Mégiste ou la soif du savoir

En l’an 121 du Troisième Âge

Le vent était froid. Les os de la vieille dame vibraient, si fort qu’elle dû fermer les yeux.

Quand elle les rouvrit, elle contempla ce paysage qu’elle connaissait si bien. On était en pleine saison humide, la toundra qui s’étendait plus loin que le regard portait était marron, détrempée. À sa gauche, au dessus de l’horizon, pointait le Belvédère des Dieux, magistrale merveille, édifice massif en bois qui s’élevait bien plus haut que la crête sur laquelle était perchée sa bicoque. Il pointait vers le Golfe des Éléments, cette grande mer froide dont les flots se déversait avec fureur sur les récifs au pied de ladite crête. À droite, ça simple masure en bois sombre d’un pays lointain dégageait une aura inquiétante, le vent sifflant entre ses planches mal ajustées.

Son regard se tourna alors vers deux petites silhouettes, qui gravissaient la pente douce avec difficulté, lutant contre le vent. L’une d’entre elle s’aidait d’un long bâton de marche tout en gardant une main sur son chef pour empêcher son chapeau à revers d’être soufflé par les bourrasques. La seconde marchait dans les traces de la première.

La vieille dame demeura dans son fauteuil à bascule et attendit patiemment qu’ils achèvent leur progression.

Quand les voyageurs furent assez près, elle les dévisagea. Celui qui ouvrait la marche était un homme originaire de Slevaria —son teint d’un gris très clair le trahissait, et son accent qu’elle entendit plus tard le confirma—. Il portait une épaisse barbe blanche et des cheveux mi-long fraîchement coupés. Il avait des vêtements épais et son bâton de marche était de bonne facture. Il portait un sac à dos lourd et robuste.

Le second personnage avait la peau absolument blanche. Pas comme les gens de Slevaria, qui avaient la peau pâle mais toujours un peu grisâtre, sa peau à lui était parfaitement immaculée. Il portait des vêtements très légers pour la saison, avec la chemise entrouverte au niveau du col. Il ne portait aucun accessoire, pas de chapeau ni de sac. Sa seule fantaisie était un gant de cuir noir qui enveloppait sa main gauche.

Quand ils arrivèrent, ils se tinrent simplement devant la vieille dame. Aucune remarque sur l’absence de route, aucune question pour savoir comment la vieille s’approvisionnait (comme le faisaient souvent les rares visiteurs). Juste leur souffle haletant. Cela la fit sourire.

Au bout d’une longue attente, le barbu brisa enfin le silence.

« Vous êtes Mégiste, n’est-ce-pas ? »

En signe d’assentiment, la vieille garda le silence.

« J’aimerais utiliser votre bibliothèque. »

La vieille Mégiste se leva, leur fit signe de la suivre, et pénétra dans sa maison.

Ce ne fut qu’une fois à l’intérieur qu’elle prit la parole.

« Entrez entrez, jeunes voyageurs. Ce n’est pas le grand confort, mais il y a ici tout ce que vous cherchez et bien plus. Et vous êtes à l’abri du vent. »

La maison ne possédait pas de vestibule. Elle était faite d’une seul grande pièce dont tous les murs étaient couverts de très hautes étagères, toutes remplies à ras bord de livres plus ou moins anciens.

Un bureau était aménagé pour la vieille Mégiste d’un côté de la pièce, encadrés par trois étagères, et une table de lecture était dressée de l’autre. Au centre exact se tenait un lourd candélabre de deux mètres de haut.

L’homme blanc jeta un rapide coup d’œil au large et confortable fauteuil munit d’un repose-pieds, qui était repoussé dans l’angle de deux étagères, probablement là où la vieille Mégiste dormait. Il n’y avait pas de signe de la moindre nourriture.

« Il paraît que vous avez la plus grande bibliothèque du monde », fit remarquer le barbu. Il fallait dire que bien que simple, la bicoque était spacieuse. D’autant que l’aménagement faisait qu’on avait l’impression qu’elle était plus grande dedans que dehors.

La vieille Mégiste haussa un sourcil. « Quid des Archives du Monde ? De la Bibliothèque Magistrale, à Oasis ? De la Grande Bibliothèque des diseurs de Cosma ? Et des collections personnelles des grands seigneurs de l’Arcanisme ou de la Linguistique ? »

« Je parlais d’ouvrages… » Il laissa traîner sa phrase en faisant un geste circulaire avec les doigts. « Uniques. » L’appui prononcé sur ce dernier mot montrait qu’il savait de quoi il parlait.

Mégiste la bibliothécaire confirma dans un rictus « Dans ce sens-là, oui, c’est la plus grande bibliothèque que vous pourrez trouver. »

Le barbu pris un peu de recul et siffla d’admiration, estimant la quantité de livres entre sept et huit mille—non, plutôt le double vu que la plupart des étagères avaient deux rangées de livres l’une derrière l’autre. Mais cela restait une estimation vague car beaucoup d’ouvrages avaient des formats hors du commun, comme des reliures grossières, étaient des folios, ou encore des rouleaux.

Alors que Mégiste la bibliothécaire s’asseyait à son bureau, les deux hommes parcourait les étagères des yeux, en prenant bien soin de ne toucher à rien.

« Comment sont classés les ouvrages ? » demanda le barbu en tentant de démêler la logique de classification.

C’est l’homme blanc qui lui répondit. « Par aspect, j’ai l’impression. »

Ils passèrent quelques instants de plus à assouvir leur curiosité en lisant ce qu’ils pouvaient des reliures jusqu’au moment où le barbu remarqua l’insistance avec laquelle Mégiste la bibliothécaire regardait son compagnon, les sourcils froncés.

« Mon camarade vous intrigue ? » demanda-t-il.

Elle secoua la tête. « C’est juste que je ne suis pas sûre de me souvenir à quel clan ce teint revient-il. »

Le barbu eut un rictus gêné. L’homme blanc était trop loin et trop absorbé pour entendre leur échange.

« En tout cas il est rare de voir un démon collaborer avec un humain », insista Mégiste la bibliothécaire.

Le barbu haussa les épaule. « Vous savez, je suis des préceptes très spécifiques, et je ne peux pas me permettre de discriminer ceux qui veulent bien m’accompagner. »

Mégiste la bibliothécaire secoua de nouveau la tête. « Je ne parlais pas de vous. Il est évident que nombre d’humains avides consentent à s’entourer de ces engeances. Mais que les démons accompagnent sciemment les humains, dans leur propre intérêt, c’est rarissime. »

« Oui, mais celui-ci est très particulier. Presque unique en son genre. »

Cette dernière remarque provoqua une épiphanie dans les pensées de Mégiste la bibliothécaire. « Un pyrrhonien ! Mais c’est bien sûr ! Je pensais ne jamais en voir de toute ma vie ! »

Cette exclamation fit sursauter le concerné, qui lança vers eux un regard de surprise.

« Je suis navrée », s’excusa Mégiste la savante, « je suis très inculte à propos des démons, je suis née bien avant leur apparition sur Rosarya. »

Le barbu écarquilla les yeux à l’entente de cette dernière phrase. « Attendez, ça veut dire que vous êtes… »

Mégiste la savante sourit. Le barbu se frotta la barbe, essayant de démêler les implications de ce constat.

« Êtes-vous une guide ? » finit-il par demander.

Mégiste la savante inclina sa tête sur le côté. « Plus ou moins. Techniquement, oui, je n’appartient plus aux préceptes divins et je n’ai plus de Psychopompe assigné. Mais je ne suis pas non plus leurs préceptes de la tradition Égérienne. Je suis plutôt une ermite. »

Le barbu réfléchit un instant, le sourire aux lèvres.

« N’y songez pas, » coupa Mégiste la savante. « Devenir guide n’est pas un choix, c’est un corolaire de qui nous sommes. De plus, les bénéfices peuvent sembler alléchants, mais en réalité, à moins d’être une ermite comme moi, c’est un gros risque pour votre santé mentale. »

Le barbu haussa les épaule, laissant filer ce petit espoir qui fut tari aussi vite qu’il était apparu.

Le pyrrhonien s’approcha et revint sur le précédent sujet « Le seul fait que vous connaissiez le nom de mon clan est un exploit que peu de gens son capable d’accomplir. » Il lança un regard au barbu qui avait clairement l’air de dire « On fait quoi ? On la tue ? » mais qui reçu une réponse négative de la part de celui-ci.

« C’est justement parce qu’elle possède de telles connaissances dans ces livres qu’on est venus la voir. » Le barbu se tourna vers elle. « Et puis, je suis sûr que vous avez bien protégé votre maison. »

« Assurément », répondit l’hôte en hochant la tête. Elle espérait cependant ne pas y avoir recours, car si d’aventure les protections de sa maison étaient utilisées à pleine puissance, l’enchantement serait consommé et elle n’était pas capable de faire revenir la mage avec laquelle et l’avait co-conçu —cette dernière étant morte depuis longtemps.

« Or donc, que cherchez-vous exactement ? » changea-t-elle le sujet.

Le barbu lui répondit. « Je suis actuellement sur la voie de la Mélodie Céleste. Assurément vous avez des ouvrages qui en parlent ? »

Mégiste la savante hocha la tête. « J’en ai même un assez grand nombre. Quel aspect d’étude vous siérait le mieux ? »

Ce fut le pyrrhonien qui répondit du tac-au-tac.

« La Migale Ocre. »

Mégiste la savante écarquilla les yeux. « C’est un aspect bien original pour étudier cette voie. L’aspect de la force, du piège et de la cruauté, pour la voie de l’illumination et de l’écoute ? »

Mégiste la savante se leva et se dirigea vers une des nombreuses étagères.

Le pyrrhonien la suivit. « C’est aussi l’aspect de la patience, ainsi qu’un aspect céleste, tout comme la voie de la mélodie éponyme. »

« Bien sûr. À quel niveau de la Migale en êtes vous ? »

Le barbu les rejoignit. « J’ai passé le huitième cercle il y a quelques années. Je peux encaisser le dixième cercle. »

Mégiste la savante eut un rictus. « Faites attention, cette voie peut être extrêmement traîtresse si elle est mal maîtrisée. » Elle se saisit néanmoins d’un lourd in-octavo et l’emmena vers la table de lecture. Le barbu la suivit et s’apprêta à s’assoir.

« Vous payez d’avance. »

Le barbu s’arrêta. « Oui, bien sûr. » Il sortit une bourse et en versa une partie du contenu dans sa main avant de demander. « Quelle devise préférez-vous ? »

Mégiste la savante eut un rire grinçant. « La seule qui compte pour ce genre de transaction… »

Le barbu lui rendit un sourire complice. Il rempocha ça piètre monnaie et fouilla l’intérieur de son épais manteau. Il en sortit une petite bourse de satin violette ornementée d’un symbole kabbalistique cousu au fil d’argent.

Il fit tomber quelques pièces dans sa main. Ces pièces-là étaient plus épaisses que de la monnaie standard. Elles était faites de trois rondelles de métal soudées ensemble, la rondelle centrale était d’un métal irisé, tandis que les deux autres étaient d’un métal précieux qui variait selon la valeur de la pièce. Chacune était frappée d’un symbole alchimique, qui différent en fonction du métal utilisé.

Parmi les étranges devise qui tombèrent dans la main du barbu, la plupart étaient en cuivre, en étain ou en bronze. Mégiste la savante nota cependant qu’une d’entre elle était en or.

« Le prix standard est d’une eidos d’argent par ouvrage consulté. »

Elle lorgna sur le pyrrhonien, resté un peu en arrière, et qui semblait trépigner devant la bibliothèque de la Migale Ocre. « Et on ne touche pas. » Ce commentaire sembla le faire sortir de sa rêverie. Il reprit son vagabondage dans la pièce.

« Je n’ai pas d’eidos d’argent sur moi, » dit le barbu. « Mais je peux faire le change à deux eidos de bronze. »

Mégiste la savante secoua la tête. « Je suis navrée, mais même si c’est théoriquement le cours standard —pour peu que standard ait un sens—, je croule sous les oboles de bronze. Celles d’argent ont infiniment plus de valeur. »

Le barbu, décontenancé, se gratta la barbe en réfléchissant à une contre proposition.

Mais Mégiste l’opportune sauta sur l’occasion. « Par contre, si vous me cédez cette eidos d’or, je vous laisse emporter l’ouvrage avec vous. »

Et puis comme ça, si vous êtes victime de votre hubris, vous ne déchaînerez pas les foudres mélodiques dans ma bibliothèque, ajouta-t-elle mentalement.

Le barbu hésitai. « C’est cher. C’est la seule que je possède et je la réservais à usage ultérieur. »

« C’est un exemplaire unique. Si vous le déchiffrez correctement, pour pourrez passer au douzième cercle en quelques mois. »

Le barbu était tenté. « Ça reste quand même très cher. Ne peut-on pas négocier une légère allonge de votre part ? Consulter un autre ouvrage peut-être ? »

Mégiste l’opportune haussa les épaules. « J’ai toujours l’usage des eidos d’or, mais je n’en n’ai pas spécifiquement besoin. J’en possède déjà une bonne poignée. Au pire, j’attendrai qu’un autre visiteur vienne pour lui proposer un échange similaire. »

Soudain, le barbu réalisa : « Mais au fait, dans quelle langue est écrit l’ouvrage ? »

« En kantadais du Premier Âge. Le texte date du Deuxième Âge tôtif, mais comme il s’agit d’une collection d’opéras, l’auteur·ice a décidé de l’écrire dans le langage qu’iel jugeait le plus approprié. Déjà à son époque, il y a presque huit cents ans, cette langue était morte depuis des siècles… »

Les deux visiteurs échangèrent un regard. « Je parle kantadais, » dit le pyrrhonien, « mais je ne suis pas assez instruit dans la Migale pour pouvoir le lire. Il va nous falloir du temps pour le déchiffrer à deux. » Il s’adressa à son compagnon. « On ne pourra du coup pas le lire ici. »

Cette constatation sembla déconcerter davantage le barbu. « Vous n’avez pas d’ouvrage similaire écrit dans une langue différente ? »

Mégiste l’opportune secoua derechef la tête. « J’en ai, mais ils sont destinés à des cercle inférieurs. J’en ai aussi des cercles supérieur, mais ça, je vous le déconseille fortement. »

Le barbu hésita encore un instant, mais pas longtemps. « Très bien, marché conclu alors. Ça m’arrache le cœur de vous céder mon eidos d’or, mais je n’ai pas vraiment le choix. »

Mégiste l’opportune collecta son dû et se permit de leur accorder un conseil d’amie. « Je connais un confrère qui vis dans les montagnes de l’Échine. Il est loin d’avoir une collection aussi fournie que la mienne, mais aime commercer. Il sera ravis de troquer cet ouvrage contre bon prix quand vous l’aurez terminé. Qui sait, peut-être même que vous en tirerez une eidos d’or ? »

Le barbu la remercia et rangea le in-octavo dans une des poche intérieures de son manteau. Le pyrrhonien semblait absorbé par la contemplation d’une pièce qui était affichée dans un cadre beaucoup trop grand et accrochée au-dessus de l’entrée de la demeure.

« C’est une eidos de platine, au cas où vous vous posiez la question. » expliqua Mégiste l’opportune.

Le pyrrhonien acquiesça, il l’avait reconnue. « Ça fait partie de vos protection, n’est-ce pas ? »

« Bien sûr, » répondit-elle en s’approchant de lui, « Mais c’est surtout par fierté que je l’affiche. J’aurais tout aussi la murer derrière une de mes étagères, ça aurait été tout aussi efficace »

Bien sûr, c’était faux. Mais il était inutile de donner trop de détails sur le sujet de ses protections à des visiteurs.

« On ne va pas user de votre hospitalité plus longtemps, » conclut le barbu. « C’était un plaisir de faire affaire avec vous. »

Il quittèrent les lieux sans se retourner. L’échange avait à peine duré une heure, et Mégiste l’opportune en était ravie.


Mégiste l’occultiste était dans son jardin souterrain. D’une main, elle collecta des champignons et quelques pousses de soja qui croissaient à la lumière d’une lampe verte. De l’autre, elle faisait tourner l’eidos d’or entre ses doigt. De temps en temps, elle s’arrêtait pour contempler le symbole qui y était frappé : un Papillon Noir.

Patience, tenta-t-elle de se convaincre, prend ton temps. Cet eidos n’ira nul part et la précipitations mènent aux pires incidents.

Mais elle trépignait d’excitation, l’esprit obnubilé par l’ultime pièce de son œuvre. Elle était si distraite qu’elle s’entailla le doigt quand elle coupa ses champignons en lamelles.

Elle se força à la patience et prépara son repas consciencieusement. Ses deux siècles et demi d’existence lui avait appris la rigueur et la mesure.

Après la cuisson de son repas, elle l’avala en vitesse. Elle dû se retenir de courir pour joindre la pièce la plus reculée de son habitation souterraine où elle allait enfin pouvoir mettre son eidos d’or à l’usage.

Sur l’immense table carré qui trônait en centre de la pièce, elle examina pour la centième fois le diagramme qui y était tracé à la craie. Elle s’assura que les huit autre eidos d’or déjà présent était bien alignés sur les nœuds du gramme, puis posa la neuvième, la dernière, au centre exact de la table, làoùtous les traits convergeaient.

Mégiste l’occultiste sentait l’énergie du Papillon Noir l’envahir. Elle ressenti une vague de plaisir intense dans tout son corps, doublé d’une douleur sourde, comme un orgasme si puissant qu’il appuyait sur ses nerf et en devenait insupportable de douleur.

Au dessus, dans la bicoque de bois, les feuillets de milliers d’ouvrages tombaient en cendre à mesure que la connaissance affluait dans l’esprit trop étroit de Mégiste l’occultiste.

À mesure que le savoir affluait dans son esprit, Mégiste l’occultiste se rendit compte qu’il n’était point de sagesse, car les innombrables connaissances millénaires étaient attirées de force dans son esprit déjà débordant.

Une seule étagère, quelques dizaines de livres, auraient suffit à remplir l’esprit de n’importe qui jusqu’au ras-bord. Mais la bibliothèque de Mégiste l’occultiste contenait bien plus que cent fois cette quantité, et quand l’esprit de l’occultiste commença à distendre et se déchirer, elle hurla d’effroi autant que de douleur.

Le bois de la bicoque trembla et résonna à travers toute la toundra. Puis, dans un craquement sinistre qui résonna jusqu’au village le plus qui était pourtant à des jours de marche d’ici, la demeure, le sol et la cave s’écroulèrent sous le poids colossal du rituel à l’œuvre, tandis que la séculaire Mégiste l’occultiste se tordait de douleur, s’arrachant, les cheveux, les yeux et la peau.

Ce soir là, le sommeil des villageois fut perturbé par l’écho sinistre de l’hubris qui s’effondrait sur le corps cacochyme d’une vieille dame dont les connaissances avait été incommensurables le temps d’un battement d’ailes, puis s’étaient éteintes à jamais.

Si d’aventure des voyageurs venaient à quérir la vieille Mégiste, il ne trouveraient plus que les restes effondrés d’une sale bicoque en bois noir, avec aucun vestige sinon d’innombrables étagères, brisées et vides.

Et le froid de faire trembler leurs os.

Le démon de Bagnade

En l’an 2756 du calendrier divin.

J’avais le regard perdu dans le vague, à l’horizon de cette plaine terne et vide.

“Maîtresse, monsieur Héliaume nous attend.”

Je repris mes esprits. J’ajustais mon grand manteau de fourrure pour combattre ce vent glacial et enfonça un peu plus mon capuchon. J’ajustais ma broche représentant une rose rouge, que j’affichais comme symbole de ma profession. Je fis signe à mon disciple de m’imiter et il accrocha sa broche, qui était une copie conforme de la mienne, à la différence de la couleur, qui était orange.

“Viens, Tib, ne faisons pas attendre plus longtemps notre commanditaire.“

Nous nous dirigeâmes vers le lieu de rendez-vous, laissant derrière nous notre véhicule. Nos bottes de cuir foulaient le sol spongieux et le bas de nos braies commençait à se tacher de neige à mesure que nous battions les congères.

Polius Héliaume était un riche marchand, dirigeant une petite troupe nomade de commerçants qui battait le guide du pays d’Undra pour dispenser les biens de première nécessité et quelques rares articles de fantaisie à la poignée d’éleveurs sédentaires qui avaient choisi la vie du grand froid.

Mais malgré son statut de chef de grande famille, il avait mauvaise mine aujourd’hui. Il se tenait dans l’encadrure d’une cabane isolée, serré dans son manteau, nous attendant manifestement.

“Maîtresse Eupope, je présume ?” m’apostropha-t-il. J’acquiesçai d’un mouvement du menton.

“Enchanté, messire Héliaume. Je vous présente Tib, mon disciple.” Ce dernier fit une courbette un peu trop polie pour la situation et notre client la reçue d’un air égal, lui rendant un salut silencieux. L’atmosphère était morose. Je décidai donc de me passer d’autre formule de politesse et d’aller directement au but.

“Le corps est à l’intérieur ?” demandais-je. Héliaume hocha la tête et s’effaça.

Lorsque j’entrai dans la pièce, je remerciai mentalement le froid de nous épargner les odeurs habituelles de ce genre de scène. Lorsque Tib, qui se trouvait juste derrière moi, aperçu le cadavre, il se rua à l’extérieur, main contre bouche. Il faut dire que la vue était autant originale qu’horrifique. Sans attendre qu’il ne revienne, je commençai à examiner le corps. Je pris soin de le détailler des pieds à la tête. Il…

“Vous n’êtes pas du coin, n’est-ce pas ?“

Héliaume avait interrompu mes réflexions pour poser cette question. Je lui répondis d’un air un peu distrait.

“N’est-ce pas vous qui m’avez fait venir de l’Étape ?”

Il fit un geste de dénégation.

“Non, je veux dire, vous n’êtes pas interprète. Je me trompe ?”

J’étais un brin surpris et, il faut bien le dire, contrariée par cette remarque.

“Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?”

Il désigna le cadavre.

“Votre manière de l’examiner. À la fois stoïque, froide, mais emprunt d’une détestation sincère pour l’auteur de cette infamie… Ce n’est pas très interprète d’avoir autant de contenance…”

Je ne comprenais pas vraiment où il voulait en venir.

“Non, effectivement, nous sommes tous les deux shamans.”

Il secoua la tête d’un air distrait, le regard dans le vide, toujours dirigé vers le cadavre. Visiblement lui non plus ne savait pas où il allait avec ces questions. Après cet interlude futile, je pus enfin m’agenouiller près du corps pour l’examiner en détail.


Le sol tanguait autour de moi. Je me sentais nauséeux et avait un goût bizarre dans la bouche. Je contemplais un instant mon petit-déjeuner qui formait une flaque jaunâtre sur le sol, puis décida de retourner à l’intérieur.

Ma maîtresse était en train d’examiner le cadavre. Je mis quelques secondes avant de le regarder directement, tentant tant bien que mal de refouler la bile qui tentait de remonter le long de mon œsophage. Avec Maîtresse Eupope j’avais vu beaucoup de cadavre au cours de ces deux dernières années, mais celui-ci était particulièrement horrible. On lui avait cisaillé le visage, d’une longue taillade qui joignait les deux oreilles en passant sous le menton, puis on lui avait retourné la peau pour dépecer complètement son visage. On avait fendu ses flancs des deux côtés et ses entrailles s’étaient lentement répandues sur le sol. Comme si cela ne suffisait pas, ses deux genoux avaient été retournés. Je pense que cette personne avait été une femme.

Ma Maîtresse se tourna vers moi.

“Et bien, Tib, tes premières impressions ?”

Ce genre de question était une torture, mais cela faisait partie du métier.

“Je dirais qu’elle a été torturée. D’abord les genoux, pour l’immobiliser, puis le visage. Je pense que les blessures aux flancs ont été faites pour l’achever, lui garantissant une mort lente et douloureuse.”

Je m’interrompis un instant. Eupope attendis patiemment que j’enchaîne.

“De toute évidence un meurtre, de toute évidence une vengeance. Si je devais trancher, je dirais qu’il y a plus de chance que ce soit par conflit d’intérêt que passionnel, mais je n’en suis pas certain.“

Un sourire satisfait se dessina sur le visage de ma maîtresse. J’avais visiblement visé juste.

“Excellente analyse préliminaire, Tib !“ elle se tourna ensuite vers Héliaume, en sortant une loupe de sa poche “Je vais maintenant utiliser un sort pour être sûr que rien ne nous échappe. Cela prendra un petit quart d’heure.“ Puis elle commença à incanter.

En attendant qu’elle termine son incantation, notre client m’invita à patienter dehors avec lui. En bonne et due forme, je commençai à lui poser des questions.

“Avez-vous une idée de qui a pu en vouloir à la victime ?“

Il sortit une pipe, qu’il alluma avant de me répondre.

“Dans les villages alentour, il paraît qu’un démon rôde en assassinant des gens.“

Je hais quand les gens se croient plus malins que moi et ne répondent pas aux questions que je leur pose.

“Avez-vous la connaissance d’un humain qui aurait pu lui en vouloir ?“

Il se tourna d’un air mauvais vers moi. Visiblement, il ne m’accordait pas autant de respect à moi qu’à ma maîtresse.

“Si je vous dis qu’il s’agit probablement d’un démon ! Certains affirment l’avoir vu à Bagnade, juste à deux kilomètres d’ici ! Si je vous ai fait venir, c’est pour que vous le traquiez et le retrouviez.“

Il faudra être diplomate pour lui faire entendre raison. Je soupirai.

“Vous connaissez le Fil de Meyis ? C’est un dicton fort populaire parmi les enquêteurs, qui permet de facilement trancher certains dilemmes selon les faits établis.“

Héliaume fit la moue de ne pas comprendre.

“Prenons un exemple simple : admettons que maintenant, nous entendions des animaux galoper. Si vous deviez parier, vous diriez quoi : bisons ou dromadaires ?“

“En pleine toundra ? Bisons, bien évidemment !”

“Exactement. La réponse la plus simple, probablement la vraie. Votre démon, là, vous l’avez vu de vos yeux ? Vous avez des preuves de son existence ? Un motif valable pour qu’il attire la victime ici et la tue de cette manière là ?“

“Non, mais…”

“Et dans votre caravane, vous n’avez vraiment personne qui n’aimait pas la victime, vraiment aucun conflit d’intérêt qui pourrait la concerner ?“

“…”

“Enfin, une dernière chose : si vous deviez commettre un crime, en étant sûr de ne jamais être inquiété, près d’une ville habitée par des gens particulièrement superstitieux, comment procèderiez-vous ?“

J’avais touché, une fois de plus. Héliaume resta pensif un moment, puis murmura :

“Je propagerais la rumeur d’un démon assassin…“

“Ne vous méprenez pas, les démons assassins existent bel et bien, mais en général laissent des traces spécifiques et procèdent selon des méthodes particulières. Ce genre de meurtre-là”, dis-je en pointant la cabane du doigt, “c’est très humain.“

Notre commanditaire restait interdit, probablement occupé à reconsidérer la situation.

Lorsque ma maîtresse sortit de la cabane, nous nous tournâmes tous deux vers elle.

“Alors ?” questionna le marchand.

Puis, ma maîtresse dit tout haut ce que je venais de penser tout bas :

“Parfois, les humains sont de pires démons que les démons eux-mêmes…”

La diseuse solitaire

En l’an 2101 du calendrier divin.

Attention aux bandits, qu’il disait… Ce vieux fou n’était pas la moitié d’un idiot.”

Meaha se maudissait de ne pas avoir écouté son vieux professeur. Elle qui avait décidé de traverser les dunes de Plaeios seule ne se serait jamais imaginée tomber sur un bandit dans ce trou perdu…

Et pourtant elle se trouvait là, face à une femme qui avait au moins deux fois son âge, armée d’une hache bien plus grande qu’elle, au manche faisant facilement deux mètres de long, et dont le fer devait peser dans la trentaine de kilogrammes.

“Joli kora”, complimenta ironiquement Meaha en désignant l’arme démesurée de la bandite tout en serrant entre ses doigts sa propre lance. “C’est la première fois que j’en vois un en vrai.“

La jeune femme était tendue, presque terrifiée. Elle avait souvent entendu parler des koras, ces armes gigantesques servant autant à effrayer l’adversaire qu’à broyer ses os et de la force dantesque de ceux qui les manient. La bandite, quant à elle, était détendue. Elle arborait un sourire cynique et une posture agressive. Ce qui effrayait le plus Meaha, c’est qu’elle ne lui avait pas demandé rançon.

“Elle veut juste me tuer” pensa la jeune diseuse. “C’est une meurtrière. Si je veux survivre, il faut que je la surprenne à son propre jeu. Son arme est lourde, si j’attaque de manière vivace, je passerai son allonge et pourrait la frapper directement au buste.“

L’instinct de survie était là. Cette jeune femme, qui n’avait jamais levé l’arme contre personne, était sur le point de tuer pour survive. Au moment même où elle se décida à se jeter contre son adversaire, elle fut bombardée par l’adrénaline. Elle se jeta de tout son soûl sur la bandite pour la frapper directement à la poitrine.

C’est au moment où elle perçut la réaction de son ennemie et la vivacité avec laquelle elle pouvait mouvoir son arme qu’elle se rendit compte de son erreur. Emportée par son élan, elle ne put être que spectatrice de sa propre mort, voyant le tranchant de la hache se propulser en direction de son abdomen. L’instant suivant, un éclat blanc couvrit sa vue et elle fut jetée sur le côté.

Meaha atterrit mollement dans le sable brûlant du désert matinal. D’abord elle sentit un engourdissement. Elle n’arrivait plus à bouger ses membres. Puis un frisson parcourût tout son corps. Enfin, la douleur survint. Elle était tellement atroce que ses yeux s’obscurcirent. Elle voulait crier, mais seul maigre un filet d’air parvint à sortir de ses poumons. À la limite de la conscience et à bout de souffle et tenta de reprendre une grande bouffée d’air, mais elle n’arrivait pas à inspirer. Plus elle essayait, plus la douleur s’intensifiait. Alors qu’elle sombrait lentement dans un coma salvateur, elle vit la bandite, aspergée de son propre sang, se pencher vers elle et lui caresser ses cheveux poisseux, habillée d’un rictus sadique.


La mort est quelque chose de merveilleux. Rejoindre les dieux, marcher vers son destin. Même si elle précoce, la mort est sacrée.

… moi !

Mais un étrange frisson frappa une Meaha dérivant sur les affres de la mort. Elle aperçut la psychopompe, mais refusa de la suivre. Elle n’avait pas fini ! Elle devait s’accrocher et parachever son dessein ! Elle avait encore la force de revenir !

… revient à moi !

Par sa seule volonté, la paix la quitta alors. Et perdit de vue la psychopompe. D’abord, l’engourdissement revint. Ensuite, ce fut le frisson. Puis la douleur. Une douleur intense, torrentielle, accentuée par la chaleur du sable. Une douleur vivante.

“♫ Par les dieux, reviens à moi ! ♫

D’un seul coup, Meaha ouvrit les yeux et les écarquilla douloureusement. Elle prit une grande inspiration, un grand bol d’air salvateur. Puis, haletant, recouvrant ses esprits, elle revint complètement à la vie.

“Par les dieux, tu es vivante !“

La femme qui avait crié ces mots se tenait à genoux, à côté d’elle. Elle était couverte de sang et de sable et brandissait ses mains rougies vers le ciel dans un geste de victoire. Elle avait l’air extatique.

En se redressant, la jeune diseuse reconnut l’étoile d’or ornant son vêtement blanc : une clergesse. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais la sauveuse y porta immédiatement une gourde, la forçant à boire. Elle eut le réflexe de la repousser, mais quand l’eau toucha ses lèvres desséchées, une saveur d’ambroisie coula dans sa bouche. Elle ne parvint à s’arrêter de boire que lorsque la gourde fut vide. En la tendant à sa bienfaitrice souriante, elle parvint enfin à éructer quelques mots d’une voix rauque.

“Pardon… et merci.”

Puis, constatant finalement son environnement, elle remarqua avec surprise qu’il n’y avait plus aucun stigmate de sa mort, si ce n’est le sable rougit sous elle, et une fine cicatrice rose là où elle avait été à moitié coupée en deux.

“Je suis contente que tu ailles bien. Tu vas dans quelle direction ?“

Meaha se souvint alors que les clercs pouvaient guérir autrui en usant de leur magie, tout comme les druides. Mais elle se souvint aussi que seuls les plus puissants avaient le pouvoir de sauver une personne aussi gravement blessée… Instinctivement, Meaha prit peur. Elle était traumatisée parce qu’elle venait de vivre et elle ne savait rien de cette personne qui était visiblement bien plus puissante que tous ceux qu’elle avait pu rencontrer dans sa vie. L’avait-elle vraiment sauvée par altruisme ? Qu’allait-elle faire d’elle maintenant ? Une rose de couleur azur ornait le col de la clergesse. La rose de la gloire et de la puissance. Elle reprit ses esprits, se concentra pendant quelques secondes en fermant les yeux, et répondit :

“Je vais à Drop-Jaoud et vous ne me voulez aucun mal.

Alors qu’elle prononçait ces mots, elle s’était mise en position rituelle face à la clergesse. L’iris et la pupille de ses yeux avait pris la forme d’une demi-lune et une fine brume blanche semblait émaner d’elle. Les deux femmes eurent une vague impression de déjà-vu, puis la clergesse afficha un grand sourire en s’agenouillant près de la diseuse.

“Mince ! Ça n’a pas marché !” pensa Meaha. Elle commençait à paniquer. L’autre femme posa une main calme sur son épaule, puis lui dit d’un air légèrement amusé :

“Non, effectivement, je ne te veux aucun mal.“

Elle se leva et se tourna dans une direction.

“Je dois aller à Essae, nos routes se séparent donc ici. Mais si tu suis mes traces en sens inverse, tu devrais arriver là où tu veux aller d’ici deux ou trois jours.”

Elle pointa dans la direction opposée à la sienne, montrant les traces de pas qu’elle avait laissés dans le sable. Elle fit mine de partir, mais se ravisa.

“Si tu cherches tes affaires, elles sont juste derrière cette dune. J’espère qu’on se reverra. À bientôt !”

Puis, elle s’en alla.

Meaha, encore confuse, mit quelques secondes à assimiler les dernières paroles de l’inconnue. Elle se leva, puis se dirigea vers la dune désignée. Une fois passé son sommet, elle eut un hoquet de stupeur, qui la fit presque basculer en arrière.

Son sac était bien là, mais il n’était pas seul. À quelques mètres se trouvait la bandite qui l’avait presque tuée. Elle était intégralement calcinée. Son kora, complètement brûlé lui aussi, était serré dans ce qu’il restait de ses bras. Le sable qui se trouvait dans les deux mètres autour de la carcasse avait été vitrifié. Dans un sursaut, Meaha se retourna pour chercher la clergesse des yeux, mais celle-ci avait déjà disparu.

Le colloque de Ketarop

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En l’an 1247 du calendrier divin.

Un vent tiède siffla dans la grande halle. Certains convives frissonnèrent, les autres restèrent impassibles.

“Mes amis, prenez place !“

Hergonh Iomenisc, châtelain de Ketarop et haut dignitaire de l’Arcanisme, avait pris la parole dans l’espoir de réchauffer un peu ses invités, tout en désignant la grande table qu’il avait fait dresser au centre de la halle. Des mets de qualité avaient été apportés, mais ceux-ci avaient peine à embaumer la salle de leurs fragrances.

“L’automne est-il toujours aussi accueillant, par chez vous ?“ L’absence d’ironie dans la voix de Falfal-Galiena avait jeté un froid. Il avait pris place dès que le seigneur Iomenisc l’avait autorisé et examinait les fruits disposés devant lui. Il portait une longue robe sinople ornée de motifs de cuivre. Une rose était brodée au fil noir sur son pectoral.

“L’automne est éternel, dans le pays d’Arop, vous le savez sans doute“, répondit l’hôte avec une politesse courtoise “je suis navré si certains d’entre vous se sentent incommodés par la bise qui aère ces lieux“. Galiena eut un sourire mesquin, découvrant des dents parfaitement blanches.

Après un instant de malaise, au fil des convives qui se mettaient à table, l’embarras général laissa peu à peu place aux discussions mondaines. Mais le châtelain eut tôt fait d’attirer derechef l’attention à lui et la gêne regagna l’assemblée :

“Comme vous le savez tous, si j’ai invité des représentants de toutes les traditions qui se trouvent entre le guide et l’abandon, c’est pour parler d’un sujet grave. Ce sujet, vous le connaissez déjà : le conflit qui oppose présentement deux visions partisanes de l’Expressionnisme et la Foi et menaçant d’éclater en conflit armé d’un jour à l’autre.“

Le silence revint. Un vent de guerre parcouru la grande halle. Les dignitaires concernés se jetèrent des regards fuyants. Ils étaient de toute évidence lucides sur la situation, mais en posture de déni.

Le maître des lieux abattit ses deux mains sur la table avec fougue, faisant tinter couverts et timbales.

“Écoutez ! Il se dit derrière des portes closes que le conflit impliquera bien plus que ces deux traditions. Nous sommes ici pour éclaircir ce point précis. Est-ce que quiconque ici a quelque chose à déclarer à ce sujet ?“

La voix puissante et doucereuse de Galiena résonna en réponse à cet appel.

“Afin de délier les langues, pourquoi ne pas commencer par vous, très cher Hergonh ? Qu’a l’Arcanisme à déclarer sur cette guerre imminente ? Quelle est sa position ?“

Iomenisc lui jeta un regard noir, mais ne put que céder face à cet élan de bon sens. Après un instant d’interdiction, il déclara finalement :

“Nous sommes sur le point de conclure une alliance avec les séparatistes exaltés. En théorie, notre implication n’est que matérielle, mais…“

Il se pinça l’arrête du nez

“Mais personnellement, j’ai peur que nous soyons pris à partie dès que les premières batailles éclateront. J’espérais qu’avec l’aide de toutes les autres traditions, nous arriverions à maintenir un statu quo.”

Cette révélation lança une vague de murmures angoissés.

“Et bien, vous êtes en bien mauvaise posture“ s’esclaffa Galiena en saisissant un fruit délicat et pulpeux.

En réaction à cette dérision mal placée, le dignitaire se trouvant face à lui, un diseur, l’interpela :

“Et quid du druidisme, Galiena ? Vous partagez bien une valeur avec un des deux camps séparatistes, n’est pas ? Vous comptez prendre position ?“

Galiena plongea alors instantanément un regard froid et cruel dans l’œil de son interlocuteur.

Pour le moment, je compte juste profiter du repas.

Et ce disant, les yeux de Galiena prirent une teinte blanc-argenté. L’air se réchauffa sensiblement autour de lui et des nervures noires apparurent sur le fruit qu’il tenait en main. Ce dernier se ternit à vue d’œil, pour devenir en quelques secondes complètement grisâtre. Avec fermeté, Galiena serra le poing et le fruit tomba en cendres. Le druide se para d’un air de délectation, comme s’il avait directement goûté le fruit.

“Délicieux !”

Le diseur qui lui faisait face avait le visage déformé par un rictus d’horreur. Désormais, tout le monde savait pourquoi Falfal-Galiena était surnommé “le Nécromant”.


Dans un coin de la salle, Arthus Rexigis observait la scène. En tant que représentant de la tradition égérienne et champion de celle-ci, il était un invité de marque, mais il avait refusé de se joindre aux autres convives. Il était venu pour constater.

En sa qualité de champion, il était en armes. Il portait une armure de cuir complète, agrémenté d’un large point noir détouré de blanc, symbole de l’Égérie. Une chaîne d’arme, noire également, était enroulée autour de son bras gauche. Il était adossé au mur, sur la gauche du châtelain.

La démonstration du Nécromant avait eu son effet. Les invités avaient commencé à s’indigner, puis à s’injurier. Ceux qui voulaient éviter le sujet principal du colloque avaient renchéri, et maintenant, tout le monde se disputait. Le maître des lieux tenta de ramener l’ordre, mais en vain. Plus il tentait de se faire entendre, plus les invités hurlaient.

Rexigis prononça quelques mots, puis se concentra un instant. Sa pupille disparut, un serviteur frissonna en passant devant lui. Tout en fixant Iomenisc, il murmura :

“Il semblerait que vous ayez échoué, Hergonh. Je vous ai donné une chance de sauver la situation, mais c’est malheureusement un échec.“

Le châtelain, bien qu’il se trouvait à une dizaine de mètres, tourna la tête vers lui comme s’il l’avait entendu. Il suppliait Rexigis du regard.

“Je suis réellement navré, Hergonh“, renchérit ce dernier en prenant un air désolé, “mais la guerre est désormais inévitable.”

Le champion se détourna alors et quitta la halle. Tandis que derrière lui les plus hauts dignitaires du monde commençaient à casser la vaisselle, il chuchota pour lui-même :

“L’humanité est sur le point d’entrer dans une nouvelle ère, pour le meilleur ou pour le pire…“

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