart ?“

Wolsenwulei, toujours imperturbable, accrocha son caban au porte-manteau, passa la main dans sa chevelure grise et s’approcha de sa collègue, la doctoresse Alesskissia Ludakenec. Celle-ci était occupée à nettoyer un fuseau de fourneau, objet ressemblant à un tube au bout duquel on peut insérer du combustible.

Quand Wolsenwulei arriva à sa hauteur, il sortit un journal de la poche intérieure de sa veste et le jeta sur la paillasse, juste sous ses yeux.

“Tiens, regarde ça, Aless !”

Tandis qu’il s’éloignait pour enfiler sa blouse de laboratoire, Alesskissia pris le papier et lu le gros titre.

Deux scientifiques de l’Enclave découvrent un remède miracle
capable de guérir presque toutes les maladies !

“Qu’est-ce que c’est que cette tisane ?” demanda Alesskissia.

“Un druide et une clergesse ont trouvé un moyen de combattre toute une catégorie de maladies. Ils ont baptisé leur remède antibiotique. Je me suis un peu renseigné, et c’est assez miraculeux. Ils ont découvert qu’une grande partie des maladies sont d’origine biologique, des infections ils appellent ça. Ils ont été capables de les cultiver en laboratoire et de trouver un remède très générique. Les antibiotiques peuvent apparemment guérir toutes les infections. Cela correspond à environ un tiers des maladies mortelles.
– Le journal dit presque toutes les maladies.
– Il exagère, comme tous les journaux. Mais malgré ça, ça reste très impressionnant. Une vraie révolution de la médecine.“

Alesskissia resta pensive un moment, puis, reposant le journal, demanda :

“Mais pourquoi tu me montres ça, en fait ? On s’en fiche, nous, on ne donne pas dans la médecine que je sache.“

Wolsenwulei fit volte-face dans sa direction, bras écartés.

“Non mais tu te rends compte ! Un druide et une clergesse ! Mais où va-t-on si ce sont les druides et les clercs qui font de grandes découvertes scientifiques ? Moi je te le dis : le monde de la science est sur le déclin.”

Alesskissia se retourna à son travail de nettoyage, incrédule.

“Ils pratiquent la magie de la Vie, c’est normal qu’ils soient bons médecins.
– Si tu le dis.“

Wolsenwulei concentra finalement son attention sur les deux grosses caisses qui étaient posées sur sa table de travail.

“Qu’est-ce que c’est que ça ?” demanda-t-il en les pointant du doigt.

Alesskissia se tourna vers lui avec un grand sourire.

“Ça, mon ami, c’est la raison pour laquelle je t’attendais avec impatience ce matin.
– Ne me dis pas que c’est…
– Si ! Précisément ! La commande que tu avais faites du filtre thermique est enfin arrivée !”

Wolsenwulei fit une moue incrédule.

“Mais comment c’est possible ? Ils m’avaient dit que tant qu’ils n’avaient pas reçu la forcelle qui était censée accompagner la commande, ils ne me l’enverraient pas ! J’étais censé attendre un mois de plus avant d’espérer la recevoir ! Ils ont réussi à avoir de la forcelle plus tôt que prévu ?”

Alesskissia hocha négativement la tête.

“Je me suis dit que si nous on arrivait à se procurer la forcelle par nos propres moyens, ils pourraient nous envoyer le filtre en avance. Du coup, je suis allée ce matin voir le bourgmestre pour lui acheter une partie de son surplus de forcelle. Du coup, en revenant je suis passée chez le fournisseur pour récupérer le filtre. Le reste de la commande arrivera plus tard, mais au moins, on peut commencer les expériences !”

Wolsenwulei resta sans voix.

“Et oui, mon petit Wolsy. Pendant que toi tu te plains que la science avance plus vite chez les autres, il y en a qui font vraiment avancer la science, ici !
– Tu es vraiment le fleuron des alchimistes !
– Et toi, la honte des arcanistes !”

Ils éclatèrent de rire.


L’ordonnateur Evensteiner Volganisiel courrait dans les couloirs de l’aile RDT en semant le chaos. Il bousculait chariots, laborantins et étudiants sans se soucier un seul instant des débris de métal, de verre et de papier qu’il laissait derrière lui.

Il entra en trombe dans le laboratoire de recherche sur la forcelle et l’énergie, et ce malgré le petit papier mentionnant les dangers potentiels.

“Docteur Yggiarl !” hurla-t-il en entrant. Mais, voyant l’étrangeté de l’expérience que les deux scientifiques étaient en train de réaliser, il s’interrompit dans son élan.

“Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?”

Les deux collaborateurs avaient en effet disposé un tube étrange, dont une extrémité était bourrée de charbon de bois et l’autre recouverte par un filtre brunâtre. Le filtre n’empêchait surprenamment pas la lumière émise par la combustion de passer et l’ensemble projetait un disque de lumière sur une substance mi-liquide, mi-gélatineuse, de couleur bleutée – un bloc de forcelle. Tous les instruments étaient maintenus par des tréteaux et des pinces métalliques dans un équilibre qui semblait assez précaire.

Surpris dans leur intimité, les deux docteurs mirent quelques secondes pour assimiler les mots de l’ordonnateur. Ce fut Wolsenwulei qui prit ensuite le temps de lui répondre.

“Et bien, nous sommes en train de tester notre théorie en tentant de charger un bloc de forcelle en utilisant de l’énergie lumineuse, et en utilisant un filtre pour que l’énergie thermique ne le parasite pas.”

L’ordonnateur se rappela soudain qu’il était très pressé et invectiva Wolsenwulei.

“Docteur Yggiarl ! Vous parlez tradivi, n’est-ce pas ?
– Et bien, oui, mon père vient de l’Enclave et…
– Venez vite ! Nous avons un notable perfectionniste qui a besoin d’un interprète et nous n’avons que vous sous la main !”

Wolsenwulei fronça les sourcils.

“Non mais attendez, il est hors de ques…
– Pas le temps de discuter !” Volganisiel attrapa le docteur par le bras et l’entraîna avec fermeté en direction du couloir. En passant devant Alesskissia, il lui lança avec aigreur : “Le doyen a reçu une facture étrange ce matin, portant votre signature et celle du bourgmestre. Préparez-vous à devoir rendre des comptes !”

Et il quitta la pièce, emportant son otage avec lui.

Sur le chemin de l’aile administrative, Wolsenwulei tenta quand même d’interroger l’ordonnateur.

“Votre notable, là, il ne parle pas arsom ? Ni aucun sico d’aucune sorte ? Il ne parle vraiment que tradivi ?”

Volganisiel lui jeta un regard haineux.

“Vous croyez que ça m’amuse de traîner un de nos meilleurs chercheurs par la manche à travers toute l’académie ?”

Wolsenwulei, un peu excédé par toute cette violence à son égard, lui répondit d’un air taquin :

“Depuis le temps qu’on vous dit d’ouvrir une faculté de linguistique !”

L’ordonnateur ne répondit pas, sinon un grognement dans lequel le docteur crut entendre le mot budget.

Quand ils arrivèrent devant une des salles de réception qu’on réserve habituellement aux visiteurs de marque, Volganisiel reprit un peu de contenance. Il ajusta son vêtement, sa lavallière et ce que son alopécie lui avait laissé comme cheveux, et fit signe à Wolsenwulei d’entrer en premier.

Le docteur ouvrit la porte et se retrouva dans une salle superbe, aux teintures de cuivre et de turquoise – couleurs de l’arcanisme – aux fenêtres hautes dans le style Expressionisme du Deuxième Âge et avec en son centre une grande table d’ébène blanche, octogonale, autour de laquelle étaient disposés seize sièges molletonnés de velours, et sur laquelle on avait mis des rafraîchissements à disposition.

Sur un des sièges se tenait un homme, aux alentours de la cinquantaine, assez petit mais élancé, non sans être musclé. Toute la partie supérieure de son corps était nue et dépourvue de pilosité, y compris son crâne qui reflétait la lumière soleil qui filtrait à travers les fenêtres. Ses jambes et ses hanches étaient habillées de braies brunes ainsi que d’un pagne ocre. L’homme avait le phénotype du Pic-Brume, à savoir la peau légèrement bleuté et les yeux rose clair. Son physiom, visible de tous, consistait en une unique écaille hexagonale, semblable à celle d’une tortue, qui se trouve au milieu de son front.

Quand ils furent entrés tous les deux dans la pièce, l’homme les salua dans un langage que Volganisiel ne connaissait pas. Du regard, il incita le Wolsenwulei à lancer la discussion.

Le docteur s’assit donc sur un siège, de manière à ne pas être trop loin de l’homme tout en n’ayant pas à trop se tourner pour lui parler. Il lui rendit son salut, et commença à l’interroger.

“Il dit qu’il est venu de loin pour recourir aux services de l’Université” traduisit Wolsenwulei à l’intention de Volganisiel. “Il se dit honoré d’être reçu aussi richement et malgré le fait qu’il ne parle pas la langue arcanique.“

L’ordonnateur resta perplexe.

“Vous pouvez lui demander la raison précise de sa venue ?”

Les deux hommes échangèrent de nouvelles paroles en tradivi, puis Wolsenwulei résuma :

“Il souhaite qu’on lui procure un produit qui lui permettrait de faire tomber ses poils et ses cheveux.”

Devant l’air ahuri de Volganisiel, il jugea bon de préciser :

“Monsieur considère qu’il doit atteindre la perfection physique pour le travail artisanal et les arts martiaux. Sa quête l’a amené à chercher à rendre son corps le plus aérodynamique possible. Il se rase très régulièrement, mais est à la recherche d’une solution plus pérenne.”

L’expression d’incompréhension de l’ordonnateur ne changea pas. Le docteur haussa les épaules d’un air désolé et fataliste. Volganisiel se gratta la partie chauve de son crâne.

“Je vous avoue, docteur, je ne sais pas trop quoi lui répondre…”

Wolsenwulei se munit d’un sourire malicieux et lui dit :

“Ne vous inquiétez pas, je prends les choses en mains.”

S’ensuivit une longue discussion qui fit regretter à Volganisiel d’avoir choisi de rester debout. Les deux hommes échangeaient paroles et gestes et le perfectionniste alla même jusqu’à sortir des objets de sa besace pour les montrer à son interlocuteur.

Au bout de trente minutes de discussion, le perfectionniste se leva, tendit une poignée de pièces d’argent à Wolsewulei et quitta la pièce non sans lancer à Volganisiel un large sourire de satisfaction et une formule de politesse prononcée en arsom avec un accent à couper au couteau.

L’ordonnateur se tourna vers le chercheur.

“Vous m’expliquez ?”

L’intéressé se leva de son siège et commença son explication en se servant une tasse de thé.

“Et bien, disons que j’ai commencé en essayant de lui faire comprendre que les prix de l’Université étaient très élevés, mais le bougre est sacrément riche. Vu les sommes qu’il est capable de sortir, je pense qu’il s’agit d’un haut noble ou un truc comme ça. Du coup, je lui ai dit que comme c’était une idée originale et inédite, il faudrait au minimum dix ans de recherche pour la mener à bien. Au minimum. J’ai ajouté que de fait il fallait du financement, que c’est un projet à durée indéterminée et que ce serait probablement moins coûteux pour lui de chercher à atteindre son but d’une autre manière. On a échangé sur les alternatives – je vous passe les détails – et nous avons conclut qu’un changement alimentaire serait peut-être la meilleure solution. Malheureusement, comme nous n’avons pas d’expert en alimentation dans cette académie, nous ne pouvions l’aider. Du coup, il m’a remercié des conseils, et il a même tenu à payer la consultation.”

L’ordonnanceur ne comprenait pas.

“Mais pourquoi vous ne lui avez pas simplement dit que l’Académie Universelle ne pouvait pas accepter les requêtes des particuliers et que son financement était entièrement issu du gouvernement arcanique ?”

Wolsewulei haussa les épaules.

“Je n’avais pas envie de le froisser.
– Mais du coup il vous a payé ? Il vous a donné combien ?”

Le docteur compta les pièces qu’il avait entre-temps posées sur la table.

“Un peu moins d’un leg, en petite monnaie…”

L’ordonnanceur fit la moue.

“C’est ridicule !
– Le bougre ne doit pas connaître le cours du change. Mais bon, ça me payera une petite brioche demain matin !”

Wolsenwulei empocha les pièces et quitta la pièce, un sourire goguenard sur les lèvres.


Le réfectoire restait ouvert un quart entier. À partir de midi, il commençait à accueillir le personnel et les étudiants et restait à leur disposition jusqu’à la fin du troisième quart. Malgré ce temps d’ouverture relativement long – 3 heures au total – il était toujours bondé.

Le petit plaisir du docteur Yggiarl, quand il naviguait avec son plateau au milieu des tables serrées agrégeant nombre de scientifiques, était de chercher la table où se poursuivait le débat le plus épineux, qu’il soit scientifique ou non, et de s’y immiscer.

En tant qu’éminent chercheur, à peine plus jeune que le doyen de sa faculté, tout le monde le connaissait et peu de gens se risquerait à le refuser à sa table. Du coup, il prenait ça comme un jeu, dont le but – en tout cas le sien – était d’aiguiser l’esprit critique de ses collègue et d’attiser le débat, quitte à devenir pour quelques minutes l’avocat du démon.

Ce jour-là, il opta pour la table des chimistes, où se trouvait trois personnes. La première, la doctoresse Syvélium, tentait d’expliquer à ses deux collègues pourquoi il fallait d’abord rénover les laboratoires avant même de penser à rénover d’autres pièces de l’Université. D’ordinaire, ses sourcils qui étaient faits de paille de fer dorée lui donnait déjà un air sévère, mais là elle avait l’air particulièrement remontée. Wolsewulei remarqua d’ailleurs qu’elle agitait ses couverts comme s’ils étaient des instruments de persuasion, plutôt que de consommer le contenu de son écuelle avec.

Parmi les deux personnes qui l’écoutaient, l’une d’entre elles avait l’air de particulièrement s’ennuyer. Il s’agissait de la doctoresse Ludshneidess, une subordonnée de la doctoresse Syvélium. Elle tentait vainement d’interrompre sa supérieure pour proposer un compromis conclusif à son monologue, mais n’avait pas assez de charisme pour se faire entendre. La troisième personne, le docteur Jonhoo, écoutait en silence la tirade tout en ayant le visage fermé et les bras croisés, attendant impatiemment de pouvoir prendre la parole pour envoyer un flot de contre-arguments. Avec ses ongles, qui étaient faits d’une matière cristalline, il grattait nerveusement le tissu de sa tunique, à tel point qu’il avait fait un trou dedans.

Quand Wolsenwulei s’assit sans cérémonie à la table, les trois regards se tournèrent vers lui. Ils avaient tous une pointe de surprise, de désillusion et de mépris.

“Allons, allons, quelle chaleur dans votre accueil !“ lança l’importun au reste de la tablée.

“Ne venez pas nous embêter, docteur Yggiarl, il s’agit d’une discussion sérieuse.“ répondit Syvélium. Wolsenwulei dut contenir un fou-rire quand, à ces mots, Jonhoo roula des yeux et Ludshneidess plongea son visage dans ses mains dans un geste de désespoir.

Wolsenwulei s’amusa bien, ce jour-là. Il argumenta un temps en faveur du statu quo, aidant la jeune Ludshneidess à prendre la parole pour calmer Syvélium, mais lorsque le débat se dirigea vers une trêve, il renchérit en faveur de cette dernière et la dispute se relança de plus belle, faisant presque hurler de rage Jonhoo qui frappait du poing en faveur de la rénovation des lieux de vie du personnel avant celui des laboratoires.

Lorsqu’il eut terminé son dessert, Wolsenwulei décida de porter le coup de grâce :

“En notre âme et conscience, il faut en appeler à la raison : ce genre de priorité est très subjectif et les arguments avancés dépendent entièrement de la sensibilité de chacun. Rappelez-vous que c’est pour cela que le conseil d’administration de l’Université pratique le scrutin démocratique pour ce genre de décision.”

La réplique avait jeté un froid glacial, soutenu par le regard de ses trois interlocuteurs qui semblaient n’éprouver que haine à son égard. Wolsenwulei se leva alors et quitta la table.

“En vous souhaitant une bonne fin de journée !”


Le troisième et quatrième quart étaient généralement réservés pour les cours aux étudiants. Ils étaient souvent donnés durant les deux dernières heures du troisième quart et les deux premières heures du quatrième quart, pour un total de quatre heures de cours par jour.

Le docteur Wolsewulei, en tant que chercheur fondamental de sa faculté, ne donnait généralement qu’un seul cours de deux heures par jour, juste après le repas de midi. Il n’en était pas moins assidu et mettait tout en œuvre pour donner un cours de qualité.

Ce jour-là, à cause de l’intervention qu’il avait dû faire avec le notable perfectionniste, il avait dû manger plus tard que d’habitude et risquait donc de ne pas être à l’heure pour son cours. Heureusement, c’était un homme prévoyant qui planifiait toujours avec de l’avance de telle sorte que, lorsque ce genre d’impondérable arrivait, il serait quand même à l’heure.

Quand il entra dans le grand amphithéâtre, il constata que ses cinq étudiants étaient déjà tous arrivés. En effet, comme il enseignait une spécialité pointue, seule une poignée d’élèves par promotion avaient les capacités et les ambitions de suivre ses cours. Il préférait cela ainsi : cela lui permettait d’avoir un meilleur taux d’interaction avec eux.

Satisfait que tous soient à l’heure, il prit la parole avant même d’avoir fini de s’installer à son bureau :

“Bonjour à toutes et tous. Nous allons aujourd’hui parler de la forcelle, rappeler ses propriétés fondamentales et tenter de mettre en équation sa formule d’acquisition d’énergie. La séance prochaine nous verrons quels sont les problèmes liés à la restitution d’énergie et pourquoi il n’est pas possible d’établir un modèle unique pour la mettre en équation.“

Les étudiants commencèrent à griffonner des notes dans leur folio.

“Pour commencer, voici une question assez basique : savez-vous quelles sont les catégories d’énergies en relation avec les propriétés de la forcelle ?”

Quelques-uns des élèves levèrent timidement la main. L’attention du professeur se porta vers une étudiante qui leva la main de manière beaucoup plus enthousiaste que ses camarades, avec le regard pétillant des personnes qui sont sûres d’elles.

“Oui, Hedeiness ?
– Il existe deux types d’énergie : l’énergie cinétique et l’énergie thermique.”

Le professeur lui lança un sourire radieux.

“C’est bien…”

L’élève était au comble de la fierté.

“… mais inexact.”

Toute expression de joie sur le visage de Hedeiness avait instantanément disparu. Et oui, pensa Wolsenwulei , la science s’arrête là où la certitude commence. Pour être un bon scientifique, il faut douter de tout, à commencer par ce que l’on sait. Il enchaîna.

“En effet, dans le cadre spécifique de la forcelle, les forces cinétiques sont à séparer en deux groupes : l’élan cinétique et le moment cinétique, qui interagissent de manière très différente avec la forcelle.”

Le professeur se leva, se saisit d’une craie et commença à écrire des équations sur la grande ardoise qui se trouvait juste derrière son bureau.

Après avoir couvert l’ardoise de symboles, il jeta un rapide coup d’œil en direction de Hedeiness. Elle notait avec un zèle exemplaire tout ce que le professeur avait écrit, plissant des yeux en essayant de comprendre chaque ligne. Elle apprend vite de ses erreurs, elle fera une bonne chercheuse. Une fois de plus, Wolsenwulei était content des performances de sa classe.

Le cours continua et, lorsqu’il arriva à la fin de ce qu’il avait préparé pour la journée, il constata qu’il lui restait encore un quart d’heure au bas mot. Plutôt que de libérer en avance ses étudiants, il décida de leur parler un peu de son travail de recherche, celui qu’il effectuait avec la doctoresse Ludakenec.

“Au départ, nous avons réussi à montrer qu’un pain de forcelle qui était exposée à la chaleur du soleil se chargeait légèrement plus vite qu’un pain de forcelle même taille exposée à la chaleur d’un four, si tant est qu’ils sont tout deux chauffés à la même température. Du coup, nous en avons déduit que la lumière était une quatrième forme d’énergie affectant la forcelle.”

“Actuellement, nous essayons de mettre en place un dispositif visant à charger de la forcelle en n’utilisant que de la lumière, sans émettre de chaleur, mais la manipulation est complexe.”

“Quand nous aurons réussi cela, nous essaierons de faire en sorte que l’énergie d’une forcelle soit émise sous forme de lumière, mais nous n’avons encore établi aucun protocole.”

Les étudiants se mirent à poser des questions, mais la cloche annonçant le début du dernier quart venait de sonner, indiquant aux étudiants qu’ils devaient se rendre au cours suivant.

“Ne vous inquiétez pas, je répondrai à toutes vos questions vernidi prochain !”


Alesskissia se frottait lassement l’arrête du nez en regardant Mina se lever à l’horizon, par la fenêtre, sous le ciel orangé du crépuscule.

“Qu’est-ce qui s’est passé ?” demanda Wolsenwulei, en regardant avec détail le filtre brun qui avait désormais un gros trou en son centre.

“J’ai augmenté l’intensité de la combustion,” répondit Alesskissia sans quitter la lune des yeux. “La forcelle ne se chargeait pas – en tout cas pas sensiblement – alors je me suis dit qu’en projetant une lumière plus intense j’obtiendrai de meilleurs résultats.”

Wolsenwulei eut l’air intrigué.

“Et tu ne t’es pas dit qu’en diminuant la quantité de forcelle ça marcherait aussi ?
– Si, j’y ai pensé… mais ça m’obligeait à tout démonter et à confectionner un nouveau récipient en verre. J’ai eu la flemme…”

Malgré le ton morne et empli de déception de sa consœur, Wolsenwulei éclata doucement de rire.

“Ha ha ha ! J’ai l’impression que je commence à un peu trop déteindre sur toi, si même toi tu te mets à commettre ce genre d’erreur !”

La chercheuse ne répondit pas, continuant de contempler l’horizon. Wolsenwulei s’approcha doucement d’elle et posa une main chaleureuse sur son épaule.

“Il y a quelque chose qui ne va pas, Aless ? J’ai l’impression que ton esprit est ailleurs en ce moment.”

Pas de réponse.

“D’habitude, à cette heure, tu es déjà rentrée dans ta famille. Tout va bien ?“

Aless prit une grande inspiration, puis déclara :

“Misteer est parti.”

Wolsen poussa un petit soupir de compassion. Misteer était le mari d’Aless, avec qui elle avait eu une fille prénommée Steison.

“Qu’est-ce qui s’est passé ?”

Aless se leva et se servit une tasse de café tiède. Elle s’enroula dans une petite couverture et s’installa dans l’unique fauteuil qu’ils avaient disposé dans le labo.

“On a longuement discuté. Il a commencé par me dire qu’il ne s’était jamais rendu compte que mon travail avait autant d’importance dans ma vie et qu’il regrettait de ne pas me voir souvent à la maison.
– Pourtant, il y a beaucoup de docteurs, ici à l’Université, qui ont des horaires bien plus larges que les tiens. À commencer par moi, qui quitte rarement le labo avant la mi-nuit.
– Je sais, mais pour lui, qui est homme au foyer, ça fait quand même trop.“

“Il a admis que je n’avais jamais caché mes intentions à ce sujet, mais qu’il ne pouvait simplement pas se rendre compte de ce que cela impliquait tant qu’il ne le vivait pas.“

Aless soupira.

“Il a besoin de changer d’air, d’accumuler un peu d’énergie familiale. Du coup, après en avoir discuté avec moi, il a choisi de retourner vivre chez ses parents.
– Pour toujours ?
– Non, pour deux semaines.
– Et Steison ?
– Il l’a emmenée avec lui. Mais c’est bien pour elle. Si elle était restée, elle n’aurait eu personne pour s’occuper d’elle en journée. Là, au moins, elle verra ses grands-parents.“

Wolsen resta un instant pensif.

“Ça va aller, pour toi ?”

Aless avala une gorgée de café et répondit :

“Les seize prochains jours vont être difficiles, mais c’est pour son bien. Je ne suis pas inquiète, on s’aime toujours et il est hors de question qu’on se sépare – du moins tant que la petite n’est pas adulte – mais c’est juste qu’il s’est rendu compte que notre mode de vie ne lui convenait pas et qu’il faillait qu’il se ressource de temps en temps.”

“Écoute, Aless,” dit Wolsen, “je t’aurais bien proposé de prendre quelques jours de vacances, mais vu que tu les passerais seule, ça ne t’apporterait rien de bon. Par contre, vu qu’on a nos hebdo-congés ensemble, on pourrait se faire une petit virée dans les tavernes de la ville pour rencontrer des gens et oublier un peu tout ça, qu’est-ce que t’en dit ?“

Aless pesa la proposition.

“En plus, notre hebdo-congé commence malkidi, dans deux jours. On travaille un peu demain et après-demain on se détend !”

Elle réfléchit quelques instants de plus, pour finalement déclarer :

“C’est d’accord.“

Elle se leva et se dirigea vers l’entrée du labo.

“Je vais me reposer un peu. Ça ne me sert à rien de ruminer mes soucis comme ça. Ne reste pas trop longtemps.”

Wolsen sourit.

“Repose-toi bien, Aless, et à demain !”

Juste avant de sortir, elle se retourna vers son collègue et ami :

“Wolsen… merci.”


L’Académie Universelle de Ketarop, couramment appelée l’Université, avait un secret que seule une poignée de vieux professeurs connaissaient. Parmi ces vieux professeurs, un seul prenait encore du plaisir à l’admirer. Il s’agissait de l’illustre docteur Wolsenwulei Yggiarl.

Le chercheur était, comme presque tous les soirs, confortablement assis au sommet de la grande fontaine qui ornait le centre du campus académique. À chaque fois, il grimpait avec assurance en s’aidant des prises qui étaient cachées parmi les moulures de pierres volcaniques dans lesquelles avait été taillée la grande et belle fontaine et s’asseyait dans le siège de pierre noire niché dans un cocon de roche blanche qui était invisible quand on était en bas de l’édifice.

Wolsewulei venait toujours à la même heure, quelques minutes avant minuit. Ainsi, quand Mina atteignait son zénith à minuit pile, un prisme placé au sommet de la plus haute tour de l’académie réfractait la lumière en un florilège de couleurs qui venait frapper la pierre blanche autour du spectateur dans un kaléidoscope hypnotisant. Le spectacle durait à peine quelques instants avant de s’évanouir jusqu’au lendemain.

De plus, l’angle d’approche de Mina changeant au fil des mois et des saisons, chaque jour le vitrail de lumière était légèrement différent de la veille, ce qui faisait que chacun des 390 jours de l’année le spectacle était unique.

À cette heure tardive, peu de personnes passait encore dans le grand campus, les rares noctambules préférant les couloirs abritées au climat nocturne venteux du lac d’Ilarop. Ainsi, au cœur de sa routine, le docteur était instinctivement et automatiquement au courant quand quelque chose sortait de l’ordinaire, avant même d’en identifier l’origine. Ce soir-là, cet instinct s’était éveillé.

Il ne mit pas longtemps avant d’en trouver l’origine, malgré l’obscurité de la nuit. Wolsewulei s’approcha d’un des bancs du jardin qui entourait la grande fontaine. Sur ce banc était avachie une personne, une jeune femme, en train de dormir, un in-folio ouvert sur les genoux. Visiblement, il s’agissait d’une étudiante qui s’était assise sur ce banc pour étudier, en début de soirée, mais qui avait vite été rattrapée par la fatigue.

Wolsenwulei alla pour toucher doucement son épaule, afin de la réveiller en douceur. Mais à peine avait-il effleuré la demoiselle qu’elle sursauta en poussant un petit cri de surprise, répandant de ce fait les feuillets du folio sur le sol.

“Que ce passe-t-il ?” s’exclama-t-elle. “Où suis-je ?”

“À l’Université.” répondit posément le professeur. “Il est minuit passé. Je pense que vous devriez rentrer chez vous.”

L’étudiante regarda avec désespoir la lune qui était haute dans le ciel.

“Oh non ! Mes parents doivent m’attendre !”

Wolsenwulei eut un nœud au ventre. Il connaissait bien cette situation, ces moments où l’Université commençait à happer votre vie pour que vous deveniez un peu d’elle, commençant à mettre de côté famille, amis, loisirs, pour finalement être complément avalé par elle. Wolsen et Aless eux-mêmes faisait partie de ces gens-là.

“Pas d’inquiétude,” tenta-t-il de rassurer, “Je peux vous raccompagner si vous le voulez.”

“C’est-à-dire que…“ commença l’étudiante d’un ait gêné “… c’est assez loin d’ici. J’habite à l’autre bout de la ville, à presque une heure de marche.”

Wolsenwulei sourit tendrement.

“Pas de problème, j’ai un véhicule.”

Le professeur aida la jeune fille à ramasser ses pages de notes qui commençaient à s’imprégner de rosée sur le dallage froid du jardin. Sous les rayons de la lune, il put voir sur certaines pages que l’étudiante se spécialisait dans l’astrologie, une science pointue et presque inexplorée. Elle devait être en dernière année. La plupart de ceux qui suivaient ce cursus n’avait – pour l’heure du moins – pas beaucoup de débouchés hormis la recherche. Il était donc assez probable que Wolsenwulei continue de la croiser dans les couloir de l’académie dans les années à venir.

“L’avenir de l’Université” murmura le chercheur pour lui-même.

“Pardon ?
– Excusez-moi, je pensais tout haut.”

Une fois les feuilles ramassées, Wolsenwulei prit l’étudiante par le bras et la guida jusqu’à la sortie. Dans la fraîcheur nocturne, le contact avec une consœur – potentielle consœur – était chaleureux. Hormis Aless, il n’avait que peu d’amis au sein de l’Université. Et si on ôtait l’arène qu’était pour lui le réfectoire, il n’avait presque aucun contact humain en dehors de son labo. Le fait d’avoir croisé l’ordonnateur Volganisiel et le notable perfectionniste ce jour-là était plutôt inhabituel.

Pendant un court instant, un sentiment de solitude frappa Wolsewulei.

Lorsqu’ils arrivèrent à la voiture magique du professeur – un magnifique véhicule moderne fonctionnant à la forcelle – celui-ci s’arrêta un instant.

“Attends-moi à l’intérieur, j’arrive tout de suite.”

Tandis que l’étudiante s’exécutait, il se retourna une dernière fois vers les immenses bâtiments. L’Université se dressait devant lui dans toute sa splendeur, sa gigantesque tour administrative encadrée par quatre longues ailes, dont deux s’étendait au-dessus des eaux du lac, ses bâtiments annexes, ajoutés au fil des siècles à mesure que la science progressait, ses jardins qui sont restés intouchés depuis sa fondation mais qui ont vu tellement de styles de décoration et de jardinage.

Le vent qui passait à travers les préaux en émettant un sifflement rauque donnait l’impression que l’Université respirait, qu’elle était bel et bien vivante.

Cela faisait quelques années que Wolsenwulei n’avait plus de proche, que l’académie était devenue ce qui s’approchait le plus d’une famille. Cet édifice gargantuesque, cette beauté dont il n’était qu’un atome, était une partie de lui autant qu’il était une partie d’elle.

Wolsenwulei le savait, le doyen de la faculté de physique allait bientôt prendre sa retraite, et en tant que plus ancien chercheur après lui, c’était lui qui allait devoir prendre les rênes. Wolsenwulei n’avait jamais aimé l’administration ou la gestion, mais le fait de devenir un organe fondamental de cet organisme, de devenir le poumon qui allait la faire respirer, était particulièrement grisant.

En un sens, Wolsenwulei allait trouver dans cette fonction un sens à sa vie.

“Professeur ?”

L’étudiante tremblait tellement elle était frigorifiée. Elle était enroulée dans son manteau, en chien de fusil sur le banc avant de la voiture, à gauche de la place du conducteur.

Wolsenwulei ne la fit pas plus attendre. Monta dans son véhicule et lança le sort de mise en branle du moteur à forcelle.

Sur le chemin, la jeune femme demanda au vieux professeur :

“Vous pensiez à quoi, tout à l’heure ?”

Wolsewulei mit un instant avant de trouver la réponse la plus adéquate :

“Il y a une chose que mon vieux mentor m’a appris, quand je n’étais qu’un étudiant. Une chose que très peu de gens connaissent à propose de l’académie. Le secret de l’Université, en somme. Ce secret, je vais te l’apprendre…“

Tout le monde ne sera pas heureux

Au village de la Tribu Klotisse, dans les steppes de Balanciel, quelque part au guide de la chaîne de Toelda, année 1818 du calendrier divin.

Je suis née dans un village de la tradition shamanique. Comme tous les shamans, j’ai été élevée avec des valeurs fortes, valeurs qui dictent de privilégier la communauté envers et contre tout, d’aider les plus faibles et de respecter les plus forts. Les trois valeurs fondamentales du Shamanisme sont l’Essence, une approche philosophique de la vie, l’Ambition, c’est-à-dire agir en modelant son entourage, et l’Harmonie, la volonté d’un monde en équilibre harmonieux. La philosophie shamanique, pour la résumer en une phrase, est : “Agis pour les autres, ensemble vous serez un tout.“

Depuis la création du village, au cours du Premier Âge, nous vivons de notre artisanat. Au début nous fabriquions des armes, mais quand Cosma a été fondée et que les mentalités ont évolué, nous avons suivi cette évolution et nous sommes spécialisés dans la fabrication du papier. Je dis “on”, mais c’était il y a presque cinq siècles que cela s’est passé. Plus récemment, il y a cinquante ans, une nouvelle technique de fabrication du papier a été découverte, révolutionnant le domaine. Ce nouveau papier, créé à partir de fibres de bois, est un meilleur support d’écriture et est plus facile à presser. Afin de rester à la page, nous avons adopté cette nouvelle technique.

Nous faisons principalement notre commerce avec la Tribu Vertor, une ville de taille raisonnable se trouvant entre la Chaîne de Toelda et la Jungle Primordiale, sur la grande route commerciale qui joint le Cercle Vlala au Cercle Mundi. Je sais qu’eux revendent le papier aux Archives du Monde, qui se trouve près du Cercle Mundi.

J’ai dix-huit ans, je suis donc une jeune adulte. J’ai fait mon apprentissage auprès de Elclapte, la maîtresse bûcheronne, et depuis trois ans je suis à son service en tant qu’artisane accomplie.

L’année 1818 correspond au cinq-centième anniversaire de la fondation de Cosma. Pour l’occasion, de grandes fêtes sont organisées partout dans le monde. La cheftaine a décidé que nous le fêterions la veille de ambidi, jour où on fête la valeur de l’Ambition. Cela signifie qu’elle aura lieu le dernier jour du mois d’ambiame, au milieu de l’hiver qui suit la saison sèche. Cet hiver est généralement doux, et si les montagne de l’Échine et de la Chaîne de Toelda ne nous accorde que peu de soleil, nous sommes à l’abri des vents forts qu’on peut trouver dans le reste des Steppes de Balanciel.


Aujourd’hui nous sommes le trente ambiame, c’est-à-dire l’avant-veille d’ambidi. C’est donc demain que devra avoir lieu la fête du penta-centenaire de la fondation de Cosma.

Tout le village participe aux préparatifs et je ne fais pas exception. Je ne me sens pas très à l’aise. Beaucoup de gens m’abordent et me demandent de les aider. Aussi, même si j’apprécie pouvoir me rendre utile, je n’aime pas la manière dont tout le monde – surtout mes aînés – part du principe que je suis à sa disposition. Ce genre “d’entraide” ne me sied pas vraiment, je préfère constater par moi-même où je peux être utile et aider selon mon propre jugement, plutôt que d’obéir bêtement aux membres de la communauté.

Elclapte me dit souvent que je peux aussi demander ouvertement de l’aide aux autres, que c’est du donnant-donnant. Je n’arrive pas à m’y résoudre. Pourquoi déranger autrui quand on peut s’aider soi-même ? Et puis, c’est par sa propre expérience qu’on s’améliore, le fait de tout le temps demander assistance ça nous empêche de progresser personnellement.

Elclapte m’a toujours répondu que la communauté, en s’entraidant, s’améliore elle-même, comme si elle n’était qu’un seul être. Je suppose que c’est une manière de voir les choses.

Cela dit, je consens tout même à vivre selon les règles de cette communauté. De fait, aujourd’hui plus que jamais, j’entraide.

Je passe la plupart de ma matinée à monter une estrade au milieu de la place du village. Elclapte n’étant pas que bûcheronne, mais aussi charpentière, le village nous a demandé à elle et moi de nous occuper de tous les travaux de bois. Ces derniers jours, nous avons taillé les planches et les poutres nécessaires pour l’estrade, aujourd’hui nous l’érigeons.

Mais comme je suis sans cesse sollicitée, mon travail prend du retard et je suis encline à sauter le repas de midi pour le rattraper. Cela ne me dérange pas le moins du monde, au contraire, j’apprécie la solitude qui m’est accordée pendant que les autres vont déjeuner.

Mais cette solitude est de courte durée, car alors que je suis occupée à clouer les planches de l’estrade, un homme sombre emmitouflé dans une cape de fourrure teintée en noir s’approche de moi.

“Acandisse…”

Au moment où il m’apostrophe, je sursaute. J’étais tellement focalisée sur mon travail que je ne l’avais pas vu venir.

“Xelti ! Tu m’as fait peur !
– Désolé, ce n’était pas mon but.”

Je le dévisage d’un air perplexe et méfiant. Xelti est un vieil homme, qui a le teint entre le blanc pâle et le jaune. Contrairement à la plupart des habitants du village, il a les cheveux argentés et des yeux d’un bleu intense. La particularité physique la plus notable chez lui est son physiom : sa canine gauche forme une excroissance courbée qui sort de sa bouche et remonte vers le haut de sa joue, comme une défense d’animal. Cela participe à lui donner un air inquiétant.

Il me dévisage en retour, bien que mon apparence soit plus banale. Comme tout le monde dans celle partie du monde j’ai la peau rouge et les yeux noirs. Mes cheveux sortent du lot car il s’agit de mon physiom : une chevelure faite de tiges et de feuilles, comme un petit buisson.

“Je peux faire quelque chose pour toi ?”

J’ai dit cette phrase machinalement, mais je le regrette. J’apprécie trop ce moment de solitude et je n’ai pas la moindre envie d’aider quelqu’un d’autre. Surtout cet antipathique Xelti. Je me dépêche de me rattraper.

“Enfin, si seulement si c’est urgent. Je suis un peu en retard sur mon travail.”

Tan pis pour le tact. Si un défaut d’étiquette me permettrait de passer un peu de temps seule, j’étais prête à le faire, quitte à me faire rabrouer par mes parents plus tard.

“Je ne souhaite aucunement t’interrompre dans ton travail“ me répond-il. “Mais j’aimerais échanger quelques mots avec toi. Penses-tu pouvoir concilier ces deux activités ?“

Ce langage mielleux m’exaspère. J’aimerais pouvoir l’envoyer balader. J’espère au moins que ça sera rapide.

“Ne t’inquiète pas, je ne serai pas long.”

Mon sang se glace. C’est comme s’il lisait dans mes pensées…

Je me ressaisis. Après tout, mon exaspération ne doit pas être difficile à voir, et c’est son travail de lire les gens.

“Très bien, “ dis-je en me tournant derechef vers mon œuvre, “je t’écoute.”

Je commence à marteler tandis qu’il prend la parole.

“Acandisse, dis-moi, te sens-tu à ta place dans cette communauté ?“

La question est si directe qu’elle me surprend un peu. Mon marteau reste suspendu dans l’air le temps d’un battement de cœur, puis je continue ma besogne.

“Bien sûr,” dis-je d’un air un peu trop faux, “la communauté est un tout et il faut savoir y trouver sa place.“

On m’a tellement répété cette phrase qu’aujourd’hui elle ne fait plus aucun sens à mes oreilles. Mais je suppose que c’est ce qu’il veut entendre. Il laisse passer un instant de silence, avant de reprendre.

“Tu sais, tant que tu n’admettras pas la vérité telle que tu la ressens, tu ne pourras trouver ta place nul part.“

Je commence à être agacée par ses manières. Je commence à hausser le ton.

“Je suis très au courant de ce que je ressens, merci bien. Quant à trouver ma place, on me rappelle assez souvent que ça n’arrivera pas.
– Tu sais ce que tu ressens, mais tu n’es pas capable de l’admettre. Tu mens à ta communauté, à tes proches et tente de te faire passer pour ce que tu n’es pas. Tant que tes actes ne seront pas raccord avec tes sentiments, tu ne seras pas entière.“

Je n’aime pas cette discussion.

“Écoute, je sais ce que tu essayes de faire. Ça ne prendra pas avec moi. Tu veux bien me laisser seule maintenant ?”

Il émet un petit soupir.

“Très bien, je ne veux pas te forcer. Mais sache que tout ce que je fais, c’est faire en sorte que tu te poses les bonnes questions. Tout dépend de toi.”

Il commence enfin à s’éloigner. Avant de disparaître au coin d’une maison, il se retourne une dernière fois vers moi.

“La dernière question qu’il faut que tu te poses est la suivante : pourquoi tu es devenue bûcheronne ?”


Xelti est le guide de ce village. “Guide” est le nom qu’on donne aux membres de la neuvième tradition, la tradition qui n’a pas de Psychopompe, l’Égérie.

Il y a un guide dans chaque communauté du monde. Dans toutes les villes et villages, quelle que soit leur taille, vous trouverez au moins un guide. Comme leur titre laisse penser, ils ont pour rôle de guider les membres des communautés, ceux qui sont spirituellement égarés, afin qu’ils trouvent leur voie.

Faire appel à un guide signifie en général de subir de gros changements. Parfois, il s’agit de changer de métier, mais il peut arriver que des personnes quittent leur ville et leur famille à cause de cela.

Cela fait que, même s’ils sont objectivement utiles pour tout le monde, ils ne sont pas vraiment appréciés par le gros de la communauté. Beaucoup de gens ont vu partir une fille, un fils, une épouse ou un époux à cause d’un guide. Si jamais vous révélez à votre famille que vous allez voir un guide, elle va tout faire pour vous en dissuader. Guide est synonyme de départ, de tristesse.


Dès le matin de la veille d’ambidi, la fête du penta-centenaire bat son plein. Au centre du village, autour de l’estrade que j’ai montée hier, ont été disposées des dizaines de tables débordant de plats. La nourriture est simple mais elle est profuse. Cinq grands brasiers ont été allumés autour de la place, permettant à tout un chacun de se réchauffer. Les musiciens et danseurs du village braillent sur l’estrade qu’ils frappent gaiement à l’aide de leurs talons, a priori en rythme avec leur musique discordante. De grandes bandes de tissu coloré ont été tendues entre les maisons qui entourent la place, créant une canopée bariolée, mais quelques rubans se sont détachés et traînent dans la boue.

Hormis ceux qui sont réunis en cercle autour de l’estrade pour danser en rythme avec les danseurs de scène, la plupart des gens se sont agglomérés en petits groupes, selon leurs accointances.

Mes parents sont avec leurs amis, en train de se moquer des danseurs amateurs qui battent la boue en rythme autour des danseurs professionnels, tout en se goinfrant de pâtisseries et de galettes de blé et en spéculant sur les coucheries qui auront lieu aujourd’hui et demain. Ma sœur, qui s’est mariée dans l’année, est avec sa femme, au sein du groupe de jeunes époux qui traditionnellement arbore des couronnes d’asters roses et distribuant des bouquets d’églantine à tous ceux qu’ils croisent – encore une tradition futile. J’aperçois près d’un feu le groupe formé par les jeunes bûcherons du village, des gens avec qui je n’ai aucune affinité, mais pour une raison qui m’échappe tout le monde s’attend à ce que je m’entende avec eux. Maîtresse Elclapte est avec d’autres maîtres artisans, au milieu d’un genre de débat où le but est de chercher à savoir lequel ou laquelle d’entre eux a été le plus utile cette année.

Les seules personnes qui sont isolées sont Xelti, qui est assis et sirote une choppe de vin épicé, et moi, qui suis plantée là, a milieu de tout.

“Ces deux jours vont être très longs…“ pense-je.

Je décide d’aller voir mes parents. Je tente sans succès d’esquiver ma grande sœur qui court vers moi dès l’instant où elle me voit et me couvre de fleurs et de vœux.

“Que tu trouves bientôt l’amour !“, la formule consacrée traditionnelle destinée aux célibataires. J’ai beau aimer ma sœur de tout l’amour fraternel qu’il est possible de ressentir, je hais le fait qu’elle soit aussi à l’aise dans cet environnement mièvre de camaraderie. Et puis, son physiom à elle est moins disgracieux que le mien : des arabesques scintillantes bleu profond qui ornent sa mâchoire inférieure.

Après avoir diplomatiquement accepté un collier de coquelicots oranges, je parviens à m’extraire de sa liesse pour rejoindre ma mère, qui s’est un peu mise à l’écart de son groupe pour se resservir un verre de bière épicée.

“Ah ! Voilà notre brillante bûcheronne !” s’écrit-elle sur un ton beaucoup trop joyeux pour ne pas être emprunt d’alcool. “Il paraît que c’est toi qui a monté l’estrade ?”.

Elle accompagne ses paroles d’un mouvement de la main approximatif, désignant les bouffons qui agitent leur extrémité et leurs cordes vocales avec frénésie.

“Tu sais, c’est grâce à ton métier que notre village prospère ! Le papier, c’est de l’or pour nous !” Et de finir d’un trait sa choppe de bière.

“Maman, vas-y doucement, il n’est pas encore midi…”

Elle ne m’écoute pas. D’un geste qui se veut gracieux, elle fait voleter sa chevelure scintillante de couleur bleu profond pour mieux apprécier les dernières gouttes de son brevage.

“Et ton père qui ne fait que couiner ragot sur ragot… Toi au moins tu n’es pas comme lui !”

Et voilà, je me suis condamnée toute seule à faire la conversation à quelqu’un qui adore s’écouter parler. Surtout sous l’influence de la boisson.

Je jette un œil vers mon père. Il se frotte malicieusement sa barde faite de mousse verte et touffue tout en déversant des flots de moqueries à qui veut bien l’entendre.

“Ta sœur est si heureuse depuis son mariage… Tu n’as pas de petit ami, toi, si ? Ne t’inquiète pas, tu as tout ton temps.”

Mon sang bouillonne, j’ai envie de m’enfuir. Mais c’est ma mère, elle et papa ont toujours pris soin de moi. Je peux au moins trouver la force d’être agréable avec elle.

“Je suis trop occupée par mon travail en ce moment. Je verrai plus tard.“

Sans parler du simple fait que strictement personne ne m’intéresse ici.

“Je vois.”

Un instant se passe dans le silence. Je sens que ma mère essaie de me dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

“J’ai parlé à Breneute avant de venir à la fête. Tu sais, le fils de la boulangère ? Il m’a dit qu’il t’avait aperçu hier midi en compagnie de Xelti.”

Elle laisse sa phrase en suspens. J’essaie de trouver quoi lui répondre, mais je sais pertinemment que la conversation est en train de sombrer doucement vers les réprimandes.

“Vous avez parlé de quoi ?”

Je décide de lui dire la vérité.

“De rien de spécial. Il est venu me déranger dans mon travail, et je l’ai envoyé balader, voilà. Si c’est à cause de ça que tu m’en parles, je m’excuse d’avoir été impertinente envers lui.
– Non non, tout va bien. C’est juste… inattendu.”

Le silence retombe. Je pense que la meilleure marche à suivre est de couper court à cet entretien aussi gênant pour l’un que pour l’autre.

“Bon, je vais voir des amis, à plus tard.”

Comme je m’éloigne, je peux voir par-dessus mon épaule qu’elle se ressert une autre choppe. Et voilà pour la gratitude filiale.

J’ai beau m’éloigner, je n’arrive pas à me sortir de la tête la conversion que je viens d’avoir.

La vérité ? Je lui ai vraiment dit la vérité ? Voilà que je me mens à moi-même maintenant. Je savais très bien ce qu’elle voulait que je lui dise, quelles étaient ses craintes. Et j’ai décidé de ne rien dire. À quoi bon après tout ? Je préfère qu’elle ne se fasse pas de soucis pour moi.

Il y a autre chose. Elle a dit que mon métier était ce qui faisait prospérer le village. Sur le coup, j’ai été surprise. Pourquoi ? Après tout, c’est grâce au bois qu’on fait le papier, et ce depuis des lustres. C’est juste que je n’avais jamais envisagé ça comme ça. Pour moi, couper du bois est surtout un moyen de m’éloigner un peu de la masse. Les arbres du pays sont fins et poussent à profusion, chaque bûcheron travaille donc seul, ça permet un meilleur rendement. Une aubaine pour une misanthrope comme moi.

“Bonjour.”

Je sors immédiatement de mes pensées en entendant la salutation.

“Tout ce monde, toute cette joie, et tu viens me voir moi, le vieux guide en noir ?”

C’était Xelti. J’avais marché sans regarder où j’allais, et à éviter inconsciemment les groupes de personnes, j’étais fatalement tombée sur l’autre misanthrope du village.

“Tu ne veux pas t’asseoir un peu ?“

Il a le coin de la bouche – celui où se trouve son physiom – tiré par un rictus malin. Je jette un œil alentour. Ma sœur musarde de l’autre côté de la place, ma mère est retournée dans son groupe. Pendant un court instant, j’ai l’impression que Elclapte me regarde, mais l’instant d’après je la vois discuter avec ses confrères.

Foutue pour foutue, autant mettre les pieds dans le plat.

Je prend donc un tabouret sous une table et m’assoie à côté de Xelti. Ainsi, je peux superviser le reste des festivités. Et puis, je n’ai aucune envie d’être en tête-à-tête avec lui. Il me tend une timbale en étain, que j’accepte, et dans laquelle il sert une rasade de vin d’une des cruches qui sont à disposition. Sirotant lui-même le vin de sa timbale, il me demande :

“Tu as réfléchi à la question que je t’ai posée hier ?”

Je m’en veux un peu de l’avoir fait à mon propre insu.

“Oui, malgré moi.”

Je suis en colère. Contre moi-même. Contre Xelti. Contre le village.

“Tu sais, Acandisse, il n’y a aucune malice dans mes intentions. Quel intérêt aurais-je de te parler si ce n’était pas, d’après moi, la meilleure chose à faire ? Je t’ai un peu observée, ce matin, et j’ai bien vu que tu étais en décalage total avec tout ça, que tu n’arrivais pas à trouver ta place dans ce petit monde.“

Il s’est tourné vers moi en me parlant. J’évite son regard. Mon visage est défiguré par la colère et la frustration.

“Pense un peu à toi et…
– Assez !“

En criant cette interjection, je frappe la table avec ma timbale, tordant celle-ci. Je me lève et lui fait face.

“Tu crois quoi ? Que je vais partir ? Trouver mon bonheur ailleurs ? Ça n’arrivera pas ! Il y a des gens que j’aime, ici ! Des gens qui comptent sur moi ! Ma sœur, mes parents, ma maîtresse, ils ont toujours été là pour moi et il n’est pas question que je les laisse tomber pour mon bonheur égoïste !”

Je commence à m’éloigner en frappant le sol terreux de mes pas. Derrière moi, j’entends la voix de Xelti, toujours aussi calme :

“Tu as le droit d’être heureuse, Acandisse.”

Sans me retourner, je lui rétorque :

“Tout le monde ne peut pas être heureux. Pour que les autres le soient, je ne le serai pas.”


Je me réveille alors que le soleil est déjà haut et m’asperge le visage de ses rayons. Je sens sur mes joues les traces de sel venant des larmes séchées que j’ai pleurées hier après avoir quitté la fête. À vue de nez on est au premier quart de la journée. J’entends les braillements des fêtards qui sont sur la place du village, à quelques rues de la maison familiale. Je me tourne dans mon lit, faisant dos au soleil, et tente de me rendormir.

À peine ai-je le temps de m’assoupir que des coups forts sont frappés à ma porte. J’entends la voix de mes parents de l’autre côté.

“Acandisse ? Ma chérie ? Tout va bien ?”

Je n’ai pas la force de répondre.

“On entre !”

Ce qu’ils font. Il semble qu’ils ont participé à la fête ce matin. Je vois çà et là sur leur vêtements des indices qui laissent penser cela.

“On a vu que tu n’étais pas à la fête ce matin, alors on s’est inquiétés.”

En prononçant cette phrase, mon père a passé sa main dans mes cheveux de feuilles. Il m’embrasse sur le front et je sens le contact frais de sa barbe moussue.

“Il s’est passé quelque chose hier ? Ou bien tu es malade ?“ me questionne ma mère en s’asseyant sur le lit, à l’opposé de son époux.

Je ne sais pas quoi leur dire. Je n’ai pas envie qu’ils s’inquiètent ni qu’ils me réprimandent sur mon comportement. L’idée de feindre la maladie m’effleure, mais je n’ai pas non plus envie de mentir. Je me redresse et m’assied.

“Je vais être franche, je ne suis pas à ma place dans tout cela. C’est comme si j’assistais en permanence à des coutumes que je ne comprends pas.“

Ils optent pour un air calme, plein de flegme. Je ne sais que trop bien que derrière cet air se cache l’incompréhension.

“Je veux dire, j’ai fait mon travail non ? J’ai aidé la communauté à organiser cette fête, non ? Je n’ai pas le droit de la vivre un peu comme j’en ai envie ?”

Ma mère me répond en tortillant le bout de ses cheveux scintillants du bout des doigts.

“Mais tu ne peux pas accomplir ton travail et ne pas en profiter… Si tu veux aider la communauté, il faut aussi que tu partages sa joie. C’est en te rendant heureuse toute la communauté est heureuse. Si tu n’en profites pas, alors c’est toute la communauté qui est mise en échec.“

Elle m’exaspère.

“Pourquoi ai-je sans cesse l’impression de me devoir à la communauté ? Mon bonheur, c’est ce qui me concerne moi d’abord, non ?”

Nouveau silence d’incompréhension.

“La communauté veut que je sois heureuse ? Et bien dites à la communauté que je suis heureuse dans la solitude, voilà.“

Ma mère se lève.

“Bon, d’accord, on va te laisser un peu seule. Mais essaie quand même d’aller voir des gens aujourd’hui, ce n’est pas sain de tout le temps rester seule.”

Quand ils ferment la porte, une rage qui bouillonnait dans mon ventre explose enfin. Je colle mon visage dans mon oreiller et hurle de toutes mes forces dedans. Au moins, ça me calme un petit peu.

Mais à peine une heure plus tard, d’autres coups frappent à la porte. Cette fois-ci, ils sont plus doux et discrets, comme si la personne de l’autre côté avait peur de me déranger.

“Entrez.” dis-je, à moitié résignée.

Il s’agit de ma maîtresse, Elclapte. Elle entre avec un plateau qu’elle pose à côté de moi, tout en s’asseyant sur le lit.

“Bonjour Acandisse. Il est presque midi, mais je t’ai apporté un petit déjeuner.”

Le plateau est bien garnis. Il y a du jus pressé, des flocons d’avoine, du lait de plogue et quelques pâtisseries venant probablement des buffets de la fête.

Je me redresse et commence à manger. Je sais qu’elle aussi est venue me convaincre, alors je la laisse ouvrir le dialogue. Elle me laisse un peu de temps pour apprécier ce qu’elle m’a apporté avant de se lancer.

“Écoute, je sais qu’il y a peu de choses qui peuvent te convaincre de venir. Tu ne te plais pas en communauté. Mais si tu commences à t’isoler, ça sera de pire en pire.“

Elle me laisse un peu méditer là-dessus. Je mâchouille mollement une natte pâtissière

“Tu vas finir par y trouver ta place, ne t’en fais pas. Ce n’est pas parce que tu mets plus de temps que les autres que ça n’arrivera pas.“

Je suis toujours partie du principe que je ne trouverai jamais ma place. Mais ma maîtresse, qui me connait depuis mes treize ans, a l’air convaincue du contraire. Qui sait, peut-être me trompe-je.

“Ta famille t’a toujours soutenue dans cet objectif, non ? Ils continueront de le faire quoiqu’il leur en coûte. Ils ne sont pas toujours très habiles, mais ils font de leur mieux.”

“Tu sais, il y a souvent des moments difficiles pour chacun d’entre nous. Se dévouer à la communauté n’est pas toujours simple. Mais cela permet à ceux qui sont dans le besoin de tenir le coup. Alors à chaque fois qu’on doute, qu’on ploie sous l’effort, on essaye de se rappeler pourquoi on le fait : pour aider ceux qui en ont besoin.“

“Pour toi, ces deux fêtes sont peut-être futiles et une démonstration de superficialité, mais pour d’autres, il s’agit du seul réconfort qu’ils peuvent avoir depuis plusieurs semaines. Pour ces gens-là, le fait que tout le monde n’y trouve pas ça place vient un peu gâcher ce moment de soulagement.“

C’est amusant, je m’attendais à ce que, comme les autres, elle me fasse culpabiliser. C’est bête, mais cela m’a attendri, car je n’ai aucun mal à me projeter dans ces personnes qui, à mon instar, attendent patiemment le moment où elles pourront se détendre un peu.

Je décide de donner sa chance à Elclapte. Après tout, peut-être a-t-elle raison, peut-être que mon heure viendra.


En arrivant sur les lieux de la fête, je constate que l’ambiance est quasiment la même que la veille. Dans un petit village reculé comme celui-ci, on ne peut pas vraiment s’attendre à plus d’originalité.

Moi, au contraire, ai décidé de faire un effort. J’ai laissé tomber mes braies de travail pour porter la robe traditionnelle de la tribu, une robe rouge à longues franges, très confortable, et de toute beauté quand on danse la danse traditionnelle, ce qui n’est d’ailleurs pas spécialement mon intention. Même celles et ceux qui ne dansent pas la portent la robe des jours de fête. Pour orner mes cheveux courts j’ai opté pour une couronne d’aster, une des rares fleurs qui poussent durant l’hiver balanci, de couleur rouge, pour qu’elles s’accordent avec ma robe.

Aujourd’hui, ma sœur a décidé de participer à la danse communautaire. Mes parents, ironiquement, l’accompagnent. Ma maîtresse a l’air de pratiquer le même exercice que la veille, mais avec d’autres personnes, assise à une table et avec un certain nombre de pichets de vin et de bière. Xelti est toujours assis à l’écart, et se repaît de la rare viande séchée que nous avons sorti pour l’occasion.

Ce n’était pas spécialement mon intention, mais je vais quand même le faire. Je vais danser, accompagnant les autres villageois, entourée de ma famille.

Je ferme les yeux, prend une grande inspiration, et me dirige vers le cercle de danse. En passant devant une table, je lorgne un pichet de vin épicé et décide de me servir un verre, histoire de me donner du courage.

Une fois arrivée au cercle formé par les danseurs folkloriques, j’attends le moment opportun et me glisse entre ma sœur et ma mère.

Je suis aussitôt happée par le rythme. Brièvement, j’aperçois le regard attendri que me porte ma mère et la liesse intense que ma sœur ressens à mon intervention. C’est pour ça que je persiste, c’est pour ça que je vis : pour voir mes proches aussi heureux.

Mais je n’ai guère le loisir de profiter de leur expression de joie, car je dois rapidement me concentrer sur mes pas. La danse que nous pratiquons à Klotisse est une variante de la danse folklorique shamane, mais dont le principe reste fondamentalement le même : tous les danseurs se tiennent bras-dessus bras-dessous, et effectuent une série de pas, en avant, en arrière, vers la gauche et la droite, souvent entrecoupés de petit bonds, de mouvements de hanches et d’entrechats, que l’on réalise tantôt de concert avec ses voisins et tantôt en opposition avec eux. Le tout est plutôt impressionnant à voir, donnant une impression de complexité organisée qui est typique de la tradition shamanique.

Un pas, deux pas, trois pas… Petit saut, hanches à gauche, hanches à droite… Et on inverse : un pas, deux pas, trois pas… deux entrechats et on recule.

Je rate un pas. Je me retrouve entraînée par le mouvement de mes voisines et tombe à genoux. Je me relève, aidée celles-ci et je me remets dans le rythme.

Des sauts, à droite, à droite et à gauche… Puis à gauche, à gauche et à droite… et on inverse le sens un danseurs sur deux.

Je tente de suivre mentalement les pas que je dois exécuter, mais je n’arrive pas à réfléchir assez vite. Je rate le dernier saut, et la reprise de la série de pas suivante me fait choir derechef. Je suis un peu décontenancée. Je n’ai pas le temps de reprendre appui que je suis littéralement hissée par ma soeur et ma mère qui ne désirent qu’une chose : me remettre dans le temps.

Une série compliquée arrive, au cours de laquelle on effectue des pas et des sauts en alternance, et chacun en opposition de phase avec son voisin. Je refuse de chuter une fois de plus et décide de m’accrocher coûte que coûte.

Je finis quand même par me décaler et rater des pas. Mais en m’appuyant sur le support que m’offre mes voisines, j’arrive à rester droite. Malheureusement, mon appui déstabilise ma sœur, qui trébuche et tombe de tout son long dans la terre humide et piétinée par les bottes.

Un hoquet de surprise parcours les danseurs alentour, en particulier ma mère qui se rue pour aider sa fille. Elle n’est pas blessée, mais les pans de sa robe sont entièrement imbibés de boue. Ses cuisses sont salie jusqu’à la hanche. Elle a perdu une botte et sa couronne de fleurs. Je ne peux pas supporter cette vision, cette horreur que j’ai causé et, les larmes me montant rapidement aux yeux, je pars en courant.


Quand je reprends mes esprits, je suis dans la forêt. J’ai couru sans réfléchir le plus loin possible, empruntant un chemin que je connais bien. Il s’agit de la petite forêt de boulots noirs qu’on entretient pour la coupe des arbres, que je connais par cœur. C’est le seul endroit où je me sens réellement bien, où je sais que je ne serai pas dérangée.

Je sais que plusieurs de mes collègues connaissent assez bien cette forêt, aussi je vais stratégiquement m’isoler dans un endroit reculé, que moi seule ait l’habitude de fréquenter. À cette distance, il me faudra presque une heure pour rentrer. Dans le ciel, entre les cimes des arbres, j’arrive à distinguer la lune Crepus au zénith, ce qui signifie que le dernier quart de la journée vient de s’entamer. Si je passe plus de deux heures ici, j’aurai au moins une partie du chemin à faire de nuit.

Je m’assieds au pied d’un arbre et, sans vraiment m’en rendre compte, m’assoupis.


Je me réveille en sursaut, au son de branches qui craquent. Des pas. Je n’ai pas le temps de me réveiller complètement que l’intrus est déjà face à moi. Il s’agit de Xelti.

Je ne vois plus Crepus au zénith, mais la lumière ambiante suggère qu’on est encore loin du crépuscule. Xelti arrête ses pas à une distance respectable de moi et s’appuie contre un arbre. Pour ma part, tentant de reprendre un peu de contenance, je me redresse et m’adosse au mien, les mains derrière le dos.

“Comment as-tu fait pour me retrouver aussi vite ?” je lui demande. “Il n’y a que moi qui viens dans ce coin-là de la forêt. Tu as pisté ma trace ?”

Xelti s’habille d’un petit air amusé, soutenu par l’asymétrie de son physiom, mais avec une bienveillance profonde dans son regard smalt.

“C’est le rôle des guides de retrouver ceux qui sont perdus.“ me répond-il de manière énigmatique. Je lui renvoie un regard incrédule.

Il se redresse et s’approche doucement de moi. Étrangement, malgré ce que je viens de vivre, je n’ai pas envie de le fuir, lui. Peut-être est-ce dû au fait que, ici, dans la forêt, je suis dans mon élément.

“Tu as des chaînes, Acandisse,“ commence-t-il. “Comme nous tous, tu as des chaînes, qui représente qui tu es, et tes attaches.”

Je roule des yeux devant ce discours un peu trop mélodramatique.

“La différence que tu as avec nous, c’est qu’une partie de tes chaînes te tirent dans une direction alors que les autres te maintiennent à un endroit précis.“

L’analogie est juste, mais un peu facile.

“Heureusement, la magie des guides est spécifiquement destinée à libérer les gens de leurs chaînes.“ Il lève sa main gauche dans ma direction. “Grâce à cela, tu seras apte à choisir ta voie.“

Il commence à tracer un signe dans les airs, avec ses doigts. Ses yeux changent subtilement de couleur, mais je suis trop loin pour voir précisément de quelle manière. Il est en train de lancer un sort. Une sensation de soulagement commence à m’enrober…

“Non !” rugis-je en me jetant sur lui pour interrompre sa gestuelle. “Arrête !”

Il s’exécute sans se faire prier. Son regard redevient azur et prend un air interrogatif.

“Je… Je sais que tu as raison et que tu essayes de m’aider. Ces chaînes comme tu les appelles font partie de moi. Ne prétend pas à me les ôter, c’est comme si tu m’enlevais une partie de mon libre-arbitre.”

Il penche la tête sur le côté, un peu pensif.

“Je pense que ton point de vue est erroné, mais soit, je vais le respecter. Je n’ai jamais eu pour but de te forcer à quoique ce soit. Si tu choisis d’affronter tous les obstacles par toi-même, qu’il en soit ainsi. Mais je te préviens, ce sera plus difficile.“

Je me moque des difficultés. Les difficultés, je les connais depuis que je suis née. Je refuse de céder à une facilité égoïste et qui m’enlèverait une partie de mon libre-arbitre.

“Écoute Xelti, j’apprécie vraiment le mal que tu te donnes pour moi, et je respecte ta profession, mais il n’y a rien que tu puisses faire ou dire pour m’aider.“

Il se pince la défense, toujours aussi pensif.

“Tu peux me laisser seule, maintenant, s’il te plaît ?“

Sans subvenir à ma prière, il me demande :

“Et si je te présentais quelqu’un qui, à ton instar, n’a jamais été à sa place dans sa tradition de naissance et a décidé d’en changer. Tu accepterais de lui parler ?“

Cette question me prend au dépourvu.

“Tu veux dire qu’il y a, à Klotisse, une personne qui n’était pas shamane à la naissance, mais qui l’est devenue et est venue s’installer ici après ?“

Il acquiesce d’un air solennel.

“Oui. Par respect pour les concernés, nous, les guides, ne révélons pas ce genre de choses d’habitude. Mais je suis sûr que dans ce cas précis, cela ne dérangera pas la personne en question.“

Je suis sincèrement intriguée par la proposition. Jusque là, je pensais que les sous-entendus de Xelti n’étaient que des élucubrations sans conséquences. Mais savoir que quelqu’un d’autre s’est fait aider par un guide… Cela a le mérite d’éveiller ma curiosité.

“Très bien, j’accepte.
– On y va maintenant ? La nuit ne va pas tarder à tomber.
– Oui.”


Le soleil se couche quand nous arrivons au village. Crepus est mi-haute dans le ciel, au-dessus du soleil. Sur ma gauche, à l’opposé du soleil et de Crepus, je vois la lune de la nuit, Mina, qui apparaît à l’horizon.

Comme on traverse le village, je constate que la fête est finie. De coutume, on ne range les articles de la fête que le lendemain, pour ne pas ternir les jours de liesse par du travail, ce qui laisse le village dans un désordre morne en ce début de soirée. Les volets fermés laissent çà et là filtrer la lumière des lanternes qui sont allumées à l’intérieur des maisons.

À cause du trouble qui m’habite encore et de l’obscurité, je ne reconnais pas les rues à travers lesquelles Xelti me mène. Nous arrivons finalement devant une petite porte, qui pourrait être celle d’une arrière-boutique.

Xelti frappe trois coups. J’entends des pas à l’intérieur. Quand la porte s’ouvre, je suis éblouie par la lumière.

“Bonjour Tété, comment vas-tu ?”

Alors que mes sens se remettent peu à peu de l’éblouissement, je commence à distinguer les traits de mon interlocuteur.

“Allons Xelti, cela fait longtemps qu’on ne m’appelle plus comme ça. Mais entrez-donc !”

Quand je distingue enfin l’identité de la personne en face de moi, je suis prise d’un vertige : il s’agit de Elclapte, ma maîtresse !

Ébaubie, je suis tirée à l’intérieur de la demeure par Xelti. Quand nous arrivons tous les trois dans le salon, celui-ci se tourne vers moi et, d’un air satisfait, me déclare en désignant notre hôte :

“Acandisse, je te présente Tété-Elclapte, anciennement druidesse, et shamane depuis déjà plus de trente ans !”

Ma maîtresse a un sourire attendri, presque mélancolique à ces paroles. Pour ma part, je n’arrive toujours pas à y croire.

“Mais comment ? C’est impossible ! Pour moi, vous êtes l’exemple typique de la shamane communautaire ! Comment est-il possible que vous soyez – que vous étiez – une druidesse ?”

Elclapte me pose une main amicale sur l’épaule.

“Ne crois-tu pas que c’est justement parce que l’idéal shamanique me correspond si bien que j’ai quitté les terres druidiques ?”

C’est une logique effroyablement simple, presque douloureuse. J’ai l’impression que ma vie est un mensonge.

Elclapte nous fait asseoir autour de la grande table de son salon. Son mari, qui nous rejoint, sert le thé.

“Et vous, Pétreude”, dis-je en m’adressant à l’époux de ma maîtresse, “vous saviez depuis le début que Elclapte était, avant d’arriver ici, une druidesse ?
– Bien sûr ! Elle ne l’a pas révélé dès le premier jour, bien sûr, c’est une information assez intime. Mais quand on a su qu’on allait se marier elle m’a parlé de tout ça.
– Et cela ne vous a pas choqué ?
– Peut-être un peu surpris, mais pas choqué, non.”

Je trouve ça incroyable. Je suis en train de me rendre compte que j’ai peut-être été trop rigide dans ma manière de penser. Visiblement, certains shamans sont plus ouverts que moi.

“Dis-moi Tété – pardon, Elclapte“, s’avance Xelti, “si je suis venu te voir aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour révéler à Acandisse ton passé. J’espère d’ailleurs que tu ne m’en tiendras pas rigueur.”

Elclapte s’esclaffe.

“D’aucune sorte, mon ami !
– Non, si je viens te voir, c’est aussi pour avoir ton avis sur un point crucial.”

Xelti se tourne vers moi.

“Pour elle, j’avais pensé que la tradition qui lui conviendrait le mieux serait le druidisme. D’ordinaire, j’aurais utilisé ma magie pour m’en assurer, mais elle préfère éviter cela. Alors je te le demande à toi, toi qui a vécu longtemps parmi les druides : penses-tu que cela lui conviendrait ?”

Elclapte réfléchit quelques instants.

“Et bien, je pense que le mieux c’est de lui demander à elle. Après tout, elle a l’air décidé à se faire un avis par elle-même. Tu en penses quoi Acandisse ? Tu connais les druides, non ?”

Effectivement, je connais assez bien – du moins, en théorie – les grandes lignes des préceptes druidiques. Il s’agit d’une tradition proche du shamanisme, mais qui favorise la pureté plus que l’ambition en tant que valeur. Ainsi, bien que l’altruisme soit une des facettes prépondérante de leur philosophie, les druides favorisent le développement personnel et intérieur, d’une manière très philosophique.

“Euh… je connais un peu les druides oui.” répond-je.

“Et que penses-tu donc de leur tradition ?” enchaîne Elclapte.

“Et bien… Je n’y ai jamais réfléchi sous cet angle… mais je crois que cela me plaît bien. C’est une philosophie tournée vers le développement intérieur non ? J’ai… l’habitude, pour ainsi dire, de faire cela.”

Xelti s’exclame alors, d’un ton satisfait :

“Très bien ! Maintenant que ce détail est réglé, passons au plus gros morceau.”

Il se tourne vers moi.

“Pourquoi ne te décides-tu pas à partir, Acandisse ? Je sais tu m’en as déjà parlé, mais j’aimerais que tu en parles avec maîtresse Elclapte ici présente.”

Je prends une longue inspiration. Je sais très bien quoi répondre, mais je n’aime pas trop en parler. Ceci dit, pour ma maîtresse, je veux bien faire un effort.

“Principalement pour ma famille. Je sais que ça les rendra particulièrement triste de me voir partir, surtout après tout ce qu’ils ont fait pour moi. Je n’ai pas envie de leur faire subir cette tristesse indélébile.”

Elclapte hoche de la tête comme si elle comprenait parfaitement que je ressens.

“Oui, je vois très bien de quoi tu parles. Moi-même ça m’a déchirée de quitter ma famille proche. J’ai souvent été tentée de rentrer, du moins au début. Puis, quand je me suis mise à leur écrire, je me suis rendu compte que c’était de moins en moins douloureux pour eux, qu’ils étaient de plus en plus contents que j’ai trouvé mon bonheur.“

“Ils sont venus à mon mariage, à quelques uns de mes anniversaires, et moi-même je retourne de temps en temps au pays pour passer un peu de temps avec eux. Contrairement à ce que tu penses, ce n’est pas une porte que tu fermes si tu t’en vas, mais un entrebâillement que tu laisses en passant dans la pièce d’à-côté. Rien ne t’empêches de revenir quand tu veux.“

Elclapte prends un air un peu plus grave et Pétreude pose sa main sur la sienne.

“Tu sais Acandisse, tes parents ne veulent que ton bonheur. Je le sais, je le vois quand on se parle. Ils n’ont juste pas le recul nécessaire pour voir que ton bonheur n’est pas ici. Si tu persistes à chercher ta place dans une tradition qui n’en n’a aucune pour toi, tu finiras par leur faire du mal.“

“On a toujours voulu des enfants avec Pétreude, mais nous n’avons jamais réussi à en avoir. Mais j’ai beau ne pas avoir de descendance, je sais une chose : le bonheur des enfants passe avant celui des parents. Les parents souffrent pour que leurs enfants ne souffrent pas. Les parents donnent pour que les enfants reçoivent. D’après moi, c’est le cours naturel des choses. C’est pour cela que ton bonheur doit passer avant leurs considérations, quelles qu’elles soient.”

Je reste muette un instant. Puis je dis :

“C’est eux ou moi, donc. Si je veux être heureuse, si je veux faire valoir mon droit inaliénable au bonheur, je dois forcément les faire souffrir, c’est ça ?”

“Leur tristesse suite à ton départ sera leur propre fardeau à porter” me répond Xelti. “Je serai bien sûr présent pour les aider, c’est mon rôle, mais ils n’ont pas à te lester de ce poids.”

Ils ont réussi. Ils m’ont finalement faite changer d’avis. Ils m’ont fait briser la dernière chaîne qui me retenait en me faisant comprendre que je n’étais pas coupable de la tristesse que j’engendrais.

“Très bien,” dis-je d’un air las, avec une pointe de soulagement dans la voix. “Je vais partir. Je vais devenir druidesse.“

À cet instant précis, à ce moment-clé de ma vie, je ressens une sensation étrange et inédite : je me sens complète.


Le lendemain j’annonce la nouvelle à ma famille. Je suis accompagnée par Xelti et Elclapte, qui me soutiennent.

Ma famille le prend particulièrement mal. Au début, ils font tout pour essayer de me convaincre de rester, allant même jusqu’au chantage affectif. Mais tout ce que j’arrive à entendre c’est leur panique, la panique de me voir quitter la communauté.

Bien entendu je suis triste. Triste de quitter les gens que j’aime, mes parents, ma sœur, ma maîtresse. Bien entendu j’ai peur. J’ai peur de cet inconnu, si irréel que j’ai encore du mal à y croire. Mais ma conviction, ma volonté sont un roc inamovible et inaltérable.

Nous nous posons une bonne partie de la journée pour expliquer à ma famille pourquoi il s’agit de la meilleure décision, qu’il s’agit de ma décision, et qu’il ne faut pas s’y opposer. Nous expliquons également l’histoire de Elclapte, qu’ils tiennent en grande estime, ce qui finit de les convaincre.

Quand nous nous quittons, le soir venu, Elclapte me prend entre deux portes :

“Écoute, Acandisse… Depuis hier soir j’ai envie de te dire une chose : je suis désolée. Si j’avais compris plus tôt que ta place n’était pas chez les shamans, alors je n’aurais pas tant insisté sur nos valeurs. Excuse-moi.”

Je lui renvoie un sourire triste :

“Merci, mais étant donné que c’est toi qui m’a finalement ouvert les yeux, il n’y a pas lieu de t’excuser.”

Et nous nous faisons une accolade amicale.


Quelques jours plus tard viens le jour de mon départ définitif. Pour ne pas ameuter tout le village, j’ai gardé ma décision secrète : je laisserai le soin à mes parents de l’annoncer officiellement plus tard.

Ce voyage, je l’entreprends avec Xelti. Il a déjà fait le trajet en sens inverse pour Elclapte, il connaît donc la route. Une fois dans la forêt sacrée, il me laissera à un village druide qu’il connaît et reviendra à Klotisse.

En serrant contre moi chacun de mes proches, je leur promet de leur écrire régulièrement. Ils me souhaitent bon courage, bonne chance et de vivre heureuse.

Mais dans chaque voix, dans chaque regard je perçois une tristesse. La tristesse de perdre un membre de sa famille.

J’ajuste mon sac et tourne le dos à mon ancien village. Alors que j’entame une marche longue et décisive au côté du guide, je me dis une chose : Pour le moment, et les dieux savent pour combien de temps encore, tout le monde ne sera pas heureux.

La bataille de la Vallée de Tibro

Synopsis : un jeune soldat raconte son expérience de la célèbre bataille de la Vallée de Tibro, qui eut lieu durant la Guerre Triangulaire et qui marqua le début du déclin des séparatiste, déclin qui permit aux neutralistes d’imposer l’armistice onze ans plus tard.


Vallée de Tibro, Pays de Dichos, 1304ème année du calendrier divin

Cela faisait plus de quatre longues semaines que nous marchions. Nous étions partis du camp fortifié de la Passe, qui se trouvait à trois jours de marche au-delà de Passy. Plutôt que de rejoindre le front dans les Monts Brumeux, nous étions partis en direction de l’abandon, traversant ainsi la Plaine du Printemps. Quelques jours après avoir quitté la Passe, nous nous étions éloignés de la grande route menant à Ketarop-sur-Lac pour couper à travers la grande plaine, en direction du fleuve Tessand, qui marquait la frontière, et des Monts Dichos se trouvant de l’autre côté. Vingt-cinq jours, soit trois semaines et un jour, avaient été nécessaires pour rejoindre le fleuve. En moins d’une journée, nous avions trouvé un gué et fait un sacrifice au dieu Tessand pour obtenir sa bénédiction. Cela faisait à présent trois jours que nous marchions en terrain montagneux, en plein territoire neutraliste.

Notre détachement n’était pas très grand, deux bataillons pour une centaine d’hommes au total, mais c’était presque trop grand pour les manœuvres que nous comptons faire. Un bataillon d’infanterie lourde formait notre avant-garde et un bataillon de lanciers montés, troupe légère, était chargée de tirailler l’ennemi et de contourner les lignes. Faisant moi-même partie des cavalier, j’étais de ceux qui étaient les plus épargnés par cette longue escapade. Et pourtant, j’étais épuisé.

Certes, je devais bien l’avouer, le fais d’être le plus bleu de tous y était pour quelque chose : mes compagnons de cavalerie avaient tous l’air de mieux supporter le voyage que moi. J’avais dix-neuf ans et n’avais connu que la guerre. J’étais né dans une famille arcaniste bourgeoise. À l’âge de douze ans, on reconnut mes talents de soldat. On m’a envoyé au camp militaire de la Passe pendant sept ans pour que j’apprenne la lance, l’épée, la monte et la tactique. Trois semaines avant le début de ce récit, on me donna ma première affection : tenter une percée violente dans le territoire neutraliste, une opération éclair ayant pour but de faire réagir l’armée ennemie pour soulager la pression qu’ils exerçaient dans notre dos, à l’orée du Marais Fertile. Là-bas, nos troupes étaient engorgées au Détroit des Dieux, face à l’armée séparatistes puritaines, qui tenaient bon en profitant du terrain, pendant que les neutralistes nous harcelaient dans le dos pour nous forcer à relâcher la pression. Les détachements exaltés de Passy se trouvaient loin de ce front, ce qui faisait que notre opération surprendrait les neutralistes et les forcerait à se replier. Ainsi, nos armées au Détroit des Dieux pourraient avoir du renfort.

Mais pour le moment nous errions dans les montagnes du pays de Dichos, bordant la Côte-Franche. La Côte-Franche était le siège de la tradition alchimique, tradition qui dirigeait les armées neutralistes de ce côté-là. Fréquemment, le capitaine nous faisait stopper quelques minutes en formation, le temps de faire le point sur sa boussole-guide, afin que nous gardions bon cap. Pendant ces moments de menu repos, j’eus loisir d’observer d’un peu plus près le bataillon d’infanterie lourde que nous côtoyions. Beaucoup d’entre eux avait enlevé leurs brassards ou leurs jambières et ce malgré les réprimandes répétées de leurs supérieurs. Un certain nombre avait même ôté leur casque, ne gardant que leur brigandine. Sur ces quelques visages découverts on pouvait voir la fatigue, mais surtout la lassitude. La hiérarchie avait insisté pour que les soldats réalisant cette manœuvre soient montés et lourdement armurés, pour éponger au mieux les pertes que l’on pourrait subir. Après tout, le but était de faire paniquer l’ennemi, pas d’attaquer sérieusement, et l’ennemi irait, selon toute probabilité, assurer sa défense plutôt que de contre-attaquer, ce qui permettrait à nos troupes lourdes de battre en retraite malgré leur lenteur. Mais en voyant ces soldats alourdis par les kilomètres et fourbus par le poids de leur armure, je ne pouvais m’empêcher de penser que cette initiative était plus handicapante qu’autre chose. Avoir des soldats à moitié déshabillés en territoire ennemi n’était jamais bon augure.


Heureusement, le climat des Monts Dichos était océanique et le printemps était doux. Quand la nuit arriva enfin, le camps fut monté dans le creux d’un vallon. Le capitaine envoya des vigies en poste sur les quatre monts alentour. Les distances étaient grandes, ainsi chaque vigie était composée de trois soldats qui devaient chevaucher une heure durant à vive allure et qui devaient se relayer pour monter la garde toute la nuit. Au moindre mouvement suspect, elle était censées allumer un feu, qui sera vue par les gardes du campement. Cette nuit-là, j’étais moi-même affecté à une de ces vigies.

Les deux soldats que j’épaulais étaient Steveiner, un jeune expressionniste venant d’un village au nord du pays de Vael, et le sergent Beikoe Weihaosi, un vieux perfectionniste de Havrelac. Comme moi, Steveiner avait la peau jaune pâle et les cheveux flamboyants, mais notre distinction se faisait dans nos regards, que j’avais verts et constamment fatigué, alors que le sien était bleu et empli de détermination farouche. Beikoe, plus proche du phénotype des montagnes de l’Échine où se nichait Havrelac, avait une peau joliment bleutée, des yeux rose pâle, des cheveux de nacre et les traits creusés d’un guerrier qui avait déjà son comptant de combat bien avant le début de la Guerre Triangulaire.

“Avolf”, m’apostropha-t-il, “tu prendras le premier tour de garde. C’est le moins dangereux et tu es le moins expérimenté. Je prendrai le second, je suis habitué à fractionner mon sommeil. Steveiner, tu prends le dernier, entendu ?”

Il se saisit d’un fagotier, un bâton d’une trentaine de centimètres, gradué et fait de bois et de paille, dont on se servait pour mesurer le temps. Il l’alluma. Le fagotier rougeoya d’une lumière diffuse, assez facile à dissimuler dans la nuit.

“Tu sais comment ça marche, n’est-ce pas ? Chaque fagotier dure un quart, Notre garde durera donc chacun un fagotier et un tiers. Tu peux arrondir si tu veux, je ne suis pas à ça près.”

Il me passa ledit fagotier et rejoignit Stev qui avait déjà commencé à s’installer pour la nuit. Je me décidai enfin à poser la question qui me taraudait depuis plusieurs jours déjà.

“Dites, sur quel genre d’ennemi on risque de tomber, par ici ? Il paraît que les Monts Dichos sont considérés infranchissables par les alchimistes, alors risque-t-on seulement de croiser âme qui vive ?”

Même si la question ne lui était pas réellement adressée, c’est Stev qui me répondit.

“Qu’est-ce que ça change ? On a pour ordre de monter la garde et on le fait, c’est tout. Le capiton sait mieux que nous ce qu’il faut qu’on fasse, alors on obéit.“

En disant cela, il s’était blotti dans son duvet comme s’il était déjà prêt à dormir sur ces deux oreilles. Beikoe se tourna vers lui.

“Avolf a raison, c’est toujours mieux de savoir à quoi s’attendre afin de s’y préparer, même en tant que simple soldat.“ Il se tourna alors vers moi, le regard un peu désolé, “… mais dans ce cas précis, je ne sais pas. Il y a toujours le risque qu’on tombe sur un village montagnard, mais ça c’est le travail des éclaireurs diurnes, pas de la vigie nocturne.“

Il respira profondément et entra à son tour dans son duvet.

”Sincèrement, j’ai du mal à croire que les alchimiste laisse leur flanc complètement à découvert. Mais je les vois mal mobiliser des forces conséquentes pour patrouiller un territoire vide d’intérêt…”

Il laissa ces pensées en suspens tandis que je m’installai pour prendre mon tour de garde.


Le lendemain, quand nos trois chevaux atteignirent le camp principal, de sombres rumeur parcouraient les troupes. Les regards et les voix étaient basses, les soldats étaient agglomérés en petit groupe.

Beikoe prit l’initiative de s’avancer pour questionner un écuyer.

“Qu’est-ce qui se passe ?”, demanda-t-il. L’écuyer, voyant que nous servions dans le même bataillon, lui répondit avec une voix de conspirateur.

“Il paraît que les éclaireurs qui sont partis ouvrir la voie à l’aube ont aperçu des troupes. Il paraît qu’à cause de cela, que le mage pisteur du capitaine est en train d’incanter un sort pour se préparer à ça.“

Beikoe eut l’air surpris.

“Toquapi Pyvéum est sur le coup ? La vache, ça veut dire que c’est sérieux.”

Il lança un regard inquiet dans notre direction. Il nous invita à partir mais l’écuyer le retint.

“Cela reste entre nous mais… certains pensent que l’ennemi utilise la magie de la Vision pour traquer les armées infiltrées dans le pays… Si c’est le cas, il seront sur nous avant midi.“

Cette remarque interpela Stev

“La Vision ? Ce n’est pas vraiment la spécialité des alchimistes pourtant…
– Mais ils peuvent quand même la connaître”, rétorquais-je. “Il suffit d’une poignée de bons mages s’étant spécialisé là-dedans pour guider un bataillon. Sans parler que l’armée neutraliste a aussi des druides dans ses rangs. Et eux connaissent le domaine de la Vision.
– Nous aussi nous avons des mages !”, renchérit Beikoe. “Nous sommes même censés être une unité de cavaliers-mages, pardi ! Et Pyvéum connaît bien le domaine de la Vision si j’en crois les rumeurs, faisons-lui confiance et préparez-vous !“

Quelques minutes plus tard, nous avions rejoint les rangs de notre bataillon. Stev était sur les flancs de l’unité, car maîtrisant la magie de l’illusion, il faisait partie de ceux censés camoufler l’unité le temps que nous faisions nos manœuvres de contournement si besoin était. Les sergent Weihaosi était en première ligne, il utiliserait sa magie de l’amélioration et la protection pour que la première charge soit aussi brutale que solide. Moi, surnommé à raison le petit génie par mes camarade, tenait mon poste au milieu de la formation et était chargé d’improviser, terme qu’on entend dans la bouche d’un supérieur que lorsqu’il est inapte à décider d’un rôle ou d’une marche à suivre. Cela ne rendait pas la vie simple. Étant donné que c’était ma première mobilisation, je n’avais pas vraiment le bagage pour improviser en combat réel, surtout en tant que mage. Je serrais fort ma lance et ma besace à composant en priant Dichos que nous n’aurions pas à nous battre aujourd’hui.

Ma monture hennit. Il s’agissait d’un vieux bourrin que l’armée m’avait prêté, un vieil arnash mâle qui était un peu usé mais très docile et facile à diriger. Son museau retroussé était sec, ses oreilles rondes étaient presque chauves, sa longue queue de fourrure était grisonnante, plusieurs de ses sabots étaient fendus et une de ses six pattes était boiteuse, mais son dos était solide et ses grands yeux étaient d’un blanc éclatant, indiquant une bonne santé. Ce n’était pas un destrier de course, mais il était capable de suivre le mouvement lors d’une charge de cavalerie. C’est cela qui m’effraya : c’était la première fois que je le voyais renâcler. Même lorsqu’on avait dû traverser le fleuve, même lorsque j’avais maladroitement enfoncé un demi-centimètre sur fer de ma lance dans sa cuisse il n’avait pas grogné. Mais là, il sentait la tension générale qui nous entourait. J’étais terrorisé.

Le lieutenant nous avait demandé de maintenir une formation serrée et de nous tenir prêt au départ. Visiblement, il attendait les ordres du capitaine. L’incantation du sort de Pyvéum était-elle si longue ? Comment cela se faisait-il ? N’était-il pas censé être un archimage ? Peut-être devait-il lancer plusieurs sorts ? Ou peut-être étais-ce tout simplement le capitaine qui ignorait la marche à suivre ?

Moins d’une heure plus tard, nous reçûmes l’ordre de bouger. Avançant au pas, nous avions ordre de nous tenir, d’après ce que j’avais entendu, cinquante pas en arrière du détachement d’infanterie et vingt pas sur sa droite. La tension était à la limite de l’insoutenable. Avant cela, j’aurais été incapable de me figurer que l’anticipation d’un combat réel pouvait être aussi débilitante. Les minutes semblaient des heures. Nous avancions à la vitesse d’un détachement d’infanterie lourde en formation, c’est-à-dire à peine de quelques kilomètres par jour. Le capitaine nous faisait passer par les vallées, sans doute pour se dérober aux regards.

Aux alentours d’ad-auba, c’est-à-dire la mi-matinée, je constatais que cela faisait longtemps qu’aucun éclaireur n’était venu faire un rapport et l’état-major, en tête, avait l’air inquiet.

Puis, le chaos pris pied sur nous quand nous entendîmes un soldat crier de toutes ses forces “Contact !”. Les regards se tournèrent rapidement vers le guide de notre position, c’est-à-dire sur notre gauche. Une ligne de soldats se détachaient à contre-jour au sommet de la montagne et s’avançait dans notre direction. Nous ne pouvions voir leur bannière, mais cela ne pouvait être que des ennemis.

Rapidement, nos commandants prirent la direction des opérations et firent repositionner nos bataillons face aux troupes adverses. La cavalerie se trouvait désormais sur le flanc gauche de l’infanterie, à peine vingt en arrière. Le temps que nous faisions notre quart de tour, l’ennemi s’était entièrement positionné le flanc de la montagne, nous surplombant. Le capitaine nous fit un rapide discours en faisant des allers-retours sur son arnash, brandissant sa grande épée d’un air déterminé.

“Souvenez-vous, exaltés ! Nous nous battons pour la gloire de nos valeurs ! Nous nous attendions à ce genre de rencontre ! L’ennemi n’a qu’un seul bataillon d’hommes, et il est léger ! Nous n’en feront qu’une bouchée ! Gloire aux exaltés !“

Ces paroles étaient simple, triviales même, mais m’emplirent d’une force que je ne me connaissais point. Je me sentais galvanisé, et quand tous les soldats reprirent avec moi la dernière phrase du capitaine, “Gloire aux exaltés !”, un désir ardent brûlait en moi.

“Magès illusion ! Débordement gauche !”

Notre lieutenant avait ponctué le discours du capitaine par des ordres plus pragmatiques. Les mages illusionnistes commencèrent à incanter tandis que nous commencions à avancer au trot pour déborder l’ennemi. Nous ne lancerions que la charge lorsque nous serions camouflés et que l’infanterie engagerait l’ennemi. Mais les incantations allaient prendre quelques dizaines de secondes, voire quelques minutes, alors en attendant nous avancions prudemment. Les fantassins lourds, eux, avançait d’un pas ferme et décidé, gardards en avant, semblant inarrêtable.

Quand les sorts d’illusion furent enfin lancés et que nous étions désormais invisibles et inaudibles pour l’ennemi, le lieutenant donna l’ordre de prendre du champ.

“Galop gauche !“

Nous étions désormais trop loin pour entendre les ordres du capitaine, mais on pouvait voir que l’infanterie s’était mise au trot. Elle compterait cinquante secondes, le temps pour nous de nous positionner, et lancerait la charge coordonnée.

“Formation en V ! Magès protection !”

Nous opérâmes la mise en formation tout en nous mettant face à l’ennemi. Les mages de première ligne commencèrent à incanter leur magie de protection. Plus que trente secondes.

“Magès amélio !”

La première ligne incanta derechef sa magie d’amélioration lorsque…

Une rafale de cliquetis fusèrent du bataillon ennemi. Une fraction de secondes plus tard, les rangs de l’infanterie lourde étaient détruits par des dizaines d’explosions comme on n’en avait jamais vu. Une fumée épaisse cachait désormais les troupes alliées. Nous, comme nos ennemis, restâmes figés, attendant qu’elle se dissipe pour constater le résultat.

Le bilan était effroyable. Sur la soixantaine de soldats qui composait le bataillon, seule une vingtaine était encore debout. Les autres étaient soit à terre, soit blessés, soit mourants. Je vis le capitaine se relever difficilement, parvenant à s’extraire de la carcasse de sa monture, et hurler un ordre que je devine être le regroupement. À ces mots, le bataillon ennemi se mit en branle. L’instant d’après, une autre vague d’explosions ravageait notre infanterie.

Notre lieutenant sortit alors de sa torpeur et hurla l’ordre de charge. Nous étions toujours invisibles et inaudibles et notre première ligne était protégée et renforcée par magie. Quoique ce soit qui se trouve en face, dans quelques secondes ce serait ravagé par des fusions de lances, de montures armurée et de sorts de combat.

Alors que ma monture m’emportait vers nos ennemis, le fait de me rapprocher et de ne plus être à contrejour me permit d’examiner un peu mieux nos adversaires. À ma grande surprise, ils n’étaient qu’une vingtaine, portant une bannière affichant une mante verte sur fond jaune. Ils étaient tous armés de fusards, des genres de petits arcs posés à l’horizontale sur une crosse et permettant de tirer des cylindres creux, que l’on remplit généralement avec de la poudre noire. Cela dit, ça ne pouvait expliquer les explosions ayant décimé notre troupe, car les propriétés explosives de la poudre noire étaient trop limitées.

C’est alors que je me souvins d’un détail frappant. Un des cercles de magie de prédilection des alchimistes était l’infusion. Ce domaine, d’après ce que je savais, permettait de stocker un sort dans un objet, un liquide, ou toute autre matière, pour le déclencher plus tard. Une autre spécialité magique des alchimiste était le cercle de l’explosion, dont les effets ressemblent beaucoup aux ravages dont nous venions d’être témoin. Un brin d’imagination nous permettrait de deviner ce qu’un bataillon de mages alchimistes pourrait réaliser s’ils passaient des jours entiers à infuser la magie de l’explosion dans un liquide, liquide qu’ils placeraient alors en lieu et place de la traditionnelle poudre noire dans les cylindres servant de munition aux fusards. Cela permettrait sans effort de décharger des rafales explosives bien plus rapidement qu’une armée de mage incantant leurs sorts directement sur le champ de bataille.

La réalité revint me frapper quand notre première ligne éclata littéralement. Les sorts d’illusion venaient de tomber et les fusardier tiraient leurs munitions en feu nourrit, décimant cavaliers et montures, semant la mort dans nos rangs. Je restais impuissant au milieu de mes camarades qui tombaient autour de moi, jusqu’à ce que le souffle d’une explosion me projette au sol.


Lorsque je revins à moi, je fus surpris de n’être ni piétiné, ni fait prisonnier. Mon bras gauche saignait abondamment et je ne pouvais plus bouger ma main. Je constatai alors que ma vue était bouchée par ma monture qui, bien que blessée, s’était couchée contre moi, me cachant à l’ennemi. D’un rapide coup d’œil, je constatai que mon absence avait été de très courte durée, puisque les ennemis étaient encore en formation, armes chargées, prêtes à tirer sur quiconque se relèverait. Autour de moi, des corps. Des blessés graves agonisant, des blessés modérés tentant de bloquer leurs hémorragies, des blessés légers restant à terre pour ne pas se faire descendre.

Qu’allait-il se passer désormais ? Allions-nous être faits prisonniers ? Ma première bataille, je n’avais pas donné un coup, pas lancé un sort que j’étais déjà hors de combat. Cela-dit, caché comme j’étais par mon bourrin, j’avais le temps de lancer un sort avant qu’ils n’arrivent sur nous pour nous capturer. Mais que faire ? Attaquer ? Futile, j’étais seul contre vingt fusardiers, probablement mages, indemnes et armés jusqu’aux dents. Soigner quelqu’un ? Peut-être, mais ça ne changerait pas la situation. De toute manière, même capturé n’importe quel ennemi me laisserait soigner les miens. Faire diversion ? Je regardais autour de moi, il restait pas mal de soldat valide. En tant que cavaliers, nous étions légèrement armurés, nous pourrions tenter de transporter le plus blessés pour peu que la diversion soit efficace. Je préparai dans ma tête le sort que je m’apprêtais à lancer.

Le martyr… Le lyrisme… L’encre….

Je commence par appeler le domaine du martyr, faisant partie du cercle de la protection, en tant que composant de mon sort. Son principe est simple : plus l’interdit que je m’octroie est fort, plus mon sort sera renforcé. Je ne connais pas très bien ce cercle, je serai limité dans la puissance maximale que je pourrais appliquer. Je choisis de garder les mains dans mon dos durant quelques heures. Cela suffira pour ce que je souhaite faire. Je compterai sur mes compagnons pour m’aider.

J’en appelle ensuite au domaine du lyrisme, faisant partie du cercle de l’expression, en tant qu’appliquant de mon sort. J’ai toujours aimé lancer mes sorts en les chantant, j’ai toujours trouvé cela poétique. Ce n’est pas très approprié dans la situation actuelle, mais j’espère que le chaos ambiant couvrira suffisamment mon chant pour que mes ennemis ne l’entendent pas. Le fait de chanter permettra d’accorder à mes alliés une part de ma magie.

Enfin, j’invoque le domaine de l’encre, faisant partie du cercle de la rédaction, en tant que déterminant. Un des domaines de magie les plus puissants d’après moi, qui déterminera l’effet de mon sort. Un genre d’écran de fumée ou de poussière devrait suffire à faire la diversion voulue. Il faut juste que je trouve la formulation adéquate pour que cela fonctionne…

À mesure que je commençais à chanter, les effets secondaires de l’invocation commencèrent à se voir. Des cicatrices apparurent sur mon visage, barrant mes yeux et mes paupières de multiples traits, la pupille de mon œil se réduit et disparu complètement, ne laissant que mes iris émeraudes, et les blessés autour de moi eurent une sensation de déjà-vu.

Pendant deux minutes, j’entonnais une chanson. De ma voix aigüe, je narrai les évènements :

“♫ … car surgissant rapidement, la brume matinale, s’épaississant au sommet des montagnes, tombe sur les guerriers fourbus… ♫”

Une brume blanche et fraîche tomba sur la troupe. Le sort était médiocre, la taille de la brume était faible. Même si elle allait un peu s’étendre, elle ne suffirait pas à cacher tout le monde. Elle n’allait pas non plus durer longtemps, juste quelques secondes, une minute tout au plus, mais au moins tant que chanterais, ceux qui l’entendrait pourrait se guider. Tout ce que je pouvais espérer, c’était qu’au moins une poignée d’entre nous puisse s’échapper.

“♫ … et les guerriers, pour se préserver des fourbes, embrassèrent la fraîcheur et fuirent … ♫”

J’entendis alors des sifflement non-loin, comme si des balles de fusard étaient tirées, fendant l’air au-dessus de moi. Je fut soulagé lorsque je ne constatai aucun son d’impact ou d’explosion. Mais cette joie fut de courte durée, car l’instant d’après, un sifflement qui semblait effectuer une courbe au-dessus de moi vint me percuter à l’épaule. Je tombais à la renverse et sentis comme un liquide étrange et collant se répandre sur le haut de mon bras et sur mon pectoral. Il était grisâtre et semblait visqueux. Je tentai de me relever, mais la substance avait agrippé le sol et me maintenait fermement en position allongée. Je voyais autour de moi quelques-uns de mes compagnons qui fuyaient, courant sans demander leur reste, alors que moi allait imminemment me faire capturer. Je vis Beikoe, titubant, soutenant un Steveiner gravement blessé à la jambe. Il analysa rapidement la situation et conclu la chose la plus rationnelle à faire : me laisser ici et tenter de sauver Stev. Nos regards se croisèrent et je lui fis comprendre d’un subtil mouvement qu’il n’avait pas besoin de s’attarder. Il se détourna et partit. Cette action avait beau être héroïque, je me sentais abandonné, coincé par l’injustice de la situation.


La brume se dissipa, et le champ de bataille était redevenu calme. Les fuyards étaient hors de vue, ayant profité de la topologie pour rester à l’abri des regards des alchimistes. Seuls restaient les soldats trop blessés pour s’enfuir, et moi.

Les alchimistes commencèrent à faire des prisonniers, en soignant comme ils pouvaient les blessés. L’un d’eux se détacha du reste et se dirigea directement vers moi.

“Tiens tiens tiens, voici notre petit malin.”

Il avait une longue chevelure d’or, un teint jaune très pâle, presque blanc, et des yeux turquoise. Il portait une armure légère, un plastron ainsi qu’une épaulière en cuir bouilli, ornée des armoiries de Stellaroc, la capitale alchimique. Son fusard était finement ouvragé et il le portait de manière négligente, le tenant d’une seule main, par-dessus son épaule. Il me détailla de pied en cap.

“Dis-donc, tu es bien jeune pour être aussi versatile et ingénieux ! Tu as aimé ma petite surprise ?”

Il désigna la glu grise qui me clouait au sol.

“Qu’est-ce ?“ demandais-je.

“Une petite décoction assez banale. Ne t’inquiète pas, elle va bientôt se dissoudre.” il désigna mes mains jointes derrière mon dos. “De toute façon, tu t’es plus ou moins déjà capturé tout seul.
– Mais comment tu as pu me tirer dessus dans la brume ?
– Ah, ça, j’en suis plutôt fier ! J’ai simplement utilisé le domaine de la vision pour diriger ma balle vers ce qui faisait le plus de bruit. Pas mal hein ? On était trop loin pour entendre ton chant, mais on avait bien capté que quelqu’un faisait du lyrisme dans la brume. J’étais curieux de voir quel genre de mage avait le culot d’essayer de s’en sortir malgré la situation !”

J’étais littéralement impressionné.

“Ben quoi ?”, ajouta-t-il en voyant mon air ébaubi, “tu n’es pas le seul à savoir improviser !“

Cette discussion était presque sympathique. J’en avais même oublié ma situation.

“Vous comptez les poursuivre ?“

L’homme regarda dans la direction qu’avaient pris les fuyards d’un air goguenard.

“Non, on avait juste pour but de frapper fort et vite, pour montrer à tous les fesse-mathieux séparatistes que l’Escadron des Mantes est prêt à en découdre. Qu’ils y retournent, dans leur pays, raconter la déculottée qu’ils ont prise !”

Il s’approcha de moi d’un air mauvais.

“Ne t’inquiète pas, gamin, grâce à nous, vous allez bientôt comprendre que cette guerre doit se terminer, ou bien les neutraliste feront en sorte de vous le faire payer.”


Durant les jours qui suivirent, je fus le prisonnier personnel de cet homme. Il s’appelait Bidacl Tards et était considéré comme un mage émérite parmi l’Escadron des Mantes qui étaient lui-même composé de mage émérites. Il me ramena à Stellaroc en discutant avec moi. J’avais beau être son captif, il était curieux et avait l’air impressionné par mes talents de mage.

De retour à la capitale alchimiste, je fus mis en geôle, mais garda contact avec Bidacl. Je me comportais en prisonnier modèle et il s’arrangea pour qu’on m’accorde un peu de confort.

Après six années d’emprisonnement, Bidacl vint me voir avec un papier administratif : un ordre de libération conditionnelle à mon nom. Il avait reussi à me rendre la liberté sous condition que je me batte pour l’armée neutraliste. Depuis ma capture, j’avais eu le temps de me rendre compte que je ne partageais pas vraiment l’idéologie séparatiste, et que même si les valeurs arcaniques, mes valeurs natales, me tenaient à cœur, je préférais être un vecteur de paix pour enfin permettre à toutes ces familles de se réunir et de mener une vie normale.

Pendant cinq ans je fus entraîné intensément par l’archimage Bidacl Tards, pour enfin devenir, à l’âge de trente ans, moi-même un archimage reconnu.

La dernière fois que je vis mon mentor, ce fut lorsque nous nous préparions à quitter la ville pour ce que nous considérions notre dernier assaut, un assaut conjoint contre les séparatistes exaltés et les séparatistes puritains, chacun menant un des deux assauts. Ainsi, nous souhaitions montrer qu’étant les plus fort, nous pourrions prendre le pouvoir mais que nous ne le ferions pas. Que ce que nous souhaitions, c’était de vivre dans un monde ouvert où toutes les valeurs sont représentées. Que ce que nous souhaitions, c’était la fin de la Guerre Triangulaire.

Aujourd’hui encore, on parle de cet assaut conjoint comme la pierre de voûte de l’idéologie neutraliste et qui marque la fin de la Guerre Triangulaire. Aujourd’hui encore, on parle de ce jour comme celui où le grand archimage Binacl Tards a donné sa vie pour la paix et que le jeune archimage Avolf s’est fait connaître par ses exploits.