12 – Voyage sur le Styx

Aujourd’hui, je suis morte. Ou peut-être l’année dernière, je ne sais pas.

Ou bien le suis-je vraiment ? Ça ne ressemble pas à l’idée que je me faisais de l’Autre Monde. Mais bon, c’est pas comme si les théologiens ou les dieux nous en parlaient souvent.

Tout ce que je vois, c’est le noir. Pas un noir de nuit, ou celui qu’on voit quand on ferme le yeux le soir avant de s’endormir, non. Un noir absolu. Plus que du noir même, le néant.

Nous savons qu’il y a quelque chose après la mort. On ne sait pas quoi, mais c’est sûr que l’Autre Monde existe. C’est la raison même pour laquelle les dieux nous guident et nous ont aidés à fonder les huit Traditions.

Alors pourquoi suis-je nimbée par le néant ?

Quelque chose me turlupine depuis les quelques secondes — ou siècles — que je nage dans cette immensité de rien. Une silhouette, que je ne peux que deviner du coin de l’œil et qui disparaît dès que je me rends compte de sa présence.

Hum. Je sais déjà qui c’est en fait, mais je pense que le nie. Une part de moi s’accroche à la vie, je suppose. Ce doit être pour ça que je n’arrive pas à passer complètement de l’autre côté.

C’est ma Psychopompe. La Grande Maesteriana, la Psychopompe de l’Expressionnisme, ma chère tradition.

Au moment où son nom atteint ma conscience, se faufile entre mes lèvres et se perd dans l’immensité silencieuse du néant de ma presque-mort, je l’entends.

Une douce mélodie mêlant piano, célesta, violon et une poignée d’autres instruments que je n’ai jamais entendus de ma vie — et qui n’existent probablement pas dans la réalité matérielle — berce mes oreilles et apaise mon âme.

Puis je la vois. Elle est grande, majestueuse. Assise sur un tabouret de concert, jambes croisées. Ses dizaines de bras bleus et translucides jouent de la musique, mais aussi écrivent des pièces de théâtre, des romans, sculptent des statues dignes des artistes les plus talentueux de tous les temps et des ustensiles de bois d’une simplicité presque vulgaire.

Ses vêtements sont riches et amples, contenant des milliers de replis impossibles cachant les instruments de tous les arts et artisanats n’ayant jamais été inventés par les humains. Sa tête au teint de porcelaine dodeline pensivement, faisant virevolter son très long nez élégamment courbé. Sur son chef trône un galurin d’artiste irisé dans lequel sont plantées toutes sortes de plumes d’écriture.

Je la vois très nettement maintenant. Elle se tient juste devant moi, comme suspendue dans ce vide qu’elle remplit entièrement par sa présence seule.

Sans brusquerie, elle stoppe tous ses arts. Reste dans l’air une note suspendue.

« Et bien, très chère et très jeune fille, » m’accoste-t-elle de sa voix polyphonique. « Cela fait un bien grand temps que j’attends que tu te décides de quel côte du fin fil du destin tu allais faire un pas. »

Elle plisse les yeux dans un fin sourire charmeur. « N’aie pas peur. Je suis là pour t’accompagner vers l’endroit où tous les humains sont destinés à se rendre un jour. »

Elle range son violon dans les plis de son vêtement, et me tend sa main fantomatique. Mais à l’instant où je commence à tendre la mienne, elle a un petit mouvement de recul.

« Cependant, sache qu’il est toujours possible pour toi de faire marche arrière. Après tout, tu es encore jeune, et pleine de potentiel. Aussi, si ton désir est de répondre à l’appel de ceux qui t’aiment pour retourner vivre le reste de ta longévité matérielle, je ne m’en offusquerai pas. »

Je penche la tête sur le côté, confuse. « L’appel de ceux qui m’aiment ? »

Elle émet un petit rire discret. « Ou plutôt de celle qui t’aime. » Puis, une moue de tristesse apparut sur son visage de poupée. « Ne l’entends-tu pas ? »

Elle se tait, tournant son regard ailleurs, au-delà de l’immense vide qui nous entoure.

Après un instant de silence, je commence à entendre le son d’une voix familière au-dessous de la musique en suspens.

Je n’arrive pas à distinguer les mots, mais le ton est sans équivoque : la voix est teintée de tristesse, de fatalisme, mais aussi d’un maigre espoir. Et surtout, ce qui me crève les tympans est l’amour incommensurable qu’elle porte.

« C’est… Ma femme… » dis-je à voix basse.

La Grande Maesteriana m’offre son plus beau sourire. « Bien sûr que c’est elle. En doutais-tu ? Est-ce parce que tu ne parvenais pas à l’entendre qui tu t’es égarée sur cette immensité vagabonde entre la vie et la mort ? »

Un intense vague d’émotions confuses déborde en moi. Je sens les larmes me monter aux yeux.

« Depuis combien de temps suis-je ici ? »

Elle se frotte la joue de sa main libre. « Je ne sais pas. Le temps n’existe pas vraiment ici. Et moi-même suis intemporelle. »

Elle positionne un doigt sous mon menton pour monter mon regard à sa hauteur. « Mais est-ce que ça a la moindre importance ? Qu’il se soit écoulé une heure ou une décennie, tu sais maintenant que quelqu’un t’attend, portant en elle tout l’amour qu’il est possible d’accorder à autrui. »

Elle se lève, range tous ses instruments dans les innombrables plis de son vêtement — faisant par cela disparaître tous ses autres bras — avant de me tendre la main.

« Alors, ma très chère protégée, que décides-tu ? Est-il temps pour toi de rejoindre les dieux, ou de finir ta vie aux côtés de celle qui t’aime au point de t’interdire de mourir ? »

Son sourire malicieux indique qu’elle connaît déjà ma réponse. Au moment où je m’apprête à la formuler, la Grande Maesteriana, ma Psychopompe, celle censée me guider vers les dieux au moment de ma mort, disparaît dans les ombres du néant.

Ma vision se brouille, mais je parviens à entendre ses dernières paroles avant qu’elle ne disparaisse complètement de mon univers.

« À dans longtemps, j’espère.« 

Dans un sursaut, je prends une grande inspiration et ouvre les yeux.

11 – Malédiction divine

L’ovate est morte cette nuit. C’est ce que m’apprit ma mère au réveil.

Un grand désespoir me gagna, car l’ovate était notre seule chance de survie, et elle n’a laissé derrière elle aucun apprenti susceptible de prendre sa relève.

Je m’habillai sans un mot, en prenant mon temps. Ce qui était stupide, vu à quel point le temps nous manquait.

Au petit déjeuner, je n’avalai rien. Il n’y avait que du porridge à table, le village avait sacrifié toutes ses bêtes il y a bien longtemps. Ma mère non plus ne mangea pas. Elle fit mine de touiller son bol de porridge, pour m’enjoindre à avaler quelque chose, mais ne parvint pas à porter la cuillère à sa bouche.

« Tu vas travailler, aujourd’hui ? » me demanda-t-elle, l’air absent. Depuis la mort de papa, ce n’était plus la même femme, mais d’habitude, elle ne se perdait pas en paroles superficielles. Même face à la mort, c’était resté une femme directe, qui ne dissimulait ni ses émotions, ni ses pensées. Quelque chose clochait.

Je l’observai du coin de l’œil. Lorsqu’elle se leva pour débarrasser la table, je pus apercevoir un genre de tache sur son avant-bras, quand la manche longue de sa robe se retroussa légèrement.

« Maman ? » l’apostrophai-je. Elle s’arrêta dans son mouvement, le dos tourné.

« Je suis désolée. » me répondit-elle simplement.

Je me levai à mon tour. « Je peux voir ? »

Elle plaça une main sur sa manche, à l’endroit où se trouvait la tache. Elle hésita un instant, puis se retourna vers moi. Lentement, détournant le visage, elle retroussa sa manche complètement.

C’était une marque que nous ne connaissions que trop bien. Une auréole irrégulière noire, bordée d’un liseré brun. La marque était récente, elle ne saignait pas encore. Mais bientôt, elle allait s’étendre. Quand elle aura fait le tour de son avant-bras, celui-ci pourrirait et tomberait. D’autres marques apparaîtraient alors sur son corps à d’autres endroits, faisant pourrir tout son être peu à peu. Puis enfin, une ultime tache apparaîtrait sur son cou. Et quand elle se serait étendue…

Mon père, l’ovate et maintenant presque la moitié des villageois avaient déjà péri de ces marques. Sur les personnes restantes, la plupart en portait sur eux en ce moment, et ne ferait donc pas long feu. Nous n’étions qu’une poignée à être épargnés. Pour le moment.

Tout ça parce que nous avions attiré sur nous l’ire divin.

Nous portions la malédiction des dieux d’En-bas.


J’étais bûcheron, alors je bûchais. Ça pourrait sembler futile, comme le peu de survivants que nous étions avait déjà largement assez de bois pour se chauffer — et de toute façon notre village était condamné. Mais travailler m’aidait à oublier un peu le malheur qui s’était abattu sur nous.

Je levai la tête pour scruter la forêt. Tout cela était incompréhensible, nous vénérions avec ferveur Drohssa, la déesse qui siégeait dans la forêt éponyme. Il y avait un grand nombre de loups blancs qui y vivaient. De magnifiques animaux qu’on ne pouvait trouver que dans cette région. Nous ne les chassions pas, bien entendu, et les offrandes régulières que nous faisions à la déesse faisait qu’elle nous protégeait de leur menace.

Mais depuis quelques mois, les loups blancs se faisaient de plus en plus rares. La déesse répondait de moins en moins à nos invocations, jusqu’à ne plus répondre du tout. C’est alors que la malédiction des dieux d’En-bas s’était abattue sur nous.

Il avait dû se produire quelque chose de terrible, d’impardonnable au point que notre déesse se ferme à nous complètement et que les dieux d’En-bas s’en mêlent pour nous frapper d’une juste punition, car tel était leur rôle.

L’ovate de notre village était érudite, elle jouait son rôle à la perfection. Elle connaissait très bien les atouts de la déesse, savait interpréter ses messages et avait toujours su nous rectifier lorsque notre comportement lui déplaisait. Mais lorsque la marque apparut, elle se trouva impuissante. Et sa mort sonna notre glas, car plus personne n’était alors capable d’interpréter les signes divins.


Le surlendemain, j’appris avec tristesse que j’étais la dernière personne qui ne portait pas de marque. Tous les autres avaient subi la malédiction.

L’instituteur — qui était notre doyen et avait pris le rôle de chef après la mort de la bourgmestresse — vint frapper à notre porte pour me confier une ultime tâche.

« Tu va devoir porter le dernier espoir de notre village. » l’écoutai-je en l’installant dans un fauteuil en rotin. « Il faut que tu joignes la ville et que tu préviennes le baron. »

Je fronçais les sourcils. « Il n’est pas déjà au courant de la malédiction ? »

Il hocha sensiblement la tête. « Plus ou moins. Nous avions déjà envoyé un messager pour le prévenir de notre état, mais il n’a rien fait. J’ai beaucoup réfléchi à ça depuis, et je pense avoir une idée pour le convaincre. Mais toi seul peu aller à sa rencontre. Si nous nous pointons dans sa demeure avec des marques, il nous traitera comme des pestiférés. »

Je hochais la tête. « Je vois. Et qu’est-ce que je dois lui demander ? »

Il soupira. « De nous envoyer ses meilleurs ovates. Ils ne connaîtront pas Drohssa aussi bien que feu la nôtre, mais certains d’entre eux sont très compétents et ont beaucoup d’expérience. Et en tant que tels, j’ose espérer qu’ils accepteront de venir à notre secours. Qui sait ? Peut-être qu’un regard neuf permettra de démêler la situation ? »

Je gardai le silence un instant, avant de lui répondre. « D’accord. Je le ferai. »

Il soupira de soulagement. « Merci. Pars le plus tôt possible, s’il te plaît. Certains d’entre nous n’en n’ont plus pour très longtemps. » Son ton et sa gestuelle indiquaient qu’il ne faisait pas allusion à lui-même. Il effleura avec une tristesse sobre la marque qui ornait son cou.

« Je fais mon sac et je pars aussitôt. »

Une fois que l’instituteur prit congé, ma mère me rejoignit au salon.

« J’ai entendu ce qu’il a dit. Tu sais… » Elle prit une grande inspiration. « Tu n’es pas obligé de revenir. »

Je levai un sourcil interrogateur. Elle reprit. « Tu es encore jeune, et tu es le seul qui n’a pas été maudit. Saisis cette chance et enfui toi d’ici. Va vivre ta vie ailleurs. »

Ses yeux étaient embués du désespoir de la mère qui ne voulait pas que son enfant meurt. Je pris sa main dans la mienne. « Ne t’en fais pas, maman, je ferai tout pour vous sauver… »


Une heure plus tard, mon sac était prêt. J’enlaçai ma mère, qui me promit que quoi qu’il arrive, elle serait fière de moi. Je lui dis au revoir, et elle me dit adieu. Ce fut la gorge serrée que je quittai mon village dans la brume tombante de la mi-journée.

La route menant jusqu’à la ville longeait la forêt. Approchant de l’endroit où elle se détachait de la lisière pour filer à travers les champs, je distinguai une silhouette immobile au milieu de la voie.

C’était un animal. Un grand loup, dont le garrot m’arrivait au-dessus des hanches. Son pelage était blanc comme neige, avec deux longues stries orangées dans son pelage, partant de son cou jusqu’à sa croupe.

Et il me fixait.

Nous restâmes ainsi immobiles pendant de longues minutes, à environ cinquante pas de distance. Lui me dévisageant, moi trop effrayé pour bouger.

Il finit par lentement s’éloigner de la route, en direction de la forêt, sans me quitter des yeux. Puis d’un bond véloce, il se détourna de moi et disparut entre les arbres.

Était-ce un avertissement ? Peu importait, il fallait que je continue ma route.


Quand j’atteins les portes de la ville, le soleil s’était déjà couché depuis un petit moment. Je ressentis un grand soulagement. Une pointe d’espoir.

Je me mis à déambuler en ville, vaquant de quartier en quartier, aux aguets. Quand un homme louche finit par me demander ce que je cherchais, je lui répondis simplement, d’un air entendu, « un acheteur ».

Je fus conduit dans l’arrière-boutique d’une taverne mal famée, où une femme âgée au rictus mauvais m’attendait.

« Que puis-je faire pour toi, petit paysan ? »

Sans prononcer un mot, j’ouvris mon sac et sortis la marchandise. Les yeux de la vieille brillaient.

« Grands dieux ! On m’avait parlé de cette fameuse fourrure, mais la voir en vrai ! » Elle plongea sa main dans les fourrures blanches comme neige. « et il y en a beaucoup en plus ! Jeune homme, tu viens de devenir un homme riche ! »

Je haussais les épaules. « Je me dois de vous dire, je n’ai pas pu toutes les sécher correctement, et certaines sont assez vieilles, donc désolé pour la qualité variable. »

Elle balaya mon excuse de la main. « Ce n’est pas grave. C’est tellement rare que je te ferai quand même un bon prix. »


Au petit matin, je quittai la ville avec une bourse bien lourde. Largement de quoi me refaire une confortable ailleurs et de tenir dix ou vingt ans sans avoir à travailler.

Avant de prendre la route, je me tournai une dernière fois vers l’horizon où on pouvait deviner l’orée de Drohssa. Je restai ainsi un instant, puis me détournai et partis.


Après une petite demi-heure de marche, une silhouette familière surgit au milieu de la route. Le grand loup blanc aux marques orange. Il me fixait, comme la veille, mais j’entrevoyais cette fois une certaine hauteur dans son regard.

C’était sans doute parce que cette fois-ci, il ne resta pas immobile bien longtemps. Il s’avança vers moi. Lentement au début, il se mit à accélérer jusqu’au galop.

Je ne pus pas bouger. J’étais de nouveau pétrifié. Et de toute manière, à quoi bon essayer de fuir ? Jamais je ne courrai plus vite qu’un loup.

J’acceptai donc mon sort, ma punition à moi.

Quand le canidé fondit, gueule ouverte, sur ma gorge, ma dernière pensée fut pleine de remords.

Désolé, maman.

10 – Ruse sournoise

En l’an 1267 du Premier Âge — 18ème année de la Guerre Triangulaire

« Des fusardiers ! Des saloperies de fusardiers ! »

Je hurlais de rage, moins à l’encontre de ma partenaire que de désespoir. Les projectiles sifflaient au-dessus de nous, du son caractéristique des balles de fusard autopropulsées par de la poudre grise.

Au fur et à mesure que les balles explosaient sur la muraille en dessous de notre poste de tir et derrière nous sur les bâtiments de la cité, l’air se saturait d’un produit toxique dont nous n’étions même pas capables de deviner la nature.

Alors que j’entendais le peloton d’infanterie gardant la grande porte commencer à tousser en contrebas, je pointai mon nez au-dessus de la balustrade pour tenter de discerner les troupes ennemies.

« Alors, c’est qui ? » me demanda ma partenaire, « ne me dis pas qu’ils nous ont envoyé l’Escadron des Mantes ? »

Je rabattis ma tête rapidement pour ne pas me prendre une balle. « J’en n’ai pas l’impression. Il n’y a pas d’étendard alchimiste là-bas, que des shamans. »

Je soufflai tout en tentant de rencorder mon arc. « Depuis quand les shamans ont des fusards ? »

Ma partenaire, dont la brigandine avait pris un sale coup lors de l’assaut soudain de l’ennemi, ôta son casque, le visage plissé dans une moue pensive.

« Attends, c’est pas normal. Je ne pense pas qu’ils cherchent à prendre la cité. »

Ayant enfin réussi à encorder mon arc malgré l’espace minuscule dont nous disposions sur notre poste de tir, je la dévisageai d’un air incrédule. « Comment ça ? »

« Réfléchis ! S’ils voulaient abattre les murs, ils utiliseraient des sorts bien plus destructeurs dans leurs munitions. Clairement, ils ont conçu un sort spécial et monté un escadron de fusardiers dans un but très spécifique… Il y a quelque chose qui cloche ! »

Les vapeurs toxiques commençaient à s’intensifier autour de nous. Ma gorge commençait à piquer et les soldats en bas toussaient de plus en plus fort. Heureusement pour nous, les vapeurs étaient lourdes et restaient près du sol, loin de notre poste en hauteur.

« Ils cherchent peut-être à nous tuer avec ces vapeurs, pour ne pas risquer d’endommager les bâtiments, » suggérai-je. « C’était leur cité, avant, non ? » Ma partenaire n’avait pas l’air convaincue. « Ou alors, ils veulent nous forcer à faire une sortie pour nous attirer dans un piège… »

Elle hocha la tête. « C’est possible. Mais dans ce cas, il faudrait savoir dans quel genre de piège. » Elle remit son casque. « Bouge pas, je vais essayer de voir. »

Elle se lança un sort que je connaissais très bien, qui lui améliorait considérablement la vue et qui lui permettait d’ordinaire de repérer les cibles qu’il me fallait ensuite abattre.

Au moment même où elle émergea au-dessus de la balustrade, une balle ricocha sur son calot de cuir sans pour autant exploser. Loin de la décourager, elle scruta les rangs ennemis avec sa vision grossissante.

« Là ! Il y a un genre de gros chariot étrange… »

Elle continua d’observer pendant plusieurs longues minutes, alors même que le feu nourri de l’ennemi commençait à réduire.

« Oh… Je vois… »

Elle se rassit à mes côtés. Quand je lui lançai un regard interrogateur, elle se contenta de m’ordonner : « Va chercher un mage capable de lancer un puissant sort de protection. Moi, je vais prévenir le commandant. »


Une demi-heure plus tard, nous étions revenues à notre poste de tir en hauteur. Les tirs de fusard avaient cessé, et l’armée ennemie était postée à la limite de la portée de nos archers.

La cité entière était tapissée de cet épais nuage toxique. Il n’avait pas l’air mortel, mais quiconque n’avait pas appliqué un linge humique sur son visage était incapable de faire quoi que ce soit, toussant jusqu’à cracher ses poumons.

Devant la pression exercée par la situation, notre infanterie s’était tassée sur le pont reliant la grande porte à l’extérieur, prête à faire une sortie malgré le danger imminent dont nous l’avions prévenue. Fort heureusement, nous pûmes apercevoir l’archimage que ma partenaire m’avait demandé de trouver.

Cette dernière était debout, son sort de nouveau actif, et me donnait des indications qui me permettraient d’effectuer des tirs si besoin. J’encochai une flèche.

En contrebas, un ordre fut lancé, et j’entendis le pas sourd de notre infanterie lourde qui s’ébranla vers l’ennemi.

Dans l’instant de silence tendu qui s’ensuivit, je me crispais sur l’encoche de mon arme.

« Maintenant ! » ma partenaire rugit. Je visai le ciel, et tirai ma flèche sifflante dans les airs.

Sans perdre une seconde, je saisis une autre flèche et me hissai au-dessus de la balustrade de notre poste de tir. C’était exactement comme nous l’avions prévu. Le chariot étrange que l’ennemi trimbalait en première ligne était leur réserve de liquide infusé du sort de vapeur toxique, celui-là même qu’ils mettaient dans leurs balles de fusard. Après avoir attendu que notre armée fasse une sortie, ils renversèrent les centaines de litres de liquide sur le sol, déclenchant toute la magie y étant infusée. Ils avaient le vent dans le dos, notre armée n’avait aucune chance…

Sauf que ma flèche sifflante avait servi à alerter notre archimage, qui lança alors un puissant sort de protection, faisant apparaître un mur de vent entre les deux armées. La vapeur toxique roula sur elle-même, incapable de passer, et commença à s’étaler parmi les troupes ennemies.

Aussi vite que je le pus, j’allumai ma seconde flèche à l’aide de la torche dont tous les postes de tir étaient équipés, et la décochai.

J’étais une tireuse d’élite, la meilleure de mon bataillon, et la flèche suivit une trajectoire en cloche parfaite, passant juste au-dessus du mur de vent pour s’abattre au cœur du nuage toxique.

L’explosion qui s’ensuivit fit trembler le champ de bataille, et pendant un instant je cru que notre poste de tir allait s’écrouler.

Un ordre fut braillé, le mur de vent tomba, et notre infanterie fondit sur l’ennemi.

Je chus sur les fesses, exténuée par la pression. J’aurais dû garder mon poste et soutenir notre armée, mais bien que la bataille n’était pas finie, elle était déjà gagnée.

Ma partenaire s’écroula à côté de moi, dans le même état.

Nous avions réussi. Nous avions retourné le piège de nos ennemis contre eux.

Nous avions sauvé la cité.

9 – Protecteur fidèle

En l’an 719 du Deuxième Âge

Tout avait été planifié. Millimétré, sans bavure. Alors comment est-ce que ça avait pu dégénérer ainsi ?

L’objectif était simple : renverser le gouvernement. Le plan était clair : s’infiltrer dans le palais de la duchesse, monter jusqu’à son bureau au dernier étage, subtiliser les documents prouvant son implication dans un trafic d’explosifs, mettre le feu à son palais, et sortir. L’incendie devait être déclenché par des camarades, tandis que l’infiltration et le vol de documents devait être commis par moi-même. Seule.

Seulement, Sanii avait insisté pour m’accompagner. Ce n’était pas surprenant, elle était à mes côtés depuis des années, bien avant même qu’on envisage de renverser la tyrannie ducale. Elle prétextait que ça allait être dangereux, qu’on ne pouvait pas être sûres que la duchesse n’avait pas laissé quelques miliciens pour garder son palais. Elle avait tellement insisté que j’avais fini par accepter.

Le début du plan s’était déroulé sans encombre. Nous nous étions faufilées par la lucarne de la cave à vin qui avait été laissée ouverte par un serviteur sympathisant. Sanii avait cependant eu un peu de mal, avec sa carrure démesurée et son guardard — un grand pavois de métal pourvu d’une pique à son extrémité. Je me sentais néanmoins rassurée de sa présence, je savais que je pouvais compter sur elle en toute circonstance et qu’elle ne me ralentirait pas.

Malgré la maigreur du repérage que nos camarades avaient fait, nous pûmes naviguer sans problème à travers le tortueux édifice, ne croisant ni serviteur, ni milicien. Nous gravîmes les nombreux escaliers menant aux appartements privés de la duchesse et et parvînmes à son bureau.

Le timing était serré. Nous entendîmes des clameurs venant de l’extérieur, nous indiquant que l’incendie avait déjà pris. Il fallait faire vite. Sanii fit le guet à l’entrée de la pièce pendant que je dévalisais les meubles à la recherche des fameux documents.

Je les trouvai enfin, au moment où le bâtiment entier fut secoué par une terrible explosion. Puis une seconde.

Les explosifs ! Nous n’avions jamais pu trouver l’endroit où les explosifs de contrebande étaient stockés, et pour cause : ils étaient ici ! Dans son propre palais ! L’incendie avait dû les déclencher. Si c’était bien le cas, il y aurait sans doute d’autres explosions à venir. Nous devions sortir d’ici au plus vite.

La température monta de plusieurs degrés en l’espace de quelques secondes, et Sanii me supplia de me dépêcher. On pouvait déjà voir la lueur des flammes en bas des escaliers.

Suivant le plan à la lettre, je fourrai les documents dans une serviette de cuir que je lâchai à travers la fenêtre du bureau, où un camarade judicieusement positionné en bas put les récupérer avant de déguerpir. Au même moment, Sanii lança un sort de Création pour générer une bulle d’air persistante autour de nos deux visages comme le plafond se couvrait de fumée noire.

Alors que je me ruais vers la sortie de la pièce, une troisième explosion secoua les murs, plus terrible encore que les précédentes.

Un craquement sinistre me fit lever les yeux au plafond, et je constatai avec horreur qu’une poutre s’était arrachée de la structure pour se précipiter sur moi. Je fis un bond sur le côté pour ne pas finir écrasée, mais je ne fus pas assez rapide et elle s’abattit sur ma jambe.

Sur le moment, je ne ressentis aucune douleur. Mais la pulpe de chair qui constituait désormais ma jambe en dessous du genou suffit à m’indiquer que je n’étais pas indemne, loin de là.

Je tentai de m’extirper, mais les résidus de tissus et de tendons qui étaient autrefois ma jambe et qui étaient toujours solidement attachés à mon genou étaient coincés sous la pesante poutre.

Réalisant ma fatale situation, je me tournai vers Sanii qui était déjà en train de se précipiter sur moi pour m’aider.

Elle tenta de soulever la poutre, mais celle-ci s’était encastrée dans le mur et il était impossible de la soulever ou de la faire glisser. Elle essaya alors d’arracher les chairs qui me bloquaient, mais ne parvint qu’à m’arracher de longs hurlements de douleur.

C’était certain, à présent : j’étais condamnée. Je ne pourrais jamais sortir d’ici avant que tout ne s’effondre.

Pars, Sanii ! Tentai-je de crier. Sauve-toi ! Mais à cause du vacarme de l’incendie et du palais sur le point de s’écrouler, je n’entendais même pas ma propre voix.

Je la tirai par l’épaule et lui fis signe de partir. Elle se leva, regarda autour d’elle, plongea ses yeux dans les miens, et me fit ‘non’ de la tête.

Le sort de bulles d’air s’estompait peu à peu et nos poumons commencèrent à se tapisser de suie au fil de nos respirations. Alors que les flammes gravissaient l’escalier, barrant l’ultime chance pour Sanii de s’enfuir, elle m’enlaça de ses bras épais. Je tentai de me débattre, frappant, toussant, mais elle ne bougea pas d’un pouce. Elle se positionna au-dessus de moi, me couvrant complètement, comme pour me protéger une dernière fois, faire barrage de son corps et me donner une infime chance d’en réchapper.

Alors que je me débattais de rage et de tristesse, elle passa sa main gantée dans mes cheveux en susurrant ses dernières paroles à mon oreille.

« Ça va aller. Je suis là. »

8 – À l’origine du monde

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En l’an 256 du Troisième Âge

Juste un caillou.

C’était juste un caillou que je tenais dans ma main. Pour n’importe qui d’autre, c’était un bout de caillasse qui ne valait même pas la peine qu’on lui donne un coup de pied dedans, mais pour moi, c’était bien plus.

Je tournai la tête vers le mur de mon bureau sur lequel j’affichais depuis quelques mois le plus grand exploit de ma carrière. L’article scientifique que j’avais publié, les unes de journal qui avait relayé mon exploit, et même un encadré de la calligraphie décrivant le sort que j’avais inventé, qui m’avait été offert par mon petit frère.

J’avais révolutionné la paléontologie une fois déjà, en concevant un sort qui permettait de dater précisément n’importe quel artefact archéologique. Bien sûr, il avait des défauts. Par exemple, il ne fonctionnait que sur des échantillons relativement entiers, sinon le sort ne datait que le moment où il avait été brisé. Mais c’était déjà une révolution en soi.

Je pensais qu’il faudrait attendre encore bien après ma mort pour qu’une autre révolution de ce genre ait lieu, mais je me trompais.

Je tenais dans mes mains le plus vieil échantillon archéologique jamais daté, remontant à 4192 ans avant le début de notre calendrier. Le plus important n’était pas cette date en soi, mais le fait qu’elle corroborait une théorie qui existait depuis le Premier Âge, et qui établissait la création du monde sur une base para-scientifique de numérologie. Cette théorie avait toujours été étudiée de près, car aujourd’hui, on savait que les para-sciences avaient des bases fonctionnelles — même si elles tenaient plus de la théologie qu’autre chose.

Le fait qu’une théorie para-scientifique fût corroborée par de la science dure était toujours une preuve que la théorie, même si elle semblait a priori fumeuse, avait une part de vérité.

Sauf que là, en termes de numérologie, il n’y avait pas d’à peu près possible. Les nombres correspondaient, il n’y avait absolument aucun doute.

Je venais de dater la création du monde.


« Professeure, comment est-ce que les numérologues du Premier Âge ont pu théoriser la date de la création du monde avant même de savoir quand la fin du monde aura lieu ? »

Nous étions dans le bureau de la doyenne d’anthropologie de l’Université d’Oasis, une semaine après l’invention de mon fameux sort. Il y avait également le doyen de paléontologie, mon supérieur hiérarchique, ainsi que trois consultants étrangers qui restaient en retrait et dont j’avais oublié le nom.

Nous nous étions réunis ici après une conférence que j’avais donnée pour présenter mes résultats et qui avait suscité le déplacement d’éminents scientifiques du pays. Après la fin de la conférence, la doyenne d’archéologie, qui était restée silencieuse pendant toute la présentation, était venue me voir pour parler justement de numérologie.

« Et bien, » me répondit la professeure, « Ils n’ont pas à proprement parler théorisé de date exacte, mais selon leur interprétation de ce qu’ils savaient, la durée de vie totale du monde était une puissance de huit, ou le double d’une puissance de huit. »

Mon chef se redressa sur mon siège. « Pourquoi huit ? Ils avaient des éléments pour penser spécifiquement à huit ? »

La professeure se leva et se dirigea vers la fenêtre à grand carreau qui illuminait son bureau, et où on pouvait admirer le soleil couchant teinter de rose le ciel de l’impétueux désert qui entourait la ville.

« Et bien, pour commencer, le nombre de Psychopompes. Les huit traditions fondées par les dieux et dirigées par les Psychopompes est le premier marqueur de l’importance pour les dieux du nombre huit. »

Mon chef et moi commençâmes à interjeter ensemble, mais il me laissa parler. « Oui, mais il y a neuf traditions. Même si la neuvième n’a pas de Psychopompe, au total il y en a bien neuf. Et il y a six valeurs fondatrices transmises par les dieux, celles-là mêmes dont la combinaison a donné les huit traditions… Ça semble précaire, comme argument. »

La professeure hocha la tête sans quitter le paysage des yeux.

« Certes, mais d’un point de vue symbolique, c’est le résultat qui est à prendre en compte, pas la cause. Et la neuvième tradition peut être exclue étant donné qu’elle est centrée autour de l’humain, pas des valeurs fondatrices. » Elle se tourna vers moi. « D’ailleurs, ne dit-on pas en théologie qu’il y a ‘huit plus une’ traditions ? »

Je restais incrédule. « Et c’est la seule chose sur laquelle sont basés les numérologues pour établir la durée de la vie du monde ? »

Elle secoua la tête. « Non. Ce qui a renforcé cette conviction, c’est que le nombre huit est présent partout dans la création divine : les huit couleurs de la Rose, qui est le symbole de notre monde —qui en tire d’ailleurs son nom, Rosarya—, les huit aspects de la matière et du vivant —solide, liquide, gazeux, inerte, vivant, les transformations, l’animal et la conscience—, etc. Je ne vais pas vous faire toute la liste, mais ce que les dieux créent, en théologie, est très souvent accompagné du nombre huit. »

Mon chef leva ses lunettes et se pinça l’arrête du nez. « Et on est sûr que ce n’est pas un biais d’interprétation ? »

La professeure haussa les épaules. « C’est ce qu’on étudie depuis des siècles. Mais vous connaissez les para-sciences : tout comme le tarot ou l’astrologie, bien qu’elles soient très réelles et concrètes, dès qu’on essaye de les étudier avec méthode, on tombe sur une grande quantité de données interprétatives… »

Elle retourna s’asseoir à son bureau.

« Tout ce que je voulais vous dire, c’est de garder un œil sur cette théorie. Ce n’est pas un angle d’étude en soi, mais si vous trouvez des résultats qui la valide, d’une manière ou d’une autre, ça veut dire qu’elle a une grande part de réel. »

Nous restâmes tous muets un moment, plongés dans les implications que venait de soulever notre échange.

Puis, je fis le lien dans mon esprit. « Attendez… Depuis la Grande Quête annoncée par les dieux il y a deux siècles, on connaît la date de la fin du monde. C’est le dernier jour de l’année 4000 du calendrier divin. Cela veut dire, que selon les numérologues, le monde a été créé… »

Je fis une série de calculs dans ma tête pour essayer de déterminer quelle puissance de huit conviendrait le mieux. On avait déjà trouvé des artefacts archéologiques datant de la préhistoire et vieux de plusieurs siècles avant le début de notre calendrier. Donc quatre mille quatre-vingt-seize était trop court. Peut-être le double, comme elle disait ? Ce qui nous amènerait à…

« Quatre mille cent quatre-vingt-douze ans avant le début du calendrier divin, » finit à ma place la professeure. « Pour une durée totale de huit mille cent quatre-vingt-douze années d’existence. Soit huit puissance quatre, fois deux. C’est actuellement la théorie la plus consensuelle dans le milieu. »

Je baissai les yeux sur mes genoux. 8192 années d’existence pour notre monde. 4192 ans avant l’Ère des Humains. 7665 ans avant notre ère. Si c’était vrai, notre monde avait déjà vécu quatre-vingt-quatorze pourcent de son existence.

Je dus m’agripper à mon siège pour ne pas céder au vertige que cela avait induit en moi.


Je reposais le caillou sur ma table de travail. Je venais de confirmer la théorie des numérologues. Je venais de dater l’âge du monde. Je venais de confirmer la raison pour laquelle on n’avait jamais trouvé de fossile vieux de plus de huit mille ans.

Que devais-je faire ? Annoncer ma découverte ? Garder le secret ? Attendre de confirmer mes résultats, tout en sachant que ça prendrait des années, des décennies ?

Je me levai et allai ouvrir la fenêtre. L’air glacé de la nuit désertique me griffa le visage. Je pris une grande inspiration, ce qui me fit un bien fou.

Il fallait que je me change les idées.

Je sortis du bâtiment et commençai à errer dans le campement archéologique du site de fouilles sur lequel je travaillais. Enfin, « campement » était un bien piètre euphémisme quand on voyait la ville que c’était devenu au fil du temps. Dès le milieu du Deuxième Âge, quelques décennies à peine après qu’on a découvert que ce lieu perdu dans le désert de Kayis nichait une quantité dantesque de vestiges préhistoriques, on avait commencé à ériger des bâtiments en dur. Plusieurs siècles plus tard, avec les techniques d’extractions modernes, le site n’était toujours pas épuisé de ses merveilles paléontologiques et le campement devenu village s’était en mu une véritable ville, avec son auberge, ses champs de cactus, de dattiers et de cormiers, et même un hôtel de ville pour accueillir la direction d’un baron nommé spécialement pour gérer la population locale.

Je finis par atteindre le seuil du site de fouilles, dont l’accès était barré par un simple parapet de pierre blanche. Je plongeai mon regard dans la vaste vacuité du trou creusé des siècles auparavant, tentant de faire le point sur cette découverte.

La seule question qui comptait, en réalité, était : quels en sont les enjeux ? Est-ce que ça va faire trembler tous les théologiens du monde, ou est-ce que ça ne deviendra qu’une ligne de plus dans les manuels scolaires ?

Et ce fut à ce moment précis, en entendant le vent sifflant faire monter un écho sombre depuis le gouffre, que je me rendis compte : ce n’était pas mon problème. Il n’y avait aucune barrière ontologique qui me retenait de publier mes résultats, car ce n’étaient que des faits. Objectifs, vérifiables, avec une pointe de sel concernant la méthode et la reproductibilité.

Ça avait été presque par hasard que j’avais inventé ce sort de datation, qui relevait plus d’une magouille technique liée aux cercles de magie que j’utilisais que d’un véritable effet de sort. C’était par chance que le caillou sur lequel j’avais décidé de m’exercer à lancer ce sort était resté intact depuis la création du monde. Il ne fallait pas que je laisse passer une telle chance. Il faudrait peut-être des décennies de plus pour confirmer méthodiquement ce résultat, alors autant le publier le plus tôt possible.

Je levai les yeux au ciel. Il n’y avait aucun nuage, Mina, la lune nocturne, avait entamé sa descente vers l’horizon. Au loin, une teinte rosée commençait à naître par-delà les dunes. Auba, la lune du matin, n’allait pas tarder à surgir, précédant le Soleil de trois heures exactement.

Je décidai de rester un peu dans l’atmosphère bleutée de la nuit, malgré le froid qui commençait à me mordre sous mes vêtements. J’avais besoin d’une pause. Dès que Auba serait visible, je retournerais dans mon bureau pour rédiger l’article détaillant ma découverte.

Celle datant la création du monde.

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Le·a fegi-shi aux yeux blancs

En l’an 251 du Deuxième Âge

Après trois jours d’une longue et épuisante marche, je sentais enfin les fragrances de feu de bois, de torchis frais et de graillon qui indiquaient que je me rapprochais de ma destination.

La saison humide battait son plein ici, dans la région de Vael. Baigné·e dans l’empyreume d’une mi-journée ensoleillée, je pouvais entendre nombre d’oiseaux et de petits rongeurs s’affairer dans les fourrés de ce sous-bois. Il y avait même un ruisseau qui coulait non loin dans lequel quelque bête de taille —probablement un ours— pataugeait.

Des clameurs finirent par m’atteindre alors que je n’étais qu’à une centaine de pas de l’entrée du village.

« Euh, bonjour voyageur·euse, » m’accosta une autochtone. « Est-ce qu’on peut vous aider ? »

Je tournai la tête dans sa direction. « Je suis bien au village de Beaubroug-sur-Vanti ? Je suis un·e fegi-shi et j’ai entendu dire que vous aviez besoin d’aide. »

« Fegi-shi ? » demanda la femme.

Une voix d’homme lui répondit. « Tu sais, un·e expert·e des magifestes. Oui, c’est bien ici. Je vais vous emmener au maire. »

Je lui souris. « Merci, mon brave. Je vous suis. »

Il émit un léger raclement de gorge, ne sachant sans doute pas comment procéder.

« Ne vous inquiétez pas l’ami, je vais rester près de vous. Évitons les endroits bondés et il n’y aura pas de soucis. »

Sans rien ajouter, il s’éloigna et je lui emboîtai le pas.

« Vous savez pourquoi on m’a mandé ? La lettre qu’on m’a transmise à la Porte du Havre ne contenait aucun détail… »

Il répondit d’une voix mal assurée. « Oui, mais euh… C’est peut-être mieux si c’est le maire qui vous en parle. J’ai pas envie de dire de bêtise. »

« Oh, bien sûr, je faisais juste la conversation pour que le trajet soit un peu plus simple. »

Un ange passa, à l’issue duquel l’homme, se sentant contraint de continuer la discussion, se renseigna : « Alors comme ça vous venez de la Porte du Havre ? »

« Oui, mais j’étais seulement de passage. Je suis itinérant·e, je ne reste que quelques jours, voire quelques semaines dans les villes que je traverse. »

« Je vois. » Il réfléchit un instant avant d’ajouter. « Il n’y a pas beaucoup de fegi-shi, dans les grandes villes ? »

Je retins un soupir. Question peu subtile, mais je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir. Enfin, peut-être que je pouvais, mais je choisis de ne pas le faire.

« Les fegi-shi sont rares, en général, mais il est commun d’en trouver quelques-uns dans les capitales des duchés. J’ai été dépêché·e parce que j’ai accepté de faire la route jusqu’ici, mais aussi parce que j’ai une bonne réputation dans le milieu. »

La fin du trajet se fit en silence. Le village baignait dans un mélange d’odeurs assez nauséabond, comme si tous les habitants se parfumaient avec des huiles essentielles.

Nous entrâmes dans un bâtiment qui était sans doute la mairie, puis après un court échange auprès d’un commis et l’ascension d’un escalier, nous pénétrâmes dans un bureau dans lequel nous attendait le maire.

La chaleur solaire irradiait la pièce et mon visage. Le maire avait une voix aiguë, mais anguleuse.

« Bienvenue à Beaubourg, voyageur·euse. Vous êtes l’expert·e en magifestes que nous attendions, n’est-ce pas ? »

Je trouvai une chaise et m’assis. « Je suis fegi-shi, oui, et je viens effectivement suite au message que vous avez fait porter à la Porte du Havre. Pourriez-vous me dire ce que vous savez sur la situation ? Je n’ai pour ainsi dire aucun détail. »

Un énième silence s’installa, supposant que le maire me dévisageait.

« Y a-t-il un problème, monsieur le maire ? » soupirai-je, las·se de dissimuler mon exaspération.

Le maire bafouilla. « Euh, et bien… Il se pourrait que votre… situation rende votre travail compliqué. Vous comprenez, la plupart des témoignages que nous avons sont oculaires… »

Je fronçai les sourcils. « Ça, c’est à moi d’en juger. Je vous promets que si vous me chassez à cause de mon handicap, la Porte du Havre ne vous enverra personne d’autre. »

Le maire se frotta bruyamment la barbe en marmonnant. « De toute manière, il faudrait au moins une semaine pour que nous envoyions un autre courrier et ayons la réponse, donc… Je suppose que ça vaut le coup d’essayer. »

Je changeai de place sur ma chaise. « Ne soyez pas trop prompt à juger les gens, monsieur le maire. Je fais ce métier depuis quinze ans et personne ne s’est jamais plaint de ma cécité. »

« Je suppose, je suppose… »

Je fis un moulinet de la main. « Mettons-nous au travail, et vous pourrez bientôt juger pas vous-même. »

« Oui. Vous avez raison, après tout. »

L’homme qui m’avait accompagné·e prit congé et le maire commença à me décrire la situation.

Il m’expliqua qu’ils avaient plusieurs témoignages de ‘bêtes’ et de ‘rongeurs’ qui avaient été vus dans plusieurs bâtiments de la ville. Ça avait touché divers endroits : deux habitations, un atelier de tailleur, un grenier et une bibliothèque.

« C’est rare d’avoir une bibliothèque dans un village aussi profondément ancré dans la campagne », m’étonnai-je. « Vous avez des scribes ou d’autres érudits ? »

« Tout à fait. Une académicienne garrassfantoise est venue il y a quelques années prendre sa retraite ici, où vivait sa famille du temps de sa grand-mère. Elle y forme une scribe et fait régulièrement importer des ouvrages reliés et des codices. Mais bibliothèque est un bien grand mot. Figurez-vous plutôt un lieu public d’étude avec quelques étagères de livres. »

Le maire continua. Il me donna quelques descriptions sommaires, mais peu utiles.

« Il faudrait que je m’entretienne avec ces témoins, sur les lieux où ils ont vu ces supposés magifestes. »

« Bien sûr. Ça risque de prendre un peu de temps, selon la disponibilité de chacun. Vous serez logé·e chez ma fille et son époux, le temps que vous résolviez la situation. »

J’acquiesçai. « Merci bien. Dites-moi, y a-t-il des mages relativement puissants dans votre communauté ? L’académicienne par exemple ? »

Il se frotta de nouveau la barbe.

« Pas que je sache. Elle a certes suivi un cursus universitaire, mais elle est historienne, pas magologue. Quant à nos autres concitoyens… À part une poignée de gens un peu plus doués que la moyenne, je n’en ai jamais eu vent. »

« Personne n’a jamais détruit de porte ou de fenêtre par accident ? Pas de plantation ayant miraculeusement poussé en une nuit ? Pas de guérisseur particulièrement doué ? Pas de mercenaire à la retraite ? »

Il soupira. « Non, non, rien de tout ça. Le bruit aurait couru et me serait parvenu si des choses aussi étranges s’étaient produites. Pourquoi tant d’insistance ? »

Je me penchai en avant pour lui expliquer. « Vous savez que les magifestes n’apparaissent qu’aux endroits où de la magie puissante ou modérée est pratiquée à répétition, n’est-ce pas ? »

Il grogna. Je poursuivis.

« Ça veut dire qu’un des habitants pratique de la magie, en secret, et ce régulièrement, ou bien que l’un d’eux a lancé un sort très puissant à l’insu de tous. Depuis combien de temps ces évènements ont lieu ? »

D’une voix renfrognée, le maire me répondit. « Trois semaines. Mais pourquoi diable quelqu’un ferait-il de la magie en secret ? »

« Ça, c’est à vous de me le dire. Vous n’avez pas de loi ou de tradition interdisant la pratique de la magie ? »

« Non, aucune. »

Je m’allongeai de nouveau sur le dossier de ma chaise. « Il me faudrait aussi la liste des décès au cours de ces cinq dernières semaines, si possible avec le lieu du décès. »

« Pourquoi ? Quel rapport avec les magifestes ? »

« L’apparition de magifestes est inhibée par la mort prématurée des humains. Connaître le nombre et la fréquence des décès, croisés avec la nature des magifestes —que je constaterai moi-même— me permettra de jauger la puissance de la magie qui les a engendrés. »

« Très bien, je vous ferai parvenir ça. Vous me confirmez donc que ce sont bien des magifestes à l’œuvre ? »

Je hochai la tête. « Absolument. Il y a peut-être quelques témoignages induits en erreur par quelque rat ou chien errant, mais certaines descriptions m’assurent qu’il y a au moins plusieurs espèces de magifestes dans votre village. »

Le maire fit racler sa chaise. « Très bien, à moins que vous n’ayez d’autre question, allons directement sur le premier lieu infesté. »


Je savais que nous étions proches de la bibliothèque car les odeurs caractéristiques du papier et du vélin me parvenaient.

« Les fenêtres sont ouvertes ? » déduis-je de l’intensité des effluves que je sentais à même la rue. « Elles n’ont pas peur que les feuillets s’envolent ? Ou que l’humidité ne rentre ? »

« C’est vrai que c’est bizarre, » grogna le maire en se grattant de nouveau les poils du menton, « j’ai pas souvenir de les avoir déjà vues toutes grandes ouvertes comme ça. »

Il frappa à la porte, et ce fut une personne à la voix jeune et féminine qui nous accueillit. L’apprentie scribe.

« Bonjour, monsieur le maire. Quel vent vous amène ? »

« Bonjour, voici le·a fegi-shi que j’ai fait·e venir de la capitale, » déclara le maire avec entrain. « Pouvons-nous entrer ? »

Elle acquiesça. Je pris une grande inspiration, anticipant ce qui allait arriver, et franchis le seuil.

Dans un éclair éblouissant, je recouvris la vue à l’instant où mon pied foula le plancher de l’antre aux livres.

Aveuglé·e, je forçai tout de même mes yeux à rester ouverts, pour profiter de cette rare opportunité.

La pièce était vaste, occupant presque tout le rez-de-chaussée de la bâtisse. De larges fenêtres étaient en effet grandes ouvertes sur tous les murs de la pièce. Quatre grandes étagères contenaient l’intégralité des ouvrages présents, une centaine au total, à vue de nez.

« Attendez, vous… vous pouvez voir, maintenant ? » s’étonna le maire, constatant mon regard balayant la pièce.

« Oui, » répondis-je sans cesser d’admirer le lieu.

Il y avait deux grandes tables de lecture au centre et deux écritoires dans un coin. La seule autre pièce accessible devait être un genre de remise, vue sa petitesse. il y avait aussi une porte ouverte sur un escalier montant vers ce que je devinais être les appartements de l’académicienne.

« Comment ça se fait ? Vous m’avez menti, c’est ça ? Vous vous êtes foutu·e de moi ! »

« Non », lançais-je avec flegme.

Mon regard finit par se poser sur la scribe. Elle était effectivement assez jeune, à peine majeure, assez grande et élancée, avec des mains délicates mais cloquées dû à l’usage de la plume. Sa peau était d’un jaune très clair, presque beige, avec des yeux d’un bleu sombre et profond et des cheveux châtains coupés en brosse.

Elle haussa un sourcil, le regard pénétrant et la bouche tordue de perplexité.

« Vous êtes oracle, c’est ça ? » finit-elle par dire.

Cette remarque clairvoyante me surprit, mais je ne cessai pour autant de la contempler. Ses vêtements étaient simples, mais propres. Elle portait une veste blanche à manches longues sur une tunique brune. Cintrée d’une jupe évasée couleur vert feuille, elle était chaussée de hautes bottes de cuir.

Pour lui répondre, je hochai la tête. « Comment avez-vous entendu parler des oracles ? » Nous étions très peu nombreux et notre existence était pour le moins méconnue.

« J’ai eu un cousin qui était comme vous. Enfin, il voyait très bien, c’est juste qu’il était muet. Sauf la nuit. Là, ça devenait un moulin à parole. »

Elle soupira, mélancolique.

« Personne ne savait ce qu’il avait. Ses parents pensaient qu’il était malpoli et n’arrêtaient pas d’essayer de le forcer à parler. Ils savaient qu’il n’était pas vraiment muet, parce qu’il parlait dès que le soleil se couchait, alors ils le prenaient juste pour un idiot qui ne voulait pas faire ce qu’on lui demandait. »

Elle baissa les yeux.

« Ils le battaient. Au final, il a décidé de déménager à la Passe, pour tenter d’avoir une meilleure vie. Ma mère et moi avons fait le trajet avec lui. C’est là-bas qu’un ecclésiaste nous a appris qu’il était oracle… »

« Et ça consiste en quoi, concrètement ? » demanda le maire.

Je me tournai vers lui, et pour la première fois je pus voir à quoi il ressemblait.

Il était petit, avec des cheveux roux hirsutes et une barbe broussailleuse. Sa peau était d’un jaune sombre et ses yeux vert-de-gris. Il portait une redingote noire poussiéreuse et des chaussures à talonnettes.

« Si j’ai bien tout compris, » continua l’apprentie après avoir pesé mon silence, « ce sont des personnes qui ont un handicap plus ou moins sévère, mais qui disparaît quand elles sont dans certaines conditions. Pour mon cousin, c’était la nuit, et pour vous… »

« C’est la présence de magifestes. » finis-je.

Mes deux interlocuteurs scrutèrent timidement la pièce, comme s’ils cherchaient les magifestes en question.

« Mais comment ça se fait, ça, les oracles ? » s’interrogea le maire. « Ça n’a pas l’air très naturel. »

« C’est une malédiction divine, » répondis-je. Le maire me toisa d’un œil inquisiteur.

« Vous avez énervé les dieux et ils vous ont maudit… »

Je secouai la tête. « Je suis né·e comme ça. Comme tous les oracles. Voyez-ça plutôt comme… »

Comme je cherchais mes mots, la scribe finit ma phrase.

« … comme une épreuve octroyée par les dieux. Il se dit que les oracles sont particulièrement compétents dans de nombreux domaines, comme pour compenser leur handicap. »

Je repris. « Certains le prennent dans l’autre sens. Nous sommes supposément très doué·es, un don fait par les dieux, alors pour compenser, ils nous maudissent. »

Le maire hochait lentement le chef, la main dans sa barbe. « Je vois. Donc vous, vous êtes aveugle, sauf quand il y a des magifestes dans la pièce ? »

J’opinais. « Exactement. »

« Et où sont-ils ? » demanda-t-il en regardant derechef alentour.

« Probablement cachés. Je vais commencer mon travail maintenant. »

Le maire hocha la tête, puis prit congé, prétextant d’autres affaires à gérer.

J’interrogeai la scribe. « Y a-t-il eu récemment des évènements étranges, ou simplement hors du commun, ici, dans la bibliothèque ? »

Elle prit l’air de réfléchir un instant. Dieux, qu’est-ce que c’était agréable de pouvoir lire les émotions de mes interlocuteurs sur leur visage. Il m’avait fallu du temps pour être capable de les déchiffrer à peu près correctement, et même à ce jour je n’étais pas capable de percevoir les émotions les plus subtiles ou dissimulées. Mais sortir de l’obscurité me faisait un bien que ceux qui n’avaient jamais vécu la cécité ne pouvaient comprendre.

« Et bien, euh… Non, pas vraiment. À part le problème d’humidité qu’on a depuis un moment, rien qui ne sorte de l’ordinaire. »

Je haussai un sourcil. « Un problème d’humidité ? Depuis combien de temps ? »

Elle se gratta la tête. « Un peu plus de trois semaines, je dirais ? »

« Ça a l’air lié à notre problème. Vous pouvez me montrer ? »

Me montrer. Ce n’était pas souvent que j’utilisais cette locution.

La scribe me mena dans la petite pièce voisine, où je découvris ce que je devinais être l’académicienne tant évoquée. Fort contrite, elle avait étalé de nombreux rouleaux, feuillets de folios et livres ouverts sur une table. Plusieurs lanternes de sécurité étaient éparpillées çà et là, sans doute dans le but de sécher tous les ouvrages.

Elle était grande et âgée, ses cheveux roux tirés en arrière et attachés serrés. Vêtue de vêtements de villes pratiques, elle transpirait néanmoins d’une modeste richesse, contrastant avec ses concitoyens ruraux.

Je me présentai et lui demandai des informations sur ledit problème d’humidité.

« Je n’en peux plus, » souffla-t-elle d’exaspération. « Peu importe combien de livres je sèche chaque jour, l’humidité persiste et abîme les ouvrages… Ce malgré la chaleur qu’on met en place et l’aération permanente… Je sais que c’est la saison humide, mais c’est la première fois que ça nous arrive ! »

Il me semblait évident que c’était dû à un magifeste, étant donné la situation, mais j’avais du mal à réfléchir clairement et je ne voulais pas précipiter mes conclusions.

« Vous avez rapporté au maire que vous aviez vu des petites créatures rôder dans la bibliothèque ? »

Ce fut la scribe qui me répondit. « Oui, à trois reprises. Des genres de gros insectes volants. La première fois, j’ai cru à des mites et donc me suis montrée vigilante, mais quand je les ai revues, je n’étais plus sûre de moi. Je les ai cherchées, mais sans les trouver. Alors je me suis dit que ce n’était rien. »

Je soupirai en silence. Quand je lui avais demandé si elle n’avait rien vu d’inhabituel, c’était à ce genre de chose auquel je faisais allusion.

« À quelle période de la journée les avez-vous vues ? »

Elle chercha derechef dans sa mémoire. « Le soir, peu après le coucher du soleil. Après une longue journée d’étude, en général. »

« Et où les avez-vous cherchées ? »

Elle haussa les épaules. « Derrière et sous les meubles. Et même dans les écritoires. Mais rien. »

Je retournais dans la salle principale.

« Bon, » commençais-je à déclarer. « Si ce sont bien des magifestes, on a sans doute affaire à un type de nuée. Si mes conjectures sont bonnes, ils sortent la nuit, et cherchent à humidifier le lieu. Et malheureusement, c’est au papier et au vélin que l’humidité s’accroche le plus. Donc… »

Je m’approchai d’une des étagères et entrepris de l’éloigner du mur. Dieux que c’était lourd ! L’apprentie et sa maîtresse m’aidèrent, et nous pûmes découvrir que le dos du meuble était vide.

« J’ai déjà regardé là plusieurs fois… » précisa la scribe.

« J’avais compris, mais je veux tester quelque chose. » Je collais mon oreille au dos de la bibliothèque. « Voulez-vous bien retirer quelques ouvrages, à mi-hauteur ? »

Elles le firent, et avec attention, j’entendis des petits bruits de frottement et des ‘flap flap’ singuliers.

« Je vois, » dis-je en retournant au devant du meuble. « Voici ce que nous allons faire : on va placer un drap au-dessus et autour de nous, puis on va enlever tous les ouvrages. Les magifestes se cachent derrière les livres. Si on les retire tous, ils vont tenter d’aller se cacher ailleurs. Le drap va les en empêcher, et on pourra en capturer un. Une fois fait, on pourra laisser les autres partir. »

Nous mîmes en place le dispositif, et lorsque presque tous les volumes furent retirés des étagères, une nuée de petites créatures volantes surgirent d’un seul homme de leur cachette.

Elles ressemblaient à des petites bandes de papier blanches comme neige. Leur ‘tête’ était repliée vers l’arrière, et leur ‘queue’ avait la forme d’une queue de pie. Ils avaient des ‘ailes’ perpendiculaires à leur corps, plates et arrondies à leurs extrémités. Elles ne battaient pas, elles semblaient se déplacer en planant de manière surnaturelle dans toutes les directions. Ces trajectoires impossibles —en plus de leur apparence singulière— démontraient bien que c’étaient des magifestes.

La scribe parvint à en attraper un entre deux doigts, et je pus l’examiner de plus près.

Le magifeste ne se débattait pas, mais tentait de s’envoler comme s’il n’était pas pris au piège. Pas vraiment intelligent. Ça indiquait que la magie l’ayant engendré était simple.

Je frottai un pan de mon vêtement contre le ‘ventre’ du magifeste, et il se retrouva humide. J’indiquai à la scribe qu’elle pouvait le relâcher, puis nous retirâmes le drap.

« Alors ? » m’interrogea l’académicienne. « Quelles sont vos conclusions ? Que peut-on faire ? »

Mon esprit était terriblement embrumé et j’avais du mal à réfléchir.

« Cela-vous dérange-t-il que l’on sorte dehors, avant de continuer ? »

Les deux érudites échangèrent un regard surpris, mais acceptèrent.

Une chose qui était peu sue à propos des oracles était que nos soi-disant ‘compétences supérieures’ étaient réduites à une certaine médiocrité quand notre malédiction était levée. Ainsi, tant que je voyais, j’avais du mal à réfléchir à pleine capacité.

Quelle merde, cette malédiction.

Une fois dehors, je perdis de nouveau mon précieux sens de la vue, mais je pus enfin prendre un peu de recul sur la situation.

« C’est quoi une nuée ? » demanda la bibliothécaire.

Je pris le temps de répondre. Après tout, il y avait une chance non-nulle que cette situation se reproduise dans le futur.

« Chaque magifeste se manifeste sous une forme unique, mais on les catégorise en quatre groupes. La nuée est celui que vous venez de voir. Il s’agit d’une colonie de petits magifestes qui agissent ensemble. Un exemple connu est celui des Singes Volants résidant aux Archives du Monde. Les membres d’une nuée partagent le même but et agissent souvent de concert. On peut considérer qu’une nuée est en réalité une seule entité, un seul magifeste. »

« Et pourquoi on ne les écrase pas simplement comme des insectes ? » demanda la scribe avec candeur, contrite qu’on les eut laissés s’envoler vers une autre cachette.

« Oh, et bien il y a deux raisons à ça. La première, c’est que les magifestes en général sont compliqués à ‘tuer’. Ce terme est d’ailleurs un abus de langage. On parle plutôt de les ‘détruire’, parce que ce ne sont pas des animaux, ils ne sont pas à proprement parler vivants, ce sont plutôt des évènements naturels. Un peu comme le fait de construire un barrage forme naturellement un lac en amont de la rivière, utiliser la magie à outrance forme naturellement des magifestes. Ils n’ont pas d’esprit et ne respectent pas les lois de la biologie. Ce sont juste… des magifestes.

« La deuxième concerne les nuées en particulier. Malgré leurs nombreux ‘corps’, c’est un seul organisme, comme je l’ai dit. Si nous ne les détruisons pas tous, s’il n’en reste ne serait-ce qu’un seul, alors la nuée se reformera. Et comme vous l’avez vu, ils sont bien cachés, on ne pourra jamais savoir si on les a tous détruits. »

« Oh, je vois. » conclut l’apprentie, déception dans la voix.

« Et les autres types ? » s’enquit l’académicienne.

« Il existe les colosses. Beaucoup de colosses sont connus, comme Testudino, la tortue géante qui trace des routes —bien que ce ne soit pas une tortue— et le Mangeur de Pierres. Ceux-ci se caractérisent par premièrement une taille souvent bien supérieure à celle d’un humain, deuxièmement une grande longévité. En règle générale, ils accomplissent leur tâche lentement, mais sûrement. Certains existent même depuis plusieurs siècles.

« Les deux derniers sont les reclus et les singuliers. Les reclus sont le type par défaut, c’est-à-dire un unique magifeste de taille moyenne, sans longévité particulière et qui ont tendance à se cacher — contrairement aux colosses. Les singuliers sont tous ceux qui sont inclassables dans les trois autres catégories. Ils sont bien plus étranges que leurs homologues, que ce soit dans leur forme ou leur comportement, ce qui les rend très compliqués à gérer. »

Le silence s’installa alors que les deux érudites assimilaient toutes ces informations.

« Pour revenir à notre problème, » repris-je, « comme je l’ai mentionné, l’objectif de ces magifestes-là est d’humidifier toute la pièce. Ils ont probablement migré dans la bibliothèque à cause des livres et du ‘potentiel d’humidification’ du lieu, pour ainsi dire. Cela signifie deux choses. La première, c’est que le ou les sorts lancés qui les ont manifestés visent à sécher des objets. Aucune de vous deux ne pratique la magie à répétition, par hasard ? En particulier pour sécher des livres ou autres ? »

Elles répondirent par la négative.

« Bien. La deuxième, c’est qu’ils ne disparaîtront pas tant qu’ils n’auront pas tout humidifié à leur guise. Je ne peux pas savoir à quel point ils comptent le faire, mais ça peut mettre en grand danger tous les ouvrages qui sont présents. »

J’entendis l’académicienne croiser les bras et changer de posture dans un léger grognement.

« Premièrement, vous allez protéger les étagères avec des peaux animales, des fourrures, ou des draps à défaut. Ensuite, fenêtres fermées, vous allez faire bouillir de l’eau pour que la vapeur se répande dans la pièce et humidifie l’endroit.

« En parallèle, vous allez apporter des choses sèches dans vos appartements à l’étage. Des feuilles mortes, de la paille, bref, des trucs végétaux bien secs. À chaque fois que vous sentirez l’humidité gagner vos appartements, vous les remplacerez pour que ça reste toujours le plus sec possible.

« En deux ou trois jours, les magifestes migreront à l’étage. Vous transporterez alors les livres dans un autre endroit, assez loin et bien à l’abri, et enfin vous pourrez laisser les magifestes humidifier à leur guise toute la bâtisse. Une fois qu’ils auront fini, ils disparaîtront et vous pourrez reprendre une vie normale. »

La bibliothécaire grommela. « Combien de temps ça prendra, une fois les ouvrages déplacés ? »

Je réfléchis. « Je dirais quatre ou cinq jours dans le meilleur des cas et, au pire, deux semaines. »

La scribe intervint. « Et pourquoi on ne bouge pas directement les livres ailleurs ? »

Je secouai la tête. « Si vous faites ça, il y a un risque que les magifestes ‘suivent’ les livres. Donc à moins de les éparpiller dans une dizaine de bâtiments différents aux quatre coins du village, le plus sûr est de les divertir avec un endroit plus attrayant pour eux, et proche de leur position actuelle, avant de migrer les volumes. »

Je soupirai.

« Si on était en saison sèche, ou même en hivers, on aurait pu faire ça dehors au lieu d’inonder vos appartements de paille, mais malheureusement… »

Je laissai traîner ma phrase, réfléchissant à une alternative moins contraignante. Mais je finis par secouer la tête, confirmant que l’opération que j’avais proposée était la meilleure.

J’entendis le craquement des jointures de l’académicienne qui s’étirait pour chasser l’appréhension de l’effort à venir. « Bon. Y’a plus qu’à nous mettre au travail, je suppose. »

Je sentis une main sur mon épaule qui une autre qui se saisit de la mienne. « Merci, fegi-shi. Si on a d’autres questions, on viendra vous voir. »

Je hochais la tête avant de les entendre repartir à l’intérieur et commencer à fermer les fenêtres.

Je levai le visage vers le ciel pour jauger la position du soleil par sa chaleur. Il commençait à se faire tard, notre petite enquête nous ayant occupés un bon moment. Je n’aurai sans doute pas le temps de visiter d’autres témoins aujourd’hui, principalement à cause de la fatigue du voyage qui m’empêcherait de veiller trop tard.


J’avais demandé à la fille du maire de m’apporter une chandelle et de me laisser seul·e dans la chambre qu’elle me prêtait pour mon séjour ici.

Assis·e au petit bureau qui jouxtait le lit, je maintenais un sort du domaine de l’Égide pour créer une bulle autour de la chandelle et étouffer sa flamme. À chaque fois que sa chaleur devenait trop faible et qu’elle menaçait de s’éteindre, je stoppais mon sort, laissais la flamme retrouver de sa vigueur, puis recommençais.

Au bout d’une bonne demi-heure de ce petit manège, ma vue me fut de nouveau rendue.

Le petit magifeste qui venait de naître ressemblait à un minuscule lézard couleur miel strié de nervures rouges. Il n’avait pas de tête, mais une queue qui joignait ses deux extrémités dans une large boucle.

Il s’agrippa à la chandelle, approcha sa queue de la flamme et celle-ci s’embrasa de plus belle en maintenant une luminosité et une chaleur constante.

J’estimai qu’il resterait au moins une heure, voire jusqu’à ce que la chandelle se termine, si j’avais de la chance. Ainsi, je pouvais lire le registre des décès que le maire m’avait fait porter en fin de journée, juste après le repas.

Je profitai de ce moment de clairvoyance pour observer le village plongé dans la pénombre vespérale, à travers la fenêtre. Les maisons étaient vieilles, faites de bois et de torchis comme avant la Guerre Triangulaire, même si leur architecture semblait plus moderne. Le sous-bois que j’avais traversé était l’orée d’une sylve plutôt épaisse qui nimbait le village. Je ne voyais pas le ruisseau que j’avais entendu le midi, mais il traversait certainement le village, sans doute le Vanti qui donnait son nom à Beaubourg-sur-Vanti.

Je me plongeai dans le registre. J’avais du mal à lire, déjà parce que le draschais n’était pas ma langue maternelle, mais surtout parce que mon alphabétisation avait été frugale à cause de mon handicap. Mais heureusement, le registre contenait surtout des noms et des dates.

La lecture m’apprit qu’il n’y avait pas eu de décès lors de ses trois dernières semaines, et un seul dans les deux semaines qui avaient précédé. Ce n’était pas surprenant pour un village comptant au plus trois cents âmes. La magie à l’œuvre ne pouvait donc pas être très puissante. Il se pouvait même que cela soit de la magie pratiquée à très bas niveau, mais à une fréquence très élevée, comme je venais de le faire avec ma petite salamandre-de-chandelle.

La lumière ainsi que mon acuité finirent par s’éteindre. Replongé·e dans la solitude d’une obscurité noire d’encre, je me réfugiai dans mes pensées.

Cela en valait-il vraiment la peine ? C’était comprendre que ma malédiction était liée aux magifestes qui m’avait poussé·e à faire ce métier. Mais être quotidiennement confronté·e au validisme des gens auxquels j’étais sensé·e venir en aide était fatigant. Bien plus que de voyager à pied dans la rase-campagne. Ne ferais-je pas mieux de me réfugier dans quelque lieu où les magifestes étaient en permanence présents, comme aux Archives du Monde, pour finir mes jours en paix ? Ou encore dans quelque ermitage où mon handicap ne sera pas jugé ?

En m’allongeant sur le matelas dur, je balayai cette pensée. Je m’étais toujours interdit·e d’être contraint·e par ma malédiction. Et si je devais passer ma vie à combattre le validisme où que j’aille, et bien soit, j’en ferais mon fardeau.

C’était juste tellement éreintant…

Heureusement, je fus rapidement emporté·e au royaume des rêves.


Le matin fut dur, plus encore que le matelas.

Mon dos me faisait souffrir, la qualité déplorable du lit s’ajoutant aux heures de marche de la veille. Ouvrir les yeux et voir le sempiternel noir, bien que je devrais y être habitué·e, était toujours une surprise désagréable pour mon esprit qui n’arrivait étrangement pas à s’y accoutumer. La perspective d’une journée intéressante de travail fut peu à peu remplacée par la réalité du validisme que j’avais subi la veille et qui allait en toute probabilité continuer pour chaque personne que je devrais interroger.

J’envisageai de rester couché·e, de replonger dans le sommeil ou de feindre une fièvre, mais mon intégrité et surtout la chaleur matinale qui m’aspergeait depuis la fenêtre empêchaient l’une et l’autre de ces options.

Tandis que je m’habillai à tâtons, je me demandais : petit déjeuner ou pas ? La fille du maire s’était montrée timidement curieuse sur mon aptitude à faire mon métier lors du repas de la veille, tandis que son époux s’était reclus dans un silence impoli. Seuls les éclats de voix de leur jeune fille que j’entendais à travers la porte me convainquirent de me joindre à eux.

La pièce à manger était, comme la vieille, imbibée d’huile essentielle. Le couple m’avait expliqué qu’il était coutume dans cette région d’en verser avant chaque repas en lieu de libation, pour remercier les dieux. C’était stupide, parce que les huiles essentielles, même de mauvaise qualité, étaient chères, et que ça me privait du seul sens qui me permettait de savoir ce que je mettais dans ma bouche.

La voix enjouée et pleine de candeur de la gamine me fit néanmoins sourire quand elle m’adressa un « Bonjour, monsieur·dame le·a fegi-shi ! Il y a de la confiture aujourd’hui ! » d’un ton rieur alors que je m’asseyais auprès d’elle. Âgée d’à peine huit ans, c’était la seule de la maison à avoir réagi avec tendresse quand elle avait constaté mon handicap la veille au soir, commençant à me décrire tout ce qui se trouvait sur la table et se proposant de me passer les plats quand je le souhaitais. Preuve encore que le validisme était acquis et non inné.

Comme ce matin ses parents étaient de nouveau murés dans leur malaise, j’en profitai pour lui raconter quelques histoires que j’avais vécues ici et là, ce qui la ravie au plus au point et la contrit quand je dus partir.

À l’hôtel de ville, le maire avait chargé quelqu’un de me guider jusqu’à la deuxième témoin : une jeune fermière qui avait aperçu un gros rongeur étrange — un des supposés magifestes — dans un grenier trônant au centre du village.

« Pourquoi avoir construit un grenier ici ? Ça ne doit pas être très pratique. »

« On m’a dit que c’est pour pouvoir le protéger si on attaque le village, » me répondit la fermière. « Le grain, c’est précieux ici, vous savez. »

Ça m’étonnait. « On vous attaque souvent ? »

Dans un bruissement de jute que je supposais être un haussement d’épaule, elle me répondit « Ya un temps, y’avait pas mal de guerres de vassaux dans la région. Nous, on n’est pas impliqués là-dedans, mais y paraît que c’est important pour eux de prendre les villages fermiers. »

« Vous êtes un village agraire ? J’ai vu que le village était entouré de forêt, où sont vos champs ? »

« Ils sont plus loin, en amont de la rivière. La forêt est pas très grande. Comment vous avez fait pour voir la forêt si vous êtes aveugle ? »

Et c’était reparti. Au moins, elle avait le mérite d’être directe, ce que je savais apprécier. Je lui fis un topo rapide sur ma malédiction, sans entrer dans les détails, et elle ne poussa pas les questions plus loin.

« Pourquoi vous ne coupez pas la forêt ? » m’enquis-je. « Au moins en partie, pour rapprocher les champs ? »

Elle haussa de nouveau les épaules. « Y paraît qu’en cas d’attaque, ça permet de mieux se protéger. »

J’étais perplexe quant à ce raisonnement. Ça faisait beaucoup d’effort au quotidien, de lier le grenier et les champs, pour un avantage très ponctuel, voire inexistant en ces temps de paix, mais je n’émis pas de jugement à haute voix. Au moins, le village était muni d’une palissade, et avoir autant de bois à proximité avait ses avantages.

« Avant d’entrer, » l’interpelai-je, « j’aimerais savoir : pratiquez-vous la magie ? »

D’aucun dirait que j’aurais dû attendre d’entrer pour pouvoir juger sa réaction au faciès, mais en réalité j’étais bien meilleur·e pour jauger les gens à la voix. Conséquence de la pratique et des avantages conférés par ma malédiction.

En guise de réponse, elle ricana. « Vous croyez que je serais paysanne si je pouvais faire des trucs magiques ? »

C’était à mon tour de hausser les épaules. « Pourquoi pas ? Ça peut avoir ses avantages dans votre métier, même à petite échelle. »

« Non, monsieur·dame le·a fegi-shi, » ajouta-t-elle sur un ton plus sérieux, presque contrit. « Je suis absolument nulle en magie »

Plus j’y pensais, et plus j’étais convaincu·e qu’un villageois avec peu d’expérience magique s’isolait en secret pour s’entraîner. Des lieux publics comme une bibliothèque ou un grenier, voire même un atelier, pouvaient servir de lieu confidentiel d’entraînement une fois la nuit tombée. Ma théorie étant que la magie pratiquée était faible et à grande répétition, un mage en pratique autodidacte était la meilleure hypothèse concernant le coupable.

Mais il fallait que je voie les autres magifestes pour confirmer cette théorie. Je gravis quelques marches de bois et entrai donc dans le grenier.

Cette fois-ci, je remerciai la pénombre ambiante qui atténua sensiblement l’éblouissement que je subissais chaque fois que la malédiction se mettait en trêve.

L’endroit était vaste, pour un simple grenier à grain. Et pour cause, ce n’en n’était pas le seul usage. Il y avait aussi de la paille, du bois, quelques pierres de construction ainsi que de la chaux et du sable. C’était plus un entrepôt qu’un grenier.

Je déplorais cependant que le bâtiment en lui-même n’était pas un plaisir pour les yeux. Il était grossier, les planches des murs ayant nombre d’aspérités. Seul le toit était travaillé pour empêcher la pluie de s’infiltrer.

Cela dit, ce qu’on pouvait accorder aux villageois était une organisation minutieuse. Toutes les denrées étaient stockées dans des compartiments bien séparés, j’aurais pu réaliser un inventaire juste en restant sur le pas de la porte.

« Où et quand avez-vous vu le magifeste ? » demandais-je en me tournant vers la paysanne.

Malgré sa voix qui m’avait paru assez juvénile, elle était en fait bien plus âgée que ce que je pensais. Elle devait tourner autour de la quarantaine. Son corps portait les stigmates de son travail difficile et des muscles saillants aux bras et aux jambes étaient visibles à travers son vêtement serré. Elle tenait à la main un large chapeau de paille, laissant apparaître des cheveux rouge feu attachés en chignon. Elle avait le teint tanné des agriculteurs et le visage congestionné dans une mimique fatiguée, les yeux ridés et plissés et le rictus tiré en arrière.

« Deux fois, derrière les sacs de grain. Le matin avant l’aube à chaque fois. »

J’acquiesçais. « Vous pouvez me le décrire ? »

Elle se gratta la joue avec un ongle noir. « Comme un très gros rat, de la taille d’un chien. Mais avec le museau aplati. » Puis, elle ajouta « Vous savez, il fait très sombre à cette heure-là, alors j’ai pas pu voir grand-chose. Et puis, il m’a foutu la frousse, ce truc. »

De la taille d’un chien ? Ça ne devait pas être facile pour lui de se dissimuler.

« Et quand vous l’avez surpris, vous avez pu voir où il allait ? »

Elle enroula ses bras autour de son corps, gênée. « C’est ça le plus bizarre. Les deux fois il a disparu sous les sacs de grain. Comme volatilisé. Personne ne m’a crue quand je l’ai dit, et même en retirant tous les sacs, on n’a rien vu… »

Intrigué·e, je me dirigeai vers lesdits sacs de grain. Avec l’aide de la fermière, nous les déplaçâmes, mais effectivement, il n’y avait rien. Aucune créature ne se cachait entre les sacs, qui eux étaient intacts et bien fermés. Pourtant, le magifeste était bien là, sinon ma malédiction ne se serait pas levée. Je balayai la pièce du regard, songeant à un autre endroit où il aurait pu se cacher. Il y en avait plusieurs, les investiguer tous prendrait du temps.

Cependant, selon ce que m’avait dit la paysanne, j’avais l’intime conviction qu’il était là, sous notre nez.

« Ouvrons-les, si vous le voulez bien. »

Elle leva les sourcils. « Vous pensez qu’il se cache à l’intérieur ? Mais les sacs… »

« Je sais, » la coupai-je en faisant un effort pour rester courtois·e, « mais les magifestes ne suivent pas les mêmes règles que nous. Il n’est pas improbable qu’il puisse se faufiler à l’intérieur sans avoir à bouloter la jute. »

Sans trop y croire, elle m’aida à ouvrir les sacs, en commençant par ceux du fond. Ce que nous découvrîmes fut surprenant.

« Vous stockez du grain vert ? » l’interrogeai-je, contemplant les semences qui étaient bien trop jeunes pour être réduites en farine.

« Euh… non. » répondit-elle, étonnée. « C’est pas normal ça. »

Nous ouvrîmes quelques autres sacs, et la plupart d’entre eux —ceux les plus éloignés de l’entrée— étaient également verts. Les autres contenaient du grain parfaitement normal.

« C’est bien ce que je pensais, » conclus-je. « Le magifeste fait régresser les grains mûrs pour les rendre verts. »

Je me tournai vers la paysanne. « La magie employée est donc un sort de Vie consistant à faire pousser des plantes. Assez peu puissant, je dirais. »

Elle afficha une moue songeuse. « C’est embêtant, ça. On vient de perdre une partie de notre récolte. »

Je fis une rapide estimation. Six sacs étaient affectés, sur les seize qui nous faisaient face. Cinq autres compartiments contenaient aussi du grain, toujours sains d’après un rapide examen, ce qui faisait… six pourcents ? Oui, un peu plus de six pourcents de grain corrompu.

« Vous avez de la chance, c’est assez peu sur le total que possède ce grenier. Mais ça pourrait devenir conséquent si on ne l’arrête pas. »

Elle croisa les bras dans un rictus embêté, fixant les sacs contaminés.

« Cependant, » ajoutai-je, « Je n’ai pas vu le magifeste lui-même. »

« C’est un problème ? », me demanda-t-elle.

Je réfléchis un peu. « Pas forcément, mais le voir et comprendre son comportement me permettrait de mieux savoir comment il a été engendré et comment s’en protéger. »

Elle me fixa d’un air perplexe.

« Par exemple, » je reprends, « qu’est-ce qui le pousse à sortir des sacs si c’est bien là qu’il se cache ? A priori, il pourrait corrompre le grain de l’intérieur, non ? Mais si c’était le cas, il serait presque en permanence invisible et vous ne l’auriez jamais vu. Vous comprenez ? »

Elle secoua la tête. « Pas vraiment, mais je vous fais confiance. »

Je repris mon examen des sacs et des lieux.

Après un certain temps, je remarquai quelque chose d’intrigant.

« Est-ce que les planches du grenier ont été réparées récemment ? », demandais-je à l’agricultrice.

« Pas que je sache, pourquoi ? »

Je pointais le sol, à l’endroit où se trouvaient les sacs de grain vert que nous avions déplacé tantôt. « Regardez, ces planches-là sont beaucoup plus récentes que celles autour. On dirait presque que le bois a été coupé et poncé la semaine dernière. »

Elle s’agenouilla près de moi pour constater mes dires. « C’est bizarre, cette planche-là est même à moitié récente, à moitié vieille. » Elle se tourna vers moi, les sourcils froncés. « Ça fait aucun sens ! »

Je lui souris. « Sauf si..? »

Son visage s’éclaira. « Sauf si c’est le magifeste qui les fait rajeunir ! »

Je hochais la tête. « Tout à fait. M’est avis qu’il ne disparaît pas dans les sacs, mais à travers le bois. »

Je me redressai. « Je pense que le magifeste se cache sous le grenier, je vais y aller pour le voir et le forcer à bouger. Vous, vous restez ici des fois qu’il retraverse le plancher, pour voir s’il ne va pas se cacher ailleurs. »

Je sortis, me coupant de mon sens de la vue pour une courte période, jusqu’à ce que je me glisse sous les fondations en bois du bâtiment, qui étaient surélevé du sol terreux.

Il faisait sombre. Au bout d’une minute, je m’accoutumai et pouvais discerner une silhouette à peine visible, suspendue à l’envers, collée au plancher, à l’intersection de deux poutres. Je gardai mes distances pour ne pas l’effrayer et l’observer.

Le magifeste ressemblait effectivement à un gros rongeur, sans visage ni oreilles, mais avait à la place un labyrinthe de creusets, comme un amas de peau amalgamé en des dizaines de plis sinueux. Après une observation attentive, je remarquai que sa fourrure n’était pas composée de poils, mais de longues échardes de bois gris. Il possédait une très courte queue qui rappelait un épi de blé, mais de la même couleur que le reste de son corps, à savoir un gris plutôt sombre.

« Vous êtes prête ? » je criai à la paysanne à l’étage. « J’y vais. »

Je saisis une poignée de terre que je jetai d’un geste sec en direction du magifeste, qui se met aussitôt à détaler, toujours suspendu au plancher du grenier.

Il n’essaya pas de retraverser les planches, mais à la place sortit à découvert et se jeta contre le mur en bois d’une habitation mitoyenne et disparut, ce qui eut pour effet immédiat de m’aveugler complètement.

« Merde, » murmurai-je.

Je me précipitai avec prudence à la porte de ladite maison pour y frapper trois coups. Comme je m’en doutais —et je l’espérais— personne ne me répondit. Le magifeste devait sans doute chercher la solitude et attendre la nuit pour verdir le grain.

L’agricultrice, attirée par mon chahut, trottina vers moi pour savoir ce qui se passait.

Après une brève explication, je lui dictais la marche à suivre.

« Donc, pour vous résumer tout ce qu’on a appris, le magifeste a pour but de faire verdir le grain dans ce grenier. Il est capable de passer à travers le bois sans problème, et cherche la solitude absolue pour œuvrer. Pour vous en débarrasser, il n’y a qu’une seule solution : déplacer les sacs de grain loin de ce grenier, en n’en laissant qu’une poignée sur le sol. Une fois qu’il aura fait suffisamment régresser ces grains-là, il devrait disparaître. Ce sera facile à vérifier vu qu’il se cache juste sous le plancher. Vous avez bien compris ? »

Je sentis dans la voix de la paysanne qu’elle faisait la moue. « Ça fait beaucoup de travail de tout déplacer et ça ne sera pas pratique. On a bien deux autres greniers, mais beaucoup plus petits que celui-là, et je suis pas sûre qu’on pourra y mettre tous les sacs. »

Je secouai la tête. « Alors vous les mettrez ailleurs. Ce n’est que temporaire. De toute façon, c’est mieux si vous éparpillez les sacs dans le village, ça évitera que le magifeste ne les suive. »

« On ne pourrait pas juste poster quelqu’un en permanence dans le grenier ? Vous avez dit que le magifeste ne fera rien s’il y a des gens présents. »

Je fis derechef un geste de dénégation. « Ça ne fera que le mettre en attente. Il ne disparaîtra pas tant qu’il n’aura pas verdi tout le grain du grenier, donc n’en laisser qu’une poignée et le laisser faire est la solution la plus rapide et la moins coûteuse. »

« Et que se passera-t-il si on enlève juste tout le grain ? », me demanda-t-elle, sincèrement curieuse.

Je haussais les épaules. « Je ne sais pas. On ne peut pas savoir. Si vous faites ça, le magifeste tombera alors dans des comportements imprédictibles, ce qui peut vouloir dire sa disparition ou bien un comportement encore plus destructeur. Vous ne voulez pas prendre ce risque. »

Elle soupira. « Et combien de temps ça prendra ? »

Je réfléchis un instant. « Si on laisse une poignée de grains déjà verts, vu la vitesse de régression, je dirais moins d’une semaine. Une demi-dizaine de jours ? Mais je puis me tromper, c’est impossible à prédire avec exactitude. »

Elle s’étira, ce qui fit craquer ses épaules engourdies. « Très bien, je vais dire ça aux autres. Merci, monsieur·dame le·a fegi-shi ».


Midi s’annonçait. Je demandai à la fermière de m’accompagner à mon logement pour que je puisse prendre mon repas, mais nous fûmes interceptés par le maire.

« Puis-je vous inviter à déjeuner, fegi-shi ? Il y a quelque chose dont il faut que nous discutions. »

J’acquiesçai, et il me guida jusqu’à sa propre demeure. Nous papotâmes un peu sur le chemin, lui me demandant où j’en étais dans mon enquête et moi lui décrivant les directives que j’avais déjà données, mais restant évasiv·e sur mes conjectures concernant la magie utilisée par le coupable.

Quand nous fûmes installés en terrasse de sa demeure, je sentis les fragrances d’un sobre coq au vin réchauffé de la veille, juste avant d’être inondé·e par une odeur boisée et sucrée de santal. La fameuse libation rituelle à l’huile essentielle. Au moins, cette odeur-là était plus facile à supporter que l’essence de bleuet de sa fille et de son gendre. Un peu.

Il aborda ensuite le sujet qu’il voulait tant évoquer.

« Nous n’avons pas encore discuté de votre paiement, n’est-ce pas ? »

J’acquiesçai en mastiquant. « Ça m’a surpris·e qu’on n’en parle pas hier, mais vous aviez l’air de vouloir que je fasse mes preuves. Je suis cependant d’accord qu’il vaut mieux aborder le sujet au plus tôt. »

« Très bien, très bien, » dit-il en me servant un verre de bière. « Et bien, dites-moi, quels sont vos honoraires ? »

« J’opère sur une base de paiement journalier, de 22 Roy par jour, en comptant le temps de voyage pour les missions mandatées —ce qui est le cas ici— avec un surplus pour le logis et le couvert — ce qui n’est pas votre cas, vu que je suis logé·e et nourri·e. Avec les six jours de voyage aller-retour, estimant qu’il me faudra encore deux jours pour boucler l’affaire, totalisant neuf jours au total —en comptant aujourd’hui— on arrive à un total estimé de… 198 Roy. Dans votre monnaie ça ferait… » Je calculai rapidement dans ma tête, « 1650 Rials. Ou 429 Roue du Guide, si c’est ce que vous utilisez ici. »

Il me répondit d’une voix basse. « Non non, bien qu’on est près de la frontière expressionniste, notre devise est toujours le Rial. »

Cependant, et ce depuis la veille, un détail me contrissais. « Bien sûr, il serait aimable de la part de la ville que votre fille soit dédommagée pour son accueil. J’applique usuellement un tarif de douze pourcents pour le logis. Ça lui ferait à peu près 200 Rials en guise de remerciement. »

J’avais arrondi cette dernière somme au supérieur, mais on n’était pas à deux Rials près.

Le maire ricana jaune avant de prendre une gorgée de bière. « J’avais espéré que vous loger allègerait un peu le prix, pour tout vous dire. »

Je ne pus empêcher un sourire narquois de naître sur mon visage. « Voyons, monsieur le maire, héberger un étranger n’est pas aisé. Je n’ai pas envie d’incommoder votre fille et sa famille, c’est quand même la moindre des choses… »

Sa chaise grinça quand il changea de position. Je sentais sa gêne d’ici.

« Sinon, » repris-je, « il y a bien des tarifs préférentiels que j’applique quand ce sont des particuliers peu fortunés ou, comme ici, des villages loin des richesses citadines qui requièrent mes services. Mais j’aurais une condition à cela. »

Il se redressa sur son siège. « Laquelle ? »

« Je vous applique le surcoût du logement et du couvert, que j’irai moi-même remettre à votre fille. »

Il posa ses couverts. « Ce qui nous amènerait à combien ? »

« Pour les villages, la dispense que j’applique est de trente-deux pourcents. En comptant les douze pourcents de logis, ça nous fait un total de 1320 Rials pour le séjour complet, si la situation est effectivement résolue après-demain. »

Il se gratta bruyamment la barbe. « Effectivement, c’est une sacrée ristourne. Très bien, j’accepte. Merci, fegi-shi, pour votre compréhension. »

J’entendis de la vaisselle cliqueter dans ce que je suggérais être un geste pour me serrer la main, que je lui rendis.

« À quel point êtes-vous confiant·e de boucler l’affaire avant après-demain ? » demanda-t-il en reprenant son repas.

« Plutôt confiant·e. Il ne me reste que trois lieux à visiter, après quoi je pourrai réfléchir au profil-type du coupable. Il me faudra aussi faire rédiger à l’écrit toutes les indications que j’aurais données à vos citoyens, plus quelques conseils pour pratiquer la magie en sécurité afin que rien de tout cela ne se reproduise. »

Il resta pensif à cette dernière remarque, et nous finîmes le repas sur des banalités.


J’essayais de me faire une carte mentale de tous les lieux incriminés, avec les deux que j’avais déjà visités et les trois dont on m’avait donné la position.

Les deux endroits les plus centraux étaient le grenier que j’avais investigué le matin et une habitation proche. J’avais donc choisi cette dernière pour l’après-midi. Je fus guidé·e sur place par le maire, qui me quitta rapidement pour continuer ses affaires.

Un homme dans la soixantaine m’ouvrit. Je me présentai, et il me fit entrer.

Je recouvris la vue une fois le seuil franchi —je pourrais m’habituer à ça— et pus constater la même fatigue sur la mine de l’homme que j’avais déjà sentie dans sa voix. Il était grand et large comme un ours, tout aussi poilu, mais avec des traits d’une douceur rassurante. Sa peau était jaune chamois, avec des yeux d’un bleu azur. Il arborait une tignasse et une barbe épaisses, d’un roux très sombre. Il portait une longue robe à manches longues, indigo et brodée d’un fil blanc tout simple, suggérant qu’il était maître artisan par cette très modeste richesse apparente.

« Est-ce que vous voulez une tasse de thé ? »

Ça sonnait presque comme une supplication, comme si le thé qu’il m’offrait était pour lui un répit attendu depuis des éons.

J’acquiesçai, mais constatai que nous nous rendions, plutôt que dans son salon, dans la cuisine.

« C’est une grande maison que vous avez là, » remarquai-je en constatant l’architecture moderne typique du Deuxième Âge, séparant les pièces à vivre, et qui contrastait avec les larges foyers en plain-pied des bâtisses du Premier Âge.

Il haussa les sourcils. « Oui, pardon. Je vous ferai bien passer dans le salon, mais… »

En remontant le petit couloir qui distribuait chacune des pièces communes, il œilla à travers une porte ouverte. Quand je passai devant à mon tour, je pus constater que le salon en question était un capharnaüm, tous les meubles étant repoussés dans un coin comme pour barricader complètement un angle de la pièce.

« Venez, je vais vous expliquer. »

Malgré ces mots, il me servit le thé en silence.

Nous fûmes discrètement rejoints par son mari, qui avait l’air un peu plus jeune que lui — ou bien était le temps qui l’érodait moins. L’homme qui m’avait ouvert était clairement un travailleur manuel, tandis que le mari avait l’apparence plus délicate d’un bureaucrate ou d’un greffier.

L’époux était de visu moins fatigué que son mari, mais était muré dans un mutisme déprimé. Et surtout, une longue cicatrice rose barrait son visage couleur champagne, de l’oreille jusqu’au menton. Ses yeux bleu sombre étaient mi-clos, et ses cheveux coupés en brosse étaient de la même couleur que ceux de son mari. Il était habillé simplement, une chemise en lin délavée et une salopette en chanvre marron.

« Nos enfants sont allés vivre chez leur tante, » m’expliqua enfin l’homme qui m’avait accueilli·e, « l’ambiance était malsaine pour eux. Et on aurait fait pareil si ma sœur avait assez de place chez elle. »

L’époux sortit finalement de son mutisme. « On est très heureux que vous soyez là, maître·sse des magifestes. Ça devient insupportable. »

Je posai ma tasse vide que l’homme s’enquit de remplir de nouveau.

« Et si vous racontiez ce qui vous oppresse ? » proposai-je, l’empathie pour leur état rendant mon envie de les aider intenable.

L’époux souffla, exaspéré comme la réalité le rattrapait, et l’homme se leva et se dirigea simplement vers un des coins de la pièce.

« J’aurais du mal à vous expliquer, le mieux serait que vous veniez voir. »

En me levant, j’œillai l’époux. Il fixait le fond de sa tasse en la serrant fort. J’étais presque sûr·e que sa main tremblait.

L’homme me désigna la rainure joignant les planches qui formaient l’angle du mur. Ou plutôt, l’absence de rainure, ce qui était pour le moins saugrenu. C’était comme si l’angle était continu, comme si les planches avaient été coupées de manière à former un angle droit.

« Hmm… » soufflai-je en approchant un doigt de cet étrange artefact architectural.

« Pas trop près ! » rugit l’homme, me tirant par l’épaule.

« Pourquoi pas ? » le pressai-je en me tournant vers lui, un peu secoué·e par sa réaction.

L’homme zieuta le plafond avant de s’expliquer. « Il y en a dans tous les angles de la maison. Enfin, du rez-de-chaussée. Un genre de long fil qui joint les planches, et qui est collé de très près au bois. »

Hum. Ce n’était donc pas une lubie architecturale élaborée, mais le magifeste, qui se collait dans ces rainures et de la même couleur que le bois. Je parcourus le plafond et le sol des yeux, pour constater qu’effectivement, tous les angles de la pièce étaient ‘continus’ comme celui que je venais de voir.

L’homme reprit. « On a essayé de le décoller, mais le truc est trop élastique et ne se casse pas. »

Cependant, un détail m’intriguait. « Comment vous vous êtes rendu compte que c’était un magifeste et pas autre chose ? »

À mes mots, l’époux se leva et quitta sa pièce, pour remonter à l’étage.

L’homme attendit que son mari soit parti avant de répondre. « On a trouvé sa tête. Enfin, ce qu’on pense être sa tête. »

Je commençais à deviner ce qu’il s’était passé, mais je le laissai continuer.

« On n’arrivait pas du tout à le décoller. Alors, on a essayé avec une flamme et… »

Du bras, il mima le mouvement d’un fouet dont la mèche viendrait claquer près de mon visage.

D’où la cicatrice…

« Je vois, je vois. La tête est dans le salon, n’est-ce pas ? Ça vous dérange si je vais la voir ? »

« Euh… »

« Vous, restez ici. Ne vous inquiétez pas, je ferai attention. »

Il hocha la tête, inquiet pour moi mais soulagé que quelqu’un s’en charge enfin.

Avant de quitter la pièce, je lui empruntai un couteau de cuisine.

En pénétrant dans le salon, je me dirigeai d’abord vers un coin qui n’était pas celui barricadé. Le magifeste-rainure était bien là aussi, et j’entrepris de le décoller avec la pointe du couteau.

Après un effort assez conséquent, j’y parvins. On aurait dit un joint de mur, mais pas en torchis ni en ciment, il était très caoutchouteux. Je passai le fil de la lame en dessous du long brin qui composait son corps, mais je ne parvins pas à le couper, il glissait sur la lame.

Avec une extrême prudence, je pressai avec deux doigts de part et d’autre de la lame, pour le faire tenir en place et forcer la coupe. Mais il était trop résistant.

Je tentais de tirer dessus pour le détacher dans toute sa longueur, mais je n’étais pas assez fort·e pour le décoller de plus d’un quart de disse. Avec plusieurs personnes fortes, cependant, on pourrait peut-être réussir à le retirer complètement.

J’étudiai le coin que formaient les deux murs avec le sol. Hmm… Comme je le pensais, le corps se séparait en deux pour couvrir les rainures qui longeaient le plancher. Tout décoller serait un travail compliqué malgré tout, surtout avec le danger que représentait a priori la tête.

Bon, j’avais de toute évidence affaire à un magifeste de type singulier. Donc toute mon expérience était à peu près inutile, comme à chaque fois que j’étais confronté·e à ce type. Je ne savais pas comment il pouvait ‘fouetter’ les gens comme l’homme me l’avait mimé, mais je n’avais pas envie de le découvrir. Il fallait que je trouve quel était son but, et comme pour tous les autres, définir un plan pour le faire disparaître de lui-même.

Je marchai jusqu’à la barricade et commençai à essayer de passer en écartant les meubles. L’homme vint sur le seuil de la pièce pour observer mon travail, la curiosité l’emportant sur la prudence. Je le laissai faire, il ne risquait rien là où il était.

La ‘tête’ du magifeste était simplement deux globes noirs, comme des yeux de poissons, disposés verticalement, très proches, à à peine quelques vidisses l’un de l’autre. Je savais que le feu déclenchait une réaction agressive, mais rien de plus.

« Vous avez une planche, ou un plat, en métal ou en bois, que je pourrai utiliser ? » demandai-je à l’homme. « C’est pour me protéger le visage. »

Il hocha la tête et revint avec un plat à tarte en cuivre.

Je m’agenouillai pour mettre un peu de distance entre ces yeux de poisson et moi, levai ma protection de fortune et, en tentant de garder une distance respectable, entrepris de décoller le corps du magifeste.

Je finis par y parvenir avec mon couteau, puis je commençai à le remonter le long de la rainure, me rapprochant de la tête.

Le magifeste ne réagit pas, mais à cet endroit il était tellement dur à décoller, que je n’y parvins pas jusqu’au bout.

Je laissais le corps reprendre sa place, pour observer de nouveau la tête. Et si..?

Je me protégeai de nouveau, et cherchai à piquer les yeux à l’aveugle avec la pointe de mon couteau. J’y parvins après quelques essais, mais là non plus ça ne provoqua aucune réaction de la part du magifeste. Ni ne l’endommagea, d’ailleurs. Les yeux aussi semblaient aussi caoutchouteux et résistants que son corps.

Suite à ces observations, une théorie commençait à se former dans ma tête.

« Est-ce que vous avez une hache ? »

L’homme haussa un sourcil. « Vous êtes sûr·e ? Ça a l’air dangereux… »

« Je cherche juste à confirmer mon hypothèse. Et même si c’est risqué, ça n’a pas vraiment l’air mortel. »

L’inquiétude de l’homme était palpable.

Ce couple vivait dans la peur depuis plus d’une semaine. L’évènement qu’ils avaient subi était impressionnant, de même que l’était la blessure de l’époux, mais en réalité, le magifeste était plutôt inoffensif. L’entaille avait été de toute évidence très superficielle, même si elle avait dû beaucoup saigner. À part perdre un œil, si vraiment la malchance était de leur côté, il n’y avait aucun risque pour leur vie.

Et si mon hypothèse se confirmait, leurs mesures de prudence étaient de toute manière inefficaces.

« J’ai un hachoir, si ça vous convient. »

Je secouai la tête. « Je préfèrerais un outil avec un manche plus long, comme une hache de bûcheron. »

« On peut faire le tour des voisins, je suis sûr qu’on pourra trouver ça. »

Je lui lançai un sourire triste. « Vous pouvez vous en charger ? C’est un peu long à expliquer, mais à l’extérieur, je suis aveugle. »

Il haussa les sourcils, surpris — à raison, ce n’était pas commun — mais fit rapidement le lien avec la tête étrange que je devais faire quand il m’a accueilli·e sur le palier.

« Oui, bien sûr. Désolé. »

Je lui fis signe que ce n’était rien, et il partit.

Au moins, il n’avait pas posé de question ni mis en doute mes capacités à cause de ma cécité. Je décidai de lui expliquer plus tard, s’il le désirait. C’était toujours plus facile d’instruire les gens quand leur seule réaction était un haussement de sourcil.

Je balayai la pièce du regard, essayant de profiter de mon sens temporaire de la vue, mais la maison était simple et la pièce si désordonnée que c’en était triste.

Je m’en voulus de m’être aussi vite lassé·e d’une rare occasion de pouvoir voir, mais j’essayai de rester indulgent·e avec moi-même. Après tout, l’abaissement temporaire de ma malédiction nuisait à mon acuité mentale en général, et avoir un sens en plus était un surplus d’information qui me fatiguait vite. Surtout autant de fois à la suite sur une si courte période.

Je sortis donc sur le perron et m’assis sur un banc qui se trouvait non loin.

Le village était plutôt animé. On était en son centre, et j’entendais de toutes parts l’activité des villageois, que ce soit les manuels qui suintaient d’une sueur odorante traduisant le dur labeur, ou les marchands qui brayaient pour négocier leurs biens tout en discutant de la météo.

Ça faisait d’ailleurs deux jours que la pluie n’était pas tombée, et je sentais dans l’air qu’une grosse averse s’abattrait sur nous avant la nuit.

« Ah, je vois que vous êtes sorti·e vous aérer. » La voix grave de l’homme m’extirpa de ma contemplation oisive. « J’ai votre hache, retournons à l’intérieur, si vous le voulez bien. »

Je me relevai.

« Vous voulez de l’aide ? » s’enquit-il.

Je lui souris. « Non, ça ira. Mais merci de proposer. »

Je regagnai la maison sans difficulté, et nous rejoignîmes le salon.

La hache que m’avait trouvée l’homme était toute simple, assez usée, un peu rouillée, mais largement suffisante pour ce que j’envisageai.

L’homme s’était enhardi, il n’avait plus peur d’entrer dans le salon avec moi. Je le mis cependant en garde.

« Là, vous devriez vraiment quitter la pièce, ce que je vais faire est dangereux. »

Il acquiesça, et m’obéit. Je saisis de nouveau le plat en cuivre qui me servait de bouclier, et choisis méticuleusement à quel endroit du mur j’allais faire mon test.

J’arrêtai mon choix sur un mur, assez proche d’un angle mais loin de la ‘tête’ du magifeste, et décidai de l’emplacement exact juste un peu au-dessus de moi. Si mon hypothèse était bonne, c’est ici que je pourrais me protéger au mieux.

Je levai mon bouclier, et d’un coup sec plantai la hache dans le mur.

Un claquement sec fendit l’air et le cuivre sonna comme une cloche, si fort que mes oreilles sifflèrent.

J’attendis quelques secondes, décrocha la hache et posa les ustensiles sur le sol.

Une longue marque barrait le plat de cuivre, mais sans l’avoir déformé ni sévèrement entamé. J’avais protégé mon visage avec succès, mais étais cependant contrit·e de voir autant de sang s’écouler de ma main.

« Oh mes dieux, vous êtes blessé·e! »

L’homme courut chercher un linge propre pour bander ma main. La douleur fusait, mais était supportable.

Soïc·que, je rejoignis la cuisine et fis couler de l’eau su la plaie. C’était impressionnant, la blessure traçant une longue ligne rouge de la base de mon petit doigt jusqu’à mon avant-bras, formant une diagonale sur le dos de ma main, mais rien de vital n’avait été touché. Je n’avais même pas besoin d’être suturé·e.

L’homme m’appliqua le bandage avec précaution, mais la douleur commençait déjà à s’estomper.

J’avais été stupide, j’aurais dû mettre un gant.

L’homme paniquait plus que moi, mais mon flegme le rassura un peu.

« Comment ça se fait que ce truc vous ait attaqué·e ? Vous avez juste fendu le mur ! »

Je hochais la tête. « Oui, c’est ce que je pensais. Le magifeste n’a pas réagi au fait que vous tentiez de le brûler, mais a cherché à protéger la maison. »

La mine de l’homme était circonspecte.

« Les magifestes apparaissent naturellement pour contrer une magie qui a été lancée. Mon hypothèse, qui est maintenant quasiment certaine, est que ce magifeste cherche à préserver la structure du bâtiment. C’est aussi pour ça qu’il n’est présent qu’au rez-de-chaussée. »

L’homme se gratta la tête. « Ça veut dire que quelqu’un a essayé de détruire ma maison avec de la magie ? »

Je secouai la tête. « Par forcément. La magie peut avoir eu lieu à une petite distance d’ici, mais quand le magifeste est apparu, il a ‘considéré’ (je fis des guillemets avec les doigts pour mimer le fait que les magifestes n’étaient pas vraiment conscients, que ce terme n’était qu’une vulgarisation) que votre maison était la plus endommagée du coin. »

L’homme balaya son regard dans la pièce. « C’est vrai qu’elle est très vieille. Mais si quelqu’un a lancé un sort qui affaiblit un bâtiment — ou quoi que ce soit d’autre — c’est normal que le magifeste ne s’occupe pas d’abord de ça ? »

« En temps normal, c’est ce qui est censé arriver. Mais je pense que le sort a été lancé sur une ou plusieurs planches que le mage aurait apportées spécialement pour ça, et une fois sa magie finie les aurait ramenées avec lui. Ainsi, le magifeste n’ayant plus le matériau de base pour réparer les conséquences de l’effet magique, il s’est rabattu sur ce qu’il y avait de plus proche alentour. »

« D’accord. Et comment on s’en débarrasse ? »

Ah, ça…

« Ça risque d’être… compliqué. Comme vous l’avez vu, c’est très dur — voire peut-être impossible — de l’endommager. Et de toute manière… on ne peut pas vraiment tuer un magifeste. D’habitude, je m’arrange pour qu’ils finissent par disparaître, ce qui arrive quand leur ‘tâche’ arrive à son terme. Sauf que là… »

Je réfléchi une seconde.

« Le problème, c’est que je suppute que sa ‘tâche’ est de rétablir ou de maintenir l’intégrité structurelle de votre maison. Je ne sais pas comment émuler cette tâche d’une autre manière pour qu’il la considère terminée… »

J’émis un long soupir avant de reprendre.

« Pour faire simple, il existe plusieurs types de magifestes. Les autres sont assez prédictibles et je connais bien leur fonctionnement global. Mais là, on a affaire à un des rares magifestes de type singulier. Ce qui signifie qu’il ne suit pas les tendances générales des autres magifestes. »

Je voyais la mine de l’homme se décomposer au fil de mes explications.

« Notamment, tous les magifestes finissent par accomplir leur tâche d’une manière ou d’une autre et disparaître. Sauf que comme c’est un singulier et qu’on n’a aucun moyen de connaître son véritable but — on a juste une idée générale — je ne suis même pas capable de vous dire s’il accomplira sa tâche de votre vivant… »

L’homme plongea sa tête dans ses mains.

« Alors, c’est foutu. On va devoir déménager. »

Je secouai la tête.

« Non, pas forcément. Le magifeste ne réagit que lorsqu’on attaque l’intégrité structurelle de votre maison. Quand on menace d’abattre un mur ou d’y mettre le feu, par exemple. Pour vous protéger de cela, c’est très simple : disposez des plinthes en bois sur tous les angles de la maison. Ça cachera le magifeste, et si un jour par accident un mur est abîmé, alors la plinthe vous empêchera d’être blessés. »

L’homme me jeta un regard incrédule.

« Les blessures qu’il inflige sont superficielles. Dans tous les cas, vous n’avez aucun risque d’être estropié ou tué. Je sais que ce qui est arrivé à votre mari est impressionnant, mais si vous faites un peu attention et posez des plinthes, vous ne courrez absolument aucun risque. »

Il n’était toujours pas convaincu.

Je retournai dans le salon. Je saisis une table qui servait pour la barricade et tapa fort un de ses coins contre le mur. Comme je m’y attendais, rien ne se produisit.

« Vous voyez, » conclus-je en direction de l’homme qui m’avait suivi·e de loin. « C’est uniquement si un mur est réellement endommagé que le magifeste réplique. Posez une plinthe robuste, et vous n’aurez plus à vous soucier de votre quotidien. »

Je tentai d’être rassurant·e, mais j’avais bien compris que le choc de la blessure et la peur constante au quotidien étaient loin d’être dissipés.

« Après, si vraiment c’est invivable pour vous, vous pouvez effectivement déménager. Je voulais juste vous dire que rester n’est plus dangereux maintenant qu’on comprend mieux son comportement. »

L’homme émit un long soupir, très las, mais un peu soulagé.

« Je vais tout de suite aller chez le charpentier alors. Vous voulez que je vous raccompagne ? »

Mon travail était fini, j’espérais que cette petite famille allait pouvoir se remettre de tout ça. Ça prendrait un peu de temps, mais rien d’insurmontable.

Chez le charpentier ? Ça me donnait une petite idée.

« Est-ce que ça vous dérangerait de me guider jusqu’à un artisan du bois ? J’aimerais acheter un petit quelque chose pour la famille qui m’héberge. »

L’homme hocha la tête. « Bien sûr, c’est la moindre des choses. »

Je m’empressai d’ajouter. « Et après chez le pâtissier ? Si ce n’est pas trop abuser de votre bienveillance ? »

Il me sourit. « Bien sûr que non, avec plaisir. Je pense aussi y acheter quelque chose, pour nous remonter un peu le moral, à mon mari et moi. »


Le soir, en arrivant chez la fille du maire, trempé·e par la lourde averse qui avait fini par éclater, je fus accueilli·e par un silence circonspect.

J’appelai la petite fille près de moi, et lorsqu’elle s’avança timidement, je sortis de mon sac un petit chariot de bois à roues mobiles.

« Je voulais te dire merci pour ton accueil et ton assistance. Alors, je t’ai acheté ça, tu l’as bien mérité. »

Elle émit un cri de surprise et m’arracha le jouet des mains comme s’il était en or.

« Dis merci à la personne, chérie. » gronda sa mère.

Elle me remercia poliment, puis fila jouer dans sa chambre.

Je tendis au couple d’hôtes la tarte aux pommes encore chaude que je gardais dans un sac à fond plat.

« Et ceci est pour vous. Merci beaucoup pour votre accueil. »

La tarte quitta mes mains. « De rien, c’est bien normal, étant donné la situation. »

Nous nous mîmes à table et l’insupportable odeur de bleuet vint de nouveau occulter mon odorat. Mais ce qui releva un peu ma souffrance fut la petite fille, qui me raconta des histoires d’aventure avec pour protagoniste le fameux chariot qui était tantôt un marchand itinérant, tantôt une guerrière à cheval lors de la Grande Guerre, ou encore un poney sauvage qui vivait des histoires d’amour.

« J’ai discuté avec votre père, » dis-je au couple une fois que l’attention de la petite était absorbée par la tarte. « Pour vous résumer, vous serez dédommagés pour votre accueil. »

Un ange gêné passa. « Vous savez, » me dit la femme avec une timide retenue, « ce n’est pas nécessaire, c’est à nous de vous payer pour vos services, et le logis et le couvert sont la moindre des choses. »

Je balayai sa réplique de la main. « Mes tarifs sont standardisés, et ils incluent le lit et l’assiette. C’est donc normal que je vous remette votre part pour votre participation. »

Je l’entendis inspirer pour contester, mais je l’interrompis. « Monsieur le maire votre père est d’accord, et je vous avoue que c’est plus simple pour tout le monde ainsi. S’il vous plaît, ça me gênerait beaucoup que vous refusiez. »

Après un autre court silence, le couple assentit.

Cette annonce —assortie de ce petit mensonge blanc— eu l’effet désiré, car pour la fin du repas et pour le thé, le couple fut beaucoup plus ouvert et les discussions furent beaucoup plus leste, échangeant même quelques rires francs.

Je ne leur avais pas mentionné la somme, car l’accord que j’avais eu avec le maire n’était qu’un devis basé sur une estimation du temps de travail qu’il me restait, mais savoir que leur générosité forcée allait être compensée avait suffi à alléger leur cœur.


Le lendemain fut assez banal. Il pleuvait toujours d’une averse dense, mais ça ne me dérangeait pas. Je passai la matinée à inspecter l’atelier de tailleur, où un magifeste ressemblant à un croisement entre un gecko et un mille-patte se déplaçait dans les murs, comme un long serpent muni d’une multitude de pattes à ventouses. Il passait son temps à faire craquer les planches qui formaient les cloisons de l’atelier. J’en avais déduit qu’il tentait de les fragiliser ou de les casser, le sort l’ayant engendré visant probablement à réparer des poutres ou des planches en bois. Un lien avec le cas de la veille ? Sans doute.

Pour celui-là par contre, la solution était simple : laisser des petites planchettes neuves çà et là dans les murs, espérant que le magifeste se concentre sur elles plutôt que sur celles des murs avant de disparaître. Il n’avait pas l’air de s’attaquer aux structures porteuses, donc bien que les dégâts risquaient d’être coûteux à réparer, il n’y avait pas de danger immédiat. À surveiller bien sûr, j’ordonnai au maître de l’atelier d’abandonner le bâtiment s’il constatait la moindre fissure dans les poutres porteuses.

L’après-midi ne m’apprit pas grand-chose de plus. L’habitation que je visitai était la plus excentrée de tous les lieux touchés par les magifestes, mais pas de très loin. Le problème que la famille rencontrait était des hordes de petits insectes ressemblant à de petits disques blancs qui s’aggloméraient sur toutes les flammes et sources de chaleur de la maison pour les éteindre. Ce qui avait fait paniquer la famille était que chaque matin, ils se retrouvaient frigorifiés, avec les magifestes les couvrants de pied en cap.

La famille avait temporairement déménagé, de peur de finir en hypothermie —et en vérité absolument terrifiée d’être couverte de ses bêbêtes dont les plus grosses faisaient la taille de la main— mais en réalité ces magifestes-là n’était pas dangereux, ne faisant pas refroidir les objets et les personnes qu’ils touchaient plus bas que la température ambiante.

Il me fallut cependant un peu de temps pour comprendre pourquoi ils n’avaient pas disparu d’eux-mêmes, la maison abandonnée n’abritant pas de source de chaleur. C’est en comprenant que le simple rayonnement du soleil passant à travers les fenêtres suffisait à faire chauffer le mobilier métallique qu’il m’apparut que la solution était très simple : fermer tous les volets, et attendre quelques jours.

C’est ainsi que, le soir de mon troisième jour de séjour, je me retrouvai à dîner avec le maire chez sa fille et son mari, pour faire le bilan de mon travail et aussi un peu fêter la fin de leur calvaire.

« Demain, j’irai faire inscrire le bilan de mes trouvailles chez la scribe, » décris-je en mangeant. « Ça vous permettra d’avoir un rappel des procédures à suivre au cours des prochaines semaines. J’y inscrirai aussi mes conclusions sur les différents sorts ayant engendré tous ces magifestes ainsi que mes conjectures sur la puissance du mage que nous recherchons. Je partirai donc après-demain à l’aube. »

Le maire fut surpris. « Je pensais qu’à l’issue de votre enquête, vous auriez été capable de nous donner le nom du coupable. C’est pas comme ça que vous procédez d’habitude ? »

Cette remarque me fit sourire. « Oulà, non ! Je suis spécialiste des magifestes, pas des enquêtes de proximité ! À moins que vous ne souhaitiez payer une semaine d’honoraire en plus ? »

Ma petite boutade fit rire jaune le maire.

« Blague à part, mes conjectures devraient vous être très utiles pour comprendre qui a lancé la magie, mais surtout je vais vous donner des recommandations à transmettre au concerné —voire même pourquoi pas au village tout entier— pour que cela ne se reproduise pas. Et s’il vous plaît, ne traitez pas le mage qui a commis tout ça comme un criminel. Il n’a a priori brisé aucune loi ni fait aucun mal délibéré. Il faut juste l’éduquer un peu. »

Quand le couple s’en alla s’occuper de leurs corvées vespérales et que la petite regagna sa chambre avec son nouveau jouet, le maire et moi restâmes attablés pour profiter d’un digestif à la poire, fort agréable comme l’odeur d’huile essentielle commençait à se dissiper.

« Je tenais à m’excuser, » commença le maire. « Je vous avais mal jugé·e quand vous êtes arrivé·e, et je n’aurais pas dû. Mon comportement était inapproprié. »

« J’ai l’habitude, » lui répondis-je, l’alcool fort commençant à faire tourner ma tête. « Mais merci, c’est agréable de l’entendre. »

« Oui, j’imagine que ça vous arrive souvent… »

« Trop souvent. »

Nous finîmes la soirée en discutant de la région et des ragots du village. Le couple se joignit à nous avec plaisir quand la petite fut couchée. Nous rîmes de bon cœur, désinhibés par l’ivresse et les préjugés aplanis.


Le matin suivant, je me rendis à la bibliothèque. L’académicienne et la scribe étant occupées à suivre les instructions que je leur avais données l’avant-veille, je décidai de profiter que le magifeste était encore présent dans le lieu et de rédiger moi-même le rapport.

Je commençai par un bilan de mes découvertes et une retranscription détaillée des recommandations que j’avais données.

J’enchaînais par mes conjectures sur les sorts utilisés. Le Cercle de la Vie, celui de la Destruction et celui de la Transcendance étaient évidents. Le magifeste qui corrompait le grain était en réponse à une magie qui faisait pousser des plantes à partir des graines, cercle de la Vie, domaine de la Guérison. Le magifeste des rainures était en réponse à de la destruction partielle de planches, cercle de la Destruction, domaine de l’Explosion. Et la scolopendre à ventouse en réponse, à l’inverse, à la réparation de planches, cercle de la Transcendance, domaine de l’Amélioration. Probablement les mêmes planches, d’ailleurs.

Quant à ceux de l’humidité et du refroidissement, mes conjectures étaient beaucoup moins confiantes. Pour l’humidité, ça pouvait être le domaine de l’Amélioration encore, en fonction de l’objet que le mage voulait sécher. Sinon, c’était le cercle de la Rédaction, domaine de l’Encre. Un domaine un peu compliqué, et un peu mon dam, parce que beaucoup d’effets appartenant aux autres cercles de magie pouvaient être plus ou moins bien émulés via ce domaine.

Quant aux magifestes qui refroidissaient… J’avais juste le cercle de la Rédaction en tête.

Je n’étais pas magologue, mais ce cercle de magie me fascinait. Il était complexe à appréhender et encore plus à maîtriser. De ce que j’en avais compris, il permettait tantôt d’altérer le hasard, tantôt de créer un effet d’ellipse, amenant un évènement qui aurait été réalisable si on ‘avait fait’ quelque chose pendant cette ellipse. En l’occurrence, on pouvait chauffer un lieu avec cette magie en considérant que pendant l’ellipse ‘on allumait un feu dans la cheminée’. Et c’était ainsi qu’on chauffait une pièce sans effectivement allumer la cheminée.

Dans l’ensemble, les sorts employés avaient été très faibles. Pour tous les effets, ils étaient de niveau débutant — sauf la Rédaction, qui aurait pu être plus élevée, mais c’était compliqué de l’évaluer sans connaître l’effet exact du sort.

C’est ce qui m’amena à penser que ce n’était pas un unique mage, mais plusieurs, qui avaient provoqué tout ça. Je voyais bien un club nocturne de villageois se réunir dans le grenier qui était au centre du village pour s’exercer sur une base régulière et partager leurs connaissances et découvertes.

Je notai tout ça sur mon rapport.

Je rédigeai ensuite de longues indications à transmettre à l’ensemble des villageois pour que de telles circonstances ne se reproduisent pas. Par défaut, sortir du village pour faire autant de magie à la fois était une bonne pratique. Et ensuite, peut-être le village pourrait mander un magologue, ou même un simple enseignant en magie, pour que ceux qui le souhaitaient puissent apprendre les bases de la magie dans un contexte sécurisé.

Mais une chose me titillait. Je ne l’écris pas dans le rapport pour ne pas lancer une chasse aux sorcières, mais trois des quatre cercles utilisés n’étaient pas culturellement associés à la tradition dans laquelle se trouvait ce village, le Perfectionnisme. Et aucun d’entre eux même n’était associé à la tradition voisine, l’Expressionnisme. Il y avait peut-être un mage étranger venu ici enseigner sa magie aux locaux, mais aucune tradition n’avait nativement trois des quatre cercles de magie employés ici. Et je voyais mal un polymage venir enseigner en secret dans un endroit aussi reculé. Surtout à l’insu des autorités.

Je balayai cette réflexion, c’était sans doute de la surinterprétation. Le plus probable était que plusieurs personnes du village, originaires d’horizons différents, avaient décidé de confidentiellement pratiquer leur magie ensemble.

Le maire et les habitants allaient sans aucun doute connaître le fin mot de l’histoire. Mais pas moi. Je serai depuis longtemps parti·e quand ils allaient découvrir ce qui s’était réellement passé.


« Vous nous quittez déjà ? »

Le maire avait une surprise sincère dans sa voix.

« Vous ne m’aviez pas dit que vous partiriez demain ? »

Nous étions dans son bureau, juste après le déjeuner. Je l’entendais distraitement feuilleter le rapport que j’étais venu·e lui remettre.

« Si, mais je n’ai plus grand-chose à faire, et je ne veux pas vous facturer une demi-journée en plus pour rien. »

« On peut vous héberger malgré tout, vous savez. Vous n’avez pas à prendre la route en milieu de journée. »

Je soupirai. « Certes, mais à vrai dire, j’ai hâte de rentrer à la Porte du Havre. Votre hospitalité n’a rien à voir avec ça —tout le monde a été au demeurant accueillant— mais je ne vois pas m’ennuyer tout l’après-midi et me lever demain avant l’aube. Plus tôt je partirai, plus tôt je serai rentré·e. Et je dois aussi préparer mon départ vers Passy, que j’avais normalement prévu pour aujourd’hui. »

Je l’entendis se gratter la barbe, circonspect.

« Mais au fait, vous voyagez seul·e ? Comment faites-vous, si ce n’est pas indiscret ? »

Je lui souris. « Je suis oracle, j’ai des capacités exceptionnelles, souvenez-vous. »

« Ah bon… »

Je ris de bon cœur. « Je vous fais marcher. Généralement, j’accompagne d’autres voyageurs que je croise dans les relais. Il y en a un à quelques heures d’ici, et ce n’est pas trop trop dur de suivre la route seul·e quand j’ai à le faire. »

J’entendis le maire se détendre. « Je vois ! Vous voulez alors peut-être que je demande à quelqu’un de vous accompagner jusqu’au premier relai ? »

Je secouai le chef. « Non-non, il ne pourra pas rentrer avant la nuit, et j’ai pas envie de le faire découcher là-bas juste pour moi. Je vais m’en sortir, ne vous en faites pas. Et puis, un peu de solitude ne me fera pas de mal. »

« Très bien, alors dans ce cas, bon vent ! » Je sentais un sourire sincère dans sa voix. Il avait l’air soulagé que toute cette histoire se termine enfin.

Le maire paya mes honoraires, ravi que le devis fut plus léger qu’annoncé. Je fis un détour chez sa fille, pour lui remettre sa part, non sans quelques larmoyants adieux de la part de la gamine, et sortis enfin ce petit village de la campagne profonde.

Après une centaine de pas, je me retournai pour voir une dernière fois ce lieu que tant d’évènements hors du commun avaient perturbé, ces dernières semaines.

Voir avec mon ouïe, les bruits distants des villageois affairés à leurs lourdes tâches quotidiennes.

Voir avec mon odorat, les fragrances d’huiles essentielles, témoins des étranges rites qui s’y nichaient.

Voir avec mon esprit, le visage de tous ces gens que j’avais aidés du mieux que je le pouvais.

Puis je me retournai et quittai ce lieu à tout jamais.

La Cour de Printemps

Stellaroc, printemps de l’année 408 du Deuxième Âge.

Ce n’était pas la première fois que Luder, duc de Passy, participait à la célèbre Cour de Printemps de la cité de Stellaroc. C’était même son terrain de jeu préféré.

Pendant que sa femme —la titulaire des terres de Primera et duchesse en titre de la cité de Passy— s’occupait de toute la mascarade protocolaire, lui vagabondait avec un air enjoué pour saluer tous ses homologues qui étaient présents dès le matin du premier jour de la cour.

Les halls du château de Stellaroc avait des airs de campus universitaire, et pour cause c’en était un, non sans rappeler au duc Luder la grande Université de Ketarop-sur-Lac au sein de laquelle il avait passé quelques années de sa vie à étudier l’économie et la logistique.

En tant que consort, l’étiquette était légèrement plus laxiste envers lui et il pouvait se laisser aller à quelques explétifs, comme saluer avec amicalité les princes et les princesses qu’il appréciait le plus. Ainsi fut-il heureux de constater que son vieil ami, le duc Farel, était lui aussi présent pour l’ouverture des festivités.

« Wolas, mon ami ! » s’exclama le duc Farel à la vue de son compatriote. « Comment allez-vous ! »

« Ça fait du bien de voir autre chose que des courtisans de la tradition Divine, pour une fois ! » répondit l’intéressé en faisant référence à leur dernière rencontre.

« Je comprends ! Moi-même suis encore éreinté de la Fête de l’Exaltation à la cour de l’Enclave, fut ce-t-elle finie depuis deux mois ! »

Il échangèrent des amitiés, en commentant notamment qu’ils étaient les deux seuls courtisans arcanistes de l’assemblée, à leur grand dam, mais que les cours alchimiques étaient bien plus agréables que la pluparts de leurs homologues étrangères.

Ils avaient comme à leur habitude déjà dénombré tout·es les grand·es prince·sses qui devaient y être présents. Bien entendu l’archiduc Edson, leur hôte, prince de Stellaroc et dirigeant de la tradition Alchimique, ainsi que trois des cinq ducs de la nation qui les accueillait.

En terme de représentants étrangers, on pouvait voir diverses ducs et duchesses des grande nations de ce monde. Des sommités, mais dont la présence n’avait rien d’exceptionnelle.

Mais rapidement, des œillades fusèrent et les discussions tournèrent quand on constata que l’archiduchesse Am-Eldassif, dirigeante de Oasis et de toute la tradition Linguistique, avait bénie la court de sa compagnie. Il était rare qu’une grande dirigeante d’un nation éloignée daignait se rendre elle-même à des festivités d’une telle bucolicité. Le trajet avait dû lui prendre presque deux semaines, aussi on spécula qu’elle avait quelque affaire importante a discuter avec l’archiduc Edson.

Bien entendu, tous les grands seigneurs absents avaient envoyé une délégation les représentant, et d’innombrables princes et princesses mineures était présentes, mais ni les uns, ni les autres n’intéressaient le duc Luder.

Ce dernier nota par ailleurs qu’il était le seul prince consort ayant fait le trajet avec sa femme. C’était un luxe qu’il pouvait se permettre car leur dauphine était largement en âge de gouverner, et ils aimaient la laisser aux commandes de leur fief quand ils étaient absents — la duchesse Ester Luder était vieille, et elle songeait sérieusement à abdiquer, autant commencer doucement la passation du pouvoir.

L’archiduc Edson, hôte de la cour, n’était toujours pas visible parmi les convives. L’ouverture officielle de la cour était prévue pour midi, et le protocole exigeait qu’il laisse ses invités discuter sans lui jusque là.


Peu avant midi, alors qu’on attendait l’arrivée imminente du prince des lieux, un invité surprise fit son entrée.

Les plus jeunes courtisans ne connaissait pas son visage mais Luder le reconnu presque immédiatement : il s’agissait Tété-Hémobré, un Juge Suprême particulièrement influents dans les régions du triant.

Il portait un long tabard noir frappé du Point-Moyeux, le symbole des guides, sur une armure lourde. Sur ses spalières de cuir noir avait été cousu au fil d’argent l’Œil de Nacre, le symbole des Juge Suprêmes — qui, Luder n’arrivait pas à en démordre, ressemblait à un œil dont la pupille était représentée par le Point-Moyeux, ce qui le perturbait en terme de symbole. Il avait une hache démesurée —un kora— dans le dos, et faisait partie des rares classes sociales pouvant se permettre ce genre d’accessoire inopportun à la cour d’un seigneur majeur.

Le Juge Suprême avançait avec solennité sur le tapis pourpre qui traversait la halle dans sa longueur, tous les regards tournés vers lui. Sa brigandine qui descendait jusqu’aux mollets claquait sur ses grèves de métal à chacun de ses pas, résonant dans le silence qu’avait invoqué son arrivée inattendue.

Il avait jeté un froid.

Il s’arrêta au milieu de la salle, toisant sans mot dire l’ensemble de l’assemblée.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par la clameur d’une viole, quelques longues notes tristes, perçant le silence.

La musique provenait des tentures qui couvrait l’accès aux parties privée du château, juste derrière le trône. Tous les regards s’y tournèrent.

L’instrument se lança alors dans des envolées lyriques, trahissant une virtuosité notable.

On s’attendait à voir apparaître l’archiduc Edson, mais ce fut une toute autre personne qui surgit de derrière les tentures.

La femme qui se révéla était incroyablement jeune. La vingtaine, tout au plus. Sa grâce fut la première chose qui frappa l’assemblé car elle arriva en faisant une pirouette sur la pointe de son pied, avant d’enchainer quelques autres pas de danse et entrechats.

Puis, on se rendit compte que c’était elle qui jouait de la viole. Sa virtuosité s’accentua à mesure qu’elle enchaînait des notes de plus en plus rapides, sur des pas de danse de plus en plus complexes.

Le reste de sa beauté se révéla à mesure qu’on détaillait son visage parfait, son teint doux souligné par un maquillage simple mais splendide, ses yeux en amande approfondis par le noir intense de ses iris, ses membres fins et gracieux, ses parures faites rubans de soies teintés de blanc et de toutes les nuances de turquoise dégradées, virevoltants au fil de son ballet.

Pour couronner le tout, deux très longs rubans incarnats tournoyait autour d’elle, semblant naître au cœur de ses cheveux au niveau des tempes, qu’on identifia rapidement comme étant son physiom.

La bourrée dura quelque minutes, au cours desquelles elle suivit un lent parcours la menant au centre de la halle. Le son de la viole enivrait tous les convives et le silence qui l’accompagnait était aussi religieux que contemplatif.

Ce fut à l’issue de quelques virevoltes autour du Juge Suprême qu’elle conclut par une longue note soutenue sur un puissant vibrato qui, Luder l’entrevit, arracha une larmichette aux plus sensibles des convives.

Elle garda la pose pendant l’instant de quiétude qui s’ensuivit, gracieuse, une jambe tendue vers l’avant, la pointe effleurant le sol, les bras en suspension dans l’air, le menton levé, les yeux humide et le visage perdu dans un état d’émoi.

Un rugissement d’applaudissement éructa de la foule quand elle se relâcha sa posture et afficha un sourire éblouissant.

Elle s’inclina une douzaine de fois pour remercier ce triomphe puis, quand le silence fut revenu, prit la parole avec une voix aussi puissante que satinée.

« Merci à vous pour cet accueil digne des plus grands seigneurs de ce monde ! Je n’ai nul besoin de me présenter, vous savez tous qui je suis ! »

Les moins dignes des convives crièrent son nom, « Gardénia ! Gardénia ! », avec un laisser-aller qui fit naître des rictus gênés sur les lèvres des plus haut seigneurs — mais pas du duc Luder, qui avait un flegme à toute épreuve.

Bien sûr que tout le monde l’avait reconnue, c’était la bardesse la plus convoitée du monde, ces dernières années. Elle était tout à fait identifiable par le symbole tracé à l’or sur la table d’harmonie de sa viole et qui ornait ses oreilles en des boucles d’argent : un papillon posé sur une fleur, la gardénia éponyme.

Luder réfréna un sourire. C’était la première fois qu’il voyait la bardesse en personne mais il l’avait beaucoup étudiée. Il savait que son pseudonyme n’était pas choisi au hasard, ainsi avait-il entre autres découvert que la gardénia était symbole de beauté, mais aussi du secret dans certaines cultures.

Il jeta un œil à son ami le duc Farel, mais le regard de celui-ci, braqué sur l’artiste, ne trahissait aucune émotion.

« J’ai aujourd’hui la chance, que dis-je, l’insigne privilège d’être non seulement l’invitée d’honneur de la Cour de Printemps, mais également de vous introduire votre hôte: le grand, le digne, le splendide prince de Stellaroc, grand dirigeant de la tradition alchimique, l’archiduc Aras Edson ! »

Tel le souverain qu’il était, l’archiduc Edson surgit de derrière les teintures avec une grâce royale, écartant les pans des deux mains, un sourire suffisant aux lèvres. Il rejoignit son trône avec une majesté digne de son rang.

La théâtralité de l’annonce enjoignit les courtisans à applaudir son arrivée, mais les clappements étaient notablement plus discrets que la clameur triomphale qu’avait reçue Gardénia.

Cette dernière s’inclina bien bas devant le souverain, les bras écartés dans une révérence d’artiste. Le seigneur des lieux, avant de s’assoir sur son siège fait d’or et de bois rares, pris la parole.

« Je vous souhaite à toustes la bienvenue à Stellaroc ! J’espère que le voyage jusqu’ici à été plaisant, et remercie les plus éloignés d’entre vous d’avoir fait le trajet en personne. »

Cette phrase s’accompagna d’un regard appuyé à l’attention de l’archiduchesse d’Oasis, dame Am-Eldassif.

Il continua son discours d’accueil en présentant les différentes festivités qui étaient organisée pour les jours suivants — ce qui n’intéressait pas le moins du monde le duc Luder, qui était venu pour une toute autre raison — avant de remercier individuellement chaque seigneur et chaque délégation, accompagné à chaque fois d’un compliment creux.

La duchesse Luder avait rejoint son époux au début du discours, et juste après que l’archiduc Edson ait présenté le couple à l’assemblée, elle lui glissa dans la main un petit papier chiffonné, que son époux s’empressa de ranger dans la poche de sa redingote.

Quand le discours d’introduction fut terminé et que les convives recommencèrent à se disperser pour finir de saluer les uns et les autres, le duc Luder jeta un rapide coup d’œil à la note.

Une simple lettre y était tracée : G.


Le soleil jetait des rayons roses à travers les hautes fenêtres de la halle quand le duc Luder avait finit de saluer tous les convives ait échangé quelques paroles de complaisance avec eux.

Il était fatigué de cet exercice — qu’il considérait être le devoir de sa femme seule — mais il ne souhaitait pas faire de vague et se comportait comme le préconisait l’étiquette.

Il jeta un coup d’œil à la duchesse Luder sa femme. Cela faisait une heure qu’elle échangeait des banalités avec le prince de Port-Arcane tout en forçant un sourire qui devait paraître naturel, et il eut une pointe de compassion pour elle, pour qui l’étiquette était encore plus stricte.

Mais il ne s’attarda pas et rejoignit son ami et compatriote le duc Farel de Mirid.

Celui-ci changea son sourire de courtisan en un sourire sincère quand il le vit arriver à sa rencontre.

« Alors, Wolas, qu’avez-vous pensé de la prestation de la splendide bardesse qui nous fait l’honneur de sa présence ? »

« Mon ami, j’en suis tellement ébloui que je songe à m’intéresser un peu plus à ses prestations. »

Les deux regards se tournèrent vers l’intéressée, qui encensait l’assemblé d’un concerto calme évoquant la saison naissante, accompagné de l’orchestre de chambre attitré à la cour de Stellaroc. Le duc Luder n’en fut pas sûr, mais il lui sembla accrocher son regard pendant un très court instant.

« Vous êtes toujours un grand amateur de musique, à ce que je vois. Je ne voudrais pas vous importuner avec ce menu sujet maintenant, mais que diriez-vous d’en discuter avant le coucher, ce soir ? » Il s’approcha de Luder avec un rictus complice, sans pour autant baisser la voix. « Mon valet a apporté une bouteille issue des meilleurs cépages de Mirid, et vous êtes la personne qui saura l’apprécier au mieux, j’en suis sûr. »

Le duc Luder lui rendit son sourire complice en inclinant la tête.

Ayant entendu la fin de leur conversation, l’archiduc Edson lui-même se joignit à eux en claquant des doigt à l’intention d’un de ses serviteurs.

« Messieurs ! Je vous entends parler de bon vin, alors permettez-moi de vous faire goûter le nectar que l’on fait pousser sur les plateaux des Monts Dichos ! »

Un domestique arriva avec un plateau comportant trois flûtes de vin vermillon, qui dégageait une odeur doucement âcre, ainsi qu’une flopée de petit fours qui faisaient office de repas pour toute cette première journée.

L’archiduc de Stellaroc distribua les verres et commença à encenser les vignerons du pays d’à côté, qu’il avait lui-même subventionné en tant que dirigeant de la nation, parce que vous comprenez, c’est un climat unique qui règne sur ces montagnes, et ce sont les meilleurs cépage de l’Alchimie et ce serait dommage de gâcher ça.

Ils discoururent ainsi jusqu’à l’arrivée du soir, bercés par la douce musique de chambre qui nimbait la halle, entourés des discussions qui s’amenuisaient au fil de la fatigue qui commençait à reparaître sur le visage et dans les paroles des courtisans éreintés de leurs trajets respectifs.

Ils furent finalement sauvés par un comte shaman qui n’avait pas encore eu l’occasion de présenter en personne sa plus jeune fille au prince de Stellaroc, et Farel put enfin conclure l’échange de tantôt en signalant à Luder qu’il lui enverrait son valet au moment opportun.

Le duc Luder entreprit de se rejoindre sa femme pour terminer la première journée de cour en sa compagnie — lui-même sentait la fatigue poindre — mais fut interrompu dans sa course pas une autre des convives.

Il s’agissait de Gardénia, qui s’était visiblement éclipsée de l’orchestre.

« Vous êtes le duc Luder de Passy, si je ne m’abuse ? »

Bien sûr qu’elle avait retenu son nom et son titre, pensa Luder. Les bardes sont des courtisans à part entière, et celle-là était particulièrement douée en tant que telle, si les rumeurs était vraie. Elle n’aurait aucun mal à retenir les patronymes d’une quarantaine de convives.

Le duc Luder lui sourit et la félicita pour ses prestations, l’affligeant de compliments courtisaniers — une expression à lui, qui lui servait à décrire des paroles aussi insipides que détaillées — afin de se parer d’une armure d’étiquette.

Mais Gardénia ne s’y heurta pas, et poursuivi la discussion avec une familiarité qu’aucun vrai seigneur ne se serait autorisé, rappelant à Luder que malgré leur langue agile et leur familiarité avec l’étiquette noble, les bardes sont malgré tout de simples bourgeois.

« Vous êtes sacrément populaire mon cher ! Saviez-vous que vous avez une admiratrice secrète ? Elle m’a d’ailleurs chargée de vous remettre ceci. »

Dans un tour de passe-passe qu’il n’avait pas vu venir, Gardiéna sorti de sous les rubans qui enrobait ses vêtements une fleur pourpre fraîchement coupée.

Luder ne la reconnaissait pas. Elle avait un pistil démesuré dont les anthères ressemblaient à des petite fleur jaunes. Ses pétales étaient triangulaires et était réparties à plat tout autour du calice.

Sans attendre, Galénia accrocha la fleur à la boutonnière de Luder et ajouta « Bien entendu, inutile de me demander de qui elle provient, une de mes attributions en tant que bardesse consiste à conserver une touche de mystère. »

Elle conclut le très court échange d’un clin d’œil et disparut derrière les teintures par lesquelles elle avait fait son apparition quelques heures plus tôt.


« Messeigneurs, Château Scintillant rouge 389. Très bonne année. »

« Merci Esteven. Servez-nous deux verres que l’on puisse déguster ça. »

Le valet fit retentir le son rond et délectable du bouchon tiré hors de la bague de la bouteille avec une expertise entraînée, et versa le liquide sombre dans deux tulipes estampillées du blason de la maison Farel.

« Ça fait plaisir de vous revoir, Esteven, » salua avec sympathie le duc Luder. « Je constate avec envie que l’âge n’a pas émoussé votre dextérité. »

« Je fais de mon mieux pour servir comme il se doit les hautes gens de notre nation, monseigneur. »

Il s’inclina, puis quitta le petit boudoir dans lequel les deux princes s’était installés.

« Très bien, » lança le duc Luder en reprenant son sérieux. « Vous êtes sûr qu’on ne sera pas dérangés ici ? »

Le duc Farel saisit son verre avec légèreté et gourmandise. « Esteven va monter la garde devant la porte, ne vous inquiétez pas, mon ami. Essayez plutôt de vous détendre. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »

« En effet. Entrons dans le vif du sujet. Comme vous l’avez deviné, c’est bien elle notre cible. Et ça ne nous facilite pas la tâche. »

« Votre femme a pu l’identifier alors ? »

« Évidemment. La délégation de Huluk-du-guide est venue spécialement pour ça, après tout. »

« Bien bien. En effet, ça complique les choses. C’est même, d’après moi, la pire issue possible. »

« Mais logique, » continua Luder, « qui de plus à même qu’une bardesse pour glaner des informations et leur faire passer la frontière sans le moindre soupçon ? Maudite soit l’immunité diplomatique des bardes. »

Comme il commençait à être bien aéré, Luder trempa ses lèvres dans le vin. Il se détendit instantanément à la saveur douce mais complexe de l’alcool arcaniste. Il sentit une vague d’ivresse lui monter lentement à la tête. Rien à voir avec le vin léger et fade de Dichos. Il perçut de la prune, de la myrtille, une très légère amertume herbeuse typique des cépages avoisinants le Marais Fertile, et un subtil arrière goût de noix.

Le duc Farel fit rouler la liqueur dans sa bouche, inspira de l’air pour bien saisir toutes les saveurs, avant d’avaler à son tour.

Luder reprit. « Comme vous le savez, l’objectif de l’espionne — Gardénia — n’est pas Stellaroc, mais elle est sensé y retrouver une délégation supposée lui transmettre les quelques informations qui lui manque, avant de les livrer ailleurs, dans un autre pays. »

Farel hocha la tête. « Je suis désolé que notre réseau d’espions n’ai réussi à avoir plus d’informations sur celle-ci, mais il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une délégation interprète ou clergesse. Voire peut-être diseuse, mais peu probable. »

Luder haussa les sourcils. « Les perfectionnistes sont hors de tout soupçons ? »

Farel acquiesça. « Oui, on nous a confirmé que les espions adverses étaient sensés se rejoindre à la frontière de l’Expressionnisme et de la Foi. Si un espion perfectionniste avait traversé la nation expressionniste, je l’aurais su. Les suspects dans cette entreprise sont l’Expressionnisme, la Foi et la Linguistique. »

« Bravo à vos alliés de Miesfant d’avoir empêcher cette réunion, d’ailleurs. »

« Oui, sans ça nous n’aurions pas cette opportunité aujourd’hui. »

Chacun se plongea dans une réflexion silencieuse tout en profitant du vin.

« Comment procédons-nous, alors ? », s’enquit le duc Farel.

« Je suggère que vous vous occupiez de savoir où Gardénia va se diriger ensuite. Vous devriez pouvoir glaner ces informations de courtisans qui s’intéressent à sa carrière musicale. Les bardes ont cette tendance de voyager de cour en cour.

« Pour ma part, je me charge d’identifier qui possède les informations qui lui manque. Si j’arrive à les intercepter elle sera bloquée et ne pourra les livrer à ses commanditaires. »

Le duc Farel s’inquiéta « Vous êtes sûr de ne pas vouloir inverser les rôles ? Vous êtes un musicophile notoire, ça vous aiderait à vous renseigner sur le trajet de la bardesse. »

Luder hocha la tête. « J’en suis sûr, et pour une raison bien particulière. » Il baissa les yeux sur la fleur toujours accrochée à sa boutonnière. Farel leva un sourcil intrigué, « Qu’est-ce ? »

« Un cadeau de notre espionne elle-même. Elle est passée me voir à la toute fin de la journée pour me la donner. Mais je ne connais pas sa signification. »

« Un instant, nous allons être fixés. » Le duc Farel se leva et alla toquer cinq coups à la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux long.

Le valet entra derechef. « Monseigneur ? »

« Esteven, êtes-vous capable d’identifier cette fleur et sa signification ? »

Le valet se pencha sur la boutonnière du duc de Passy. Il effleura de sa main gantée les pétales, en prenant bien soin de na pas toucher la redingote du noble.

« C’est une Zinnia. Une fleur qui pousse à l’orée de la Jungle Interdite, près du pays de Tohuta, mais en plaine uniquement, pas dans les marais. »

Il fit un effort de mémoire. « Si je me souviens bien, l’offrir a pour signification : Faites attention. »

« Au premier degré bien sûr, » s’empressa-t-il d’ajouter, « ce n’est pas sensé être un avertissement. »

Le duc Farel congédia le valet et repris sa place dans son fauteuil de velours.

« Ce n’est pas censé être une menace, mais bien sûr que c’en est une. » conclut le duc Luder. « Voilà qui confirme qu’elle connait mon implication personnelle dans cette histoire. »

Farel secoua la tête. « Ce n’est pas surprenant, ce sont des informations qui concernent votre maison qu’elle a volé. »

Le duc Luder était incrédule. « Pourtant, ma femme est là pour servir de tampon et me permettre d’opérer en toute sérénité. Ça fait longtemps que nous fonctionnons ainsi et ça a toujours marché jusque là. J’ignore comment elle a pu savoir que c’est moi le cerveau de l’affaire. Ça complexifie la partie. »

« Que comptez-vous faire, au sujet de la fleur ? » s’enquit Farel. « La garder serait un signe de soumission, en quelque sorte, et si les autres courtisans la reconnaissent, vous pourriez devenir la risée de la Cour de Printemps. »

« À ce point ? » s’étonna le duc Luder.

« Oui, » confirma Farel, « en terme de symbolisme, les enjeux sont toujours plus grands quand une bardesse est impliquée. D’aucun l’aura vu vous l’offrir, et sans parler de s’en débarrasser, il serait plus sage de lui fournir un genre de réponse.

« Comme par exemple une autre fleur à votre boutonnière ? C’est envisageable ? »

Le duc Luder secoua la tête. « Ce serait complexe. Je ne sais pas quelles fleurs je puis me procurer rapidement, ici, et il faudrait que ce soit raccord avec mes habits de demain. Afficher un cadeau n’induit aucune faute de style, mais si je ‘répond’ comme vous dites, il faut que je le fasse dans les règles de la mode.

« Cependant, je n’ai pas encore choisi les parures que je porterai demain. Je vais y réfléchir. »

Un ange passa. Les deux compères étaient de nouveau en pleine réflexion, tentant d’anticiper les pions qu’ils pourraient chacun placer lors de la deuxième journée de la cour.

« Au fait, » demanda le duc Farel, « ça ne me regarde peut-être pas, mais comment est-il possible que les informations que nos adversaires convoitent ont pu se retrouver séparées ainsi ? »

« Comme vous le savez, les détails du contrat secret que ma maison a conclu avec la ville de la Jetée ont été glanés au sein de celle-ci, à notre insu. Mais nos adversaires ont également besoin des détails logistiques de la livraison des marchandises, que nous avons déléguée à une de nos maisons vassales. Ces derniers ont été volés à la cour de Jatenna, et d’après ce qu’on a compris, l’espionne — la bardesse — était sensée les récupérer à la réunion que vous avez réussi à empêcher.

« Si elle n’a que la moitié des informations, ses commanditaires ne pourront pas faire de contre-proposition valable aux dirigeants de la Jetée et nous couper l’herbe sous le pied. »

Le duc Farel prit un air grave. « Et pourquoi on ne la fait pas assassiner ? Vu la taille des enjeux, c’est une possibilité à envisager. »

Le duc Luder s’indigna. « Vous n’y pensez pas ! C’est une bardesse, ça ferait grand bruit ! Imaginez l’opprobre qui s’abattrait sur nos familles — et notre nation — si nous étions seulement inquiétés ! Et puis, on ne sait pas quelles précautions elle a prise. Visiblement, elle en sais beaucoup sur les dispositions que nous employons pour l’empêcher d’atteindre son but. »

Farel balaya ainsi sa propre suggestion du revers de la main. « Vous avez raison. Ce serait stupide. » Il laissa passer un silence. « Même en dernier recours ? »

« Oubliez, je vous dis. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »

Le duc Farel changea de position sur son siège. Il était anxieux de la situation qu’ils croyaient aupravant bien en main et qui commençait sérieusement à leur échapper. On pouvait lire sur son visage qu’il se gardait quand même le droit de faire ce qu’il fallait en cas de dérapage.

Il avait moins à perdre et à gagner dans l’affaire que le duc Luder, mais comptait beaucoup sur la clôture de ce contrat pour redorer un peu de le blason de sa famille, qui gouvernait sur la Plaine Mirid et une partie du Marais Fertile, et qui se voyait en déclin depuis quelques décennies. La maison Luder avait eu recours à lui pour protéger le secret de cet échange, et plus que le paiement qui se verrait arrondir d’un beau bonus en cas de réussite, il en allait aussi de sa réputation auprès de son ami et de ses alliés de Miesfant.

« Reprenons depuis le début, pour avoir une vue globale de la situation, voulez-vous ?

« Un des vassaux de l’archiduc Salysium, dirigeant de la Jetée et prince des Mille-Lacs, a découvert un ensemble de bijoux seigneuriaux datant du Premier Âge. Votre famille en a eu vent et vous avez personnellement conclu un accord secret avec lui pour les acheter dans le but de les faire identifier par vos archéologues et de les revendre, soit à la famille qui en est descendante, soit au plus offrant des collectionneurs — dans tous les cas, un sacré pactole. Vous avez pris en charge les détails du contrat et avez sollicité une de vos maisons vassales pour prendre en main la logistique de la livraison, et ma propre maison pour assurer le contre-espionnage.

« Or, ces informations ont fuité, d’une part par les vassaux de Salysium à la Jetée, d’autre part par vos propre vassaux à Jatenna. Gardénia est celle qui a acquis les infos à la Jetée et elle avait rendez-vous avec les espions de Jatenna à la frontière entre l’Expressionnisme et la Foi, près de Fort-Brise.

« Grâce à mes alliés de Miesfant, nous avons pu empêcher cette réunion et les informations ont voyagé de manière séparée jusqu’ici, à Stellaroc. Nous avons pu avoir vent de cela et de l’identité de l’espionne en la personne de Gardénia grâce aux agents que votre femme avait placé ici, à la capitale de l’Alchimie. Nous devons empêcher cette deuxième tentative de réunion de se produire et d’anticiper l’identité du commanditaire de Gardienna, qui va sans aucun doute partir lui remettre son butin dès que la Cour de Printemps sera terminée.

« Nous pensons que les espions que Gardénia doit rejoindre proviennent soit de l’Expressionnisme, soit de la Foi, soit — dans une moindre mesure — de la Linguistique. Tous les courtisans interprètes, clercs et diseurs sont donc suspects. Son commanditaire est sans doute Shaman ou Druide, et n’a probablement pas envoyé d’émissaire impliqué dans l’affaire ici. Les courtisans shamans et druides sont donc hors de cause. »

Le duc Luder, dont l’attention avait été religieuse malgré qu’il connaissait déjà cette affaire sur le bout des doigts, acquiesça.

« Vous vous êtiez déjà renseigné sur Gardénia, par le passé, n’est-ce pas ? » demanda Farel. « Vous avez réussi à trouver sa nationalité d’origine ? »

Luder secoua la tête. « C’est compliqué. Personne ne connaît son nom de naissance, et son métissage ne facilite pas vraiment les choses. Cependant, le consensus est qu’elle se teint les cheveux pour qu’ils soient blancs — et je partage cette opinion. On peut conclure de sa couleur de peau une possible provenance des pays du centre, et de ses yeux des pays du triant. »

Le duc Fader soupira. « On n’est même pas sûr que ça nous révèlerait son allégeance, de toute façon. »

« Mais si on met tout en commun, notre suspect principal est la tradition shamanique, » nota Luder.

« Pourquoi mettre autant d’effort dans cette affaire ? Les princes shamaniques sont si indépendants qu’ils n’auraient probablement pas joints leurs force dans cette entreprise, si ? Engager Galénia et des espions d’autres nations revient à très cher, peut-être même plus que ce qu’ils ont à gagner en vous devançant sur cet achat plutôt que de vous le racheter après coup. »

Le duc Luder joignit les mains devant sa bouche. « C’est ce qui m’amène à penser qu’ils savent déjà à qui ils appartiennent et que ce n’est pas à eux. Ou bien ils craignent une vente au enchères de notre part et font ça pour court-circuiter les concurrents. »

Fader haussa les sourcils. « Ce serait si avantageux que ça ? »

« Le prix d’achat qu’on a fixé est de huit mille cinq cent Roy. Si on arrive à identifier à qui les bijoux appartenaient, on prévoit de les revendre vingt mille Roy en première offre. Si on les met aux enchères, on planifie un prix de départ à onze mille, mais on espère que ça montera à plus de quinze ou seize mille. Dans tous les cas, on compte sur un bénéfice d’environ cent pour cent du montant investi. »

« Je vois. Engager une bardesse et un réseau d’espionnage doit coûter au plus cinq mille Flama, soit à peine mille cinq cent Roy. Même s’ils espèrent faire une meilleur offre que vous au prince de la Jetée, le bénéfice espéré reste considérable. »

« Ce qui m’inquiète le plus avec ces dernières conjectures, » conclu le duc Luder, « c’est que ça signifierait qu’ils en savent beaucoup plus qu’on ne le pensait sur ces bijoux. Plus que nous même. »

Ils remplirent leurs verres en silence, contrits et inquiets.

« Vous pensez que l’archiduc Salysium essaie de vous doubler pour faire gonfler les prix ? Si on part du principe qu’il vous a fait sciemment parvenir la rumeur sur ces bijoux, puis une fois l’accord signé à sollicité anonymement le seigneur directement concerné, ça lui permettrait d’artificiellement générer une contre-offre bien supérieur au contrat initial, et ce sans se faire inquiéter.

« Et si d’aventure le prince concerné ne parvient pas à faire de contre-proposition, il dispose toujours du contrat initial qui reste très alléchant pour lui. »

Luder secoua la tête. « Mais s’il a identifié le propriétaire légitime des bijoux, pourquoi ne pas faire directement une offre dispendieuse comme nous projetons de le faire ? »

Le duc Fader haussa les épaules, ne sachant que répondre.

« Nous nous perdons en conjectures, mon ami, » déclara Luder en finissant son verre d’une traite. « Je vais retourner à ma chambre pour choisir ma tenue et décider quoi faire de cette zinnia. »

Sur ce mots, il se leva et quitta la pièce, laissant dans le silence son ami qui était toujours plongé dans ses réflexions.

« Monseigneur ? »

Luder sursauta en entendant la voix du discret Esteven qui s’était écarté de l’entrebâillement dès qu’il avait entendu la porte s’ouvrir.

« Sous la bénédiction de mon maître, sentez-vous libre de me faire parvenir quelque requête que je puis remplir à votre égard, et ce pour toute la durée de la cour. »

Le duc Luder accepta la proposition d’un signe de tête reconnaissant, puis repris sa route.

Dans les longs couloirs de marbre assombris par la nuit bien avancée, seulement animés par les reflets projetés contre les dalles lisses des flammes des torches suspendues de loin en loin sur les piliers ornés de portraits des ancêtres de la famille Edson, le duc Luder se hâtait, les pas étouffés par la texture cotonneuse des tapis de fausse-soie doublés de laine.

Cette ambiance était particulièrement propice aux assassinats de couloirs, et même si une telle ignominie n’était pas raisonnablement envisageable en l’état, Luder fréquentait le duc Farel depuis suffisamment longtemps pour avoir appris à être vigilant en toute circonstance.

Ainsi, il ne sursauta pas quand en passant devant une porte qui devait être entrouverte, surgit de la pièce mitoyenne une valette de la seigneurie des lieux. Celle-ci s’empressa de refermer la porte derrière elle, mais le duc Luder put entrapercevoir le visage des trois personnes réunies en commité confidentiel à l’intérieur.

Il reconnu immédiatement l’archiduc Aras Edson, qui avait passé ses vêtements de coucher, et mit un peu plus de temps à remettre la personne juste à côté de lui, son mari Garbane Edson qu’il avait déjà rencontré à quelque cour.

Ce fut le troisième individu dont la présence surpris le plus le duc de Passy. Il s’agissait de Tété-Hémobré, le Juge Suprême qui avait fait une entrée remarquée mais interrompue par l’apparition de Gardénia, le midi-même.

Même s’il n’aurait pas forcément reconnu son visage en d’autres circonstance, il avait gardé ses parures de guide combattant, avec son armure noire et son arme démesurée.

Bien entendu, le duc Luder ne put entendre le moindre mot de leur conversation, car le coup d’œil avait été extrêmement furtif, et la valette qui montait désormais la garde devant la porte fermée le contraignit à ne pas ralentir le pas.

Les cours —en particulier les grandes cours comme celle de Printemps— étaient toujours le siège de nombreux jeux politiques, dont certains pourraient être qualifiés de complots, mais les membre de l’Égérie —et a fortiori, les Juges Suprême, dont la tâche était celle de médiateurs et de juges à la neutralité absolue— ne s’y mêlaient jamais, au grand jamais. La tâche des guides, les membres de l’Égérie, était de guider les membres des autres traditions, de ce fait son édit principal était l’absence d’ingérence qui mènerait à un conflit au sein des huit autres tradition.

Les guides ont une réputation d’intégrité à toute épreuve, encore plus concernant les Juges Suprêmes qui sont l’équivalent du haut fonctionnariat dans le fonctionnement de cette tradition. Le duc Luder était dépourvu de la moindre hypothèse quant à la raison de ce colloque discret. Sans doute s’agissait-il d’une affaire extérieure à la sienne.

Mais, car prudence était mère de richesse, il se promit de garder ce Tété-Hémobré à l’œil dans les jours qui venaient.

Savait-on jamais.

C’était plongé dans ces réflexions que le duc Luder ouvrit la porte de la chambre que le châtelain lui avait attribué la veille.

La pièce était éclairée par deux torches et moult chandelles, et sa femme, la très convoitée duchesse de Passy, était en train de discourir avec une princesse shamane, la troisième enfant du prince du Cercle Akva, si la mémoire de Luder était juste.

La duchesse était assise dans un des deux luxueux fauteuils disposés de part et d’autre du grand lit. La princesse était restée debout, n’osant pas se poser sur le matelas attribué au couple Luder et n’ayant pas vraiment d’autre endroit ou s’asseoir près de son interlocutrice.

« Bonsoir, maseigneure mon épouse, » déclara Wolas Luder, intérieurement furieux de devoir respecter l’étiquette jusque dans sa chambre à coucher. « Bonsoir à vous, princesse Hilvalbasqué. Je suis Wolas Luder, prince consort de Passy. »

La princesse shamane lui rendit sa salutation.

« Je n’ai pas encore eu l’honneur de converser avec vous, » ajouta Wolas Luder, « mais je ne veux pas interrompre votre discussion. Je vous en prie, continuez. »

Sa femme, néanmoins, s’adressa à son mari. « J’ai pris la liberté de préparer votre ensemble de demain. Jetez-y un œil et dites-moi si cela vous convient. »

« Merci mille fois ma chère ! Je suis certain que les parures que vous avez sélectionnées seront tout à fait propice à la belle journée qui nous attend demain. »

Wolas Luder était fatigué. Ce n’était ni son rôle, ni son loisir de recourir à tous ces ronds-de-jambe.

« J’espère que vous avez pu passer un peu de bon temps avec votre ami ? Cela fait un petit moment que vous vouliez le revoir, me suis-je autorisé à penser. »

« Oui, nous avons pu rattraper un peu le temps perdus depuis nos dernières amitiés, et malgré les quelques difficultés auxquelles il fait face en ce moment, nous avons conversé à loisir, jusqu’à ce que la fatigue nous rattrape. »

« J’en suis fort aise. » Elle lâcha un sourire transpirant de sincérité. Wolas ne savait pas comment sa femme s’y prenait pour falsifier ainsi ses moues, cela l’avait toujours impressionné. C’était une courtisane très douée.

La princesse tenta de raccrocher la discussion qu’elle entretenait avant l’arrivée du duc, mais fut interrompue par Dame Luder qui la surpassait en rang.

« Vous connaissez la princesse Hilvalbasqué, fille du duc Hilvabarion du Cercle Akva et seigneur de la côte de Gaelid ? C’est une jeune personne très intéressante, dont je vous conseille la conversation si d’aventure il vous arriverait de vous croiser dans les jours qui viennent. »

La princesse shamane eut un sourire gêné. Elle ne pouvait pas contredire Dame Luder tant qu’elle lui faisait des compliments. « Oui, on m’a dit beaucoup de bien de vous, monseigneur Luder. Nous nous sommes déjà croisés à la cour du Cercle Baou, il y a deux ans, mais nous n’avons pu échanger que quelques civilités. »

Il était de plus en plus difficile pour Wolas Luder de réfréner son amertume, la fatigue commençait à prendre le pas. Il n’aimait pas du tout être attaqué de la sorte dans sa propre zone de confort.

Mais heureusement, il avait une excellente mémoire pour ce genre de choses.

« Oui, vous accompagniez la comtesse du Cercle Koelin votre mère, à l’époque. Une très agréable personne. Je vous avoue que son mariage avec le dauphin du Cercle Akva n’a étonné personne, dans mon pays. C’était une opportunité bien méritée pour elle. »

La princesse fit ce qu’elle peut pour ne pas se décomposer. L’attaque que Luder venait de faire sur son rang et celui de sa mère était à la limite de l’acceptable, mais suffisamment bien enrobée pour qu’il soit impossible de s’en offusquer.

La mère de la princesse Hilvalbasqué était connue pour détester qu’on mentionne ses origines de petite noblesse, née comtesse et ayant acquit le titre de duchesse par mariage, et visiblement ce trait avait déteint sur sa fille.

Mais cette dernière était encore trop jeune pour cacher suffisamment bien ses émotion et manquait de la répartie des courtisans de haut vol pour renvoyer une réponse cinglante.

Elle se leva, s’inclina, et tenta un « Je me ferai alors une joie de dire à maseigneure ma mère que vous la respectez ainsi. »

Mais c’était de la pacotille, car il suffit à Wolas de répondre « Merci beaucoup ! Il me tarde de m’entretenir avec elle lors d’une prochaine occasion. »

Cela acheva la princesse, qui prit congé de manière plutôt maladroite.

« Et bien, vous avez la langue agile ce soir, mon très cher époux », lança avec amusement Dame Luder, une fois qu’ils firent seuls.

« Navré si je vous ai incommodée, mais la fatigue me gagne. »

Elle balaya cette excuse du revers de la main. « N’en faites rien, j’aurais tout le loisir de la croiser à nouveau dans les jours qui viennent. »

Ils se forçait encore à parler à demi-mots. Le couple Luder n’avait pas à leur disposition de gens qui montait la garde devant leur chambre, et il se devait de prendre des précautions si la princesse Hilvalbasqué avait décidé de laisser traîner ses oreilles sur le palier avant de regagner sa chambre.

« Donc, votre ami se porte bien ? »

« Oui, » répondit Wolas, « nous avons un peu parlé des personnes avec qui nous désirons converser, dans les prochains jours, et nous auront d’autres occasions de nous parler avec amitié. »

« Fort bien. » Dame Luder était satisfaite. Les plans de son époux suivaient leur chemin, malgré les difficultés qu’il avait subtilement évoquées tantôt.

Wolas se dirigea vers son coffre de voyage, sur lequel l’attendait ses parures du lendemain. Un collant blanc, une minijupe turquoise brodée d’argent, un corset beige, un boléro dégradé de rose et de turquoise surmonté d’une fourrure blanche comme neige et, pour couronner le tout, un très long foulard blanc transparent discrètement brodé du blason de leur famille.

« Vous êtes sûre de vous, mon amie ? » demander Wolas, surpris. « Nous sommes presque au-delà de la provocation, à ce stade, c’en est presque une insulte directe. »

Dame Luder se leva et disposa l’ensemble sur le lit, formant une silhouette montrant à quoi ressemblerait l’ensemble une fois porté.

« Oui, il faudra au moins ça, pour compenser le petit effet que vous avez eu auprès de l’assemblée, tout à l’heure. »

Comme Wolas affichait une moue interrogative, elle ajouta, « Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais Gardénia a bien pris soin d’attirer tous les regard à elle avant d’aller vous remettre cette fleur. Cela n’aura échappé à personne. »

Après un petit moment de silence, elle ajouta « Elle est très douée. »

Wolas contempla la panoplie qui reprenait les couleurs de la bardesse. « Très bien, je vous fait confiance. Mais concernant la fleur… »

Dame Luder se dirigea vers un petit guéridon, dans un coin de la chambre. Dessus reposaient trois fleurs différentes. « J’ai pu récupérer celles-là, en toute discrétion. Sentez-vous libre d’en arborer une, si vous pensez que c’est une bonne chose à faire. »

« Oui, Farel me l’a conseillé. »

Wolas examina les trois fleurs.

« Une bardane azur, pour dire vous m’importunez avec hauteur. C’est direct. »

Dame Luder acquiesça.

« Une Héliante, signifiant méfiez vous des apparences. Je l’aime bien, c’est tout de suite plus subtil. Et pas spécialement dirigée contre elle. »

Dame Luder ajouta « Vous connaissant, c’est le genre de message que vous aimez bien. Agressif tout en étant ambigu. »

Wolas hocha la tête. « Et pour finir une… Achillée noire ? »

Wolas leva des yeux surpris vers sa femme.

« Vous êtes sérieuse ? Vous pensez réellement que la fleur des querelles assassines serait un bon message ? »

Dame Luder haussa les épaules. « Et pourquoi pas ? En tant que bardesse, elle joue un jeu de courtisan en outrepassant le protocole de la noblesse. Une provocation aussi directe et franche ne fera que rentrer dans son jeu.

« Cela fera ainsi office de menace et lui démontrera votre détermination. De toute façon, elle a déjà probablement compris que c’est vous qui tirez les ficelles de l’affaire. La subtilité sert entre autre à semer le doute, mais ça n’a pas lieu d’être ici. »

Wolas secoua la tête « Mais une menace aussi directe me discréditera auprès de la cour, sans parler que ça risque de donner une clé de lecture à ceux qui n’ont pas à se mêler de cette affaire. »

Il baissa les yeux et resta un instant pensif.

« Et si jamais on échoue, j’ai peur que Farel fasse une bêtise. Si je profère une menace puis que la bardesse se fait… vous-savez-quoi, c’en sera fini de moi. »

Il leva les yeux vers sa femme. « Et de nous, plus largement. »

Cette dernière leva les mains en signe de défense. « Ce n’était qu’une proposition. Libre à vous de la refuser. La balle est dans votre camp, j’ai confiance en votre jugement. »

Le duc Luder se frotta le menton. « J’ai peut-être une idée un peu plus subtile, mais pour cela il me faudra une autre achillée. Une achillée blanche. »

Dame Luder éclata de rire. « Vous voyez ! Je n’ai fait qu’amener au terreau de votre esprit retors. D’une situation absurde et impossible vous avez toujours les meilleures idées. »

Wolas sourit. « Oui. Vous pensez pourvoir me procurer cette fleur ? »

Dame Luder reprit un peu de son sérieux. « Oui, bien sûr. Je demanderai à un serviteur d’en quérir une dès la première heure demain matin. »

« Parfait. »

« Il vous fallait autre chose ? »

Le rictus du seigneur Luder s’élargit de manière sinistre.

« Oui. »


Le matin deuxième jour de la cour était marqué par une performance de toute beauté. Des acrobates faisaient montre d’une agilité exemplaire dans un bal de cascades risquées, au dessus de planches à clous et à travers des murs de flammes. Leur performance était enrobée par quelques mages illusionnistes qui faisaient fleurir la scène d’effets spéciaux ponctuant chaque acrobatie.

Tous les courtisans étaient réunis dans la cour encore perlée de rosée pour y assister. Les discussions était difficile car il fallait les parsemer d’exclamations impressionnées et d’applaudissement à l’inttention des artistes, ne serait-ce que pour faire bonne figure.

Le seigneur Luder avait aperçu son ami le seigneur Farel donner de la voix auprès des plus enjoués des spectateurs, sans doute pour se donner un air affable en vue de se mêler aux musicophiles qu’il devrait sonder plus tard.

Lui-même restait un peu à l’écart, une écharpe de laine blanche ayant temporairement remplacé son foulard et vêtu de son long manteau noir, judicieusement laissé ouvert pour laisser respirer l’achillée blanche qu’il portait à sa boutonnière.

Il avait hâte que la prestation se termine et qu’il puisse retourner dans la halle. La couleur de son manteau n’était pas raccorde avec sa tenue blanche et turquoise. Il n’avait pas envie qu’on l’insulte sur cette faute de goût.

Amère prière, car ce fut Tété-Hémobré, le Juge Suprême, qui fut le premier à l’approcher.

« Bonjour, Wolas Luder, duc de la Passe. »

Il se rendit compte que c’était la première fois qu’il entendait sa voix. Elle était très profonde et rocailleuse. Son timbre et ses sourcils éternellement froncés donnait l’impression qu’il jugeait son interlocuteur à chaque instant.

« Bonjour, messire Juge Suprême. »

Celui-ci changea de pied d’appui et croisa les bras, comme si Luder venait de le contrarier.

Était-ce le titre de messire qui le remettait à ses origines de roturier, au milieu de tous ces nobles, qui lui déplaisait ?

« Quelle étrange symbole vous arborez aujourd’hui. »

Le Juge Suprême décroisa un bras pour passer sa main gantée de métal sur la fleur, avec une délicatesse surprenante.

« Oui, mais ne vous inquiétez pas, » répondit le duc Luder en tentant un sourire, « le message qu’il porte ne vous est pas destiné. »

« J’espère bien, » rétorqua le Juge d’un ton sec. « Amour malgré tout, c’est bien ça ? Si ce message était pour moi, je ne sais s’il faudrait que je m’inquiète plus de l’amour ou du malgré tout. »

Le duc Luder contint sa nervosité.

« Il n’est pas non plus destiné à quelque amant. Le terme amour a bien des significations. »

Les doigts du Juge Suprême continuèrent de caresser les pétales jusqu’à s’arrêter sur un en particulier. Il était noir.

« A-t-elle déjà commencé à faner ? »

Luder commençait à perdre son sang froid. Le Juge avait très bien compris qu’elle était peinte. Mais Luder ne pouvait laisser le Juge insinuer qu’il avait fait une faute en ne choisissant pas une fleur parfaitement fraîche.

« Disons plutôt que c’est un spécimen unique. »

La parade était piètre, ce qui embêtait Luder. Les Juges Suprêmes ne sont pas des courtisans, mais ce sont des guides aguerris qui fréquentent toutes sortes de gens — y compris la noblesse — et qui doivent toujours témoigner d’une expérience avancée avant de pouvoir acquérir leur titre.

C’est pour ça qu’il ne fut pas surpris quand il posa une question d’autant plus gênante : « Comment s’appelle-t-il ? Ce spécimen ? »

Le Juge Suprême tentait de le pousser dans ses dernier retranchement. Pourquoi ? Aucune idée. Luder savait improviser d’ordinaire, mais il fallait toujours redoubler de vigilance en présence de ces individus si particuliers. Chaque parole pourrait être retenue contre vous, et les Juges Suprêmes avaient du pouvoir. Beaucoup de pouvoir.

« On l’appelle l’achillée du crépuscule. »

Tété-Hémobré lâcha enfin la fleur. « Intéressant. »

Puis il s’en alla sans autre forme de courtoisie.

C’est quoi son problème à lui ? Il m’a dans son collimateur ou quoi ?

Il était probablement en train d’enquêter. Il cherchait quelqu’un.

Mais pourquoi ? La maison Luder n’avait commis aucun délit, de ce qu’il en savait, donc la présence de Tété-Hémobré devait être liée à une autre affaire.

En tout cas, le duc Luder tenta de s’en convaincre.

Quand midi fut sonné et que les convives purent regagner la grande halle, il ne furent pas accueillis par l’odeur poussiéreuse de la pierre millénaire du palais de Stellaroc, mais part les fragrances enivrantes d’un fastueux banquet servi à leur attention.

Les époux Luder passèrent le repas côte-à-côte. La princesse shamane avait été invitée par Dame Luder à s’installer à côté d’elle, pour s’excuser de la fin un peu subite de leur entretien de la veille au soir. Ce fut Garbane Edson, le prince consort de Stellaroc, qui s’imposa à la compagnie de Luder. Une chose à laquelle il était impossible à Luder de s’opposer.

Bien que le seigneur Luder avait brièvement apperçu Garbane Edson la veille, par l’entrebaillement de la porte par laquelle était sortie la valette, il était sûr et certain que les trois cabaleurs présents de l’avaient pas vu. Sauf si la valette l’avait reconnu et avait cafté, bien sûr.

Le repas fut cependant relativement calme. Après questionnement, Garbane Edson expliqua à Luder que s’il n’avait pas été présent à la cour jusque là, c’est parce qu’il préparait un voyage, et qu’il partirait le lendemain matin. Sa présence pour le banquet était ponctuelle et uniquement pour profiter un peu de la compagnie d’autres grands seigneurs avant son départ.

Ils échangèrent après cela presque uniquement des banalités. La seule question qui déstabilisa le duc Luder fut quand l’archiduc consort Garbane Edson l’interrogea sur le seigneur Farel.

« Savez-vous où est votre compatriote ? J’avais fort apprécié sa compagnie l’année dernière et j’aurais voulu échanger avec lui au moment du café, avant de retourner à mes préparatifs. »

Luder en fut surpris. Il n’avait pas prévu de déjeuner avec Farel — ils s’étaient mis d’accord de limiter leurs interactions à la cour pour ne pas lever de soupçon — mais en balayant l’assemblée du regard, il ne le trouva pas.

« Je n’ai pas l’impression qu’il déjeune avec nous. Vous voulez que je lui transmette un message ? »

Quand le regard de Luder revint sur l’archiduc Garbane Edson, les yeux de celui-ci était durs. Comme s’il tentait de plonger à l’intérieur des siens.

Luder resta coi un moment. « Tout va bien, monseigneur ? »

Puis le visage du consort de Stellaroc se dérida en un sourire radieux. « Ne vous inquiétez pas, si j’ai besoin de lui transmettre un message je passerai par mon époux. Je désirais juste échanger quelques plaisances avec lui. »

Quand le repas se termina et que les convives se levèrent pour converser autour de café et de thé, le duc Luder ne pouvait s’empêcher de repenser à ce court échange.

Y avait-il un lien entre l’affaire du contrat, la bardesse, le Juge Suprême et l’archiduc Edson-mari ?

Des nœuds commencèrent à se former dans l’esprit du comploteur Luder, qui n’avait pas l’habitude que ses intrigues se complexifient aussi vite.

Il aurait bien aimé se reposer pour l’après-midi, mais il fallait qu’il croise Gardénia pour s’assurer qu’elle voit bien son achillée du crépuscule.

Ses vœux d’acalmie furent néanmoins exhaussés car l’activité de l’après-midi était une pièce de théâtre musical, dont l’orchestre était dirigé par la bardesse elle-même. Le duc Luder en profita pour prendre congé et faire une promenade digestive dans les jardins du palais. Il répugnait le théatre et consola son sens du devoir en se disant qu’il s’arrangerait pour croiser la bardesse lors des discussions vespérales, laissant le plaisir du spectacle à dame Luder son épouse, qui ne pouvait se permettre de rater quelque spectacle proposé par leur hôte.

Quelques courtisans qui comme pour lui n’était pas attendus qu’ils assistent à toutes les activités, flânaient en discutant dans les jardins. Bon nombre de représentants de petite noblesse, dont les maisons étaient trop mineures pour qu’un tel impair n’entache leur réputation, étaient également présents.

Le duc Luder s’asseya sur un banc blanc agréablement disposé sous les branches noueuses d’un érable tohavais. Un fine couche de pétales roses tapissait ses alentours, à l’ombre du soleil cuisant de ce début de printemps.

L’odeur de végétation mouillée du matin avait été remplacée par l’empyreume enivrant du milieu d’après-midi. Les oiseaux déployait tout leur ramage à l’affût de partenaires. On pouvait occasionnellement apercevoir un écureuil ou un lapin se risquer à travers l’immense parc en quête de quelque nourriture. On entendait de temps en temps l’écho d’éclats de rire ou le son d’une vielle émanant de quelque promeneurs lointains.

Après une longue introspection contemplative, le duc Luder remarqua une silhouette familière émerger d’une porte de service non loin.

Il se leva et s’avança d’un pas pressé pour la rejoindre.

« Esteven ! Puis-je vous déranger un instant ? »

Le valet de Fader fut un peu étonné d’être surpris ainsi par le duc Luder loin des festivités, mais il reprit rapidement sa contenance.

« Vous ne me dérangez jamais, monseigneur. »

« Vous m’aviez bien dit que vous pourriez me rendre service, n’est-ce pas ? »

« Tout à fait, monseigneur. »

« Alors puis-je vous prier de me rendre un précieux service et me dire où se trouve mon ami le duc Farel ? »

Le valet prit un air embarrassé. « Malheureusement, je vais devoir me soustraire à cette requête en particulier. »

Le duc Luder se renfrogna, prenant l’œil supérieur du noble s’adressant à un serviteur.

« C’est ma faute, » reprit le valet, « j’aurais dû être plus clair sur le fait que c’est sur les services pratiques et logistiques que mon maître le duc de Mirid vous a confié mon assistance. Malheureusement, sur les ordres de celui-ci, je ne puis vous confier où sont ses affaires en ce moment. Vous m’en voyez réellement navré. Je suis sûr que vous comprenez. »

Le duc Luder, bien que contrarié, était un peu rassuré. Au moins son valet savait-il où le duc Farel était. Celui-ci ne s’était pas évanoui dans la neture.

« Dans ce cas, Esteven, dès que vous le reverrez, transmettez-lui en tout discrétion que l’archiduc consort Garane Edson a cherché à le voir, ce midi. Il saura probablement quoi faire de cette information. »

« Certainement, monseigneur. Autre chose ? »

« Pas pour le moment. »

Le valet s’inclina et s’en alla prestement.

Comme cela faisait un certain temps maintenant que le duc Luder était aux jardins, il décida de rentrer.

Quand il arriva aux abords du parvis du palais, il fut surpris d’être accosté par la bardesse Gardénia, qui lui accorda une salutation en affichant un sourire que Luder hésitait à qualifier de carnassier.

« Oh ! Madame Gardénia ! La représentation est-elle déjà finie ? »

« De toute évidence, mon cher. J’ai été attristée de ne pas vous voir parmi les spectateurs. J’avais pourtant cru comprendre que vous étiez féru d’arts musicaux ? »

« Certes, mais je avoue avoue en toute confidence que le théâtre est un art dont l’appréciation m’est interdite, à mon grand désarroi. Soyez certaine que s’il m’avait été possible d’apprécier votre musique à l’aveugle durant la représentation, sans avoir à être témoin du jeu lui-même, je n’y aurais coupé. »

« J’en suis honorée, duc Luder. Daignerez-vous m’accorder une petite promenade reposante dans les jardins que vous étiez sur le point de quitter ? J’avais grande hâte de pouvoir converser de nouveau avec vous. »

Luder se concerta avec lui-même un court instant, se demandant s’il n’avait pas mieux à faire, mais il jugea que ce serait une bonne opportunité d’en apprendre plus sur elle et ses intentions.

« Avec joie ! Je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion de les parcourir, mais la saison est parfaite pour passer un moment agréable. »

La bardesse rit avec douceur.

« Si ce n’était pas le cas, cette cour ne mériterait pas de s’appeler la Cour de Printemps. »

Il marchèrent sur les graviers blancs qui recouvrait les étroites allées sinueuses du jardin. Gardénia n’avait pas son instrument avec elle, mais elle s’autorisa à fredonner une pavane, qui bien que datée, était interprétée sur une gamme moderne avec de fort agréables variations.

« Je suis curieux, » demanda le Luder après le premier couplet, « ce qui attire votre intérêt à moi. Sans doute n’est-ce pas uniquement ma notoire musicophilie, si ? »

Gardénia un regard contemplatif vers le ciel bleu moucheté de petite taches blanches.

« Oh ! Il y a plus que cela. Je vous avoue que je porte une grande curiosité à l’attention des arcanistes qui apprécie la musique. Ils sont bien différents des autres musicophiles, et toute conversation que j’entretiens avec eux m’élève en tant que bardesse. »

« Tiens donc ? Je peine à en discerner la raison. Daignerez-vous m’éclairer ? »

Gardénia pirouetta vers lui en écartant les bras de manière théâtrale, ce qui fit virvolter les manches larges et tombantes de son habit au tissu leste. Elle s’était vêtue plus chaudement que la veille, avec une jupe traînante, un veston-trench brodé et ouvert, et s’était coiffée d’un fin béret, le tout toujours à ses couleurs blanche et turquoise surmontées par le rose vif de son physiom à forme de ruban.

« La science, pardis ! Les alchimiste et le arcanistes — surtout ces derniers il faut bien dire — ont une approche très théorique de la musique, à tel point que l’on peut parler des heures durant d’une unique pièce sans que mon attention se délite, et leurs compositeurs usent souvent de gammes et de formations atypiques. Un vrai plaisir ! »

Elle repris sa marche.

« Et parmi tous les convives présent, qui d’autre que vous avec qui avoir ce genre de conversation ? Sans parler que d’être vue en votre compagnie me met en joie, étant donné la fraîcheur de votre style. »

Elle parcouru la tenue de Luder de l’œil avec un sourire taquin, appréciant visiblement ces couleurs. Sourire qui s’élargit quand son regard se posa sur l’achillée du crépuscule. Mais elle ne releva pas.

« Sans compter que vous êtes beaucoup plus accessible que votre épouse, et que le seul de vos compatriotes à être présent, le seigneur Farel — le connaissez-vous bien ? — a brillé par son absence depuis le repas. »

« Et quid des autres traditions ? Leurs conversations musicales sont-elles moindrement agréables ? »

Elle prit un air pensif.

« Toute proportion gardée, oui, c’est le cas. Les interprètes — c’est la première nation à venir en tête, quand il est question d’art — sont très imbus de leur propre culture, et ils ont une certaine tendance — vous excuserez ma grossièreté — à l’onanisme. Cela a vite fait de m’ennuyer. »

Luder ne releva pas ladite grossièreté, mais il n’en pensa pas moins. En présence de témoins, il aurait faussement pris un air outré, mais les plus proches courtisans n’étaient pas à portée de voix.

« Les clercs ont des chants et des formations très codifiés. Trop, même. C’est dommage. Quant aux diseurs, ils ont un rapport très pécuniaire à l’art.

« Les shamans ne sont pas bon public et il est toujours angoissant de se dire qu’une parole de travers peut vous faire arrêter, en fonction de la ville que vous visitez.

« Les druides, par contre, sont toujours un très bon public. Mon préféré, s’il en est. Mais ils n’ont pas une grande culture musicale. Il n’y a vraiment qu’avec les arcanistes et, dans une certaine mesure, les alchimistes, avec qui j’aime vraiment passer du temps. »

Elle s’arrêta pour réfléchir. « En vous disant cela, je me rend compte que j’ai peu d’opinion sur la tradition Perfectionniste. Je devrais y donner quelques concerts, à l’occasion. »

« Et les guides ? », demande Luder.

« Les guides ? C’est amusant, je ne me suis jamais posé la question. Je suppose que c’est parce qu’il n’ont pas de culture propre et suivent généralement celle du pays dans lequel ils vivent. Je n’ai jamais eu de public composé majoritairement de guide. Cela n’a d’ailleurs pas beaucoup de sens, sachant qu’on n’en trouve que très peu dans chaque communauté. »

Ils conversèrent ainsi de musique jusqu’à la fin de l’après-midi. La causerie était si agréable que Luder se surpris à tempérer son opinion au sujet de la bardesse, se disant que peut-être elle était moins retorse qu’elle avait paru la veille. Mais il se ressaisit et se dit que c’était probablement le but de la conversation qu’elle lui donnait présentement. Il n’oubliait pas la zinnia.

Le repas du soir fut servi tardivement, l’archiduc Edson jugeant qu’il était préférable de laisser les conversations traîner, vu la quantité de convive qui semblait prendre du bon temps et qui, pour certains, avaient même entrepris de lancer quelque activité ludique, comme la fameuse joute rhétorique expressionniste à la mode ces temps-ci, qui consistait à prendre une opinion soutenue par un adversaire puis de la défendre, se faisant l’avocat du diable. Ce jeu se joue à deux joueurs ou plus et permet d’aplanir les différents dans un cadre ludique.

C’est à ce moment que reparu le duc Farel, que Luder se para d’assaillir de questions. Quand leurs regards se croisèrent, le duc de Mirid se contenta d’adresser au prince de Passy un signe de tête entendu, qui signifiait on discutera ce soir, comme prévu.

Le repas fut particulièrement oubliable. La duchesse de Passy invita le représentant de la délégation perfectionniste de Vael pour discuter affaires, et un petit marquis diseur vint s’assoir à côté du duc Luder, non pas pour lui mais pour discuter avec un comte de Garrassfant qui se trouvait de l’autre côté.

Gardénia ne donna pas de spectacle mais pris le repas attablée, au milieu des nobles. Le duc Luder resta ainsi vigilant, mais comme elle était encadrée par une délégation shamane d’une part et des courtisans de Stellaroc d’autre part — un marquis insignifiant en l’occurrence — il n’était pas plus inquiet que ça. Il se rappelait bien que c’étaient les délégations clergesses et expressionnistes à surveiller en priorité.

La douce musique un peu vieillotte que donnait l’orchestre de chambre du palais et l’absence totale de jeu politique sur le quel se concentrer fit ressentir au duc Luder ce repas comme un moment reposant.

Ce qu’il ignorait était qu’il se trouvait dans l’œil du cyclone.

À la fin du repas, quand les desserts furent desservis, le son d’une petit cloche retenti, attirant l’attention de tous les convives.

Le majordome qui l’avait sonnée était au centre de la salle, au milieu de toutes les tables, à coté d’un solide guéridon nu.

Sitôt qu’il eut finit d’attirer les regards, il se retira. Gardénia se leva de sa place à table et rejoignit le guéridon en quelques entrechat rapides. D’un bond leste, elle se hissa sur le guérison, debout, s’apprêtant à faire une annonce.

« Messeigneur·es, permettez moi d’interrompre votre repas. Je sais que vous attendez l’instant doucereux du thé et du café avec une gourmandise mesurée, mais je me dois de vous retirer ce plaisir. »

Des murmures parcoururent les tables.

« Malheureusement, comme la plupart des grandes gens ici présentes le sais, le père de notre hôte bienveillant, l’archiduc Furance Edson le Droit, qui avait abdiqué il y a cinq pour cause de maladie, a succombé à l’ire des dieux d’en-bas et a rejoint l’Autre Monde il y a quelques jours. »

Le couple Luder, ainsi que la plupart de nobles présents étaient au courant, ils avaient été prévenus du décès de Edson-père par les sujets de l’archiduc au moment de leur arrivée à Stellaroc, juste avant le début de la cour.

« Pour l’honorer, son fils aimant l’archiduc Aras Edson Sans Faille, ainsi que son loyal gendre l’archiduc consort Garbane Edson, vous convient à son inhumation ce soir même, pour vous permettre ainsi de rendre un dernier hommage à cet homme que nombre d’entre-vous ont pu fréquenter ces dernières décennies et, si vous le souhaitez, assister à son dernier voyage.

« Ainsi, en lieu de collation suivant d’ordinaire la chère, je vous propose de lui accorder une libation, une prière et, pour ceux qui se sentent attachés à feu ce bon souverain, un précieux présent.

« Nous officieront les hommages ici-même, dans une heure, puis nous formeront une procession funéraire qui nous mènera jusqu’au port où la dernière veillée aura lieu. Nous enverrons le corps de feu l’archiduc rejoindre les dieux quand la lune Minas sera à son zénith, et la matiné de demain sera consacrée au deuil. »

Un silence funèbre tomba sur la halle. Tous les courtisans étaient au courant de cette démarche, mais au moment où ils furent prévenus quelques jours auparavant, la date précise de l’hommage n’avait pas encore été décidée. C’était donc une petite surprise pour tout le monde.

« De manière exceptionnelle et sur demande du châtelain du Palais Étoilé et exécuteur des dernières volontés de feu son père, j’aurais l’immense honneur d’être l’ovate qui officiera son départ et dirigerai les prières destinées aux dieux qui emporteront l’honorable vers sa prochaine vie. »

Cette dernière annonce fit un petit effet dans l’assemblée. Personne n’osa piper mot, mais un grand nombre de sourcils se levèrent et quantité de mâchoires tombèrent. L’ovaterie n’était pas une tâche aisée, il fallait connaître sur le bout des doigts les préceptes et les dogmes des dieux locaux. Gardénia était une bardesse itinérante, il y avait peu de chance qu’elle connût suffisament bien les dieux de Stellaroc et des contrées alentour. Elle avait dû être particulièrement bien formée pour l’occasion.

Et quand bien même, cette démarche était plus qu’hors de l’ordinaire, elle frisait l’hérésie. Peut-être était-ce une des dernières volontés de l’archiduc défunt ? Cela semblait peu probable, car celui-ci n’avait pas obtenu son surnom de « le Droit » en étant féru de barde. De ce que le duc Luder en savait, il détestait même ces engeances. C’était peut-être une demande de Aras Edson lui-même, mais dans quel but ?

Dans tous les cas, chacun accepta en silence cette anomalie. Après tout, en tant qu’invitée d’honneur du prince des lieux, elle avait toute légitimité à diriger les événements de la cour tant qu’elle avait l’aval du châtelain. En terme de protocole, bien que de justesse, on se trouvait du bon côté de la ligne.

L’hommage funèbre eut lieu peu après, comme annoncé. La dépouille embaumée du souverain siégeait dans une bière à moitié redressée. Il était allongé sur un lit de fleurs multicolores et coiffé d’un diadème d’or serti de cornalines, qui ensemble représentaient les couleurs de la Tradition Alchimique.

Une longue bannière aux armoiries de la maison Edson, d’un fond pourpre liseré d’or, les couleurs de l’alchimie, brisée d’azur qui était la couleur historique des Edson, décorée de multiples meubles, notamment du Bleuet Naturel, le symbole majeur de l’alchimie, mais aussi du galion et de la cloche, représentant ensemble la branche principale de la ligné Edson, était étendue en longueur, accroché au cercueil par une extrémité, comme un long tapis d’honneur que personne n’oserait fouler.

Le seigneur Aras Edson, qui avait revêti ses habit cérémoniels où était cousu le blason de sa famille au niveau du torse, et Gardénia, qui pour la première fois affichait une mine solennelle, étaient montés sur une estrade, au-dessus de feu l’archiduc.

Les torches avaient été soufflées pour l’occasion et la seule source de lumière de la halle était les dizaines de bougies qui avaient été allumées le long de la traînée que formait la bannière.

Tour à tour, les seigneurs et délégation invités à la Cour de Printemps rendaient leurs hommages. Ils versaient une libation et disposait une offrande dans la bière. Les présents étaient soit précieux, soit symboliques. Puis chacun rendait ses hommage à Edson-fils, lui offrant parfois également un présent, avant de remercier sobrement l’officiante qui se trouvait à côté de lui.

Mais un fait hors du commun vint s’ajouter à cette cérémonie.

La délégation expressionniste, après avoir offert libation et présents au deux archiducs, tendit également un folio de cuir à la bardesse en plus des remerciement de mise.

« Et pour vous, ovate Gardénia, je vous offre en remerciement de votre office ces partitions que Furance Edson le Droit m’a un jour personnellement confié pour les troubadours de ma cour. Il est juste que vous en soyez l’héritière, et je vous invite à verser les quelques notes qui la composent durant l’oraison qui aura lieu ce soir. »

Le duc Luder compris immédiatement de quoi il s’agissait. Les informations qu’il cherchait à intercepter. Il en était certain : cet acte ne faisait pas partie de l’étiquette et la délégation n’en retirerait aucune gloire. De plus, il était impossible pour les personne présente d’intervenir d’aucune sorte, ni même d’afficher la moindre émotion. Les regards des ducs Farel et Luder se croisèrent brièvement. Lui aussi était arrivé à cette conclusion.

C’était catastrophique. Sitôt que les hommages seraient terminés, Gardénia allait se retirer, prétextant de devoir travailler la pièce — qui n’existait sans doute pas — et mettre les documents en lieu sûr. Si elle s’y prenait bien, à un moment où le duc Luder ne pourrait se soustraire à l’assemblée, la partie serait perdue de ce côté là.

Et c’est ce qu’elle fit. Asas Edson invita tous les convives à allumer une dernière bougie, et somma à Gardénia d’aller préparer la procession.

Luder avait échoué sa mission. La seule chance qui lui restait était d’intercepter Gardénia avant qu’elle n’atteigne son commanditaire. C’était la situation qu’il voulait à tout prix éviter.

La duchesse Luder vint voir son mari juste après les hommages.

« Cher époux, je participerai à la procession et à la veillée. J’étais plus proche de feu l’archiduc que vous, il m’incombe d’y assister et j’insiste pour que vous vous recueilliez dans la solitude. »

Le duc acquiesça. Entre les lignes, ça voulait dire Même si on nous a dit que la veillée était optionnelle, je me dois d’y assister. Continuez nos affaires de votre côté.

La procession prit forme dans la halle avec la solennité due à la situation. Nombre de seigneurs étaient présents, pour une grande partie poussés par le devoir de ne pas ternir leur image, malgré l a facultativité annoncée de leur participation. Des tambours signalèrent le début de la marche et en battèrent le rythme, accompagnés par un chant funèbre joué à la viole par l’ovate-bardesse.


« Esteven n’est pas présent ? », demanda Luder en entrant dans le même boudoir que la veille, où était déjà posé son ami le duc Farel.

« Non. Je lui ai confié une tâche, il ne devrait plus tarder. Réservez vos paroles en attendant. »

Luder s’installa et se servit un verre un vin blanc des plateau de la Collerette, un autre cru arcaniste renommé, pressé dans le pays de Daeid.

« Bon, vous avez pu le voir, c’est la merde, » soupira Luder.

Il pris une grande gorgée de vin, sans l’avoir laisser respirer.

« Vous excuserez ma grossièreté, mais je pense que c’est approprié. »

Le duc Farel le scruta d’un œil morgue.

« La partie n’est pas finie, Wolas. Et ça peut peut-être vous surprendre, mais je préférerais que vous surveilliez votre langage, si ça ne vous dérange pas. »

Luder leva un sourcil surpris.

« Et bien, mon ami, vous avez malgré tout assez changé. Il y a quelques années, c’est moi qui vous rabrouait pour vos familiarités. »

« Les temps changent, mon très cher duc. »

Farel fit tourner la liqueur dorée dans son verre, puis en sirota une gorgée.

« Et comme je vous dit, la partie n’est pas finie. Les festivité de la Cour de Printemps durent en général deux semaines, nous avons le temps de nous rattraper. »

Luder secoua la tête. « C’est nous qui jouons contre le temps, puis-je me permettre de vous rappeler. »

Farel n’était pas convaincu. « Et pourquoi ça ? La seule contrainte chronométrée — si j’ose dire — à laquelle nous étions soumis était d’empêcher la récupération des informations par… vous savez-qui. Maintenant, on a tout le temps qu’on veut — dans l’intervalle approximatif de ces deux semaines — pour savoir où intercepter l’espionne. »

Luder se renfrogna, la mine hautaine. « Où en êtes-vous à ce propos ? On ne vous a pas vu de l’après-midi. Vous étiez occupé à cette affaire, je présume ? »

Le duc Fader eu un ricanement un peu gêné. « Pas exactement. J’avais une affaire plus urgente à régler avec la roture de la ville. Mais ça a été vite géré, comme vous avez pu le voir. »

Luder n’était pas satisfait. Il toisa son compatriote d’un air sévère.

« Mais j’ai tout de même quelques informations », repris le duc de Mirid, « a priori, la… cible repartira par les routes, pas par bateau. Si on croise ça avec nos prévisions, elle n’ira ni en territoire druidique, ni sur la côte de Gaelid. »

Luder fut intrigué par cela. « Il y a une chance qu’elle reparte vers le diant ? »

« Maigre, mais oui. Mais maigre chance malgré tout. Mes pronostics se tournent plutôt vers la plaine de Balanciel ou le pays de Toel-vit. »

« À voir. C’est trop maigre pour tirer des conclusions. Elle pourrait quand même se rendre, par exemple, au Cercle Akva en faisant un crochet par les terres, pour on-ne-sait quelle raison. Ou bien encore pour nous tromper. » Luder se pinça l’arrête du nez. « Quoi que vous en pensiez, il ne faudra pas lésiner. Nous perdons le contrôle de la situation à une vitesse alarmante. »

Fader rit de bon cœur. « Vous vous méprenez. La situation n’est pas pire qu’avant, au fond. C’est juste que nous n’avions pas autant de contrôle sur celle-ci que nous le pensions. »

Luder ne partageait pas son humeur. « Il n’y a pas de quoi s’en réjouir. »

« Gardez confiance, » rassura Fader en buvant son vin, « on est loin d’être à bout de ressource. »

Luder s’apprêta à lui demander des précision, mais il fut interrompu par des coups sur la porte. Un coup long, deux rapides, puis deux longs. C’était Esteven.

« Entrez », ordonna le duc Fader. Esteven apparu dans l’embrasure puis referma derrière lui.

« Alors ? » lui demanda son maître.

« Monseigneur, je pense avoir des nouvelles d’importance. » Il marqua une pause pour remplir le verre des deux ducs. « J’ai réussi à entrevoir une discussion de couloir avec la personne que vous m’avez demandé de surveiller qui vous intéressera sûrement. »

Les deux princes se penchèrent en avant pour permettre au valet d’énoncer son rapport en toute discrétion.

« J’ai surpris la princesse Hilvalbasqué, duchesse dauphine du Cercle Akva, tenter de démarrer une discussion avec Gardénia, dans un couloir de l’aile princière. Cette dernière a tenté tant bien que mal de s’en soustraire, mais la princesse insista lourdement, prétextant une affaire de toute première importance et de message de la part de son père, pour la citer. Gardénia est parvenu à s’en échapper, mais malgré son masque d’impassibilité j’ai décelé une grande gêne dans sa voix. »

Farel écarta les bras dans un sourire radieux. « Vous voyez, Wolas, que l’affaire progresse ! Sans nul doute que la jeune princesse voulait parler de l’affaire qui nous presse au détriment de la discrétion qu’exige la bardesse.

« Vous avez fait suivre Gardénia ? Êtes-vous sot ? » s’exclama Luder, sentant la panique naître devant l’inconséquence d’un tel acte auprès d’une espionne de rang international.

Le duc Farel nia avec amusement. « Vous me pensez stuipide à ce point ? C’est la princesse shamane que j’ai faite suivre. C’est une novice qui n’a pas l’expérience nécessaire pour dérouter mon brillant majordome. »

Luder en fut soulagé, au point de laisser un bruyant soupir s’échapper.

« Esteven, dorénavant je veux que vous gardiez un œil sur Hilvalbasqué, voir si elle tente d’approcher de nouveau la bardesse. Rapportez-en directement à moi ou au duc Luder si jamais c’est le cas. »

« Bien monseigneur. » Sur ces mot, le valet s’inclina et quitta le boudoir pour garder la porte comme il l’avait fait la veille.

Luder restait prudent. « Pourquoi la bardesse ne prend-elle pas le bateau, alors, si sa destination est le Cercle Akva ? »

Farel haussa les épaules. « Croyez-en mon expérience, un navire devient une souricière dès que vous savez que vous êtes poursuivi. Elle est trop prudente pour risquer de se faire intercepter sur un esquif, surtout si elle sait qu’on cherche à l’empêcher de rejoindre sa destination. »

Rien ne pouvait rassurer complètement le comploteur Luder. Il avait un mauvais pressentiment. « Essayez de vous renseigner sur les prestations artistiques au Cercle Akva, demain. Ça devrait confirmer cette hypothèse, et nous donner sur la date exacte de son départ. Le cas échéant, sa prochaine étape sera sans doute Port-Étoile. Nous prendrons le bateau jusqu’à là-bas, où je ferai jouer des faveurs pour l’empêcher d’aller en terre shamane. »

Fader eut l’air surpris. « Comment comptez-vous vous y prendre ? Empêcher une bardesse de passer une frontière n’est pas chose aisée. »

« Le comte de Tombriane est un ami. Il convoquera Gardénia auprès de son duc pour lui demander de prendre le barde apprenti de sa cour en pupillage. Elle trouvera sans doute le moyen de refuser, mais elle devra répondre à la convocation si elle ne veut pas flétrir son image, surtout si sa couverture est un simple concert. Ça ne devrait pas la retarder plus d’un jour ou deux, mais ça devrait être suffisant pour soudoyer l’écurie du duc et l’empêcher de reprendre convenablement la route, en faisant tomber ses chevaux malade, par exemple. En abattant correctement nos cartes, on devrait la retarder suffisamment longtemps pour qu’elle rate la date de son concert. »

Fader n’en fut pas plus éclairé. « Et donc ? La finalité de cette mascarade est …? « 

Luder bu une gorgée de vin blanc. « Si à ce moment-là on fait courir une rumeur d’espionnage, cumulé avec le fait qu’elle rate la date du rendez-vous, ça devrait être suffisant pour que son commanditaire se retire de l’affaire pour éviter un scandale. »

« C’est un sacré pari, Wolas. Et beaucoup de logistique. »

Luder écarta les bras. « Vous voyez une autre solution ? »

Le sombre duc Fader contempla la lie de son vin, perdu dans ses pensée. Un ange passa, un silence lourd tombant sur les deux comploteurs.

« Non. »


« Monseigneur Luder ! Venez vite ! »

Des coups mesurés mais insistant frappait à la porte de la chambre des ducs de Passy. Luder émergea, jeta un œil par la fenêtre. Il faisait encore nuit, on pouvait à peine distinguer un fin liseré rosâtre à l’horizon.

« Esteven, c’est vous ? »

Les coups cessèrent. « Oui monseigneur. Votre ami mon maître m’a demandé de venir vous quérir. Nous avons une urgence. »

Le duc Luder jeta un coup d’œil à son épouse, qui émergeait également.

« Faites hâte, Wolas. Je vais rester à la cour. »

Le duc Luder ne savait trop comment se vêtir. Il était encore en robe de chambre, mais ne voulait pas perdre trop de temps à s’habiller.

Il décida d’enfiler ses plus simples atours, délaissant les accessoires les plus compliqué à se parer, et se recouvrit de son grand manteau noir, dissimulant la simplicité de ses nippes.

Quand il sortit de sa chambre, Esteven le pressa de le suivre. Les couloirs étaient vides en cette heure si matinale, seuls les serviteurs étaient levés, mais ils se déplaçaient dans des galerie dédiée, en marge des couloirs de marbre réservés à la haute.

« Vous-savez-qui est partie ce matin, tôt,  » expliqua le valet en marchant. « La rumeur m’est parvenue, et j’ai prévenu votre ami mon maître le duc Farel. Il vous somme de le rejoindre aux écurie du palais. »

Luder pressa le pas. La bardesse quittait déjà la cour ? En tant qu’invitée d’honneur, elle n’était pas sensée repartir avant la fin des festivité, en tout cas sans avoir une très bonne raison.

Ils arrivèrent aux écuries presque en trottinant. Le commis de service était en train de discuter avec Anajohn Wallas, sénéchale de la cour et chevaleresse au service de son altesse archiducale. Luder s’immisça en trombe et s’adressa directement au commis.

« Vous avez vu le duc Farel ? Où est-il parti ? »

Le commis fut surpris par cette incise et son regard jongla entre Luder et la sénéchale, qui elle fut étonnée qu’on l’interrompe.

« Duc Luder, » dit la chevaleresse, « sauf votre respect, c’est une affaire qui… »

« Répondez-moi ! » cria le duc en l’ignorant.

Le commis, effrayé par la violence de la requête et le rang de Luder, pointa vers les murailles. « il est parti en ville, vers le tri-quatriant. »

La sénéchale lança un regard de réprimande au commis. Puis, s’adressant à Luder. « Restez en dehors de ça. »

Luder l’ignora et vida les lieux en direction de la ville.

Techniquement, le duc Luder outrepassait la chevaleresse Wallas. Mais en l’occurrence, quand il s’agissait d’affaires d’état dans l’enceinte de l’archiduché, la sénéchale avait préséance sur tout le monde excepté l’archiduc lui-même.

Mais Luder était assez doué pour s’improviser un plaidoyer si on lui demandait des comptes plus tard. Il en conviendrait, car une certaine crainte grandissait en lui à l’égard de Farel.

Tandis qu’il rejoignait la grande porte des jardin du palais pour quitter celui-ci, Esteven lui glissa « Monseigneur, je crois savoir où se trouve Farel en ce moment. »

Sans s’arrêter, Luder tourna la tête vers lui, attendant qu’il enchaîne.

« Sachez juste que monseigneur mon maître le duc Farel a pleine confiance en votre jugement et se repose sur votre entier soutien. »

La crainte de Luder grandissait. Il se stoppa. « Que voulez-vous dire ? »

Esteven repris une pose neutre un bref instant, le temps que le duc Luder retourne sa dernière phrase dans sa tête.

Puis il repartit au trot. « Suivez-moi. »

L’avenue sur laquelle donnait le palais était une des deux principales artères de la villes. Celle-ci se rapprochait doucement de la côte en direction du port, tandis que son homologue suivait un chemin parallèle et joignait les deux portes principales de la ville, les deux communiquant par de larges rues qui se traçait sur un intervalle régulier.

En cette heure matinale, il y avait peu d’agitation dans les rues. Surtout des ouvriers qui descendaient en direction du port.

Luder suivait Esteven qui descendait l’artère en direction du port au pas de course. À chaque fois que ce dernier passait devant une des rues communicantes, il ralentissait pour l’observer un instant, semblant chercher quelque chose de particulier.

« Là ! »

Au bout de la cinq ou sixième rue devant laquelle ils passaient en courant, Esteven s’était stoppé, le doigt braqué vers une ombre massive et difforme, en plein milieu de la rue de traverse.

Luder dû plisser les yeux pour comprendre ce qu’il regardait. Il s’agissait de chevaux. Une bête de monte et une bête de bât. Vu la qualité des étoffes qui les paraient, elles devait appartenir à une personne de noble lignée ou de riche bourgeoisie.

« La bardesse ! » s’écria Luder quand il comprit ce qui s’était passé.

Avec Esteven, ils reprirent leur course en direction des bourrins, et rapidement il entendirent des voix s’élevant d’un venelle non loin.

« Pour la dernière fois, Gardénia, annulez votre voyage ! »

Luder reconnu le timbre de son compatriote dès la première syllabe.

Une réponse fusa, cynique et cinglante. « Votre intelligence est à la mesure de votre courtoisie, Farel. Comprenez-vous les conséquences de cette situation ? »

Luder aperçu Farel de dos, ébouriffé et les bras croisés. La ruelle dans laquelle ils se trouvaient était en réalité une très courte impasse où s’amoncelaient des déchets. Juste au pied du mur, à quelques pas de Farel, acculée entre trois murs, se trouvait la bardesse, la posture nonchalante et le visage ennuyé, presque morne. Elle semblait ne pas considérer la pointe du stylet qu’un gredin entièrement vêtu de noir et le visage dissimulé derrière une étoffe pressait sous son menton.

« Farel, bon sang, qu’est-ce que vous faites ? » s’écria Luder, sentant une certaine panique gagner son estomac.

« Si vous ne voulez pas y prendre part, restez à l’écart. » cracha Farel l’assassin. « Gardénia, je vous ai laissé l’opportunité de sauver votre vie. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. Ce sont vos dernières paroles, choisissez-les bien. »

La bardesse se mura dans un silence méprisant.

Farel attendit un instant, puis se tourna vers son sicaire.

Au moment où il hocha la tête pour ordonner la mise à mort, les deux ducs sursautèrent comme une massive ombre noire les frôla à une vitesse déconcertante.

L’ombre se jeta sur le sicaire. Celui-ci eu juste à peine le temps de se rendre compte qu’il était attaqué qu’un coup de hache net et puissant lui arracha la jambe.

Il s’effondra au sol. Une simple giclée de sang maculait le mur derrière lui. L’ombre, qui tenait sa hache-kora d’une seule main, était le Juge Suprême, Tété-Hémobré.

« Boniface Farel, duc de Mirid et prince de Belvecol, je vous arrête au nom de l’Ordre des Juges Suprême, pour tentative d’assassinat et soupçons d’assassinat. »

Il pointa son arme vers l’assassin d’un air menaçant.

Une voix familière se fit entendre derrière lui. « Veuillez nous suivre jusqu’à la sénéchaussée où vous serrez détenu le temps que l’Ordre des Juges Suprême décide de votre sort. » Il s’agissait de la sénéchale.

Elle avait tordu les bras de Farel dans son dos pour lui apposer des fers sur ses poignets. Celui-ci était dans un état de sidération depuis l’interjection de Tété-Hémobré, et se laissa faire sans réagir.

Tandis que le duc assassin était emmené, le juge suprême s’approcha de Luder.

« Wolas Luder, duc de Primera et prince de Passy, veuillez décliner la raison de votre présence ici. »

Luder aussi avait été sidéré par l’interjection violente du guide, mais il reprit sa contenance.

« Je… J’avais peur que le duc Farel commette l’irréparable quand j’ai eu vent qu’il était parti à la poursuite de la bardesse. Son valet m’a guidé jusque là, mais je n’ai su que faire. »

Il souffla.

« Heureusement que vous êtes intervenu. »

Tété-Hémobré fronça les sourcils. « Heusement pour la bardesse, ou pour vous ? »

Le duc roula des yeux. « À dire vrai, les deux. La bardesse et nous avons des conflits d’intérêts, cela ne vous aura pas échappé, mais rien qui ne justifie un meurtre. »

C’est pas faute de l’avoir répété à cet entête de Farel.

Le juge suprême scruta les alentours. « Vous avez parlé du valet de Farel. Où est-il actuellement ? »

À son tour, Luder regarda autour de lui. Aucune trace de Esteven. Il s’était volatilisé.

« Je pense qu’il est de bon ton que je vous fasse une déposition complète, n’est-ce pas ? »

Le guide acquiesça. « Oui. Pour le moment vous n’êtes pas inquiété, au vu de ce que j’ai entendu, mais j’ai besoin d’en savoir plus sur le conflit susmentionné. »

Luder hocha la tête. Il allait coopérer, dans la limite de ce qu’il s’était passé à Stellaroc. Pas besoin d’entrer dans les détails de son contrat avec le seigneur Salysium, le juge suprême saura se contenter du jeu de courtisan qui avait eu lieu ces deux derniers jours.

Le groupe commença à retourner au château, baigné dans la clarté du jour naissant, à travers l’avenue qui se peuplait de plus en plus.

« Au fait, » demanda Luder, « Comment avez-vous fait pour intervenir aussi vite ? »

« La sénéchale est venue directement me quérir après qu’elle vous a vu à l’écurie. On avait assisté ensembles au départ de Gardénia, j’étais resté pas loin. En descendant l’artère, on vous a vu au loin bifurquer dans cette rue. Il n’a fallut que de quelques instants pour vous rattraper au pas de course. »

Ce n’était pas une coïncidence que le juge suprême soit aussi vigilant, aussi tôt le matin. Il en savait plus qu’íl ne le disait.

Luder releva un détail qui était survenu lors de l’arrestation.

« Vous avez dit que le duc Farel était arrêté pour soupçon d’assassinat, en plus de la tentative qu’il a fait aujourd’hui. »

Le guide s’arrêta et se tourna vers le duc.

« Un triple meurtre qui a eu lieu il y a deux semaines à la frontière de l’Expressionnisme et de la Foi. J’aurais quelques question à vous poser à ce sujet également. »

Bon sang, un triple meurtre ? Farel a fait assassiner les envoyés qui devaient rencontrer Gardénia tantôt ? Il ne reculait décidément devant rien.

Ils arrivèrent à l’office de la sénéchaussée, qui était une dépendance du plalais.

Farel, duc déchu, était menotté, assis sur une banquette, sous la vigilance d’un garde de la sénéchale, qui elle-même s’affairait à de la paperasse derrière le bureau dédié.

Tété-Hébobré pris le duc Luder à part. « Comme votre compatriote est de caste noble, il est possible pour lui d’obtenir une liberté restreinte en attente de son jugement, sous condition que quelqu’un paie la garantie et se porte cautionnaire de ses agissements.

« Duc Luder, si vous ne vous portez pas caution de lui, le seigneur Farel devra rester aux fers jusqu’à son extradition, qui aura lieu dans une semaine, peut-être deux. Désirez-vous régler sa caution ? »

Luder, tout comploteur qu’il soit, porta un regard déçu vers celui qu’il considérait son ami. Celui-ci était décoiffé, la tête plongée dans ses mains menottées. L’ombre de lui-même. Assassin en série. À peine digne du titre de seigneur.

Farel avait été égoïste. Il avait absolument voulu faire réussir cette mission, parce que la réputation de sa famille en dépendait. Au détriment de ce que lui, le duc Luder, son commanditaire, avait désiré. Jamais un prince digne de ce nom ce porterait moralement caution d’un tel individu. Luder avait perdu, il en assumerait les conséquences. Mais jamais il ne se laisserait traîner dans l’infâmie dans laquelle s’était risqué le duc de Mirid. Il allait lui aussi devoir assumer les conséquences de ses propre actes.

Sans lever son regard, le duc Luder donna sa réponse au juge suprême.

« Non. »


« Quelle magnifique soirée ! »

Gardénia adorait ouvrir ses concerts sur une explosion de positivité. On ne s’en rendait pas toujours compte, mais l’ouverture d’une représentation était très importante pour établir l’humeur des spectateurs.

« Je suis tellement heureuse d’être ici, au Cercle Akva, avec vous tous, seigneurs et héros de la cour du doyen Hilvabarion ! »

Bien sûr, il fallait toujours mentionner l’hôte de la soirée. Il fallait que tous le monde soit au courant que c’était lui qui avait permis cela.

« Je vais vous régaler de musiques, de poèmes, et bien entendu vous apporter des nouvelles du monde ! »

Petite mise en bouche, pour élever les attentes.

Gardénia fit un tour sur elle-même. Tous les convives attendaient la suite, avec une impatience visible pour certains, un sourire gourmand pour d’autre, ou encore un stoïcisme maquillant mal leur curiosité pour ceux qui restaient.

Le plus dur était fait. Le reste, c’était la routine.

La bardesse commença à faire virvolter les notes jaillissant de son instrument, en les accompagnant de ses pas de danse qui était sa signature. Elle tournait avec légereté autour du brasier qui flambait joyeusement au centre du grand cercle formé par les seigneurs et les héros de la cour du Cercle Akva.

Le premier rang était assis par terre, sur des peaux réservées aux plus grand noms du pays. Le second rang, posé sur des rondins couché et des tabourets, était composé de leur suite et des personnalités plus mineures. Dans le fond du grand hall des fêtes dans lequel se déroulait le spectacle, les serviteurs de la cour et des nobles présents attendait patiemment que leurs maître leur indique d’apporter les plat. Seul le seigneur Hilvabarion, doyen de la ville, était autorisé à siéger sur du mobilier un tant soit peu moderne, à savoir un trône orné d’ivoires.

La première chanson que donnait Gardénia pour ce genre de festivité était toujours celle qu’elle interprétait avec le plus de virtuosité, pour satisfaire les attentes, tant qu’elle avait toute l’attention de son public. Les pièces plus calmes viendraient plus tard, quand les discussions commenceront à reprendre à voix basse et quand la faim poussera les convive à se concentrer un peu plus sur la nouriture.

À la fin de son morceau, comme à son habitude, elle playdoya sur l’amabilité de son seigneur.

« Grand doyen Hilvabarion, comme vous le savez mon rôle de bardesse ne se limite pas au divertissement : je suis aussi porteuse de message. Aussi, ai-je eu l’honneur et la chance de croiser la princesse votre fille il y a peu, à la Cour de Printemps. Ainsi permettez-moi de vous transmettre ce message, qui vous est tout particulièrement destiné. »

Par un petit tour de prestidigitation, Gardénia fit apparaître dans sa main le rouleau de cuir que la délégation expresionnisme lui avait confié, quelques jour auparavant lors des funérailles de feu l’archiduc de Stellaroc.

Hilbavarion n’était pas un courtisan de renom. Il ne put empêcher un sourire malin de fendre son visage bourru. Mais il conserva les apparences et remis à Gardénia une bourse bien lourde.

« Merci beaucoup, bardesse. J’en profite pour vous remettre vos gages, pour la soirée. J’espère que ce sera à la hauteur de votre prestation ! »

Gardénia empocha son ‘salaire’ —dont seulement un petite fraction était effectivement le dû de son spectacle— et enchaîna en donnant des nouvelles du monde.

La représentaiton dura encore quelques heures, parsemée de chansons, de soli de viole, de poèmes et de petites histoires croustillantes que seuls les bardes savent glaner.

Quand Gardénia eut terminé, elle quitta la salle, laissant les convives se murger, et marcha à pas mesurés dans les rues deu centre-ville du Cercle Akva.

Au départ, elle était sensée repartir de nuit. Mais elle reconsidéra cette décision en sentant la fatigue lui picoter les orteils.

Je prendrai le premier bateau demain matin, ce sera plus sûr.

Quand l’aube finit par poindre à l’horizon, elle était prête au départ. Elle sortit la chambre qu’on lui avait attibuée au palais, et quitta la cour en prenant soin d’éviter de se faire voir par les valets qui préparaient la matinée de leur seigneur.

Dans les rues, elle croisa quelques un des seigneurs et héros à qui elle avait donné spectacle la veille, et qui faute de retrouver le chemin jusqu’à chez eux, s’était contentés de s’assoupir dans le caniveau.

En arrivant au port, elle n’eut aucun mal à trouver un capitaine qui accepterait quelques étoiles pour la prendre discrètement comme passagère.


« Ah, ma très très chère bardesse ! Je suis ravie de te voir déjà de retour ! Tu as pris le bateau pour rentrer ? »

La chambre de l’archiduchesse Am-Eldassif était plongée dans une pénombre studieuse. La seigneure d’Oasis était penchée sur on écritoire de voyage quand Gardénia rentra dans sa chambre. La nuit était tombée depuis un moment déjà, et la pièce n’était éclairée que par quelques chandelles.

« Mes hommages, votre majesté. Je suis ravie de pouvoir vous servir avec une célérité qui vous satisfasse. »

L’archiduchesse balaya ces ronds de jambe du revers de la main. « Allons, ma petite, pas de ça ici. Nous sommes seules, tu peux reprendre ta familiarité usuelle. »

Gardénia sourit. « Dans ce cas, puisqu’on me le permet, qu’est-ce qu’une dirigeante telle que vous fait dans une chambre aussi médiocre ? Il n’y avait plus de place au palais ? »

« Oh, ça ? Je ne voulais te faire prendre le risque qu’on te voit de nouveau à la cour. J’ai donc prétexté l’approche de mon départ pour prendre congé auprès de Edson. De toute façon les festivités ont été abrégées.

« Mais commençons pas le plus important : as-tu les documents ? »

« Bien sûr ! » s’exclama Gardénia. « Donnez-moi juste un instant. »

Elle se mit à l’abris du regard de la seigneure en passant derrière un paravent. Là, elle baissa ses braies et détacha le rouleau de vélin qui était attaché à sa cuisse avec deux lanière de lin. Puis elle se rhabilla et donna les documents à l’archiduchesse.

« Voilà une bonne chose de faite ! »

Gardénia s’installa dans le fauteuil que lui indiqua l’archiduchesse Am-Eldassif. « À ce propos, quelles est la situation en ville depuis mon départ ? Dois-je m’inquiéter ? »

La diseuse secoua la tête. « Aucun risque. Après l’arrestation de Farel, le duc Luder s’est désolidarisé de lui. Il est reparti pour Passy il y a deux jours. Quant à Farel, il est en cours d’extradition vers Belvecol, la capitale de son duché. Il sera jugé dans sa propre demeure par Tété-Hémobré lui-même, après avoir entendu son plaidoyer. D’aucun s’autorise à dire que sa maison sera portée en infamie. Si c’est le cas, ce sera sans doute la comtesse de Mettelton qui sera favorite dans la guerre de succession qui s’ensuivra, c’est la seule qui a la force militaire de mater les autres vassaux du duché et elle a des liens de parenté éloignés avec la maison Farel. Dans tous les cas, le sang va couler à Mirid. »

« Et bien, si je m’attendais à jouer le rôle du papillon… » ricana Gardénia.

« Oh, je ne sais pas si on peut vraiment parler d’ouragan, ce n’est qu’une guerre de vassaux. Et tu es beaucoup plus qu’un petit papillon dans cette affaire. »

« Sans doute, mais j’aime bien l’image. » Elle caressa distraitement ses boucles d’oreilles.

La grande archiduchesse d’Oasis s’avança sur son siège pour se rapprocher de la bardesse et prit un air coquin.

« Alors, dis-moi tout, comment t’y êtes-tu prise ? »

Gardénia ne put réprimer un rictus mi-amusé, mi-vicieux. « C’était très divertissant. J’ai dès le début décidé de mettre la pression au duc Luder — je savais que c’était lui qui s’occupait des basses besognes de son duché. En me renseignant sur lui, avant d’arriver à Stellaroc, j’avais appris que le duc Farel était régulièrement son client.

« Je ne m’attendait pas à la visite de Tété-Hémobré — il a dû être mis au courant par les espions que j’étais sensée rencontrer tantôt mais que Farel a réussi à empêcher — aussi j’ai préféré prévenir toute annonce officielle de sa part, afin de garder le motif de sa présence confidentiel.

« Dès le premier jour, un serviteur du palais m’a fait savoir que la princesse Hilbavasqué cherchait à parler avec moi. J’en ai déduis que son père avait commis l’imprudence de me l’envoyer, peut-être pour confirmer le rendez-vous avec lui ? J’ai bien sûr tout fait pour éviter qu’elle me parle de l’affaire, mais je me suis dit que c’était un bon moyen de confirmer cette fausse piste auprès des ducs arcanistes. J’ai donc fait en sorte que leur valet surprenne un court échange entre elle et moi, un peu plus tard.

« La délégation expressionniste a fait un excellent travail pour me remettre les informations manquantes. Et juste à temps pour mon départ. Comme j’avais prévenu le seigneur Edson que je ne pourrais faire que l’ouverture des festivité de la Cour de Printemps et l’office des funérailles, j’ai pu m’éclipser juste après, comme prévu. Mon prestige l’a contraint à accepter. Et comme je lui avait conseillé de ne pas communiquer là-dessus pour ne pas décevoir ses hôtes, ça a pris Luder et Farel de court.

« Je vous avoue que je ne m’attendais pas à cette tentative d’assassina. » Elle eut un rire nerveux. « Mais au final ça a servi notre cause, donc je ne me plaint pas.

« Il m’a ensuite suffit de copier et modifier les informations en chemin vers le Cercle Akva, profitant de la discrétion des relais de voyage sur la route, avant de les transmettre au duc de Gaelid. »

L’archiduchesse acquiesça avec une fierté non-dissimulée pour son espionne.

Gadénia conclut son explication. « Maintenant, comme le prince du Cercle Akva, à cause des informations erronées que je lui ai donné, ne pourra pas faire une contre-offre assez bien pour l’archiduc de la Jetée, vous aurez tout le champ libre pour faire la vôtre ! »

L’archiduchesse Am-Eldassif acquiesça avec ferveur. « Bon travail, Gardénia, je suis fière que tu travailles pour moi. »

Elle s’alluma un cigare et en proposa un à la bardesse. Celle-ci déclina, comme d’habitude.

« Et vous alors ? Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez monté tout ça ? »

La cheffe de la tradition Linguistique s’inclina sur son siège en tirant une longue bouffée.

« Comme tu le sais, l’archiduc Salysium, prince de la Jetée, a découvert un lot de bijoux ayant appartenu à un antique seigneur. Mais contrairement à ce qu’il a dit aux ducs de Passy, il a prit soin de les identifier. Pour cela il a fait appel à des archéologues reconnus, gérés par une branche secondaire de la famille du comte de Rejal, qui est un vassal du duc de Méyis. Il sont loin de Oasis, mais ce sont tout de même des compatriotes. Alors quand ils ont découvert que ces bijoux avaient appartenu à ma famille, par solidarité nationaliste, ils se sont gardé de remettre le résultat de leur étude au duc Salysium et m’ont fait directement parvenir l’information, en attendant des instructions de ma part.

« C’est là que j’ai flairé l’affaire en or. Les archéologues avaient entendu dire que le seigneur de la Jetée avait déjà entrepris de vendre les bijoux à des acheteurs discrets, même si à l’époque je ne savais pas qui exactement. Ça sentais le mauvais coup et j’en ai profité pour placer mes pions.

« Faire croire que le seigneur Hilbavarion du Cercle Akva était l’héritier de ces bijoux me permettrait de couper l’herbe sous le pied de Salysium, et de garder secret le fait que j’étais la véritable héritière. Le plan de Salysium était probablement de faire monter les enchères artificiellement, au nez et à la barbe des Luder. Si cela réussissait, il vendrait les bijoux au prix fort, acceptant la surenchère de Hilbavarion, sinon il respecterait le contrat établi avec les Luder, sans que ceux-ci ne le soupçonne de quoique ce soit.

« Mon projet à moi, dans tout ça, c’était de transmettre de fausses informations à Hilvabarion, le poussant à faire une offre en deçà de ce que Salysium peut se permettre, puis d’apporter la preuve du complot aux Luder, leur donnant un occasion de rompre le contrat. Ensuite, j’aurais fait une contre-proposition permettant aux deux seigneur contractualisés de garder la face, tout en restant bien en-dessous de ce qu’avait originellement prévu de faire payer Salysium au propriétaire légitime. »

Gardénia souriait de la retorserie de sa commanditaire. « C’est là que j’interviens, n’est-ce pas ? »

« Tout à fait. J’ai fait en sorte que tu te trouve à la cour de Hilvabarion au moment où il reçut la lettre anonyme de Salysium, l’informant de l’existence des bijoux et prétendant à sa légitimité — ce qui, je le rappelle, était un mensonge concocté par moi-même. Comme prévu, il t’a commanditée pour acquérir les détails logistiques de cette transaction, que Salysium a commodément laissé fuiter. C’est également là-bas, à la cour de la Jetée, que tu as appris que les autres acheteurs étaient les Luder.

« Et c’est ce qui a compliqué la tâche, tu l’auras remarqué. Les Luder sont des comploteurs expérimenté et accoquinés avec le duché de Farel et ses assassins. Mais tu as réussi, malgré les meurtres lors de la première réunion et l’ingérence de Luder ici, à Stellaroc.

« D’ici quelques jours, Hilvabarion va faire une proposition de rachat naïve et insultante, que Salysium ne pourra pas accepter. Les Luder savent que les informations ont fuité, je n’ai plus qu’à leur apporter la preuve qu’elle vient de Salysium, et ce dernier n’aura d’autre choix que d’accepter l’offre dérisoire que je lui ferai alors. »

Gardéia hocha la tête. « Vu le bazar que la tentative d’assassinat à Stellaroc a causé, même une simple rumeur suffirait aux Luder pour annuler le contrat. Fichtre, peut-être même qu’il le feront sans votre concours. »

« Nous verrons. Dans tous les cas, Gardénia, le rideau tombe pour toi. Tu as accompli ta tâche avec brio, malgré les deux tentatives de meurtre à ton encontre. Tu peux être fière de toi ! »

La bardesse se leva et offrit une révérence outrageusement appuyée. « Je ne suis qu’une simple artiste entièrement dédiée à votre service. »

L’archiduchesse ria devant le semblant de mélodrame offert par son espionne.

Mais à sa surprise, la violoniste resta debout.

« Vous m’excuserez, votre majesté, mais je vais devoir vous laisser, si nous n’avons plus rien à nous dire. Je vous avoue que les discussions que j’ai eu avec Wolas Luder on réveillé mon appétit artistique, et qu’il me tarde de retourner au pays des druides pour jouer devant mon public préféré. »

L’archiduchesse ouvra de grand yeux. « Tu ne vas pas partir en pleine nuit, quand même ? »

Gardénia haussa les épaule d’un air dramatique. « Que voulez-vous. Nous autres artistes, nous avons nos lubies, vous le savez bien. Nous ne pouvons nous y soustraire, cela fait partie de notre génie. »

Am-Eldassif éclata d’un rire franc. « Et bien, soit ! Mais soit prudente. »

La bardesse commença à partir, mais fit une pause calculée juste avant d’atteindre la porte.

« Au fait, toute cette histoire m’a inspirée à écrire une pièce de théâtre, dont j’endosserai le rôle d’une simple troubadour aux prises avec d’immonde courtisans ripoux. Puis-je compter sur votre bienveillant mécénat ? »

L’archiduchesse leva son cigare en guise de salut reconnaissant. « Bien sûr ! Celle-là et les trois suivantes, même ! Je suis très satisfaite de ton travail ! »

Gardénia lui accorda une magnifique révérence d’artiste.

« C’est un éternel plaisir de travailler pour vous. »

Le petit sifflet de laiton

En l’an 369 du Troisième Âge

Aujourd’hui, je n’arrivais pas à me concentrer sur mon travail. Je n’arrêtais pas de regarder par la fenêtre, sans trop savoir pourquoi. Une intuition, sans doute. Après toutes ces décennies d’entraînement, mon subconscient pouvait percevoir des choses que la conscience ne pouvait saisir.

Mais tout ce que je voyais, c’était le brouillard matinal qui nimbait mon petit village paisible. À chaque fois que je levais la tête de mon œuvre, j’essayais de distinguer, une silhouette, du mouvement à travers la nappe blanche, en vain.

Puis, quand j’eus enfin réussi à me concentrer sur mon travail, trois coups frappèrent à la porte.

Je me levai, lourde d’apathie —et aussi à cause du grand âge qui rouillait mes genoux usés par les routes— et me dirigeai pour accueillir mon visiteur. Il s’agissait d’un jeune homme bien habillé, en redingote de feutre et au chapeau bien entretenu. Enfin, « jeune » de mon point de vue. Il avait facilement plus de cinquante ans. Il s’appuyait sur une canne de cèdre au pommeau d’acier. Ce qui me frappa fut qu’il n’était pas du coin. Contrairement aux habitants d’ici, qui avaient la peau bleue, lui avait la peau rouge, comme moi.

« Je suis Pelapte, marchand de mon état. Vous êtes bien Nuope, l’artisane ? J’aimerais discuter avec vous pour une commande un peu spéciale. »

Je le détaillai de la tête aux pieds, incrédule. « Oui, c’est bien moi. Vous voulez que je vous serve un thé ou un café, pendant qu’on parle de ça ? »

Le bourgeois sourit. « Du thé, s’il vous plaît ». Je le fis entrer.

« Jolie redingote, » remarquai-je.

« Merci ! J’en suis très fier, je l’ai faite venir du cercle Akva, où je suis né. Ça me rappelle un peu mon pays. »

C’était donc bien un de mes compatriotes, même s’il était originaire d’une région différente de la mienne.

Nous nous assîmes et je servis le thé.

« Santé ! » lui dis-je dans mon patois shamanique.

Il sourit et me répondit dans la même langue : « Santé !« .

J’enchaînais en buvant mon thé : « Ça fait longtemps que vous êtes dans la région ? »

Il but à petites gorgées. « Environ quatre ou cinq ans ? Mais j’habite plus bas, à deux heure du Havre. C’est rare que je vienne aussi haut dans la montagne. »

« Comment avez-vous entendu parler de moi ? »

Il posa sa tasse et prit un air pensif. « Je crois que c’est un de mes confrères qui m’a parlé de vous, et du bon rapport qualité-prix. Je me suis un peu renseigné, vous avez une petit notoriété dans la région — parmi les gens qui s’y connaissent. »

« Pourtant, je ne fais pas beaucoup de publicité. »

Il leva la main dans un geste fataliste. « La publicité vient d’elle-même, quand la qualité est là. Et puis, plus que marchand, je suis aussi négociant. J’ai l’habitude de dénicher les meilleurs artisans. »

Il fit mine de vouloir me resservir, mais je levai une main pour lui signifier que j’en avais eu assez.

« Quelle est donc cette commande si spéciale ? » demandai-je enfin.

« J’y viens, mais avant toute chose : puis-je utiliser vos toilettes ? »

Je lui indiquai le couloir conduisant vers les autres pièces, en lui précisant de prendre la deuxième porte à gauche.

Quand il quitta la pièce et mon champs de vision, je me dis que c’était une personne étrange. Je comptai inconsciemment les pas qui faisaient écho depuis le couloir. Un, deux, trois…

… sept, huit, NEUF ?

Mon esprit quelque peu apathique fut soudain réveillé par une grande poussée d’adrénaline quand je me rendis compte qu’il était allé plus loin que la porte des toilettes dans le couloir — que l’on atteignait en cinq pas, maximum. Je me levai et me précipitai dans le couloir.

Comme je m’en doutais, je ne le trouvai pas aux toilettes. Au lieu de ça, il se tenait dans l’encadrement de la porte d’une pièce que je ne visitais presque jamais. Il regardait les étagères qui couvraient les murs et celle dressée au milieu de la pièce, toutes couvertes de bibelots en tous genres, allant de la simple baguette de cerisier à la complexe montre de Lace, en passant par des loupes aux lentilles de grossissement divers, aux badges gravés de symboles plus ou moins esthétique. Bref, une quantité phénoménale d’objets à l’utilité plus ou moins discutable.

La pièce ne contenait rien d’autre, juste des centaines de gadgets qui représentait — de manière ambigüe — l’œuvre d’une vie.

Quand j’arrivai en trombe, l’homme ne réagit pas, sinon de se tourner vers moi et de me lancer avec son plus large sourire : « Je suis content de voir que les rumeurs sur vous étaient vraies, Maîtresse Eupope. »

Je soupirai. Il entra complètement dans la pièce et examina de plus près quelque unes des babioles. Il prit grand soin de ne les toucher qu’avec les yeux, et je l’en remerciai mentalement pour ça.

« Il est incroyable de se dire que chacun de ces objets vous servait à lancer un sort spécifique, à l’époque où vous étiez encore une enquêtrice itinérante. Tant de catalystes ! Si vous aviez été réellement artisane, vous auriez été tout aussi célèbre. »

Je soupirai d’exaspération.

« Savez-vous qui je suis, Maîtresse Eupope ? » Il avait dit ça sans animosité ni malice particulière, juste une curiosité authentique.

Je lui répondit sur un ton nonchalant. « Vous êtes de l’Ordre des Arpenteurs de Pierre, n’est-ce pas ? Le ministère chargé des enquêtes à l’international pour la tradition arcaniste ? »

« Aujourd’hui, on dit plutôt ‘Service de Renseignements Extérieurs’, ou SRE, mais oui, je suis bien un arpenteur de pierre. » Il se pinça le menton. « Mais comment avez-vous compris aussi vite, et avec une telle précision ? »

Je ne pu empêcher un rictus de naître au coin de ma lèvre. « Pour commencer, vous n’êtes clairement pas du coin. Vous avez prétendu avoir importé votre redingote, mais elle est en coton. Ici, dans ces montagnes, on ne s’habille qu’en laine. Seuls les nobles et les riches bourgeois importent des vêtement faits dans d’autres matières, mais ils choisissent plutôt des textiles plus luxueux, comme le feutre ou la soie. Vu la patine de la redingote, il est clair que c’est une acquisition assez récente.

« De plus, vous n’êtes pas réellement shaman. Vous prétendez venir du Cercle Akva, mais vous n’avez fait aucun commentaire sur le fait que j’ai servi le fameux thé noir fumé aux figues, spécialité de là-bas qu’on appelle aussi Thé Or. Il était certain que vous devriez le connaître car c’est le seul thé de bonne qualité qu’on y sert, et vous avez refusé le café. Pire encore, quand je vous ai dit ‘Santé !’ dans le patois du Cercle Vlala, la coutume aurait voulu que vous me répondiez dans votre patois à vous, c’est-à-dire celui de Akva, ce que vous n’avez pas fait, vous m’avez simplement fait écho.

« J’ai tout de suite remarqué que vous étiez métis. Vous avez certes la peau rouge et les cheveux blonds, mais vos yeux sont bien trop clairs par rapport à ceux des peuples des steppes. Quand j’ai compris que vous n’étiez pas shaman et sous couverture, j’ai donc énuméré les nations desquels vous pouviez provenir, avec un tel phénotype : Alchimie, Expressionisme et Arcanisme.

« Comme vous n’êtes pas assez riche —ce genre de chose se voit facilement, même en portant des vêtements modestes— vous n’êtes pas une personne privée ou le représentant d’une maison noble. Sans compter sur votre manière habile de jouer la comédie, qui est entraînée. Facile donc de déduire que vous opériez pour un gouvernement.

« Comme vous m’avez tout de suite appelée ‘Maîtresse Eupope’, j’ai bien entendu compris que vous me cherchiez en tant qu’enquêtrice. J’ai donc pu éliminer l’Alchimie, qui a uniquement recours aux services de police pour leurs enquêtes —et qui a légiféré l’interdiction des enquêteurs privés pour les crimes les plus graves— ainsi que l’Expressionnisme qui, certes a recours à des enquêteurs de passage mais se sert habituellement dans ceux qui se trouvent à leur disposition — et pas au fin fond des montagnes perfectionnistes. Il ne restait plus que l’Arcanisme.

« À partir de là, rien de plus simple : je suis surtout connue pour résoudre des affaires de meurtres, impliquant des humains. Ça éliminait d’emblée la Brigade Anti-Démons. L’organisme le plus connu après eux sont les Arpenteurs de Pierre. Ils sont réputés pour être des enquêteurs agissant à l’extérieur des territoires arcanistes et qui utilisent très souvent des personnes métisses pour passer inaperçu, ce qui rejoint mes déductions de tantôt, confirmant que mon schéma de pensée avait de grandes chances d’être juste. »

À l’issue de mon monologue, mon interlocuteur fit ressortir sa lèvre inférieure pour montrer qu’il était impressionné. D’un ton malicieux, il ajouta : « Et savez-vous pourquoi je suis venu demander vos services ? » Sa curiosité était à son comble, il trépignait de voir si j’avais tout compris de A à Z.

Je secouai la tête : « Non, mais il y a une raison très simple à cela. »

« Laquelle ? »

« Je m’en moque éperdument. »

Après un instant de torpeur coite, il me sortit : « Repassons au salon, nous devons discuter. »

Cette fois-ci, à sa demande, je lui servis du café. Il grimaça en constatant son amertume prononcée, mais ne fit aucun commentaire.

« Je me nomme en réalité Betec Steiner, et comme vous l’avez justement déduit, je suis un agent du SRE. »

Je restai imperturbable. Je ne comptais pas accepter à sa requête, quoi qu’elle fut.

Maintenant qu’il n’usurpait plus une identité fictive, il avait une apparence beaucoup moins amène. Sa mâchoire carrée et ses traits épais n’était plus dissimulés par son faux sourire. Il tira ses cheveux mi-long en une courte queue de cheval, et croisa ses doigts sur la table.

Il reprit. « Ça fait un petit moment que nous entendons des rumeurs comme quoi vous n’êtes pas décédée. La piste était ténue, et pour être franc jusque là nous n’avions aucun intérêt à faire appel à vous. Mais cette affaire en particulier… »

Il tchipa.

« Une des affaires les plus sordides, étranges et complexes que j’ai vu. Probablement la plus sordide. Un tueur en série. Le plus prolifique de ces dix dernières années. Quand je suis parti de Ketarop-sur-lac, il y a deux semaines, on comptait quatorze meurtres. Comme il —ou elle— cache les corps, il peut très bien y en avoir d’autres. »

Je secouai la tête, l’air désabusé. « Je suis bien consciente de la difficulté de votre tâche, mais ça ne va pas être possible. Tout ça, c’est derrière moi. Je ne fait plus d’enquête, et n’en ferai plus jamais, quel qu’en soit le demandeur. C’est fini. Vous allez devoir vous débrouiller seul. Vous avez fait tout ce chemin pour rien. »

« Attendez, si vous me laissez entrer un peu plus dans les dét… »

Je le coupai. « Quelle âge pensez-vous que j’ai ? »

Il resta un moment interdit devant l’abrupteté de cette incise. Puis il se mit à réfléchir à voix haute. « Hum, quand vous avez disparue, il y a dix ans, vous étiez déjà bien avancée dans votre carrière. Vous aviez même eu un apprenti avant ça, il y a vingt ou trente ans je crois. Je dirais que vous avez passé la barre des quatre-vingt ans ? »

Je plantai mon regard dans le sien. « J’ai quatre-vingt dix-sept ans. Oui, je n’ai plus que trois ans à vivre. Alors, si vous me le permettez, j’aimerais être un tout petit peu égoïste pendant le temps qu’il me reste, et au moins me reposer un peu. J’ai déjà donné tout ce que je pouvais à ce monde. À soixante ans, il y avait déjà nombre de bardes qui relataient mes exploits et qui me faisait connaître partout dans le monde sous le titre de la Détective brillante ou encore Eupope à l’œil souple. Quand j’ai atteins les quatre-vingt ans, beaucoup de biographes et d’enquêteurs avaient documenté mes méthodes et mes pratiques. Je n’ai plus rien à donner, et je mérite ce repos. »

Il prit un air défait. « Je me doutais qu’on aurait ce genre de conversation. Et croyez-moi, ça me fait mal d’essayer de vous soutirer à tout ça —vous êtes une légende vivante, j’ai beaucoup de respect et d’estime pour vous— mais il y a un point qui rend cette histoire très particulière. Me permettez-vous de donner un dernier détail, qui vous permettra de prendre votre décision en pleine conscience ? »

Il commençait à m’agacer, mais je ne voulais pas non plus me montrer inhospitalière. En signe d’acquiescement, je lui resservis une tasse de café.

Il prit une grande inspiration.

« Toutes ses victimes… sont de jeunes enfants. »

La cafetière se brisa sur le sol.


Malgré le trouble évident —la pauvre cafetière en étant victime— mon interlocutrice ne laissa paraître aucune émotion. Au contraire, son visage se convulsait maintenant dans une moue perplexe.

« Monsieur Steiner, quand voulez-vous que l’on parte ? »

Amusant comme elle sautait les étapes. Pas de ‘J’accepte de vous accompagner’ ni de ‘Vous aviez raison d’insister’, elle était directement passée à la suite. Elle n’était pas du genre à tergiverser. Je commençais à voir se profiler l’enquêtrice de la légende : la pensée vive et pétillante de sagacité.

« Dès que vous êtes prête, » lui répondis-je.

Elle acquiesça. « Ça ne prendra qu’une heure. »

Elle disparu alors dans le couloir, en trombe, comme si chaque minute comptait — alors qu’elle aurait aussi bien pu mettre une demi-journée à se préparer, vu que nous allons avoir au moins une semaine et demie de voyage.

Je la suivis tranquillement, mais au lieu de se rendre dans sa chambre pour faire ses bagages, elle s’était rendue dans son atelier. Ce dernier était immense, faisant à peu près un tier de la maison en surface, et comportait trois grand établis. Je n’étais pas un grand artisan, mais je discernais du matériel de charpenterie, de forge, de joaillerie, d’orfèvrerie et de travail du bois — sans compter ce que je ne savais pas identifier.

Elle était assise devant un des établis, et travaillait sur un petit objet. Quand je regardai par-dessus son épaule, je pouvais voir que c’était un oiseau taillé dans du laiton, muni d’une large fente au niveau de la queue, et d’une plus étroite dans son bec ouvert.

« C’est un appeau ? » demandai-je.

« Plutôt un sifflet, » répondit-elle sans lever les yeux de son travail. « C’était sensé être le dernier. Je m’étais dit qu’en prenant ma retraite, mon cerveau malade allait arrêter de réclamer que je fabrique des catalystes pour mes sorts. Mais au contraire, le fait d’arrêter de travailler —et donc de lancer des sorts— a créé un état de manque intense. J’en ai même fait du délirium. »

Sans vraiment y prendre conscience, je posai ma main sur son épaule, par compassion. Mais elle tressaillit et j’interrompis aussitôt ce contact physique non consenti.

« Du coup, j’ai continué à en fabriquer. Mais c’était très dur. Je ne savais pas pour quels sorts les fabriquer, et comme j’en ai déjà une collection bien fournie, mon cerveau me réclamait des catalystes pour des sorts de plus en plus précis et complexes.

« Alors j’ai pris une décision. J’allais travailler sur un dernier catalyste, mais un qui serais tellement beau, tellement long à finir, qu’il me faudrait le reste de ma vie pour le concevoir. »

Elle donna un dernier coup de lime, puis détacha le sifflet de son socle.

« Mais on ne peut pas mentir à son cerveau. Il sait très bien que le sifflet est adéquat, et ne se satisfait plus vraiment du travail que je fais dessus. »

Elle se prit la tête dans les mains.

« Le monde entier veut que je retourne travailler. Que ce soit vous, ma névrose, mon intégrité… même moi j’en ai envie, au fond. Mais je ne sais pas si j’en ai la force. »

Faisait-elle référence à son ancien apprenti ? De ce que j’en savais, il avait connu une fin tragique. D’aucuns disent même que c’est à cause de ça qu’elle s’est suicidée — ou plutôt, a simulé son suicide.

« J’ai l’impression d’avoir déjà tout donné. J’étais considérée comme sage avant même d’avoir atteint l’âge de sagesse. Certains considèrent que j’ai le record du nombre d’affaires de meurtre résolues. Mais malgré ça je n’ai pas le droit au repos. »

Elle leva ses yeux humides vers moi.

« Mais je ne vous en veux pas. Vous n’êtes que le messager de mon désir. Je vous en aurait voulu si vous n’étiez pas venu me voir et, de ce fait, m’aviez empêcher de stopper un tueur d’enfants. »

« Écoutez, Eupope, » lui dis-je douceur, « certaines personnes n’ont pas le droit de se reposer. Parce qu’elles sont trop doués, trop intègres, ou les deux à la fois. Pour tout avouer, la SRE ne m’a pas mandaté officiellement. Elle a évalué que c’était une affaire interne et a simplement émis un avis de recherche international. Mais j’ai rencontré le service de police en charge de l’enquête, et c’est une bande des bons à rien. Si je suis venu vous trouver, c’est parce que je n’arrivais pas à dormir la nuit alors qu’un meurtrier d’enfant vivait sa meilleures vie dans le pays que je suis censé protéger. Comme vous, je n’ai pas le droit au repos, parce que nous sommes les seuls qui avons assez de conscience morale pour essayer de changer vraiment les choses pour le mieux. »

Elle posa une main compatissante sur mon bras. « Allez m’attendre dans le salon, j’en n’aurai que pour quelques minutes. »

En revenant au salon, j’entrepris de refaire du café avant de me rappeler que la cafetière était cassé. À la place, je fis chauffer de l’eau. Eupope reparu quand la bouilloire sifflait sur le feu.

Elle nous prépara un autre thé importé des terres shamane, un thé fumé aux notes de cacao. « Bon, j’ai plus qu’à m’équiper, et on pourra partir. Ça ne prendra pas plus de dix minutes. »

Nous nous rendîmes dans sa chambre où elle sorti un grand sac à dos de voyage. À ma stupeur, elle ne prit aucun vêtement de rechange. Elle mis simplement deux ensembles de sous-vêtements. Elle y ajouta néanmoins un barda particulièrement volumineux —un duvet, un poêle de voyage, des chaussures de rechange, un couvre-selle, un tabouret pliant, et nombre d’instruments dont je peinais à comprendre l’usage— avant de le refermer, satisfaite.

Elle me ferma la porte au nez, puis ressortit quelque instants plus tard dans un ensemble d’habits de voyage robustes et patinés, dont un grand imperméable de cuir bouilli qui contenait une bonne douzaine de poches à rabat, couvrant jusqu’à ses mollets et visiblement conçu pour être porté à cheval.

Elle se coiffa d’une chapka aux oreilles relevée, et dans cette accoutrement complet elle ressemblait réellement à un mélange entre une enquêtrice itinérante et une aventurière.

Elle se rendit dans le débarra où elle entreposait ses catalystes. Elle en sélectionna une douzaine, qu’elle rangea dans des petit passants cousus sur le pan intérieur de son imper, à portée de main. Et alla chercher le sifflet de laiton, qu’elle disposa délicatement dans son imper, aux côtés de ses congénères.

Elle partit ensuite en direction de l’entrée, se rendit dans sa penderie et en ressortit avec un personnel, un long bâton de marche, lesté aux extrémités, pouvant servir d’arme d’autodéfense. Pour ma part, j’avais récupéré ma canne-épée et mon chapeau.

« C’est parti. » déclara-t-elle d’un ton déterminé.

Et nous partîmes.

Le voyage se déroula sans encombre. Je profitais peu de la compagnie de ma compagnonne de route, car elle était peu loquace. Elle semblait toujours plongée dans une intense réflexion, une main pinçant son menton et son regard perdu dans le vide. Elle n’en sortait que pour poser des questions incongrues ou pour faire des remarques semblant souvent hors-contexte. J’avais grand mal à suivre le fil des rares discussions que nous entretenions, car ses pensées semblaient toujours être en avance par rapport aux miennes, et je peinais à faire des sauts logiques qu’elle effectuait sans même s’en rendre compte. J’arrivais bien à percevoir les traits autistiques que sa réputation lui accordait.

Mais c’était néanmoins agréable de voyager avec elle. 1était de toute évidence une habituée des routes, et ses dix années de retraite n’avaient pas entamé son aisance. De fait, le trajet retour fut beaucoup plus agréable que l’aller.

Nous arrivâmes à Ketarop-sur-lac au bout de neuf jours de chevauchée. Nous nous rendîmes directement au siège du Service de Renseignements Extérieurs pour obtenir une mise-à-jour concernant l’affaire du tueur d’enfant.

« On a trouvé le corps de deux nouvelles victimes, » dis-je en lisant le rapport. « Un des deux meurtres est assez récent et date de deux jours après mon départ, il y a un peu moins d’un mois. Le second corps a été retrouvé au fond d’une rivière, on estime qu’il a eu lieu il y a entre deux et trois mois. »

Je continuais en donnant le détails de chacun, à savoir la position, le nom et le signalement des victimes, et quelques autres menus détails.

Elle m’écoutait en conservant cette mine de réflexion intense qu’elle affichait la majorité du temps. D’aucun aurait pu croire qu’elle ne m’écoutais pas, mais je savais que son esprit avait déjà plusieurs coup d’avance.

« Je pourrais avoir une carte de la région ? » demanda-t-elle. « Avec la position et la date de chaque meurtre. »

En m’exécutant, je réfléchissais à la disposition globale des crimes. C’était difficile d’en tracer une carte mentale, car on n’avait pas trouvé les cadavres dans un ordre strictement chronologique —sans oublier le fait qu’on a mis du temps avant de relier les crimes entre eux— mais avec l’information des deux derniers corps, il me semblait que le meurtrier suivait vaguement la grande route commerciale qui traversait le pays d’Arop dans sa longueur, en direction du triant.

J’apportai une carte, une copie des dossiers de chaque meurtre, et elle commença a marquer les emplacements et les dates sur la carte, pendant que je les lui dictais à l’oral.

Rapidement, une chose devint claire : comme je l’avais prédit le meurtrier suivait une route. Elle allait d’un bout à l’autre du pays d’Arop, partant de la frontière expressionniste jusqu’à la frontière alchimique, en décrivant un large ‘S’.

« Quelle horreur, » ne puis-je m’empêcher de lâcher. Je jetai un œil à Eupope. Son regard était porté plus bas sur la carte.

« Il frappe à la fréquence d’une fois toutes les deux semaines, environ, d’après ce que je vois. Normalement, on devrait avoir un nouveau cadavre, et même plus probablement deux. »

« Peut-être qu’on n’a pas encore retrouvé les corps, » avançais-je.

Elle secoua la tête « ou peut-être qu’on l’a déjà trouvé, mais que nous n’avons pas fait le lien. » Son doigt suivit le tracé de la route, en partant du meurtre le plus ancien. À fréquence régulière, un point passait sous son doigt. Quand elle arriva au dernier point, son doigt continua de glisser sur le papier et dépassa la frontière arcano-alchimique.

« Vous pensez… qu’il a changé de pays ? »

Elle acquiesça. « Il n’y a pas de raison qu’il se soit arrêté à la frontière. »

Je regardais la carte à l’éclairage de cette spéculation. « … ni qu’il n’y ait commencé, » ajoutai-je en pointant du doigt l’emplacement du premier meurtre, proche de la frontière opposée.

« Très bien, » dit-elle, « si on se dépêche d’aller dans le pays de l’alchimie et qu’on arrive à glaner des informations sur place, on a une bonne chance de le rattraper et d’anticiper le lieu de son prochain forfait. »

Je fis la moue. « Le problème, c’est que je n’ai pas la juridiction pour m’immiscer dans les affaires d’un autre pays. Rien que la présence d’un agent du SRE proche d’une scène de meurtre récente pourrait provoquer un incident diplomatique. »

« Vous n’avez qu’à mentir sur votre identité. Je peux facilement vous faire passer pour mon apprentis. Moi j’ai un passeport international, je peux aller où bon me semble. »

« Ça pourrait marcher, mais j’ai une autre idée. Peut-être serait-il utile que j’aille à la tradition Expressionniste pour me renseigner sur les meurtres commis avant qu’il ne passe notre frontière. Pour eux, l’affaire commence à dater, je n’éveillerai pas les soupçons. Qu’en pensez-vous ? »

Eupope réfléchit un court instant, avant d’approuver avec énergie. « C’est parfait, ça nous permettra de récolter le plus d’informations possible sur le tueur. Moi, je pars pour Stellaroc, la capitale alchimique. Quand vous aurez fini, revenez à Ketarop-sur-lac, j’y aurais fait porter une lettre signalant ma position exacte. »

Je ré-enroulai la carte. « Très bien, nous partirons tous deux demain, à l’aube. »


Ça faisait très longtemps que je n’étais pas venue dans le pays de l’Alchimie, mais l’accueil qu’on me réserva fit remonter des souvenirs désagréables.

Les alchimistes n’aimaient pas les enquêteurs indépendants. Ils refusaient que des services privés —surtout étrangers— ingèrent dans leurs affaires criminelles.

C’est pour cette raison —je suppose— que l’inspecteur·ice grimaçait, l’œil torve, en lisant mes papiers de voyage, tandis que j’attendais, assise sur la chaise métallique de sa salle d’interrogatoire.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que ce tueur en série se trouve sur notre territoire, Madame Eupope ? » demanda-t-iel.

Je réfléchis un instant à si je devais lae reprendre et insister sur mon titre de Maîtresse —pour donner un petit effet dramatique— mais décidai de ne pas envenimer la situation.

« Simple déduction. En tant qu’enquêtrice indépendante, j’ai des informations qui vous aideraient à l’attraper. »

Iel se para d’un air désabusé. « Et qu’est-ce ce qui vous fait croire qu’on ne l’a pas déjà attrapé ? »

Je soupirai. « Parce que si c’était le cas nous n’aurions pas cette conversation. »

Iel s’apprêta à reprendre la parole, mais je ne lui en laissa pas le temps. « Cessons, voulez-vous ? Je sais que vous essayez de m’écarter tout en voulant récupérer les infos que j’ai déjà. Mais ce serait beaucoup plus simple pour vous comme pour moi si nous collaborions simplement. »

Iel ouvrit derechef la bouche, mais je continuai.

« Non seulement nous gagnerions du temps, mais en plus nous gagnerions en efficacité. Je suis connue pour être la détective la plus brillante de ma génération — et des génération d’après, même. Quelle que soit la situation je serai apte à vous aider. Mais ma carrière est derrière moi. Il s’agit probablement de ma dernière enquête. Je veux bien vous laisser prendre tout le crédit de celle-ci. Si vous voulez, vous pouvez même gardez secret notre collaboration. »

Je repris mon souffle. Iel attendit patiemment.

« Donc le bilan est simple : si vous faites le métier d’inspecteur·ice pour attraper —entre autres— des meurtriers d’enfants, alors vous avez tout intérêt à accepter mon aide. Si vous le faites pour la gloire ou je-ne-sais-quoi, alors vous devriez également l’accepter, car non seulement je consens à vous laisser porter les lauriers de cette affaire, mais sans moi vous avez peu de chance de la résoudre seul·e. »

Iel haussa un sourcil. « Qui vous dit que je ne suis pas ambitieux·se et compétent·e ? »

Je penchai vers iel un regard incrédule. « Oh, s’il vous plaît, » dis-je en appuyant sur les syllabes de manière exagérée, « nous savons toutes les deux quel genre d’enquêteur·ice vous êtes. Je vois très bien que vous m’interrogez non pas par zèle mais pour éprouver ma détermination. Je l’ai subie suffisamment de fois pour savoir que la procédure applicable est de m’éconduire avec un avertissement et éventuellement une amende. Vous avez confisqué mes dossiers, et même si c’est temporaire, vous avez toute la liberté de les copier. Si nous sommes toutes les deux dans cette salle à en parler, c’est parce que vous avez envie de collaborer, mais que ce n’est pas autorisé par la procédure normale. »

Son langage corporel lae trahissait. Iel trépignait de frustration. Mais iel hésitait encore. C’était donc à moi de faire le premier pas.

« Les détectives indépendant ne sont pas tolérés tels quels, mais vous pouvez tout à fait collaborer avec eux, ça ne déroge pas à vos procédure, tant que l’enquête est supervisée par un·e inspecteur·ice de police. Et vous savez que c’est la meilleure chose à faire. Je répondrai à toutes vos questions et vous aurez préséance sur toutes les décisions que nous aurons à prendre. »

Je tendis la main pour qu’iel me rende mes papiers, ce qu’iel fit presque immédiatement. Je me levai et déclara « Bon, si vous me ramenez mon bagage, je peux vous parler en détail de mes découvertes concernant l’affaire, ici-même. »

Quand iel quitta la pièce pour s’exécuter, je remarquai qu’iel s’était un peu détendu·e.

Je passai l’après-midi à lui détailler les seize meurtres qu’on avait découvert dans le pays d’Arop, et une bonne partie de la soirée à négocier avec iel une autorisation pour mon compagnon qui était en train de glaner des informations de l’autre côté de la Collerette.

« C’est lui qui a pris l’initiative me mettre sur l’affaire, ce serait cruel de l’écarter maintenant. De plus, il est actuellement en train de risquer sa carrière, vu qu’il agit hors de sa juridiction. » dis-je à son visage fermé. Iel passa sa main dans ses cheveux courts et roux, faisant jaillir une constellation de gouttes de sueur qui se détachait dans le contrejour de la lampe de bureau.

« Je suis trop fatigué·e. Nous continuerons cette discussion demain. »

J’acquiesçai. Pour ma part, j’aurais pu continuer de travailler la nuit entière, mais je savais que ce n’était pas une bonne idée. Il faut savoir se reposer quand on en a l’occasion.

« Allez à l’Hôtel des Trois Marées » me conseilla-t-iel. « Ce n’est pas le plus luxueux de Stellaroc, mais il est bon marché et pas très loin d’ici. Je vous rejoindrai à son auberge demain midi avec une dérogation pour vous et votre compagnon — si ma hiérarchie l’accepte, concernant ce dernier. Je vous ferai le point sur notre côté de l’enquête. Mais ne vous attendez pas à grand chose, on commence à peine à faire les liens entre les meurtres… »

L’Hôtel des Trois Marées n’était certes pas luxueux, mais les chambres était spacieuses malgré qu’il été situé centre-ville de la plus grande ville de l’Alchimie. Les lits était durs, mais comme j’étais habituée à dormir dans les relais routiers, je n’y trouvai pas d’inconfort. L’auberge qui occupait le rez-de-chaussée était également tout à fait correcte, et au matin je pus y prendre mon soûl de café, de fruits et de muesli. Cependant la viande qu’on me proposa semblait de qualité médiocre. Je la refusai car j’aimais manger léger quand j’enquêtais.

Je passai une bonne partie la matinée dans la salle d’eau de l’auberge à laver la poussière des routes, et le reste à relire mes notes dans la discrétion de ma chambre.

L’inspecteur·ice arriva en retard au déjeuner, à tel point que j’avais décidé de commencer à manger sans iel.

« Excusez-moi, j’ai eu un grave contretemps, » me dit-iel en s’asseyant en face de moi et en faisant signe au serveur de venir. Son visage était congestionné par la contrariété. Je me surpris à penser que ses traits auraient été très doux, avec sa forme ovale, son nez aquilin et ses yeux bleus d’une extrême finesse, s’iel n’arborait pas en permanence une moue pensive qui fronçait ses sourcils à peine visibles.

« Je me rends compte que je ne me suis jamais présenté·e. Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Iel me tendis une main que je serrai avec ravissement.

Nous passâmes le déjeuner à faire le bilan de l’enquête dont Saras et son équipe étaient chargés. Ça faisait à peine deux jours qu’ils avaient fait le lien entre les trois meurtres d’enfants qui avait eu lieu près de la frontière avec l’Arcanisme. Mais nous nous efforçâmes à écourter le repas, car l’évènement qui avait retenu Saras était la découverte d’un quatrième corps, à Port-Arcane. Le meurtre avait eu lieu l’avant-veille, juste avant que j’arrive.

« Il accélère, » constatai-je alors que nous étions en route pour la scène de crime. « Le rythme des meurtres s’accélère. Plus il se précipitera, plus il aura de chances de laisser des indices-clés. »

Saras secoua la tête. « Je tiens à ce qu’on l’arrête avant qu’il ne commette une hécatombe. »

Je me demandai ce qui pouvait lui faire penser que vingt meurtres n’était pas une hécatombe, mais gardai cette pensée pour moi.

Nous avions embarqué sur une vedette de la police, un petit navire à voile rapide. Il nous fallut un quart pour rejoindre Port-Arcane et arrivâmes donc en soirée.

Nous commençâmes par nous rendre chez la médecin-légiste. Quand j’entrai, le corps bleuit de l’enfant mort gisait sur une grande table en métallique.

« Étranglé, » nous lâcha sobrement la légiste, clope au bec. « Et énucléé. J’avais jamais vu ça avant. Il est mort de la strangulation. Des bleus un peu partout sur le corps. Il s’est débattu. »

Je m’approchai du visage tuméfié. « Je peux lancer un sort ? »

La légiste leva un œil indigné —probablement plus indignée de se faire questionner son travail par une étrangère qu’autre chose— mais hocha la tête.

Je sortis de mon manteau un de mes catalystes. Il s’agissait d’un sobre thermomètre au mercure, qui n’étais pas gradué selon les unités de température standards, mais selon une échelle qualitative qui me servait à avoir des informations sur l’ancienneté des corps et des blessures.

Je lançai un sort de Vision en utilisant ce catalyste, ce qui me permis de percevoir les zones de chaleur, et commença mes mesures. Mes conclusions tombèrent rapidement.

« On l’a énucléé à vif. On lui a retiré ses yeux avant de lui donner la mort. Et la mort a bien été due à la strangulation. »

La légiste pouffa. « Ouai, ça on le savait déjà. »

Je continuai. « L’énucléation a eu lieu entre une et deux heures avant la mort, pas moins. Ça a été fait violemment, pas de manière chirurgicale, mais pas non plus de manière à torturer l’enfant : on ne se souciait pas vraiment de s’il allait y survivre. C’est par hasard qu’il n’est pas mort de cette blessure. »

C’étaient des précisions que la légiste n’avait sûrement pas dû avoir. Elle se taisait maintenant.

« J’ai aussi vu quelque chose d’étrange. Si vous me le permettez… »

Je retournai le corps nu de la victime. Grâce à la rigidité du cadavre et à sa faible carrure ce ne fut pas compliqué.

Je rangeai le thermomètre et sortis un autre catalyste. Ma bonne vieille loupe. Probablement l’objet que j’ai le plus souvent utilisé dans ma carrière.

Je lançai un autre sort de Vision, mais cette fois-ci pour être capable de voir les détails les plus infimes. La loupe avait spécialement été créée pour ce sort.

Ce que je vis confirma mes soupçons. Ce fut avec gravité que je me tournais vers Saras.

« Il a été violé. »


Je baissai les yeux sur les menottes qui attachaient mon poignet droit à la lourde table. La large femme bourrue qui me faisait face me fixait sans mot dire, penchée en arrière sur sa chaise et les bras croisés.

Elle avait passé les deux dernières heure à me fixer, l’air méchant, en me rabrouant et m’insultant chaque fois que je tentais de prendre la parole pour lui demander ce que je faisais ici.

Mon épaule, contrainte dans une position peu naturelle, commençait à me faire souffrir. Chaque grognement ou soupir que la douleur extirpait de mes articulations ankylosées était accueilli par un regard assassin de sa part.

Au bout d’un certain temps, la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit. Un homme beau et élancé entra, tout sourire avec une tasse fumante de ce qui, à l’odeur, me semblait être du café. Il prit une petite clé dans sa poche, et d’un habile jeu de sa main libre me libéra de mes fers.

« Veuillez excuser la véhémence de ma collègue, monsieur, la procédure est un peu ambiguë pour ce genre de situation. » Il leva la tasse qu’il tenait : « Café ? »

Sans attendre ma réponse, il la posa juste devant moi.

J’observai toute cette scène avec le recul du fonctionnaire rompu aux méthodes d’interrogatoire. Je connaissais bien ce petit jeu de faire mijoter un suspect pour ensuite lui sortir le couplet du bon flic, mauvais flic —et pour cause, je l’ai souvent joué—, mais le fait de comprendre leur manège ne rendait pas la situation plus facile à supporter. Au contraire, j’anticipais avec angoisse les différents moments-clés de cette technique.

Quand l’homme s’assit, la femme émit un grognement de frustration et fit craquer les jointures de ses phalanges. Je tentai de l’ignorer et me concentrai sur l’homme qui, j’en étais sûr, était sur le point de me sortir son coupler de bon flic.

« Bon bon bon… Si je résume la situation, vous êtes un arcaniste qui, à peine passé la frontière expressionniste, vient poser des question sur un présumé tueur en série… C’est bien ça ? »

Je soupirai. « C’est un peu résumé, mais oui, en substance, c’est ça. »

« D’accord d’accord, je vous crois. Puis-je vous demander pour quelle raison ? »

Là ça se compliquait. J’avais omis de dire que j’étais un agent de renseignement, je suis sûr qu’ils le prendraient mal. Je répétais le mensonge que je leur avais dit tantôt, mais j’étais persuadé que c’était une question piège.

« Je suis détective, j’œuvre avec une collègue à moi suite à… »

Avec fureur, la femme bourrue se leva de siège, dégaina son épée à la vitesse de l’éclair, et frappa la tasse qui était toujours sur la table, qui se brisa en m’éclaboussant de café brûlant.

« CONNERIES ! On sait que vous avez passé la frontière avec un passeport diplomatique ! Vous êtes un putain d’espion ! »

L’homme posa sa main sur le bras de sa collègue.

« Allons allons, policière Vaveta, être un diplomate curieux ne signifie pas nécessairement être un espion. Calmez-vous donc. »

C’est à ce moment que je compris à quel point cette technique d’interrogatoire était efficace. Même en connaissant cette pratique et en ayant réussi à garder mon flegme, je me sentais malgré moi rassuré quand c’était l’homme qui parlait. Il fallait quand même que je trouve un moyen de m’en sortir sans aller en tôle.

La femme se rassit, haletante, rouge de colère, son épée toujours à la main.

« Cependant… » reprit le policier, « il est vrai que la plupart des diplomates ne sont pas aussi discrets, même quand ils sont curieux. Si on n’avait pas pu compter sur l’extrême vigilance des citoyens de notre petite ville, on n’aurait sans doute jamais entendu parler de vous. »

Il me tendit un mouchoir, que je pris pour m’essuyer le visage et les vêtements. Je décidai de ne pas résister et d’entrer dans le jeu. De toute façon, je savais que ceux qui faisaient les malins finissaient avec un coquard.

« Vous n’avez rien fait de particulièrement illégal, vous savez, hormis le léger trouble à l’ordre public qu’a provoqué votre petit furetage. Soyez sans crainte. »

Il s’approcha de la petite lucarne scellée par des barreaux d’acier.

« Le seul problème, c’est que j’ai un autre rendez-vous, peu avant le coucher du soleil. Si notre petite discussion s’éternise, je vais devoir vous laisser avec nos agents spécialistes de l’interrogatoire, comme la policière Vaveta, vous voyez. »

Il se retourna vers moi.

« Mais aucun de nous deux ne veux ça, n’est-ce pas ? »

Un sourire carnassier apparu sur le visage de la policière. Elle, elle voulait ça.

« Non, bien sûr que non, » répondis-je, feignant une trace de peur.

« Dans ce cas, dites-moi : quel genre de diplomate êtes-vous ? »

C’est à ce moment que ça devenait tendu. Je ne pouvais toujours pas leur dire que j’étais du SRE, mais si je mentais un peu trop, ils continueraient de me cuisiner. Je tentai donc d’élaborer une demi-vérité.

« Je suis lieutenant de la police de Ketarop-sur-Lac. Mais je vous ai bel et bien dit la vérité, car je ne suis pas ici de manière officielle. »

Je fis un petit pause et repris mon souffle. Les deux autres m’écoutaient attentivement, l’air grave, mais l’œil emprunt de curiosité.

« Vous voyez, à Ketarop —et partout dans le pays d’Arop d’ailleurs—, on a eu une série de meurtres. Après une longue enquête infructueuse, mes supérieurs m’ont ordonné de la classer sans suite. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre et me suis associé avec une détective privée de renom pour trouver le fin mot de l’histoire.

« La succession des meurtres semblait indiquer que le tueur provenait des territoires expressionnistes, j’ai décidé de venir ici pour mettre en commun nos informations. Après tout, il n’y a pas de raison particulière pour que les meurtres aient commencé à la frontière, n’est-ce pas ? Et l’affaire est particulièrement complexe, j’ai besoin de toute l’aide qu’on pourra me fournir. »

L’homme secoua la tête. « Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas venu directement à la police ? »

« Comme je vous l’ai dit, j’agis en dehors de ma juridiction et sans l’aval de mes supérieurs. Je ne pouvais de ce fait pas envoyer une lettre officielle pour vous prévenir de ma venue. Techniquement, je suis juste ici en tant que citoyen, pas policier. De plus, j’étais sûr qu’une affaire de cette envergure avait atteint le public général et je pensais qu’interroger les habitants suffirait à me fournir toutes les informations nécessaires. »

Je vis, à l’issue de mon monologue, que leur orgueil de flic avait été piqué, et ce malgré les précautions prises dans les mots que j’avais employé.

Après un court silence, la policière pris la parole. « On ne peut pas transmettre des informations sur des meurtres à des civils. »

Mon regard s’illumina. « Ah ! Il y en a donc bien eu ici aussi ? »

L’homme jeta un regard noir à sa collègue, puis s’adressa à moi. « Oui, cher confrère, il y en a eu. Mais comme elle vient de le dire, ces informations ne peuvent pas être données à n’importe qui. »

Je réprimai le rictus qui tentait de se loger au coin de mes lèvres.

« D’après ce que j’ai pu glaner avant mon arrestation, personne n’est au courant. Du coup, si vous ne m’aidez pas, ma seule possibilité pour obtenir des informations sera de faire un appel à témoin à l’échelle de plusieurs ville… »

L’homme commençait à perdre son sang-froid. « Et vous serez de nouveau arrêté pour trouble de l’ordre public. »

« Oh ! Ça ! Quelle est la sentence pour ce genre d’infraction ? Une simple amende, si ma mémoire est bonne ? Écoutez, si c’est pour attraper un tueur en série international, je suis prêt à la payer, et plutôt deux fois qu’une. »

Il s’impatientait. « Je pourrais aussi vous faire arrêter pour espionnage. »

« Qu’ai-je espionné, sinon les mouvements d’un criminel que vous avez échoué à arrêté ? Je ne suis pas sûr que vos supérieurs apprécient que vous créiez un incident diplomatique pour si peu. En vérité, si vous me transmettez ces informations, vous pourrez considérez que la passation de l’enquête est faite et ça fera ça de moins sur votre conscience. »

L’homme avait les sourcils sévèrement froncés, mais ne dit rien. Sa collègue l’observait, attendant une décision de sa part.

Finalement, il se leva. « Ce n’est pas de mon ressort. Je vais faire remonter cette affaire. Attendez-moi là. »

Il se passa plusieurs heures avant qu’il ne revienne. Quand il fut de retour, il avait un dossier sous le bras.

« Ma hiérarchie a accepté de vous transmettre ce que vous avez demandé, à condition que vous soyez raccompagné à la frontière. »

Je lui souris « C’est précisément ce que je comptais faire. »

Sur la route qui séparait la ville de la frontière, je consultai le fameux dossier. Il était quasiment vide. Mais il contenait une information particulièrement intéressante : le signalement du meurtrier.


« Je suis presque certaine que le tueur va suivre la côte jusqu’à la frontière shamane et faire des victimes sur son trajet. Je ne suis pas sûre de son itinéraire exact mais il y a une bonne chance pour qu’il longe la Briane avant de passer la frontière. » dis-je à Saras lors de notre traversée pour rentrer à Stellaroc.

« Vous pensez qu’on peut l’attraper avant qu’il n’atteigne les pays shamaniques ? »

« Ce n’est pas impossible, mais ça risque d’être compliqué, » lui répondis-je, incrédule. « Nous avons pas mal de retard sur lui, avec tous ses aller-retours, et même s’il ne voyage pas très vite —probablement pour pouvoir repérer les victimes idéales— il y a peu de chance pour que nous retrouvions sa trace avant la frontière. »

Maon compagnon·ne avait l’air contrit·e.

« On a néanmoins une petite chance d’y arriver si on mise sur le fait qu’il longe la Briane. Si c’est le cas, en coupant par le plus court chemin, on pourra peut-être mettre la main dessus à temps. Mais il y a deux gros problèmes à ça.

« Le premier, c’est que ça serait partir du principe qu’on arrivera à le coincer dès qu’on sera dans la même ville que lui. Je dois vous avouer que c’est assez improbable et qu’il faudra un certain temps pour l’attraper dès qu’on l’aura rattrapé. D’expérience, c’est souvent comme ça que ça se passe avec les criminels qui sont très mobiles et dont on ne possède pas le signalement.

« Le deuxième, c’est bien évidemment que c’est un pari très risqué. Il n’y a rien —pour le moment— qui semble indiquer qu’il prendra un chemin plutôt qu’un autre. Il y a des vies en jeu, on ne peur pas se le permettre. »

Saras avait l’air déçu·e. « Alors, quoi ? On continue à le suivre ? »

Je hochai la tête. « Mais d’abord on met toutes les informations en commun. Hier, j’ai envoyé une lettre à Ketarop à l’attention de Betec, et le message que j’ai laissé au poste de police de Stellaroc lui indiquera de nous rejoindre à mon hôtel dès qu’il serait arrivé en ville. Si j’ai bien estimé, il devrait arriver quelques jours après notre retour. »

Iel haussa un sourcil.

« Peut-on se permettre d’attendre plusieurs jours ? »

« C’est mieux ainsi. On a trop de retard pour que ça fasse une différence, et plus on a d’informations mieux c’est. »

« Mais vous n’avez pas dit que le rythme des meurtres accélérait ? »

« Oui, mais partir seules à sa poursuite, dans l’état actuel des chose, ne servira pas à grand chose. Si Betec a une information capitale et qu’en arrivant il ne trouve qu’une autre lettre lui indiquant qu’on est parties devant, on se lance dans une fuite en avant qui ne va qu’empirer les choses. »

Iel acquiesça en silence. Je laissai un ange passer, puis ajoutai : « Vous savez, a priori le tueur voyage par la route. Il devrait arriver à Stellaroc et commettre un meurtre d’ici quelques jours seulement. C’est une occasion pour nous d’essayer d’attraper le coche. »

« Je sais… »

« Mais on a trop peu d’information pour faire quoi que ce soit. C’est triste, mais on va être obligées d’attendre qu’il commette un meurtre pour… »

« JE SAIS ! »

Saras avait frappé le bastingage avec ses deux poings. Ses sourcils froncés et la colère défigurait ce visage si parfait.

« … pour essayer d’avoir les indices les plus frais possibles, ce qui nous permettrait de le coincer. » terminai-je.

Saras se tourna vers moi d’un air de défi.

« Alors pourquoi personne, pourquoi aucune force de police n’a réussi à l’attraper ou à avoir la moindre information utile à son sujet ? »

« Vous vous méprenez, Saras, nous avons beaucoup d’informations utiles —je les résumerai quand Betec nous rejoindra— mais juste pas suffisantes pour faire quoi que ce soit. Quand à savoir pourquoi personne n’a encore mis la main dessus, je dirais : une grande mobilité, accompagnée d’une grande prudence. Mais ça aussi on en reparlera. »

Nous accostâmes à Stellaroc en milieu de mâtiné. Saras avait d’autres affaires à gérer et me demanda de le faire chercher quand Betec serait là. Quant à celui-là, quelle ne fut pas ma surprise quand je le vis arriver le soir même, poussiéreux et exténué.

« Mon ami ! Je ne vous attendais pas si tôt ? Tout s’est bien passé ? »

À ma question, il éclata de rire, avant de me dire sur un ton sérieux : « N’en parlons pas. »

Je ne pu m’empêcher de sourire à l’idée qu’il eut été reçu par les interprètes de la même manière que moi ici-même.

Alors que nous étions toujours debout dans la salle de l’auberge et qu’il empestait la sueur et le cheval, il sorti un folio de son sac. « J’ai des informations intéressantes. »

Je levai une main pour l’interrompre. « Commencez pas prendre un bain, vous serez plus à l’aise pour me présenter ça (moi aussi d’ailleurs, mais je tus cette pensée). De plus, un·e inspecteur·ice d’ici a accepté de nous aider. Je vais lae prévenir et on fera le bilan tous les trois, Demain matin. »

J’étais fourbue du voyage qui m’avait fait traverser la moitié du monde, de l’interrogatoire ma foi oppressant, et de l’aller-retour en bateau. Après tout, depuis le début de l’enquête, je ne m’étais pas arrêtée plus d’une nuit dans la même ville. Sitôt mon repas avalé, j’allai me coucher. Je ne recroisai pas Betec qui avait dû dîner après son bain.

Saras était déjà là quand nous descendîmes prendre le petit déjeuner. Nous occupâmes une table pour six.

« Vous êtes monsieur Steiner, je présume ? Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Ils échangèrent une poignée de main emplie d’aigreur. Saras avait un langage corporel plutôt hautain envers son homologue arcaniste, et ce dernier semblait contrarié de cette attitude. Il ne cacha pas son amertume, et croisa ses doigts sur la table, sourcils froncés.

Mes compagnons commencèrent alors à étaler leurs documents tout en se faisant servir généreusement en fruits, légumes et viandes. Pour ma part, je continuai de manger léger.

Saras énuméra nos informations et nos conclusions à Betec, qui écoutait poliment, mais il était de toute évidence pressé de présenter ses propres découvertes.

Quand ce fut son tour, il brandit théâtralement la première feuille du folio.

« J’ai réussi à obtenir le signalement du meurtrier. » Nous observâmes le document. « Il s’agit d’une femme ! »

J’acquiesçai. « Ça ne m’étonne pas. »

Betec était surpris. « C’est peut-être sexiste de ma part, mais tout ce temps je m’étais imaginé que le coupable était un homme. »

Je hochai la tête. « C’est normal. Statistiquement, ce sont les hommes qui commettent le plus souvent la combinaison viol-homicide. Mais ce cas-là n’a rien d’habituel. »

Saras acquiesça. « Je vous avoue qu’à l’instar de monsieur Steiner, j’avais par défaut imaginé un homme. Peut-on savoir la raison de votre non-surprise ? »

« Et bien, rien de ce qui est arrivé n’est ordinaire. Pour commencer, un tueur en série qui va de ville en ville, c’est très rare. Ils aiment généralement avoir un pied-à-terre stable, une zone de confort qui leur permet de mieux commettre leurs méfaits, par exemple en invitant les victimes chez eux, ou en disposant de moyens de faire disparaître les corps plus facilement, ou tout simplement de se faire oublier entre deux crimes. Ils en ont bien souvent besoin.

« Commettre des crimes en étant nomade est très complexe, il faut faire du repérage à chaque fois, trouver un moyen d’échapper à la police dans chaque ville, c’est très fastidieux.

« Prenons aussi en compte que la grande majorité des viols —a fortiori les actes pédophiles— sont habituellement commis par des membre de la famille ou des gens très proches, et pas dans la rue.

« Enfin, le modus operandi, qui est unique en son genre.

« On ne peut donc pas appliquer un profil-type standard pour ce genre d’affaire, que ce soit le genre, l’âge, la classe sociale, ou quoi que ce soit d’autre. »

Ils hochèrent tous les deux la tête, convaincus.

Betec m’enjoignit à reprendre la lecture du signalement.

« Nous disions donc : une femme, dans la quarantaine, taille moyenne, phénotype hil-et, à savoir peau olive, yeux bleu sarcelle, cheveux roux orangé. Ah ! Nous avons son physiom ! Il s’agit d’un épais trait de couleur rouge sur son visage, vertical, qui part de son front juste au-dessus de son œil droit et qui descend jusqu’au milieu de la joue. »

« Heureusement que nous avons son physiom », soupira Saras, « la plupart des habitants d’ici on le phénotype hil-et, hormis les quelques shamans qui voyagent vers le primant. Sans ça, son signalement n’aurait pas été très utile. »

Betec nous présenta les autres documents de son folio, qui étaient de simples rapports de scènes de crime.

Le petit déjeuner était désormais terminé et il ne restait plus que nous dans la salle de l’auberge, hormis quelques piliers qui étaient déjà cloués au comptoir.

« Bon, maintenant qu’on a partagé toutes nos informations, faisons un petit résumé », déclara Saras.

Je pris la parole.

« Une femme, originaire du pays de Braam ou de Clava, parcours les routes en commettant des meurtres. Elle serpente le long des routes secondaires, en agissant sur un intervalle de neuf à vingt-huit jours. Nous avons constaté que cet intervalle se réduisait au cours du temps.

« Les crimes qu’elle commet se déroulent ainsi : elle choisit un enfant, l’énucléé, à l’aide d’un instrument métallique, parfois chauffé à blanc, parfois pas, puis dans les deux heures qui suivent le viole par pénétration anale, très certainement avec le même instrument. L’enfant fini par mourir de strangulation, probablement en le maintenant pour ne pas qu’il se débatte. Il est possible que l’enfant meurt de l’énucléation, mais dans ce cas le viol a quand même lieu.

« Il faut cependant prendre ce constat au conditionnel, car presque toutes victimes sont brûlées post-mortem puis cachées dans divers lieux, excepté une qui a été retrouvée intacte au fond de la baie du Golfe Étoilé. Il s’agit donc d’extrapolations faites à partir de cette victime et du rapport des autres.

« La police peine à trouver le coupable, car la tueuse quitte la ville où elle a commis sont crime avant que le corps ce soit retrouvé, et l’absence de point commun signifiant implique que la police met du temps à faire le lien entre les meurtres.

« Selon nos prévisions, elle devrait arriver à Stellaroc dans les prochains jours, tenter de commettre un crime, puis repartir en direction de la tradition Shamanique. »

Un silence lourd était tombé sur mes compagnons. Saras avait le visage tordu de dégout, comme s’iel s’apprêtait à vomir, et Betec avait les mains croisées devant sa bouche, le regard perdu dans le vague.

« A-t-on pu faire un lien entre les victimes ? », demandai-je.

Betec sorti de sa rêverie. « Impossible, on a trop peu d’information sur eux. Vous êtes d’accord, inspecteur·ice Filsonn ? »

D’un geste de la main, Saras commanda une bière avant de répondre. « Oui, étant donné les moyens à notre disposition et de la distance nous séparant des familles des victimes, impossible d’entre savoir plus sur eux. »

« Très bien, » repris-je, « A-t-on des hypothèses quant au mobile ? »

Ils secouèrent la tête en cœur. « Sans doute l’acte lui-même apporte à la tueuse une certaine satisfaction. Je ne vois rien d’autre, » avança Betec.

« Nous sommes complètement aveugles alors. »

Saras déclara, « Je vais transmettre le signalement à tous nos agents et demander à déployer des troupes pour surveiller les endroits peuplés d’enfants. Je ne sais pas si ça suffira, mais c’est le strict minimum. Des suggestions sur d’autres mesures à prendre ? »

C’est Betec qui lui répondit. « Oui. Dites aux gardes qui sont postés aux portes du guide et des dieux de faire suivre toute personne correspondant ne serait-ce qu’un peu au signalement. Il est assez précis pour que ça ne vous coûte pas trop de ressources, mais c’est le meilleur moyen de l’attraper. »

Saras fit la moue. « Je vais devoir demander des renforts au commissariat général de la ville. Ça risque de prendre un peu de temps de mettre ça en place. »

J’intervins. « Renforcez la sécurité dans les bas-quartiers et sur le port, ainsi qu’à tous les endroits où il y a des enfants mendiants. Le fait qu’elle agisse aussi vite, aussi discrètement et avec un certain dédain de la part de la police me fait penser qu’elle s’en prend principalement aux enfants de la basse société. Si vous voyez quelqu’une de suspecte, arrêtez-la et demandez ses papiers de voyage. Ils devraient nous permettre de savoir si elle est passée par le détroit des Dieux ou le détroit du Guide. Dans le second cas, ce sera une sérieuse suspecte. Et bien sûr, surveillez le physiom de chaque personne suspecte, surtout si celle-ci cache son visage. »

Saras se leva. « Très bien. Si vous n’avez rien à ajouter, je vais aller de ce pas transmettre ces instructions. »

Betec se redressa également, « Je vais faire du repérage dans les divers quartiers pour voir quels seraient les endroits propices à ce genre de meurtre. »

« Quand à moi, » dis-je, « je vais transmettre le signalement à toutes les auberges de la ville. »


J’avais beau avoir l’air confiant·e face à mes insolites compagnons, je n’en menais en revanche pas large face à la commissaire générale. Mon propre commissaire m’avait donné sa bénédiction quand je lui avait exposé la situation, mais je sentais bien que pour lui, c’était peine perdue.

« Je vais envoyer un mémo aux autres commissariats, pour qu’ils aient le signalement et puissent prendre leurs propres mesures », m’avait-il dit. En sous-texte, cela signifiait « On a peu de chance d’obtenir un effort de coordination général ». Mais, en bon commissaire, il avait tout de même catapulté ma requête vers les instances supérieures comme l’indiquait la procédure d’usage pour ce genre d’urgence.

Je me préparais à être reçu·e par le commissaire général, l’après-midi-même. Je me maquillais minutieusement, non-seulement pour faire bonne impression mais surtout pour apaiser mon anxiété. J’avais déjà eu affaire à la commissaire générale deux ou trois fois en tant qu’inspecteur·ice, et des dizaines de fois en tant qu’agent·e de police, avant ma promotion. Elle avait une manière de me terrifier, dans sa façon de parler, dans sa façon d’écouter. Elle faisait cette impression à tout le monde. Elle était dans un jugement permanent de la valeur des requêtes qu’on lui apportait. Pour elle, soit on leur donnait trop d’importance —et dans ce cas, on la dérangeait pour rien—, soit on ne prenait pas l’affaire suffisamment au sérieux —dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir remonté plus tôt ? Pourquoi ne pas avoir pris plus d’initiatives ?—. Dans tous les cas, on se faisait remontrer.

Ses remontrances était particulièrement difficiles à vivre. Ce n’étaient pas des reproches directs, ceux pour lesquels on peut serrer les dents et attendre que ça passe, mais de subtils éléments de langage, un adjectif acerbe, un adverbe accablant, une pointe de sarcasme ou juste des variations de ton sans équivoque, au cours d’un long monologue terne en apparence, mais au sous-texte accablant. Rien que de penser à son langage corporel, ses postures, ses regards torves me donnait des frissons.

J’avais mis trop de fond de teint. Perdu·e dans mes angoisses, retardant par tous les moyens le moment fatidique de la confrontation, j’avais surchargé mon maquillage.

Je n’avais pas le temps de le refaire si je voulais être à l’heure, et de toute manière, là où ordinairement ce genre d’apprêt m’aidait à me focaliser, dans le moment il ne faisait qu’accentuer mon sentiment de solitude.

Les requêtes urgentes étaient rapportées dans son spacieux bureau, qui grouillait en permanence de subalternes. J’avais pris avec moi une agente de terrain et un de nos greffiers, la première pour pouvoir transmettre des ordres urgents si elle le demandait, et le second pour lui transmettre les documents appuyant ma requête et consignant, après coup, l’entretien. Ils allaient être témoins de mon humiliation publique.

Debout face à son bureau —il n’y avait aucune chaise ou fauteuil dans cette pièce, ça prenait trop de place et tout le monde était trop occupé pour avoir le temps de s’asseoir—, elle leva les yeux à mon arrivée et me gratifia d’un simple : « J’écoute. »

J’exposai la requête. Directement, simplement, formellement, objectivement, sans aucune forme d’émotion ou de jugement personnel. Elle écouta avec attention.

J’appréhendais désormais sa réaction.

« Je vois. C’est bien. Mais pas de mobilisation générale. Le signalement à été transmit, je vais transférer l’ordre aux gardes des portes de vérifier tout le monde. C’est l’unique chose pour laquelle vous avez besoin de mon ordre direct. Vous pourrez vous charger du reste. »

Un des subalternes de la commissaire générale détala dès la fin de sa phrase, sans doute pour transmettre sans tarder l’ordre en question.

J’étais un peu prise au dépourvu. Malgré les quelques insinuations et le ton maternaliste de sa dernière phrase —qui semblait signifier « vous êtes un·e adulte, vous n’avez pas besoin de moi pour ça »— je me sentis moins troublé·e que ce à quoi je m’attendais. Peut-être que ma mémoire avait amplifié le mal-être qu’elle provoquait chez moi, ou peut-être qu’elle s’était un peu assagie avec le temps. Dans tous les cas, sans aller jusqu’à dire que je me sentais bien, j’avais connu bien pire.

Elle avait baissé les yeux et était retournée dans ses papiers. Quand elle s’aperçut que je n’avais pas bougé, elle leva derechef la tête et conclua d’un simple : « Ce sera tout. »

Quand je sortis du bureau, avant même que je ne puisse relâcher la pression et desserrer les dents, je fus rattrapée par un autre de ses subalternes.

« Comme vous avez fait une requête directe et qu’elle a été entendue, vous êtes maintenant plénipotentiaire concernant cette affaire. Vous pouvez faire vos demande à n’importe quel commissariat de la ville, elles seront écoutée comme si vous étiez un·e de ses subordonnés·e direct·es. Tant que ça reste dans le cadre de l’enquête. »

Sans ajouter un mot, il retourna dans le bureau.

En sortant du commissariat général, j’expirai l’air de mes poumons comme si j’avais retenu ma respiration pendant trois heure. Je regardai mes propres subalternes, ils avaient l’air à la fois fortement marqués par cet entretien et soulagés d’être sortis.

« Je suis content qu’elle vous ai écouté·e, chef·fe », me gratifia mon greffier, accompagné d’un sourire.

Le soleil était sur le point de toucher l’horizon, il était temps de rejoindre mes compagnons à l’hôtel.


Un employé de la municipalité était en train d’allumer les lampadaires de forcelle qui parsemait la rue. Il se pressait, car la lumière du jour baissait rapidement et il en avait encore beaucoup à s’occuper.

J’étais dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, à la jonction entre les docks et le quartier du bas-peuple. La route n’était pas pavée, le sol était en terre battue et rendu humide par l’atmosphère marine.

C’était le genre de quartier idéal pour commettre un meurtre.

J’avais passé l’après-midi à transmettre le signalement de la tueuse à toutes les auberges de la ville.

J’arrivai sur une assez grande place, où quelques personnes étaient présentes. Il y avait un petit groupe de dockers masculins, qui fumaient de l’herbe en plaisantant, un père en promenade avec sa fille, un groupe de six enfants qui jouaient, tombait et se roulait dans la poussière, et une femme entre deux âges qui observait ses derniers d’un œil torve.

Je me dirigeai vers les enfants. Quand je passai devant les dockers, ils m’injurièrent sur mes origines. A priori, ils avaient un grief contre les shamans. Je les ignorai et rejoignit le groupe de bambins.

« Bonjour, je m’appelle Eupope. Vous venez souvent jouer ici ? » Le enfants me dévisagèrent, surpris dans leur jeu par la vieillarde que j’étais. Je vis du coin de l’œil que la femme qui se tenait à l’écart fronça les sourcils.

Un jeune garçon me répondit, « On vient tous les jours après l’école ! »

Je lui souris « Faites attention à vous, d’accord ? Ne suivez pas les gens que vous ne connaissez pas. »

Une des filles semblait ravie. « Oui ! Mon papa me dit tout le temps de ne pas parler aux inconnus ! », puis se rendit compte du paradoxe, et retomba dans le mutisme, déçue d’elle-même.

« Ne vous en faites pas, je vais partir. Mais vous devriez rentrer chez vous, la nuit va tomber. »

Je m’éloignai, tout en constatant qu’ils ne prenaient pas en compte mon conseil. Ils continuaient à jouer. Ils ne nous facilitaient pas vraiment la tâche.

Le père s’était un peu rapproché, tout en tenant la main de sa fille. J’allai à sa rencontre.

Il était habillé avec simplicité, de manière évidente un roturier, avec une casquette sur la tête. Peut-être un manœuvre du port ? Sa fille portait un manteau à capuche d’où émergeait quelques mèche blondes en pagaille. Elle avait l’air envieuse des enfants qui jouaient dans la poussière.

Je n’étais pas sensée en parler aux civils, autres que les aubergistes, mais je ne pus m’en empêcher. « Faites-attention, » dis-je au père, « il y a une rôdeuse qui s’en prend aux enfant, en ce moment en ville. De nuit comme de jour, soyez prudent et ne quittez pas votre fille des yeux quand vous sortez. »

Quand je lui annonçai cela, il sembla effrayé d’abord, puis ses traits trahirent son inquiétude.

« Rassurez-vous, » lui dis-je, « les autorités sont sur le coup. Si vous voyez une femme au comportement suspect, prévenez la police. » Je lui donnai le signalement de notre tueuse.

Il me remercia d’un sourire angoissé, puis décida de rentrer avec sa fille.

Je me dirigeai alors vers la femme louche. En m’approchant, je pus confirmer qu’elle ne correspondait pas au signalement, mais rien ne contre-indiquait que la tueuse agissait seule — bien que selon moi, il était extrêmement improbable qu’elle ait une complice. Mais improbable n’étais pas un synonyme d’impossible.

« Bonjour, » lui dis-je. Elle détourna son attention des enfants et la reporta vers moi. Sans mot dire, elle me dévisagea des pieds à la tête. Elle attendit.

« Vous venez souvent ici ? »

Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que ça peut te foutre ? »

« Je vois. Qu’est-ce que vous voulez à ces enfants ? »

« Qu’est ce. Que ça peut. Te foutre ? »

Je commençais à m’agacer. « Ça peut me foutre que c’est vraiment glauque comme comportement et que je n’hésiterai à prévenir la police si vous ne me répondez pas. »

Elle s’esclaffa d’un rire grinçant. « Essaie un peu pour voir. » Elle fit un signe de la tête en direction des dockers qui observait notre échange de loin. Ils commencèrent à se lever et se répartir autour de nous, à bonne distance mais tout de même suffisamment près pour que si jamais ils recevaient l’ordre de se jeter sur moi, je n’eus aucune issue.

Je reconnaissais un peu ce schéma. Une matrone de maison close, qui prospectait des travailleur·euses potentiel·les tout en étant protégée par les plus fidèles de ses clients. Ce n’était pas surprenant de trouver ça dans ce quartier, défavorisé et proche des docks, mais tout de même, c’étaient juste des enfants !

Je restais calme, fit mine d’être impressionnée, m’excusa et partis, sous le regard menaçant des hommes. Je ne pouvais rien faire sinon en parler à Saras, quand nous nous serions rejoints.

Quand je fus de retour à l’auberge, mes compagnons m’attendaient. Ils avait déjà commencé à manger, et m’avais commandé un plat chaud, que j’accueillis avec grand plaisir. Nous fîmes le bilan de nos journées respectives.

Saras nous résuma son entretien avec la commissaire générale, et sembla satisfait·e du résultat, bien que moi-même considérais que ce n’était pas assez. Betec avait noté divers endroits particulièrement propice aux meurtres, et l’avais transmis à la police. Je notai qu’il y avait inclus la place de laquelle je revenais. Nous n’avions plus qu’à attendre.

Cette attente fut angoissante pour moi. Dans les jours qui suivirent, je me replongeais dans les dossiers qu’avait amené Betec, qui regroupaient tous les meurtres qui avaient eu lieu dans la tradition arcanique ainsi que ceux qu’il avait récupéré à la tradition expressionniste. Saras était retourné·e à ses obligations d’inspecteur·ice, iel avait diverse autres affaires en court. Je suspectais qu’iel en profitait pour se changer les idées.

Quant à Betec, il avait insisté pour participer aux patrouilles, mais ça avait été refusé, sans grande surprise. Il s’était donc posté de lui-même à la Porte des Arcanistes, sous l’œil intrigué des gardes en poste.

Le soir du troisième jour qui suivait la mise en place du cordon, une nouvelle terrible tomba : un nouveau meurtre avait eu lieu, malgré nos précautions. Les habitants d’un des quartiers avait trouvé leur eau brunâtre. Une enquête fut faite auprès du puits, et un petit cadavre étranglé, énucléé et violé fut trouvé au fond.

« On va examiner le corps ? » nous demanda Saras lors de la réunion de crise que nous organisâmes en urgence. « J’ai les accréditations si besoin. »

Je secouai la tête. « Pas la peine, partons ce soir, la criminelle a du partir dans la journée. Il faut qu’on voyage cette nuit si on veut avoir un espoir de la rattraper. »

Ils hochâmes tous deux la tête, puis nous nous rendîmes à l’écurie juste après avoir récupéré nos affaires.

Quand nous quittâmes la capitale, la nuit tombait. Nous trottâmes sur la route pavée à la lueur de nos lanternes.

La route n’étais pas dangereuse de nuit, nous croisâmes même quelques patrouilles. Minas était haute et sa lumière s’ajoutait à celle des lanterne pour éclairer la voie.

Mais nous ne pouvions pas galoper, et la fatigue embrumait notre vigilance. Quand le soleil projeta ses premiers rayons dans le ciel rosé de la fin de nuit, nous n’étions toujours pas arrivés au prochain village. Ce ne fut qu’en milieu de mâtiné que nous l’atteignîmes, fatigués et avec une journée d’enquête se profilant devant nous.

« Pas de temps de chômer, » dit Betec dès que nos chevaux furent à l’écurie, « nous devons nous dépêcher de débusquer la tueuse. Pour rappel, elle ne voyage pas rapidement, aussi elle doit encore être ici, quelque part. »

Saras s’avança. « Je vais prévenir la police locale pour mettre en place des recherches. On se retrouve à l’auberge en fin d’après midi pour faire le point. »

Betec s’adressa à moi. « C’est à mon tour de visiter les lieu d’intérêt du village pour partager le signalement, et au vôtre de crapahuter un peu partout pour avoir une bonne idée de la configuration des lieux. Ça vous va ? »

J’acquiesçai et parti ad hoc.

Le village était suffisamment près de Stellaroc pour avoir une infrastructure moderne. C’était un genre de mélange entre une petite ville côtière et un gros relai routier. Il était découpé en trois zones : la partie centrale où passaient les voyageurs, avec une auberge, un poste de police et la plupart des bâtiments publics —que je laissai donc à Betec— le port, et la zone résidentielle, qui était celle la plus loin de la côte.

Je commençai mon enquête par cette dernière. Il y avait peu de chances que la tueuse se trouve ici, vu qu’elle était itinérante. Je cherchais juste à éliminer cette possibilité dès que possible pour pouvoir enquêter plus tranquillement sur les docks.

Je rencontrai divers enfants et parents, que je pris soin de prévenir en essayant de ne pas les faire paniquer (cette dernière partie était la plus difficile pour moi, j’avais tendance à décrire les faits avec froideur malgré moi). Dans cette petite ville, où ce genre d’évènement ne devait pas être très commun, les gens se montrèrent particulièrement méfiants, voire hostiles à mon égard, et pour la plupart refusèrent de m’écouter.

Je commençais à comprendre que je perdais mon temps. Je cherchais mon chemin hors du quartier quand je fis une rencontre incongrue. Une enfant seule jouait au milieu de la route. Je reconnu instantanément sa tignasse blonde et son manteau, il s’agissait de la petite fille que j’avais croisé quelques jours plus tôt dans les bas-quartier de Stellaroc, celle qui avait été accompagnée par son père.

Quand je m’approchai d’elle, je remarquai son physiom, à savoir que ses oreilles avaient la forme de feuilles de chou-fleur. Elle devait avoir huit ans.

Elle me reconnu tout de suite. Je lui demandai « Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je joue en attendant que papa rentre à la maison. »

Ma question portait plus sur sa présence en ville, mais sa réponse m’avait intriguée. « Ta maison ? Tu habites ici ? »

« Oui ! On a déménagé dans notre nouvelle maison ! »

Amusante coïncidence. Cette petite fille m’intriguait de plus en plus. Je voulais lui poser davantage de questions, mais je ne savais pas trop comment aborder le sujet.

« Est-ce que tu as vu une dame étrange, dans cette ville ? Son physiom est un trait rouge sur le visage, » dis-je en mimant avec le doigt l’emplacement du physiom de la tueuse.

Elle me regarda d’un air confus. « C’est un quoi un physiom ? »

« Un physiom, c’est une caractéristique physique unique à toi. » Sa confusion ne semblait pas s’amoindrir. Il fallait que j’utilise des termes plus simples.

« Tu vois tes oreilles ? Elles ressemblent à des choux-fleurs, non ? »

Elle acquiesça.

« Est-ce que tu as déjà vu d’autre personnes qui ont des oreilles avec la même forme ? »

Elle secoua la tête.

« C’est parce que c’est ton physiom. Il est unique, il n’y a que toi qui l’a. Tout le monde en a un à lui, regarde. »

Je remontai la manche de mon manteau pour lui montrer mon avant-bras. Il y avait dessus une douzaine de petites tâche bleues en forme de trèfles.

« Tu vois ces taches ? Personne d’autre n’a les mêmes. C’est mon physiom. »

Elle fronça les sourcils. « Mais, il y a plein de personnes qui n’ont pas de physiom, pourtant. »

« C’est parce que des fois, il est caché. Ça peut-être par exemple dans le dos. Tu ne le verrais pas si quelqu’un avait un physiom dans le dos. Des fois, aussi, une personne n’a pas de physiom parce qu’il n’y a pas de combinaison possible entre les phyisioms de ses parents. »

Elle inclina sa tête sur le côté. « Les parents ? »

« Oui, le physiom est toujours un mélange de ceux des parents. Alors des fois, quand le mélange n’est pas possible, on ne peut pas le voir. »

Elle se mura dans le mutisme, le regard perdu dans le vague et les traits figés dans une profonde réflexion.

« Par exemple, toi ton physiom, ce sont le oreilles en chou fleur. Est-ce que tu connais le physiom de ton papa ? »

Elle hocha la tête et remonta sa chemise pour me désigner son nombril. « Il a comme moi, mais ici. »

« Il a donc le nombril en chou-fleur. Tu vois ? Vous avez tous les deux le chou-fleur. Et ta maman, son physiom est sur ses oreilles, n’est-ce pas ? »

Elle fronça de nouveau les sourcils. « Non. »

« Alors c’est quoi ? »

Elle pointa derechef son nombril. « Bah, c’est le nombril-chou-fleur ! »

« Non non, je te parle de ta… »

Et ça fit *clic* dans ma tête. Tous les éléments s’emboîtèrent d’un seul coup, en même temps que circonstances coïncidentes s’envolèrent.

« Il est où ton papa ? »

« Je sais pas, il ne me l’a pas dit. Il a dit qu’il rentrerait plus tard. »

« Et elle est où ta maman ? »

Elle fronça les sourcils et me répéta exactement la même phrase, en détachant les syllabes, comme si je n’avais pas bien entendu.

Bien sûr ! Tout faisait sens à présent. Je m’en voulais de ne pas avoir envisagé cette possibilité plus tôt. Quant au physiom du signalement, il était probablement factice. Un bon moyen de tromper la police. Je me tournai de nouveau vers la gamine.

« Est-ce que tu peux me montrer où est ta maison ? »

Elle réfléchit un court instant, puis hocha la tête. Elle me pris par la main et m’emmena à travers les rues.

J’étais désormais sur mes gardes. Je n’avais pas pris mon bâton lesté avec moi, je l’avais laissé avec les chevaux. C’était peut-être une erreur. J’allais identifier la maison et irais chercher mes compagnons.

La fillette m’amena devant une bicoque délabrée. De toute évidence une maison abandonnée. J’énumérai les issues. Une porte devant, probablement une derrière. Quatre fenêtres au rez-de-ch…

« Bonjour, qui êtes-vous ? »

Je me retournai brusquement. Il s’agissait du ‘papa’ de la fillette. Il avait un sac rempli de commissions et un air très méfiant.

« Bonjour ! J’ai croisée votre fille —c’est bien votre fille ?— seule dans la rue. J’étais un peu inquiète alors je l’ai raccompagnée.

J’avais grimé à la hâte ma voix et ma posture pour sembler le plus cacochyme possible, mais ayant été prise par surprise, je n’étais pas convaincue du résultat final. Il me fixa, et je ne parvins pas à savoir s’il m’avait reconnue ou pas.

Son visage s’illumina enfin, ravi. « Merci beaucoup ! Vous n’auriez pas dû, elle est très indépendante pour son âge. Mais que dis-je, venez vous reposer un peu à l’intérieur, je vais faire du thé. »

Il n’y avait plus aucun doute. Qu’il m’ait reconnue ou qu’il ne voit en moi qu’une témoin gênante, une chose était sûre, il voulait m’attirer à l’intérieur pour me tuer.

Je tentai de trouver maintes excuses, mais il les réfuta toutes en bloc. Il invoqua mon amabilité, mon âge et l’hospitalité pour m’attirer à l’intérieur. Je ne savais pas si j’étais capable de m’enfuir, il avait au bas mot soixante ans de moins que moi, il y avait une bonne chance qu’il me rattrape si je partais en courant maintenant.

Aller à l’intérieur, bien que très risqué, me donnait un peu de temps pour réfléchir à un plan et peut-être improviser une arme pour me défendre. De plus, je pensais que je pouvais parier sur le fait qu’il ne me tuerais pas devant sa fille.

La maison n’était pas bien grande, mais avait un étage et une pièce à part au rez-de-chaussée. L’homme demanda « Ma chérie, tu veux bien allumer le poêle ? » et alla remplir la bouilloire. Il y avait une fenêtre à côté de la table où il m’avait priée de m’asseoir, ma seule issue, vu que la porte était à l’opposé du salon. Je n’eus pas beaucoup de temps pour sonder l’endroit, car la petite avait allumé le poêle rapidement, et l’homme avait déjà posé la bouilloire dessus. « Ma chérie, tu veux bien aller dans ta chambre pendant que les grandes personnes discutent ? Ne bougez pas, madame, je vais rapidement me changer. »

Il ne devait pas m’avoir reconnue, sinon il ne m’aurait pas laissée seule. Je tentai d’ouvrir la fenêtre, mais elle semblait bloquée. Je n’insistai pas trop, pour ne pas perdre du temps. J’hésitai un instant à aller à la porte, mais il l’avait verrouillée après m’avoir faite entrer, et chaque seconde comptais. Je m’approchai du poêle.

Il ne s’était pas écoulé plus de quinze secondes au total qu’il revint dans la pièce. Il avait complètement changé. Comme il avait enlevé sa casquette et avait laissé choir sa longue chevelure rousse et satinée —bien que sale—, je remarquai que c’était une femme, sans grande surprise, la femme du signalement. Elle avait tracé un large trait rouge vertical sur son visage au rouge à lèvre, en guise de physiom factice.

Elle tenait un tisonnier tordu et couvert de sang séché à la main. D’une voix plus fluette que celle qu’elle utilisait avec son autre persona, elle me lâcha un simple « Désolée » et se rua sur moi.

D’un geste vif, je saisis la bouilloire et la lança en direction de sa tête. L’eau n’était pas encore brûlante, mais le métal avait commencé à chauffer, et elle eut un cri mélangeant surprise et douleur, se stoppant dans sa course.

J’attrapais une casserole en fonte qui était suspendue non-loin du poêle, et la lança à travers la fenêtre, qui explosa dans un fracas de verre brisé. Je couru pour m’y jeter à travers, mais fus plaquée au sol juste avant de l’atteindre. Dans ma chute, ma main atterri sur un débris de verre qui était encore fiché dans le cadre de la fenêtre, transperçant ma paume de part-en-part, et qui se délogea dans la violence de la chute.

Elle se mit à califourchon sur moi comme je me retournais pour lui faire face. Elle leva le tisonnier à deux mains au dessus de sa tête, pointant versde mon visage. J’eus juste le temps de plonger ma main dans l’intérieur de mon manteau pour toucher un de mes catalystes, et lança aussitôt un sort.

L’incantation lui fit peur, comme mes yeux changèrent de couleur et que je parlais dans un langage inintelligible, et elle eut un mouvement de recul. Mais c’était juste une diversion de ma part, car je ne connaissais pas de sort pouvant me servir à me défendre ou à attaquer.

Je profitai de cette fraction de seconde de répit pour utiliser le morceau de verre planté dans ma main et la blesser. Je visai les yeux, mais ne réussi qu’à atteindre sa joue. Elle lâcha son arme et pressa ses deux paumes contre sa blessure, les yeux révulsés, surprise comme j’étais sa première victime qui se défendait.

Je la renversai en arrière, elle ne parvint pas à se rattraper et se cogna la nuque contre un pied de la table. Pas fort, mais juste assez pour la sonner un instant.

Sans demander mon reste, je sautai par la fenêtre. Dans le mouvement, mon vêtement accrocha un des bout de verre encore sertis dans le cadre de la fenêtre, ce qui me fit tomber à la renverse.

Je tombai à l’extérieur, mais mes chevilles étaient encore au niveau du cadre de la fenêtre et quelque chose —un morceau de verre ou de bois brisé, je ne sus pas— me taillada. La douleur irradia ma jambe.

L’adrénaline parvint à me faire tenir et je couru malgré ma blessure aussi loin que je pus, sans oser me retourner. Elle ne poursuivit pas.

J’avais l’esprit confus, je ne savais pas quoi faire. La partie reptilienne de mon esprit me poussa à aller chercher mon arme, à l’écurie.

En arrivant dans le centre-ville, les gens me jetèrent des regards inquiets à cause de mes vêtement déchirés et tachés de sang. Quand j’arrivai à l’écurie, je beuglai au fille de service d’aller à l’auberge prévenir mes compagnons, tandis que je me dirigeais vers nos montures.

L’adrénaline commençait à retomber, et la douleur s’intensifiait. Il y avait bien sûr ma cheville et ma main —dans laquelle le morceau de verre était encore fiché— mais aussi mon épaule qui avait amorti le premier choc.

Mes forces commençaient à me quitter, j’envisageais de m’asseoir en attendant le secours de mes compagnons, mais une alerte se leva dans ma tête. C’était le sort que j’avais jeté en hâte durant la rixe. Il avait servi à lui faire peur sur le moment, mais c’était un vrai sort que j’avais lancé. Il me permettait de localiser la cible de celui-ci —la tueuse— si elle se trouvait à moins de deux cent disses de moi.

Si elle venait d’entrer dans sa zone d’effet, c’est qu’elle était proche de l’écurie. Elle venait sans doute chercher sa propre monture pour quitter la ville, maintenant qu’une témoin l’avais vue et avait survécu.

Je me cachai sans tarder, en battant la paille pour dissimuler le peu de sang qui avait coulé — rien de vital n’avait été touché, fort heureusement, il y avait peu de sang. Je retins mon souffle, je l’entendis qui apprêtait son cheval dans un boxe non loin du mien. Puis, un bruit de galop qui s’éloignait.

Il fallait que je fasse quelque chose. Je saisis un autre de mes catalystes —une longue-vue— et sorti à découvert. Je la voyais, de dos, qui s’éloignait sur la route, chevauchant son cheval — elle était déjà sortie de la zone d’effet de mon premier sort. Alors, tout en regardant à travers ma longue-vue, j’incantai de nouveau.

Le sort se lança, mais il m’avait demandé un peu trop d’énergie. Ma vue se noircit.


« Eupope ! Vous allez bien ? »

La voix de Betec me réveilla. Je voyais mes deux compagnons au-dessus de moi. Saras me palpait tandis que Betec me pinçait l’intérieur du bras pour me réveiller. Ils me mirent en position semi-assise, tandis que je commençais à recouvrer mes esprit. Une averse avait commencé à tomber et la paille du boxe était imbibée d’eau glacée.

« Vous êtes blessée ! » s’écria le policier alchimiste.

« Pas le temps, » répondis-je, « il faut la poursuivre. Je l’ai repérée. Elle est venue ici chercher sa monture. »

Betec secoua la tête. « Si elle a pris un cheval, elle est déjà loin. Seule, elle ira bien plus vite que nous, et si elle sait qu’elle est poursuivie, elle va tenter de partir le plus loin possible pour nous semer. »

Un mince sourire se dessina sur mon visage tordu de douleur. « J’ai pu lancer un sort avant qu’elle ne s’éloigne. Je peux connaître sa position approximative si elle se trouve dans un rayon de deux à trois kalieues. Pour le moment, elle est toujours en ville, immobile. Elle est sans doute partie récupérer sa fille et ses affaires. On a une chance de la rattraper. »

Ils firent tous deux une moue confuse à l’évocation de ‘sa fille’, mais comprenaient l’urgence de la situation et ne me questionnèrent pas. Saras m’aida à grimper sur ma monture, mais il m’était difficile de la contrôler.

« Essayons de l’intercepter à la porte du triant. Eupope, vous confirmez que c’est par là qu’elle va se diriger ? »

J’acquiesçais. « J’en suis sûre, mais dépêchons nous, elle a recommencé à bouger. »

Au moment où nous eûmes la porte de la ville en vue, nous la vîmes débarquer d’une rue adjacente qui longeait le mur de la ville. Elle avait assis sa fille sur l’encolure, contre son ventre, et celle-ci portait un gros sac dans ses bras.

Devant la porte, elle fit faire un angle droit à son cheval en direction de l’extérieur de la ville. Celui-ci dérapa sur les pavés mouillés et manqua de tomber, mais tenu bon. Nous étions encore trop loin de la porte pour pouvoir la rattraper malgré cette manœuvre.

« Arrêtez-la ! Arrêtez-là ! » hurla Saras.

Les gardes de la porte —qui regardaient vers l’extérieur— se retournèrent tous les deux pour savoir d’où venait ce chahut, mais n’eurent pas le temps de jauger la situation.

Par réflexe cependant, l’un deux s’interposa devant le cheval de la fugitive, mais fut renversé avec violence.

Quand nous passâmes à notre tour au galop à travers la porte, fort heureusement, il bougeait encore et son compagnon était déjà en train d’alerter les secours.

La fugitive était imprudente. Elle chevauchait au triple galop sur une route pavée et mouillée avec un cheval ferré. Par prudence et à cause de mes blessures, nous ne suivions pas son rythme, en restant au galop simple, mais nous parvenions toujours à la suivre grâce à mon sort.

Puis soudain, je sentais qu’elle se rapprochait rapidement de nous.

« Elle s’est arrêtée ! » criai-je par-dessus le fracas du vent et de la pluie.

Effectivement, peu de temps après, dans une courbe, nous vîmes des traces de dérapage et de chute. Le cheval avait sans doute pris la fuite, car nous aperçûmes des traces de bottes dans la boue, qui s’enfonçaient dans la forêt bordant la route.

Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour la rejoindre. Quand je la vis, elle s’était arrêtée et sa fille était assise sur le sol, adossée contre un arbre. J’eus à peine le temps de remarquer qu’elle était armée d’un arc qu’elle décocha une flèche dans ma direction. J’eus le réflexe salvateur de me jeter de côté, mais ce ne fût pas le cas de Saras, qui se trouvait juste derrière moi et qui n’avait pas pu voir le coup venir.

La flèche se planta dans le muscle de son bras, juste sous sa spalière de cuir. Il émit un grognement de douleur et tomba à genoux derrière un arbre. La fugitive encocha une seconde flèche et nous mis en joue. Betec se jeta à l’abri derrière le même arbre que Saras et commença à lui prodiguer les premiers soins. Moi-même me cachai, mais elle ne semblait pas vouloir nous attaquer.

Juste avant de me mettre à couvert, J’avais remarqué que sa fille, à ses pieds, avait les yeux mi-clos était à la limite de la conscience. Sans doute la chute du cheval lui avait provoqué une commotion. Elle n’avait pas l’air de saigner, mais elle avait besoin de soins urgents.

« Laissez-nous tranquille ! » hurla-t-elle.

« Votre série de meurtres s’arrête ici ! » lui lançai-je. « Vous ne pouvez plus en réchapper, vous êtes seule et nous sommes trois. La course est finie pour vous ! »

Je ne savais pas si c’était la meilleure stratégie à adopter, mais ça me permettais de gagner un peu de temps pour que Betec soigne Saras et revienne dans la course. Je ne pensais pas être capable de la combattre seule.

« Votre fille a besoin de soin ! Elle est innocente ! Rendez-vous et on pourra la sauver. »

Je me risquais à jeter un œil hors de mon abris. Elle ne pointait plus son arc vers nous et avait le larmes aux yeux. J’interrogeai Betec du regard, qui me fit signe de continuer.

Je sortis de mon abri et tendis une main vers elle. « Vous êtes en souffrance. N’est-il pas temps que tout cela s’arrête ? »

« Vous ne pouvez pas comprendre ! » Elle semblait folle, ses cris suraigus perçant le vacarme de la pluie forestière.

« Je le peux si vous m’expliquez. » Je fis un pas vers elle. Mais elle eut une réaction violente.

« Si vous faites un pas de plus, je la tue et je me tue ensuite ! »

Je me stoppai. Elle avait son arc braqué sur la tempe de sa fille.

Lentement, je mis ma main dans ma veste et m’empara du petit sifflet de laiton.

Betec, sortit alors lui aussi de sa cachette, et se joignit aux négociations.

« Il y a eu assez de victimes. Votre fille n’a pas a en souffrir. Que faut-il qu’on fasse pour que vous vous rendiez et qu’on arrête les frais ? »

Elle secoua la tête. « Je suis la pire des mère, à cause de moi tu ne pourra pas avoir une vie normale. » Elle ne nous écoutait pas. Elle s’adressait à sa fille. « Tu es condamnée a vivre comme moi. Je ne le permettrai pas. »

Betec renchérit. « On prendra soin de votre fille. On sait qu’elle n’a rien à voir avec vous. Elle pourra avoir une vie normale. »

Elle éclata d’un fou rire hystérique. « C’est ce qu’ils m’avaient dit aussi. Mais regardez-moi ! » Elle baissa la tête, l’air sombre. « J’aurais préféré mourir ce jour-là. »

Un ange passa, durant lequel on n’entendit que le martèlement de la pluie sur la végétation. Ni Betec, ni moi ne savions quoi ajouter. Nous attendions une réaction de sa part.

Après un long instant d’introspection, elle tourna la tête vers nous et cria « Je me rends ! ». Puis, toujours braqué sur la tête de sa fille, elle banda son arc et tira.

J’eus l’impression que le temps ralentit à ce moment-là. Bien avant de faire le geste que je m’apprêtais à faire, j’en avais pris la décision. Peut-être même le jour où j’avais accepté cette enquête, je l’avais prise.

Une fraction de seconde avant qu’elle ne décoche la flèche, je soufflai dans mon petit sifflet de laiton pour lancer mon sort. Il en sortit un sifflement mélodieux, celui d’un pinçon un matin de printemps. Mais sous cette pluie automnale, il résonna d’un son funeste.

Juste avant que les doigts de la fugitive ne lâchent la corde, la magie du sort attira son attention sur moi. Inconsciemment, son corps pivota d’un seul homme, et c’est vers moi que la flèche fendit l’air en sifflant.

J’entendis un craquement odieux quand elle se ficha dans ma poitrine. Tout à coup, ma cheville et ma main ne me faisaient plus mal, mais je perdis le sens de l’équilibre et chus.

Avant de toucher le sol spongieux, je pus voir Betec qui, d’un geste gracile et précis, fit trois pas en avant en dégainant sa canne-épée dans un grand geste semi-circulaire, au-dessus de sa tête, tranchant net quelques feuilles au passage. Puis, dans un dernier pas, il effectua une fente et estoqua la fugitive dans l’abdomen. Celle-ci avait laissé tombé son arc et me fixait avec béatitude, ne comprenant pas ce qui se déroulait devant ses yeux. Elle tomba à la renverse, sans comprendre non plus ce qui l’avait frappé.

Betec se jeta alors sur moi. Comme je saignais abondamment malgré la flèche toujours plantée dans mon thorax, il la brisa et tenta de comprimer la plaie. Mais rien n’y faisait. Elle saignait toujours.

Mes dernières sensations furent la vue de Saras qui hissait la fillette sur son dos de son bras valide. La voix de Betec qui m’ordonnait de rester éveillée. L’odeur du pétrichor. Le goût du fer. Et le contact du petit sifflet de laiton dans le creux de ma main.


Il faisait frais ce matin. Le premier quart venait de passer, mais la brume persistait dans la plaine. Ici, au sommet de la plus haute falaise du monde, j’étais bien au-dessus de la nappe brume qui nimbait le reste du pays.

Le personnel que j’avais engagé pour l’inhumation était déjà parti, j’étais seul. Je jetai un dernier coup d’œil sur la simple plaque de granit posée sur la tombe, quand j’entendis des pas derrière moi.

J’eus un petit sourire. « Vous êtes finalement venu·e, hein ? »

« Bien sûr, cette histoire ne pouvais pas se clore sans un instant de recueillement, ici. »

Je rejoignis Saras Filsonn qui était resté·e à distance respectueuse, mis mes mains à l’abri du froid dans mes poches.

Pendant qu’iel se recueillait, j’observai l’horizon, juste par-dessus le rebord de la falaise. Au delà de la brume continentale qui débordait sur les eaux, je voyais d’une par la mer du Golfe Étoilé, calme et accueillante, et d’autre part la Mer Intérieure, vaste et sauvage. Les séparant, des immenses récifs meurtriers, qui ressemblaient à des montagnes abruptes émergeant des flots.

« Vous l’avez gardé avec vous, n’est-ce pas ? » me demanda maon compagnon·ne, les yeux toujours clos.

Je tirai de ma poche droite le petit sifflet. « Oui. Je m’y suis attaché. Et j’en suis le premier surpris. Pour le peu de temps que nous avons passés ensembles, cette femme m’a marqué. »

« Quelle mort… terrible. » Filsonn serra ses paupières. Une larme se glissa sur sa joue.

« Vous pensez ? Il ne lui restait que trois ans avant sa mort séculaire, et elle n’était pas du genre à mourir paisiblement dans son lit. Je pense qu’elle s’y était préparée. »

Malgré tout, je serrai dans mon poing le sifflet.

« Vous et elle semblaient être du même acabit, sur ce point, » me dit-iel. « Toujours dans l’action, jamais dans la contemplation. Je me trompe ? »

Un ange passa. Filsonn rouvrit les yeux.

« Les shamans ne sont pas censés être enterrés en fosse commune ? Après une veillée solennelle et une grande fête ? »

« Si, mais elle n’a plus vraiment de famille ou d’amis ici, de ce que j’en sais. Et je pense qu’elle aurait aimé être enterrée au côté de son apprenti. »

Filsonn leva les yeux aux ciel, avant d’ajouter « Je pense qu’elle s’en serait fichu. »

Sa remarque me fit sourire. « Oui, sans doute. C’était une personne plutôt pragmatique. »

Un second ange passa, et on pu entendre le chant doux d’une grive.

Je me tournais vers maon compagnon·ne. « Alors, qu’avait vous pu en tirer ? »

Iel prit une grande inspiration. « C’est compliqué. Apparemment, durant son enfance sa grande sœur se faisait violer à répétition par leur oncle. Celui-ci lui faisait du chantage, disant que si elle refusait, c’était sa petite sœur qu’il violerait à la place. Cette dernière assistait souvent à ces scènes, sans qu’il le su. Jusqu’au jour où sa sœur tua son oncle en l’étranglant. »

« Quelle horreur… Elle a assisté à ça ? »

« Oui. Et un étranglement c’est long, très long. La sœur fut mise entre les main des ecclésiastes —elles sont bien nées dans la tradition divine— et elle fut adoptée. Elle tenta de vivre une vie à peu près normal, jusqu’au jour où elle surpris son mari tentant de violer sa fille, âgée d’à peine six ans. »

Iel s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.

« C’est là que tout se mis à dégénérer. Elle a tué son mari et s’est enfuie avec sa fille. Elle fut prise de très forte pulsions sexuelles, qu’elle n’arrivait pas à contenir et qu’elle ne voulait surtout pas déverser sur sa fille. Des pulsions pédophiles. Je vous le dit tel que les médecins me l’ont expliqué, mais les propos de cette femme ont été extrêmement confus à partir de là. Elle s’est mise à violer des enfants et à les tuer. Les médecins pensent que le meurtre était aussi une pulsion névrotique, mais n’en sont pas sûr. Elle semblait réellement regretter tous ces actes, mais c’est difficile de savoir où commence le mensonge, s’il y en est.

« Elle s’est construite une persona à partir de là, se maquillant d’un faux physiom pour se détacher de ses pulsions et pour ne pas être reconnaissable s’il jamais un témoin venait à la surprendre. Comme elle ne supportait plus de se voir dans le miroir, et là encore pour se cacher, elle se grimait en homme le reste du temps. »

« Sa vie a été atroce. Mais ça n’excuse pas ses actes. »

« Certainement pas. »

« Et sa fille ? »

« Comme elle était jeune, elle a réussi à la persuader que son père et sa mère était la même personne. Et elle a l’air d’avoir été protégée des actes de sa mère. En tout cas, rien dans ce qu’elle a dit a laissé pensé qu’elle était au courant.

« Elle n’a apparemment pas de séquelle de sa commotion, et sera bientôt adoptée. Elle n’a pas vraiment eu une vie normale jusque là, à voyager sans cesse avec sa maman-papa. Espérons que ça change. »

« Oui, espérons-le. »

Filsonn eut un hoquet de nausée. Ce n’était pas un·e novice, mais ça l’avait beaucoup secoué·e de prononcer ces horreurs à voix haute. Je pris moi-même conscience que j’avais la respiration saccadée.

« Et que comptez-vous faire, maintenant, inspecteue·ice Filsonn ? » Vous allez regagner votre poste à Stellaroc ?

Iel eut un petit rire. « Non. J’ai dû prendre congé pour venir vous rejoindre ici. Je me suis dit que ce serait une bonne occasion pour prendre des vacances dans ce pays pittoresque. Et puis j’ai besoin de souffler. Mon mari et mes enfants sont en route et me arriveront en ville demain matin. On vas passer une dizaine de jours à se reposer et à se promener. J’ai aperçu un petit châtelet en ruine, non-loin d’ici, qui pourrait être intéressant à visiter. »

La simplicité de ce projet m’allégea un peu le cœur.

« Et vous, monsieur Steiner ? Vous allez rentrer chez vous ? »

Je ris franchement à cette perspective. « Grands dieux, non ! Je vais profiter d’être dans tradition Shamanique pour effectuer quelque mission pour mon agence. Contrairement à vous, je trouve ma plénitude et ma liberté dans un célibat solide, dans des voyages éprouvants et dans mon travail. Mais je me réserve l’opportunité de visiter quelque point d’intérêt, s’il s’en trouve sur ma route. »

Iel me sourit. « Quand vous repasserez à Stellaroc en remontant la côte, venez me saluer au commissariat. On trouvera bien le temps d’aller boire un coup ensemble, non ? »

« Avec grand plaisir ! »

Mégiste ou la soif du savoir

En l’an 121 du Troisième Âge

Le vent était froid. Les os de la vieille dame vibraient, si fort qu’elle dû fermer les yeux.

Quand elle les rouvrit, elle contempla ce paysage qu’elle connaissait si bien. On était en pleine saison humide, la toundra qui s’étendait plus loin que le regard portait était marron, détrempée. À sa gauche, au dessus de l’horizon, pointait le Belvédère des Dieux, magistrale merveille, édifice massif en bois qui s’élevait bien plus haut que la crête sur laquelle était perchée sa bicoque. Il pointait vers le Golfe des Éléments, cette grande mer froide dont les flots se déversait avec fureur sur les récifs au pied de ladite crête. À droite, ça simple masure en bois sombre d’un pays lointain dégageait une aura inquiétante, le vent sifflant entre ses planches mal ajustées.

Son regard se tourna alors vers deux petites silhouettes, qui gravissaient la pente douce avec difficulté, lutant contre le vent. L’une d’entre elle s’aidait d’un long bâton de marche tout en gardant une main sur son chef pour empêcher son chapeau à revers d’être soufflé par les bourrasques. La seconde marchait dans les traces de la première.

La vieille dame demeura dans son fauteuil à bascule et attendit patiemment qu’ils achèvent leur progression.

Quand les voyageurs furent assez près, elle les dévisagea. Celui qui ouvrait la marche était un homme originaire de Slevaria —son teint d’un gris très clair le trahissait, et son accent qu’elle entendit plus tard le confirma—. Il portait une épaisse barbe blanche et des cheveux mi-long fraîchement coupés. Il avait des vêtements épais et son bâton de marche était de bonne facture. Il portait un sac à dos lourd et robuste.

Le second personnage avait la peau absolument blanche. Pas comme les gens de Slevaria, qui avaient la peau pâle mais toujours un peu grisâtre, sa peau à lui était parfaitement immaculée. Il portait des vêtements très légers pour la saison, avec la chemise entrouverte au niveau du col. Il ne portait aucun accessoire, pas de chapeau ni de sac. Sa seule fantaisie était un gant de cuir noir qui enveloppait sa main gauche.

Quand ils arrivèrent, ils se tinrent simplement devant la vieille dame. Aucune remarque sur l’absence de route, aucune question pour savoir comment la vieille s’approvisionnait (comme le faisaient souvent les rares visiteurs). Juste leur souffle haletant. Cela la fit sourire.

Au bout d’une longue attente, le barbu brisa enfin le silence.

« Vous êtes Mégiste, n’est-ce-pas ? »

En signe d’assentiment, la vieille garda le silence.

« J’aimerais utiliser votre bibliothèque. »

La vieille Mégiste se leva, leur fit signe de la suivre, et pénétra dans sa maison.

Ce ne fut qu’une fois à l’intérieur qu’elle prit la parole.

« Entrez entrez, jeunes voyageurs. Ce n’est pas le grand confort, mais il y a ici tout ce que vous cherchez et bien plus. Et vous êtes à l’abri du vent. »

La maison ne possédait pas de vestibule. Elle était faite d’une seul grande pièce dont tous les murs étaient couverts de très hautes étagères, toutes remplies à ras bord de livres plus ou moins anciens.

Un bureau était aménagé pour la vieille Mégiste d’un côté de la pièce, encadrés par trois étagères, et une table de lecture était dressée de l’autre. Au centre exact se tenait un lourd candélabre de deux mètres de haut.

L’homme blanc jeta un rapide coup d’œil au large et confortable fauteuil munit d’un repose-pieds, qui était repoussé dans l’angle de deux étagères, probablement là où la vieille Mégiste dormait. Il n’y avait pas de signe de la moindre nourriture.

« Il paraît que vous avez la plus grande bibliothèque du monde », fit remarquer le barbu. Il fallait dire que bien que simple, la bicoque était spacieuse. D’autant que l’aménagement faisait qu’on avait l’impression qu’elle était plus grande dedans que dehors.

La vieille Mégiste haussa un sourcil. « Quid des Archives du Monde ? De la Bibliothèque Magistrale, à Oasis ? De la Grande Bibliothèque des diseurs de Cosma ? Et des collections personnelles des grands seigneurs de l’Arcanisme ou de la Linguistique ? »

« Je parlais d’ouvrages… » Il laissa traîner sa phrase en faisant un geste circulaire avec les doigts. « Uniques. » L’appui prononcé sur ce dernier mot montrait qu’il savait de quoi il parlait.

Mégiste la bibliothécaire confirma dans un rictus « Dans ce sens-là, oui, c’est la plus grande bibliothèque que vous pourrez trouver. »

Le barbu pris un peu de recul et siffla d’admiration, estimant la quantité de livres entre sept et huit mille—non, plutôt le double vu que la plupart des étagères avaient deux rangées de livres l’une derrière l’autre. Mais cela restait une estimation vague car beaucoup d’ouvrages avaient des formats hors du commun, comme des reliures grossières, étaient des folios, ou encore des rouleaux.

Alors que Mégiste la bibliothécaire s’asseyait à son bureau, les deux hommes parcourait les étagères des yeux, en prenant bien soin de ne toucher à rien.

« Comment sont classés les ouvrages ? » demanda le barbu en tentant de démêler la logique de classification.

C’est l’homme blanc qui lui répondit. « Par aspect, j’ai l’impression. »

Ils passèrent quelques instants de plus à assouvir leur curiosité en lisant ce qu’ils pouvaient des reliures jusqu’au moment où le barbu remarqua l’insistance avec laquelle Mégiste la bibliothécaire regardait son compagnon, les sourcils froncés.

« Mon camarade vous intrigue ? » demanda-t-il.

Elle secoua la tête. « C’est juste que je ne suis pas sûre de me souvenir à quel clan ce teint revient-il. »

Le barbu eut un rictus gêné. L’homme blanc était trop loin et trop absorbé pour entendre leur échange.

« En tout cas il est rare de voir un démon collaborer avec un humain », insista Mégiste la bibliothécaire.

Le barbu haussa les épaule. « Vous savez, je suis des préceptes très spécifiques, et je ne peux pas me permettre de discriminer ceux qui veulent bien m’accompagner. »

Mégiste la bibliothécaire secoua de nouveau la tête. « Je ne parlais pas de vous. Il est évident que nombre d’humains avides consentent à s’entourer de ces engeances. Mais que les démons accompagnent sciemment les humains, dans leur propre intérêt, c’est rarissime. »

« Oui, mais celui-ci est très particulier. Presque unique en son genre. »

Cette dernière remarque provoqua une épiphanie dans les pensées de Mégiste la bibliothécaire. « Un pyrrhonien ! Mais c’est bien sûr ! Je pensais ne jamais en voir de toute ma vie ! »

Cette exclamation fit sursauter le concerné, qui lança vers eux un regard de surprise.

« Je suis navrée », s’excusa Mégiste la savante, « je suis très inculte à propos des démons, je suis née bien avant leur apparition sur Rosarya. »

Le barbu écarquilla les yeux à l’entente de cette dernière phrase. « Attendez, ça veut dire que vous êtes… »

Mégiste la savante sourit. Le barbu se frotta la barbe, essayant de démêler les implications de ce constat.

« Êtes-vous une guide ? » finit-il par demander.

Mégiste la savante inclina sa tête sur le côté. « Plus ou moins. Techniquement, oui, je n’appartient plus aux préceptes divins et je n’ai plus de Psychopompe assigné. Mais je ne suis pas non plus leurs préceptes de la tradition Égérienne. Je suis plutôt une ermite. »

Le barbu réfléchit un instant, le sourire aux lèvres.

« N’y songez pas, » coupa Mégiste la savante. « Devenir guide n’est pas un choix, c’est un corolaire de qui nous sommes. De plus, les bénéfices peuvent sembler alléchants, mais en réalité, à moins d’être une ermite comme moi, c’est un gros risque pour votre santé mentale. »

Le barbu haussa les épaule, laissant filer ce petit espoir qui fut tari aussi vite qu’il était apparu.

Le pyrrhonien s’approcha et revint sur le précédent sujet « Le seul fait que vous connaissiez le nom de mon clan est un exploit que peu de gens son capable d’accomplir. » Il lança un regard au barbu qui avait clairement l’air de dire « On fait quoi ? On la tue ? » mais qui reçu une réponse négative de la part de celui-ci.

« C’est justement parce qu’elle possède de telles connaissances dans ces livres qu’on est venus la voir. » Le barbu se tourna vers elle. « Et puis, je suis sûr que vous avez bien protégé votre maison. »

« Assurément », répondit l’hôte en hochant la tête. Elle espérait cependant ne pas y avoir recours, car si d’aventure les protections de sa maison étaient utilisées à pleine puissance, l’enchantement serait consommé et elle n’était pas capable de faire revenir la mage avec laquelle et l’avait co-conçu —cette dernière étant morte depuis longtemps.

« Or donc, que cherchez-vous exactement ? » changea-t-elle le sujet.

Le barbu lui répondit. « Je suis actuellement sur la voie de la Mélodie Céleste. Assurément vous avez des ouvrages qui en parlent ? »

Mégiste la savante hocha la tête. « J’en ai même un assez grand nombre. Quel aspect d’étude vous siérait le mieux ? »

Ce fut le pyrrhonien qui répondit du tac-au-tac.

« La Migale Ocre. »

Mégiste la savante écarquilla les yeux. « C’est un aspect bien original pour étudier cette voie. L’aspect de la force, du piège et de la cruauté, pour la voie de l’illumination et de l’écoute ? »

Mégiste la savante se leva et se dirigea vers une des nombreuses étagères.

Le pyrrhonien la suivit. « C’est aussi l’aspect de la patience, ainsi qu’un aspect céleste, tout comme la voie de la mélodie éponyme. »

« Bien sûr. À quel niveau de la Migale en êtes vous ? »

Le barbu les rejoignit. « J’ai passé le huitième cercle il y a quelques années. Je peux encaisser le dixième cercle. »

Mégiste la savante eut un rictus. « Faites attention, cette voie peut être extrêmement traîtresse si elle est mal maîtrisée. » Elle se saisit néanmoins d’un lourd in-octavo et l’emmena vers la table de lecture. Le barbu la suivit et s’apprêta à s’assoir.

« Vous payez d’avance. »

Le barbu s’arrêta. « Oui, bien sûr. » Il sortit une bourse et en versa une partie du contenu dans sa main avant de demander. « Quelle devise préférez-vous ? »

Mégiste la savante eut un rire grinçant. « La seule qui compte pour ce genre de transaction… »

Le barbu lui rendit un sourire complice. Il rempocha ça piètre monnaie et fouilla l’intérieur de son épais manteau. Il en sortit une petite bourse de satin violette ornementée d’un symbole kabbalistique cousu au fil d’argent.

Il fit tomber quelques pièces dans sa main. Ces pièces-là étaient plus épaisses que de la monnaie standard. Elles était faites de trois rondelles de métal soudées ensemble, la rondelle centrale était d’un métal irisé, tandis que les deux autres étaient d’un métal précieux qui variait selon la valeur de la pièce. Chacune était frappée d’un symbole alchimique, qui différent en fonction du métal utilisé.

Parmi les étranges devise qui tombèrent dans la main du barbu, la plupart étaient en cuivre, en étain ou en bronze. Mégiste la savante nota cependant qu’une d’entre elle était en or.

« Le prix standard est d’une eidos d’argent par ouvrage consulté. »

Elle lorgna sur le pyrrhonien, resté un peu en arrière, et qui semblait trépigner devant la bibliothèque de la Migale Ocre. « Et on ne touche pas. » Ce commentaire sembla le faire sortir de sa rêverie. Il reprit son vagabondage dans la pièce.

« Je n’ai pas d’eidos d’argent sur moi, » dit le barbu. « Mais je peux faire le change à deux eidos de bronze. »

Mégiste la savante secoua la tête. « Je suis navrée, mais même si c’est théoriquement le cours standard —pour peu que standard ait un sens—, je croule sous les oboles de bronze. Celles d’argent ont infiniment plus de valeur. »

Le barbu, décontenancé, se gratta la barbe en réfléchissant à une contre proposition.

Mais Mégiste l’opportune sauta sur l’occasion. « Par contre, si vous me cédez cette eidos d’or, je vous laisse emporter l’ouvrage avec vous. »

Et puis comme ça, si vous êtes victime de votre hubris, vous ne déchaînerez pas les foudres mélodiques dans ma bibliothèque, ajouta-t-elle mentalement.

Le barbu hésitai. « C’est cher. C’est la seule que je possède et je la réservais à usage ultérieur. »

« C’est un exemplaire unique. Si vous le déchiffrez correctement, pour pourrez passer au douzième cercle en quelques mois. »

Le barbu était tenté. « Ça reste quand même très cher. Ne peut-on pas négocier une légère allonge de votre part ? Consulter un autre ouvrage peut-être ? »

Mégiste l’opportune haussa les épaules. « J’ai toujours l’usage des eidos d’or, mais je n’en n’ai pas spécifiquement besoin. J’en possède déjà une bonne poignée. Au pire, j’attendrai qu’un autre visiteur vienne pour lui proposer un échange similaire. »

Soudain, le barbu réalisa : « Mais au fait, dans quelle langue est écrit l’ouvrage ? »

« En kantadais du Premier Âge. Le texte date du Deuxième Âge tôtif, mais comme il s’agit d’une collection d’opéras, l’auteur·ice a décidé de l’écrire dans le langage qu’iel jugeait le plus approprié. Déjà à son époque, il y a presque huit cents ans, cette langue était morte depuis des siècles… »

Les deux visiteurs échangèrent un regard. « Je parle kantadais, » dit le pyrrhonien, « mais je ne suis pas assez instruit dans la Migale pour pouvoir le lire. Il va nous falloir du temps pour le déchiffrer à deux. » Il s’adressa à son compagnon. « On ne pourra du coup pas le lire ici. »

Cette constatation sembla déconcerter davantage le barbu. « Vous n’avez pas d’ouvrage similaire écrit dans une langue différente ? »

Mégiste l’opportune secoua derechef la tête. « J’en ai, mais ils sont destinés à des cercle inférieurs. J’en ai aussi des cercles supérieur, mais ça, je vous le déconseille fortement. »

Le barbu hésita encore un instant, mais pas longtemps. « Très bien, marché conclu alors. Ça m’arrache le cœur de vous céder mon eidos d’or, mais je n’ai pas vraiment le choix. »

Mégiste l’opportune collecta son dû et se permit de leur accorder un conseil d’amie. « Je connais un confrère qui vis dans les montagnes de l’Échine. Il est loin d’avoir une collection aussi fournie que la mienne, mais aime commercer. Il sera ravis de troquer cet ouvrage contre bon prix quand vous l’aurez terminé. Qui sait, peut-être même que vous en tirerez une eidos d’or ? »

Le barbu la remercia et rangea le in-octavo dans une des poche intérieures de son manteau. Le pyrrhonien semblait absorbé par la contemplation d’une pièce qui était affichée dans un cadre beaucoup trop grand et accrochée au-dessus de l’entrée de la demeure.

« C’est une eidos de platine, au cas où vous vous posiez la question. » expliqua Mégiste l’opportune.

Le pyrrhonien acquiesça, il l’avait reconnue. « Ça fait partie de vos protection, n’est-ce pas ? »

« Bien sûr, » répondit-elle en s’approchant de lui, « Mais c’est surtout par fierté que je l’affiche. J’aurais tout aussi la murer derrière une de mes étagères, ça aurait été tout aussi efficace »

Bien sûr, c’était faux. Mais il était inutile de donner trop de détails sur le sujet de ses protections à des visiteurs.

« On ne va pas user de votre hospitalité plus longtemps, » conclut le barbu. « C’était un plaisir de faire affaire avec vous. »

Il quittèrent les lieux sans se retourner. L’échange avait à peine duré une heure, et Mégiste l’opportune en était ravie.


Mégiste l’occultiste était dans son jardin souterrain. D’une main, elle collecta des champignons et quelques pousses de soja qui croissaient à la lumière d’une lampe verte. De l’autre, elle faisait tourner l’eidos d’or entre ses doigt. De temps en temps, elle s’arrêtait pour contempler le symbole qui y était frappé : un Papillon Noir.

Patience, tenta-t-elle de se convaincre, prend ton temps. Cet eidos n’ira nul part et la précipitations mènent aux pires incidents.

Mais elle trépignait d’excitation, l’esprit obnubilé par l’ultime pièce de son œuvre. Elle était si distraite qu’elle s’entailla le doigt quand elle coupa ses champignons en lamelles.

Elle se força à la patience et prépara son repas consciencieusement. Ses deux siècles et demi d’existence lui avait appris la rigueur et la mesure.

Après la cuisson de son repas, elle l’avala en vitesse. Elle dû se retenir de courir pour joindre la pièce la plus reculée de son habitation souterraine où elle allait enfin pouvoir mettre son eidos d’or à l’usage.

Sur l’immense table carré qui trônait en centre de la pièce, elle examina pour la centième fois le diagramme qui y était tracé à la craie. Elle s’assura que les huit autre eidos d’or déjà présent était bien alignés sur les nœuds du gramme, puis posa la neuvième, la dernière, au centre exact de la table, làoùtous les traits convergeaient.

Mégiste l’occultiste sentait l’énergie du Papillon Noir l’envahir. Elle ressenti une vague de plaisir intense dans tout son corps, doublé d’une douleur sourde, comme un orgasme si puissant qu’il appuyait sur ses nerf et en devenait insupportable de douleur.

Au dessus, dans la bicoque de bois, les feuillets de milliers d’ouvrages tombaient en cendre à mesure que la connaissance affluait dans l’esprit trop étroit de Mégiste l’occultiste.

À mesure que le savoir affluait dans son esprit, Mégiste l’occultiste se rendit compte qu’il n’était point de sagesse, car les innombrables connaissances millénaires étaient attirées de force dans son esprit déjà débordant.

Une seule étagère, quelques dizaines de livres, auraient suffit à remplir l’esprit de n’importe qui jusqu’au ras-bord. Mais la bibliothèque de Mégiste l’occultiste contenait bien plus que cent fois cette quantité, et quand l’esprit de l’occultiste commença à distendre et se déchirer, elle hurla d’effroi autant que de douleur.

Le bois de la bicoque trembla et résonna à travers toute la toundra. Puis, dans un craquement sinistre qui résonna jusqu’au village le plus qui était pourtant à des jours de marche d’ici, la demeure, le sol et la cave s’écroulèrent sous le poids colossal du rituel à l’œuvre, tandis que la séculaire Mégiste l’occultiste se tordait de douleur, s’arrachant, les cheveux, les yeux et la peau.

Ce soir là, le sommeil des villageois fut perturbé par l’écho sinistre de l’hubris qui s’effondrait sur le corps cacochyme d’une vieille dame dont les connaissances avait été incommensurables le temps d’un battement d’ailes, puis s’étaient éteintes à jamais.

Si d’aventure des voyageurs venaient à quérir la vieille Mégiste, il ne trouveraient plus que les restes effondrés d’une sale bicoque en bois noir, avec aucun vestige sinon d’innombrables étagères, brisées et vides.

Et le froid de faire trembler leurs os.

Une idylle solitaire

Note de l’autrice : dans ce texte sont brièvement décris quelques handicaps. reflètent le point de vue de la narratrice qui, par ses propres biais, dégrade la teneur de l’un d’eux. À l’attention de la lecteur·ice de cette nouvelle : être sourd·e n’est pas une une « incommodité », c’est un handicap.

Année 668 du Premier Âge.

Le regard… Le regard est le principal vecteur des émotions que nous ressentons.

D’aucun ne serait pas d’accord avec cela. Après tout, l’ouïe est aussi un sens primaire, il joue beaucoup dans l’appréciation de notre environnement. Mais même si on essaie de se concentrer sur l’ouïe, même si on ferme les yeux pendant qu’on nous raconte une histoire ou qu’on se délecte les sons que la nature nous offre, on ne peut s’empêcher de voir. On ne peut empêcher les images d’apparaître sous nos paupières. La vue est le sens principal de l’humanité.

Mais plus que la vue, le regard. Le regard est la personnification de la vue, un avatar que l’on projette autour de soi, une caresse que l’on fait glisser sur les reliefs qui s’offrent à nos yeux, comme un drapé de soie qui effleure une hanche charnue.

C’est pour cela que, même quand le regard est masqué, il suscite nombre d’émotions. Être sourd est une incommodité. Être aveugle est le plus sévère des handicaps. À quoi ressemble la vie de ceux qui sont aveugles de naissance ?

Les poils se hérissent sur mes bras. Je suis entourée de brume. Ce n’est pas de la purée de pois, un brouillard qui obstrue la vision d’un gradient flou, comme c’est souvent le cas sur les rives du lac au cœur duquel se trouve l’île que je suis en train d’explorer. La brume qui m’enveloppe est presque surnaturelle, comme une fine fumée, dense mais statique, sensiblement palpable mais impossible à dissiper. Elle est blanche, lumineuse. Elle agit comme de fines cloisons guidant ma progression au cœur de ce jardin, sans aucun doute le plus beau jardin du monde. Je sens dans mon cou son toucher glacial, comme un soupir qui éveille en moi des frissons haletants.

Cette exploration est merveilleuse, car surgissent régulièrement, au fil des murs de brume que je traverse, les plantes les plus somptueusement raffinées qu’il ne m’a jamais été donné de voir. La végétation n’est pas artificielle, comme dans la plupart des jardins. On voit que de la terre est douce et riche, que les plantes s’étendent et poussent à loisir, mais ce n’est pas non plus le chaos sauvage que l’on voit dans une vulgaire forêt. C’est comme si chaque végétal, respectueux de la somptueuse beauté de chacun de ses congénères, laissait sciemment à ceux-ci la place d’épanouir leurs feuilles volages et leurs organes turgescents.

Il est difficile de relater la perfection. On pourrait croire qu’il suffirait de décrire les merveilles qui ornent le jardin avec un lyrisme fringant, mais ce ne serait qu’une pâle tentative reproduction à laquelle il manque l’essence de ce qui la rend si parfaite. Comme si lire une pièce de théâtre était une bonne appréciation de celle-ci. Non, le théâtre est une représentation. Le théâtre se vit.

Tout comme ce jardin, il faut le vivre. Comme un échange répété mille fois, à travers tous les autres jardins qu’on a déjà parcourus. Comme une improvisation aussi surprenante qu’alléchante, en découvrant à quel point celui-ci est singulier. Comme une symphonie qu’on a joué tant de fois mais qui reste insaisissable, car chaque interprétation est fondamentalement unique. Comme un crescendo puissant, dont on connaît l’issue pinaculaire mais dont on crève pourtant de redécouvrir l’issue.

Je peux néanmoins retranscrire mentalement ce qui rend ce paysage à la fois si unique et si parfait. Il y règne un silence absolu. Pas un silence lourd, car un bruissement feuillu rythme ma progression. Pas un silence de mort, car la vie n’est pas absente, elle est simplement discrète, rampant sous une feuille ou bourdonnant derrière un tronc. C’est un silence serein, comme si toute la nature était à l’écoute, dans une contemplation d’elle-même. Le même silence que celui qui survient au moment où on retient son souffle, juste avant un hurlement de plaisir.

Les fragrances qui m’enveloppent sont enivrantes, à la fois subtiles et riches. Si cet engourdissement de quiétude, celui que l’on ressent à travers tout son corps quand notre esprit n’a pas encore tout à fait quitté les étoiles et n’est pas encore revenu se loger entre les draps mouillés, avait une odeur, ce serait celle-ci. Cet enivrement est désinhibant, presque psychotrope. Il rend la contemplation naïve et permet à l’œil de se réjouir de la simplicité de ce spectacle coloré, jouant d’ombres et de lumière, de masques et de révélations brumeuses, avant de s’attarder sur la complexe intrication de cette nature luxuriante.

Oui, ce jardin est un chef-d’œuvre pour le regard.


J’ai l’impression de voyager au cœur d’un songe, de surprise en étonnement, d’apaisement en émerveillement.

Pourquoi ce jardin ? Comment ce jardin ?

Je ne sais pas. Et je ne pourrais pas moins m’en soucier. La seule expérience est au-delà de toute préoccupation.

Mais fatalement, je finis par me stopper. Je m’arrête net au milieu de ce paradis. Ils arrivent. Je le sais. Je le sens.

Je ferme alors les yeux et laisse mon regard prendre le dessus. Je me met à courir, au hasard de mon instinct. Mon visage, mes bras et mes jambes, nus, sont fouettés par les autochtones enracinés.

Je m’en veux. Mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas les laisser mettre fin à mon idylle. Je ne me laisserai pas rattraper.

Quand je rouvre les yeux, je suis nul part. Je ne reconnais pas la végétation autour de moi. C’est normal après tout, c’était le but original de mon épopée. Mais maintenant qu’on me force à fuir, maintenant que le charme est rompu, je n’arrive plus à apprécier sa beauté.

Je marche, ne sachant trop que faire, et finis par arriver dans un genre de clairière. Une clairière qui est réellement magnifique, un îlot de calme enrobé d’un gradient de fleurs, le tout couronnée d’une canopée arborescente multicolore. L’œil d’un cyclone de merveilles.

Cette beauté me surprend tant, que j’en oublie le besoin d’échappée. Je ne suis ramenée à la réalité que par le bruissement discret et pourtant croissant d’une masse se déplaçant dans les fourrés, dans mon dos.

Comment font-il pour me pister ainsi ? Par magie, probablement. Ça veut dire que je suis perdue, que je n’ai nul part où aller.

Penser que tout cela me sera bientôt ôté, penser que je serai jugée pour n’avoir succombé qu’à mon désir de sérénitude contemplative, penser qu’à cause de moi, des gens souillent ce jardin fabuleux de leur gauche présence, ça me rend si triste que je suis en larme au moment où mon poursuivant entre dans la clairière.

Il est seul. Un homme. En armes. Il n’a pas d’armure — l’a sans doute retirée avant d’entrer dans le jardin — outre sa barbute de bronze accrochée à son ceinturon. Il a la démarche grossière comme il essaie de ne pas trop perturber la végétation avec ses énormes bottes, et sa lance s’empêtre régulièrement dans les branches d’arbres.

« Arrêtez, » dit-il d’une voix surprenamment calme. « N’allez pas plus loin. N’abîmons plus le jardin. »

Il a les traits étrangement fins. Son casque et son tabard évoquent une personne importante — un officier, comme il disent — mais il ne semble pas avoir plus de trente ans. Il porte des yeux blancs, les sourcils haussés en permanence, ce qui lui donne un air triste, et une barbe blanc cassé, frisée et très bien entretenue, ce qui habille son visage bleu-pâle d’une rigoureuse douceur.

« Je n’abîme pas ce jardin. Seule votre présence est indésirable. »

Sa posture n’est pas belliqueuse. Au contraire, il a la main légèrement tendue vers moi, comme pour m’inviter à la prendre.

Il secoue la tête. « Je suis désolé, vraiment, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous perturbez l’équilibre du jardin. »

Je croise les bras. Il comprend que je vais lui résister, que je ne partirai pas sans argumenter. Il relâche sa posture et se détend.

Il s’apprête à planter sa lance dans le sol, mais quand il se rappelle là où il se trouve, il se ravise et la pose délicatement sur la terre meuble.

« Personne n’est autorisé à venir », renchérit-il. « Je suis sûr que vous comprenez que le jardin doit être préservé. »

« Ah vraiment ? Alors pourquoi ai-je vu un navire embarquer avec un flopée de bourgeois, hier ? Comme chaque semaine ? »

Le soldat secoue la tête « C’est pas moi qui fait les règles. »

Je m’esclaffe. « Ha ! Mais vous les suivez quand même. N’est-ce pas pire ? »

Il hausse les épaules. Je peine à déceler de la sincérité dans cette nonchalance.

« Vous n’êtes pas d’accord, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas d’accord avec eux ! Vous êtes comme moi, vous voyez la réelle beauté de ce jardin. »

Il ouvre la bouche pour formuler une réponse, mais je ne lui laisse pas le temps.

« Mentez-leur. Dites-leur que je me suis enfuie, que je me suis jetée dans le lac pour vous échapper. »

Il secoue derechef la tête. « C’est pas possible, le… »

« La magie, oui, » je réalise rapidement. « Depuis le début vous me traquez avec un sort, vous ne pouvez pas faire mentir la magie. »

Il soupire. Y sens-je de la tristesse ?

« Attendez, c’est vous, le mage, n’est-ce pas ? Vous pouvez mentir sur ce que la magie vous dit, non ? En plus, votre sort a une portée limitée, si on pense que je me suis enfuie, ça sera pas absurde qu’on ne me retrouve pas et… »

Il m’interrompt en levant une main.

« Vous n’y êtes pas. D’autre mages vous surveillent de l’extérieur de l’île. Ils le sentiraient si vous vous enfuyez. »

Oh. C’est sans espoir alors.

Une pensée fugace traverse mon esprit. Celle de me défendre contre le soldat. Résister activement à mon arrestation. Mais cette pensée s’envole aussi vite qu’elle est apparue. C’est absurde. Se battre ? Ici ? Plutôt mourir.

Je lorgne la lance posée par terre. Oserait-il s’en servir ? Il comprends la beauté de cette endroit, c’est clair, mais sa présence indique qu’il est aussi mû par son ‘sens du devoir’. Lequel des deux est le plus important pour lui ?

Je n’ai pas envie qu’il m’attaque. Pas par peur de mourir, mais parce que, ici et maintenant, ma seule volonté est de préserver ce jardin, peu importe le prix.

Aussi suis-je surprise quand il fait quelques pas vers moi, s’éloignant de son arme. Je suis d’autant plus surprise que je le laisse faire.

Il pose sa grosse main sur mon bras, avec douceur. Son gant rugueux râpe ma peau nue. « Comment vous vous appelez ? »

« Azao. Et vous ? »

« Shitooka. Enchanté. »

Je ne parviens pas à décider s’il essaye de me manipuler ou s’il a réellement réduit la distance entre nous.

Il lève la tête et pose son regard tout autour de nous.

« J’aimerais tellement pouvoir venir dans ce jardin pour le contempler. Mais je suis ici avec une mission, un rôle, et je n’ai pas le droit de m’en détourner. Quand on sera rentrés sur la terre ferme, je ne pourrai sans aucun doute jamais revenir. »

« Tu es un bon petit soldat, » je lui lance, l’œil torve et le ton dédaigneux.

Il baisse sa tête et plonge ses yeux dans le miens, avec, je dois dire, une certaine violence (comment fait-il pour se détourner aussi abruptement de la beauté qui l’entoure ?). « Quand je te dis que je n’ai pas le droit de m’en détourner, je ne te parle pas d’ordre ou de hiérarchie, je te parle de droit moral. Connais-tu l’origine de ce jardin ? »

Je ne répond rien.

« On ne sais pas quand ce jardin à été construit. Probablement à l’époque de la colonisation, il y a cinq cent ans. Ce qu’on sait, c’est que cette nappe de brume qui trône au milieu du Havrelac est éternelle et a toujours été là. On a toujours cru à un phénomène météorologique unique, et toutes les embarcation l’évitait, évidemment. C’est seulement il y a cent-cinquante ans qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une île au milieu de cette brume. Quand on s’est mis à l’explorer, on a découvert ce jardin, merveilleux, unique et, point d’orgue, autosuffisant. On n’est même pas sûrs qu’il s’agisse de l’œuvre de l’humain, ou un phénomène naturel, comme la brume l’est. »

Un ange passe.

« C’est pour ça qu’on l’appelle ainsi : le Jardin de Brume. »

Je ne savais pas tout cela. Mais l’origine ambiguë du jardin le rend encore plus somptueux que je ne l’aurais jamais imaginé. On ne sait pas qui ni quoi l’avais engendré, et on ne le saurait sans doute jamais.

Je veux passer le reste de ma vie ici.

« Tu comprends qu’il faut donc le préserver à tout prix, » reprends le soldat, plus sérieux que jamais. « Fouler cette terre implique de la souiller, la ternir. »

Avant que je ne puisse objecter, il renchérit. « Les riches s’octroie le droit de la visiter, assez rarement quand même, parce qu’ils ne supportent pas l’idée de financer quelque chose sans en profiter directement. Ça leur donne de la valeur, du prestige. Mais s’ils n’étaient pas là, personne ne pourrait protéger le jardin, tout le monde viendrait musarder ici, et le jardin serait ruiné. »

À ce moment-là, ça fait *clic* dans ma tête. Je me remémore le symbole qu’il y avait sur le tabard des gens qu’il ont essayé de me m’empêcher d’approcher l’île, tout à l’heure. L’homme face à moi ne porte pas le sien parce qu’il a retiré son armure, mais ça ne fait aucun doute : il s’agit du blason des nobles qui ‘possèdent’ le Jardin de Brume. Ceux-là même que l’homme d’arme en face de moi vient de mentionner.

Ce n’est pas un soldat. C’est un milicien.

D’un geste sec, je dégage sa main qui était toujours posée sur mon bras, et crache entre mes dents « Va te faire foutre. »


Je ne cours pas, je me contente de marcher vite. De toute façon, le milicien peut utiliser sa magie pour me trouver, et il n’a pas l’air d’être pressé vu qu’il me suit de loin.

Occasionnellement, j’entends sa voix qui m’appelle au loin. « Azao ! Reviens ! Écoute, ne fais pas de bêtise. »

Mais, au bout d’un moment, son ton commence à changer. « N’aggrave pas ton cas ! Tu ne peux pas t’enfuir ! »

Oh que si je peux m’enfuir. Il va voir.

Je me rends compte que je me suis suis peu à peu mise à courir. La colère et une panique naissante me poussent au bord de la rage.

Il me suit toujours. S’adapte à ma vitesse, comme s’il faisait exprès de ne pas me rattraper.

Puis j’arrive à la frontière du jardin. La fin de l’idylle. Une falaise de trois mètre, avec l’eau du lac en bas. Mon regard ne porte pas plus loin, car la brume qui nippe cette île s’étend au-delà de ses falaises. Je suis encore dans le cocon de brume.

J’entends le milicien qui s’approche, derrière moi, puis s’arrête à distance respectable.

« Tu es au bout de ta course, Azao. »

Ne prononce pas mon nom, sale traître.

Je me tourne bien face à lui pour lui répondre. « Non, je ne suis pas au bout. Je peux encore sauter et m’enfuir, ce n’est pas très haut. »

« On te retrouvera si tu fais ça. Si tu te rends de ton plein gré, ta peine sera allégée. »

Je secoue la tête. « Je peux m’enfuir, et je connais un endroit où vous ne me retrouverez jamais. »

Il hausse les épaule. Je vois qu’il n’a pas sa lance, mais il n’en n’a jamais vraiment eu besoin.

« Dans tous les cas, ta soi-disant idylle se termine ici. Rien ne sera plus jamais comme avant. »

J’éclate de rire. L’écho de ce rire sonne comme un tintement de cristal qui se reflète sur la majesté du Jardin.

« Je peux m’enfuir. Et mon idylle n’est pas terminée. Et je peux tenir toutes mes promesses et tous mes désirs. »

« Tu en es bien certaine ? » me demande-t-il, incrédule.

« Tu ne comprends pas, parce que tu ne vois pas le monde tel que je le vois. »

Je me tourne vers la falaise, et regarde l’eau en bas.

« Je suis tellement triste. Pour toi. »

Je saute.


Trois mètres, ce n’est pas très haut, mais le temps me semble passer suffisamment lentement pour qu’un long fil de pensée se déroule.

Mes première pensées vont naturellement à Shitooka, ce milicien qui avait tout pour comprendre la merveille qu’il foulait, mais a décidé de ne pas le faire. Nos choix définissent notre identité, et je ne regrette aucun des miens.

Mes pensée vont ensuite à ma quête sempiternelle de visiter tous les jardins du monde. Cette quête a commencé il y a longtemps, quand je voulais devenir styliste. Puis je me suis trouvé une passion pour les jardins, leur architecture, mais surtout ce qu’ils expriment. J’ai parcouru le monde jusqu’à trouver l’ultime jardin, le dernier de mon long périple, le Jardin de Brume.

Puis mes pensées voguent sur les flots de la magnificence que mon regard a épousé au cours des dernières heures. J’ai joui de cette expérience, comme personne n’a jamais joui.

Ensuite, mes pensées vont au fait que je me suis bel et bien échappée, que mon idylle ne sera jamais terminée, que ce jardin est maintenant éternellement mien.

Enfin, mes dernières pensées vont à mes parents, qui ne m’ont jamais appris à nager.