Le petit sifflet de laiton

En l’an 369 du Troisième Âge

Aujourd’hui, je n’arrivais pas à me concentrer sur mon travail. Je n’arrêtais pas de regarder par la fenêtre, sans trop savoir pourquoi. Une intuition, sans doute. Après toutes ces décennies d’entraînement, mon subconscient pouvait percevoir des choses que la conscience ne pouvait saisir.

Mais tout ce que je voyais, c’était le brouillard matinal qui nimbait mon petit village paisible. À chaque fois que je levais la tête de mon œuvre, j’essayais de distinguer, une silhouette, du mouvement à travers la nappe blanche, en vain.

Puis, quand j’eus enfin réussi à me concentrer sur mon travail, trois coups frappèrent à la porte.

Je me levai, lourde d’apathie —et aussi à cause du grand âge qui rouillait mes genoux usés par les routes— et me dirigeai pour accueillir mon visiteur. Il s’agissait d’un jeune homme bien habillé, en redingote de feutre et au chapeau bien entretenu. Enfin, « jeune » de mon point de vue. Il avait facilement plus de cinquante ans. Il s’appuyait sur une canne de cèdre au pommeau d’acier. Ce qui me frappa fut qu’il n’était pas du coin. Contrairement aux habitants d’ici, qui avaient la peau bleue, lui avait la peau rouge, comme moi.

« Je suis Pelapte, marchand de mon état. Vous êtes bien Nuope, l’artisane ? J’aimerais discuter avec vous pour une commande un peu spéciale. »

Je le détaillai de la tête aux pieds, incrédule. « Oui, c’est bien moi. Vous voulez que je vous serve un thé ou un café, pendant qu’on parle de ça ? »

Le bourgeois sourit. « Du thé, s’il vous plaît ». Je le fis entrer.

« Jolie redingote, » remarquai-je.

« Merci ! J’en suis très fier, je l’ai faite venir du cercle Akva, où je suis né. Ça me rappelle un peu mon pays. »

C’était donc bien un de mes compatriotes, même s’il était originaire d’une région différente de la mienne.

Nous nous assîmes et je servis le thé.

« Santé ! » lui dis-je dans mon patois shamanique.

Il sourit et me répondit dans la même langue : « Santé !« .

J’enchaînais en buvant mon thé : « Ça fait longtemps que vous êtes dans la région ? »

Il but à petites gorgées. « Environ quatre ou cinq ans ? Mais j’habite plus bas, à deux heure du Havre. C’est rare que je vienne aussi haut dans la montagne. »

« Comment avez-vous entendu parler de moi ? »

Il posa sa tasse et prit un air pensif. « Je crois que c’est un de mes confrères qui m’a parlé de vous, et du bon rapport qualité-prix. Je me suis un peu renseigné, vous avez une petit notoriété dans la région — parmi les gens qui s’y connaissent. »

« Pourtant, je ne fais pas beaucoup de publicité. »

Il leva la main dans un geste fataliste. « La publicité vient d’elle-même, quand la qualité est là. Et puis, plus que marchand, je suis aussi négociant. J’ai l’habitude de dénicher les meilleurs artisans. »

Il fit mine de vouloir me resservir, mais je levai une main pour lui signifier que j’en avais eu assez.

« Quelle est donc cette commande si spéciale ? » demandai-je enfin.

« J’y viens, mais avant toute chose : puis-je utiliser vos toilettes ? »

Je lui indiquai le couloir conduisant vers les autres pièces, en lui précisant de prendre la deuxième porte à gauche.

Quand il quitta la pièce et mon champs de vision, je me dis que c’était une personne étrange. Je comptai inconsciemment les pas qui faisaient écho depuis le couloir. Un, deux, trois…

… sept, huit, NEUF ?

Mon esprit quelque peu apathique fut soudain réveillé par une grande poussée d’adrénaline quand je me rendis compte qu’il était allé plus loin que la porte des toilettes dans le couloir — que l’on atteignait en cinq pas, maximum. Je me levai et me précipitai dans le couloir.

Comme je m’en doutais, je ne le trouvai pas aux toilettes. Au lieu de ça, il se tenait dans l’encadrement de la porte d’une pièce que je ne visitais presque jamais. Il regardait les étagères qui couvraient les murs et celle dressée au milieu de la pièce, toutes couvertes de bibelots en tous genres, allant de la simple baguette de cerisier à la complexe montre de Lace, en passant par des loupes aux lentilles de grossissement divers, aux badges gravés de symboles plus ou moins esthétique. Bref, une quantité phénoménale d’objets à l’utilité plus ou moins discutable.

La pièce ne contenait rien d’autre, juste des centaines de gadgets qui représentait — de manière ambigüe — l’œuvre d’une vie.

Quand j’arrivai en trombe, l’homme ne réagit pas, sinon de se tourner vers moi et de me lancer avec son plus large sourire : « Je suis content de voir que les rumeurs sur vous étaient vraies, Maîtresse Eupope. »

Je soupirai. Il entra complètement dans la pièce et examina de plus près quelque unes des babioles. Il prit grand soin de ne les toucher qu’avec les yeux, et je l’en remerciai mentalement pour ça.

« Il est incroyable de se dire que chacun de ces objets vous servait à lancer un sort spécifique, à l’époque où vous étiez encore une enquêtrice itinérante. Tant de catalystes ! Si vous aviez été réellement artisane, vous auriez été tout aussi célèbre. »

Je soupirai d’exaspération.

« Savez-vous qui je suis, Maîtresse Eupope ? » Il avait dit ça sans animosité ni malice particulière, juste une curiosité authentique.

Je lui répondit sur un ton nonchalant. « Vous êtes de l’Ordre des Arpenteurs de Pierre, n’est-ce pas ? Le ministère chargé des enquêtes à l’international pour la tradition arcaniste ? »

« Aujourd’hui, on dit plutôt ‘Service de Renseignements Extérieurs’, ou SRE, mais oui, je suis bien un arpenteur de pierre. » Il se pinça le menton. « Mais comment avez-vous compris aussi vite, et avec une telle précision ? »

Je ne pu empêcher un rictus de naître au coin de ma lèvre. « Pour commencer, vous n’êtes clairement pas du coin. Vous avez prétendu avoir importé votre redingote, mais elle est en coton. Ici, dans ces montagnes, on ne s’habille qu’en laine. Seuls les nobles et les riches bourgeois importent des vêtement faits dans d’autres matières, mais ils choisissent plutôt des textiles plus luxueux, comme le feutre ou la soie. Vu la patine de la redingote, il est clair que c’est une acquisition assez récente.

« De plus, vous n’êtes pas réellement shaman. Vous prétendez venir du Cercle Akva, mais vous n’avez fait aucun commentaire sur le fait que j’ai servi le fameux thé noir fumé aux figues, spécialité de là-bas qu’on appelle aussi Thé Or. Il était certain que vous devriez le connaître car c’est le seul thé de bonne qualité qu’on y sert, et vous avez refusé le café. Pire encore, quand je vous ai dit ‘Santé !’ dans le patois du Cercle Vlala, la coutume aurait voulu que vous me répondiez dans votre patois à vous, c’est-à-dire celui de Akva, ce que vous n’avez pas fait, vous m’avez simplement fait écho.

« J’ai tout de suite remarqué que vous étiez métis. Vous avez certes la peau rouge et les cheveux blonds, mais vos yeux sont bien trop clairs par rapport à ceux des peuples des steppes. Quand j’ai compris que vous n’étiez pas shaman et sous couverture, j’ai donc énuméré les nations desquels vous pouviez provenir, avec un tel phénotype : Alchimie, Expressionisme et Arcanisme.

« Comme vous n’êtes pas assez riche —ce genre de chose se voit facilement, même en portant des vêtements modestes— vous n’êtes pas une personne privée ou le représentant d’une maison noble. Sans compter sur votre manière habile de jouer la comédie, qui est entraînée. Facile donc de déduire que vous opériez pour un gouvernement.

« Comme vous m’avez tout de suite appelée ‘Maîtresse Eupope’, j’ai bien entendu compris que vous me cherchiez en tant qu’enquêtrice. J’ai donc pu éliminer l’Alchimie, qui a uniquement recours aux services de police pour leurs enquêtes —et qui a légiféré l’interdiction des enquêteurs privés pour les crimes les plus graves— ainsi que l’Expressionnisme qui, certes a recours à des enquêteurs de passage mais se sert habituellement dans ceux qui se trouvent à leur disposition — et pas au fin fond des montagnes perfectionnistes. Il ne restait plus que l’Arcanisme.

« À partir de là, rien de plus simple : je suis surtout connue pour résoudre des affaires de meurtres, impliquant des humains. Ça éliminait d’emblée la Brigade Anti-Démons. L’organisme le plus connu après eux sont les Arpenteurs de Pierre. Ils sont réputés pour être des enquêteurs agissant à l’extérieur des territoires arcanistes et qui utilisent très souvent des personnes métisses pour passer inaperçu, ce qui rejoint mes déductions de tantôt, confirmant que mon schéma de pensée avait de grandes chances d’être juste. »

À l’issue de mon monologue, mon interlocuteur fit ressortir sa lèvre inférieure pour montrer qu’il était impressionné. D’un ton malicieux, il ajouta : « Et savez-vous pourquoi je suis venu demander vos services ? » Sa curiosité était à son comble, il trépignait de voir si j’avais tout compris de A à Z.

Je secouai la tête : « Non, mais il y a une raison très simple à cela. »

« Laquelle ? »

« Je m’en moque éperdument. »

Après un instant de torpeur coite, il me sortit : « Repassons au salon, nous devons discuter. »

Cette fois-ci, à sa demande, je lui servis du café. Il grimaça en constatant son amertume prononcée, mais ne fit aucun commentaire.

« Je me nomme en réalité Betec Steiner, et comme vous l’avez justement déduit, je suis un agent du SRE. »

Je restai imperturbable. Je ne comptais pas accepter à sa requête, quoi qu’elle fut.

Maintenant qu’il n’usurpait plus une identité fictive, il avait une apparence beaucoup moins amène. Sa mâchoire carrée et ses traits épais n’était plus dissimulés par son faux sourire. Il tira ses cheveux mi-long en une courte queue de cheval, et croisa ses doigts sur la table.

Il reprit. « Ça fait un petit moment que nous entendons des rumeurs comme quoi vous n’êtes pas décédée. La piste était ténue, et pour être franc jusque là nous n’avions aucun intérêt à faire appel à vous. Mais cette affaire en particulier… »

Il tchipa.

« Une des affaires les plus sordides, étranges et complexes que j’ai vu. Probablement la plus sordide. Un tueur en série. Le plus prolifique de ces dix dernières années. Quand je suis parti de Ketarop-sur-lac, il y a deux semaines, on comptait quatorze meurtres. Comme il —ou elle— cache les corps, il peut très bien y en avoir d’autres. »

Je secouai la tête, l’air désabusé. « Je suis bien consciente de la difficulté de votre tâche, mais ça ne va pas être possible. Tout ça, c’est derrière moi. Je ne fait plus d’enquête, et n’en ferai plus jamais, quel qu’en soit le demandeur. C’est fini. Vous allez devoir vous débrouiller seul. Vous avez fait tout ce chemin pour rien. »

« Attendez, si vous me laissez entrer un peu plus dans les dét… »

Je le coupai. « Quelle âge pensez-vous que j’ai ? »

Il resta un moment interdit devant l’abrupteté de cette incise. Puis il se mit à réfléchir à voix haute. « Hum, quand vous avez disparue, il y a dix ans, vous étiez déjà bien avancée dans votre carrière. Vous aviez même eu un apprenti avant ça, il y a vingt ou trente ans je crois. Je dirais que vous avez passé la barre des quatre-vingt ans ? »

Je plantai mon regard dans le sien. « J’ai quatre-vingt dix-sept ans. Oui, je n’ai plus que trois ans à vivre. Alors, si vous me le permettez, j’aimerais être un tout petit peu égoïste pendant le temps qu’il me reste, et au moins me reposer un peu. J’ai déjà donné tout ce que je pouvais à ce monde. À soixante ans, il y avait déjà nombre de bardes qui relataient mes exploits et qui me faisait connaître partout dans le monde sous le titre de la Détective brillante ou encore Eupope à l’œil souple. Quand j’ai atteins les quatre-vingt ans, beaucoup de biographes et d’enquêteurs avaient documenté mes méthodes et mes pratiques. Je n’ai plus rien à donner, et je mérite ce repos. »

Il prit un air défait. « Je me doutais qu’on aurait ce genre de conversation. Et croyez-moi, ça me fait mal d’essayer de vous soutirer à tout ça —vous êtes une légende vivante, j’ai beaucoup de respect et d’estime pour vous— mais il y a un point qui rend cette histoire très particulière. Me permettez-vous de donner un dernier détail, qui vous permettra de prendre votre décision en pleine conscience ? »

Il commençait à m’agacer, mais je ne voulais pas non plus me montrer inhospitalière. En signe d’acquiescement, je lui resservis une tasse de café.

Il prit une grande inspiration.

« Toutes ses victimes… sont de jeunes enfants. »

La cafetière se brisa sur le sol.


Malgré le trouble évident —la pauvre cafetière en étant victime— mon interlocutrice ne laissa paraître aucune émotion. Au contraire, son visage se convulsait maintenant dans une moue perplexe.

« Monsieur Steiner, quand voulez-vous que l’on parte ? »

Amusant comme elle sautait les étapes. Pas de ‘J’accepte de vous accompagner’ ni de ‘Vous aviez raison d’insister’, elle était directement passée à la suite. Elle n’était pas du genre à tergiverser. Je commençais à voir se profiler l’enquêtrice de la légende : la pensée vive et pétillante de sagacité.

« Dès que vous êtes prête, » lui répondis-je.

Elle acquiesça. « Ça ne prendra qu’une heure. »

Elle disparu alors dans le couloir, en trombe, comme si chaque minute comptait — alors qu’elle aurait aussi bien pu mettre une demi-journée à se préparer, vu que nous allons avoir au moins une semaine et demie de voyage.

Je la suivis tranquillement, mais au lieu de se rendre dans sa chambre pour faire ses bagages, elle s’était rendue dans son atelier. Ce dernier était immense, faisant à peu près un tier de la maison en surface, et comportait trois grand établis. Je n’étais pas un grand artisan, mais je discernais du matériel de charpenterie, de forge, de joaillerie, d’orfèvrerie et de travail du bois — sans compter ce que je ne savais pas identifier.

Elle était assise devant un des établis, et travaillait sur un petit objet. Quand je regardai par-dessus son épaule, je pouvais voir que c’était un oiseau taillé dans du laiton, muni d’une large fente au niveau de la queue, et d’une plus étroite dans son bec ouvert.

« C’est un appeau ? » demandai-je.

« Plutôt un sifflet, » répondit-elle sans lever les yeux de son travail. « C’était sensé être le dernier. Je m’étais dit qu’en prenant ma retraite, mon cerveau malade allait arrêter de réclamer que je fabrique des catalystes pour mes sorts. Mais au contraire, le fait d’arrêter de travailler —et donc de lancer des sorts— a créé un état de manque intense. J’en ai même fait du délirium. »

Sans vraiment y prendre conscience, je posai ma main sur son épaule, par compassion. Mais elle tressaillit et j’interrompis aussitôt ce contact physique non consenti.

« Du coup, j’ai continué à en fabriquer. Mais c’était très dur. Je ne savais pas pour quels sorts les fabriquer, et comme j’en ai déjà une collection bien fournie, mon cerveau me réclamait des catalystes pour des sorts de plus en plus précis et complexes.

« Alors j’ai pris une décision. J’allais travailler sur un dernier catalyste, mais un qui serais tellement beau, tellement long à finir, qu’il me faudrait le reste de ma vie pour le concevoir. »

Elle donna un dernier coup de lime, puis détacha le sifflet de son socle.

« Mais on ne peut pas mentir à son cerveau. Il sait très bien que le sifflet est adéquat, et ne se satisfait plus vraiment du travail que je fais dessus. »

Elle se prit la tête dans les mains.

« Le monde entier veut que je retourne travailler. Que ce soit vous, ma névrose, mon intégrité… même moi j’en ai envie, au fond. Mais je ne sais pas si j’en ai la force. »

Faisait-elle référence à son ancien apprenti ? De ce que j’en savais, il avait connu une fin tragique. D’aucuns disent même que c’est à cause de ça qu’elle s’est suicidée — ou plutôt, a simulé son suicide.

« J’ai l’impression d’avoir déjà tout donné. J’étais considérée comme sage avant même d’avoir atteint l’âge de sagesse. Certains considèrent que j’ai le record du nombre d’affaires de meurtre résolues. Mais malgré ça je n’ai pas le droit au repos. »

Elle leva ses yeux humides vers moi.

« Mais je ne vous en veux pas. Vous n’êtes que le messager de mon désir. Je vous en aurait voulu si vous n’étiez pas venu me voir et, de ce fait, m’aviez empêcher de stopper un tueur d’enfants. »

« Écoutez, Eupope, » lui dis-je douceur, « certaines personnes n’ont pas le droit de se reposer. Parce qu’elles sont trop doués, trop intègres, ou les deux à la fois. Pour tout avouer, la SRE ne m’a pas mandaté officiellement. Elle a évalué que c’était une affaire interne et a simplement émis un avis de recherche international. Mais j’ai rencontré le service de police en charge de l’enquête, et c’est une bande des bons à rien. Si je suis venu vous trouver, c’est parce que je n’arrivais pas à dormir la nuit alors qu’un meurtrier d’enfant vivait sa meilleures vie dans le pays que je suis censé protéger. Comme vous, je n’ai pas le droit au repos, parce que nous sommes les seuls qui avons assez de conscience morale pour essayer de changer vraiment les choses pour le mieux. »

Elle posa une main compatissante sur mon bras. « Allez m’attendre dans le salon, j’en n’aurai que pour quelques minutes. »

En revenant au salon, j’entrepris de refaire du café avant de me rappeler que la cafetière était cassé. À la place, je fis chauffer de l’eau. Eupope reparu quand la bouilloire sifflait sur le feu.

Elle nous prépara un autre thé importé des terres shamane, un thé fumé aux notes de cacao. « Bon, j’ai plus qu’à m’équiper, et on pourra partir. Ça ne prendra pas plus de dix minutes. »

Nous nous rendîmes dans sa chambre où elle sorti un grand sac à dos de voyage. À ma stupeur, elle ne prit aucun vêtement de rechange. Elle mis simplement deux ensembles de sous-vêtements. Elle y ajouta néanmoins un barda particulièrement volumineux —un duvet, un poêle de voyage, des chaussures de rechange, un couvre-selle, un tabouret pliant, et nombre d’instruments dont je peinais à comprendre l’usage— avant de le refermer, satisfaite.

Elle me ferma la porte au nez, puis ressortit quelque instants plus tard dans un ensemble d’habits de voyage robustes et patinés, dont un grand imperméable de cuir bouilli qui contenait une bonne douzaine de poches à rabat, couvrant jusqu’à ses mollets et visiblement conçu pour être porté à cheval.

Elle se coiffa d’une chapka aux oreilles relevée, et dans cette accoutrement complet elle ressemblait réellement à un mélange entre une enquêtrice itinérante et une aventurière.

Elle se rendit dans le débarra où elle entreposait ses catalystes. Elle en sélectionna une douzaine, qu’elle rangea dans des petit passants cousus sur le pan intérieur de son imper, à portée de main. Et alla chercher le sifflet de laiton, qu’elle disposa délicatement dans son imper, aux côtés de ses congénères.

Elle partit ensuite en direction de l’entrée, se rendit dans sa penderie et en ressortit avec un personnel, un long bâton de marche, lesté aux extrémités, pouvant servir d’arme d’autodéfense. Pour ma part, j’avais récupéré ma canne-épée et mon chapeau.

« C’est parti. » déclara-t-elle d’un ton déterminé.

Et nous partîmes.

Le voyage se déroula sans encombre. Je profitais peu de la compagnie de ma compagnonne de route, car elle était peu loquace. Elle semblait toujours plongée dans une intense réflexion, une main pinçant son menton et son regard perdu dans le vide. Elle n’en sortait que pour poser des questions incongrues ou pour faire des remarques semblant souvent hors-contexte. J’avais grand mal à suivre le fil des rares discussions que nous entretenions, car ses pensées semblaient toujours être en avance par rapport aux miennes, et je peinais à faire des sauts logiques qu’elle effectuait sans même s’en rendre compte. J’arrivais bien à percevoir les traits autistiques que sa réputation lui accordait.

Mais c’était néanmoins agréable de voyager avec elle. 1était de toute évidence une habituée des routes, et ses dix années de retraite n’avaient pas entamé son aisance. De fait, le trajet retour fut beaucoup plus agréable que l’aller.

Nous arrivâmes à Ketarop-sur-lac au bout de neuf jours de chevauchée. Nous nous rendîmes directement au siège du Service de Renseignements Extérieurs pour obtenir une mise-à-jour concernant l’affaire du tueur d’enfant.

« On a trouvé le corps de deux nouvelles victimes, » dis-je en lisant le rapport. « Un des deux meurtres est assez récent et date de deux jours après mon départ, il y a un peu moins d’un mois. Le second corps a été retrouvé au fond d’une rivière, on estime qu’il a eu lieu il y a entre deux et trois mois. »

Je continuais en donnant le détails de chacun, à savoir la position, le nom et le signalement des victimes, et quelques autres menus détails.

Elle m’écoutait en conservant cette mine de réflexion intense qu’elle affichait la majorité du temps. D’aucun aurait pu croire qu’elle ne m’écoutais pas, mais je savais que son esprit avait déjà plusieurs coup d’avance.

« Je pourrais avoir une carte de la région ? » demanda-t-elle. « Avec la position et la date de chaque meurtre. »

En m’exécutant, je réfléchissais à la disposition globale des crimes. C’était difficile d’en tracer une carte mentale, car on n’avait pas trouvé les cadavres dans un ordre strictement chronologique —sans oublier le fait qu’on a mis du temps avant de relier les crimes entre eux— mais avec l’information des deux derniers corps, il me semblait que le meurtrier suivait vaguement la grande route commerciale qui traversait le pays d’Arop dans sa longueur, en direction du triant.

J’apportai une carte, une copie des dossiers de chaque meurtre, et elle commença a marquer les emplacements et les dates sur la carte, pendant que je les lui dictais à l’oral.

Rapidement, une chose devint claire : comme je l’avais prédit le meurtrier suivait une route. Elle allait d’un bout à l’autre du pays d’Arop, partant de la frontière expressionniste jusqu’à la frontière alchimique, en décrivant un large ‘S’.

« Quelle horreur, » ne puis-je m’empêcher de lâcher. Je jetai un œil à Eupope. Son regard était porté plus bas sur la carte.

« Il frappe à la fréquence d’une fois toutes les deux semaines, environ, d’après ce que je vois. Normalement, on devrait avoir un nouveau cadavre, et même plus probablement deux. »

« Peut-être qu’on n’a pas encore retrouvé les corps, » avançais-je.

Elle secoua la tête « ou peut-être qu’on l’a déjà trouvé, mais que nous n’avons pas fait le lien. » Son doigt suivit le tracé de la route, en partant du meurtre le plus ancien. À fréquence régulière, un point passait sous son doigt. Quand elle arriva au dernier point, son doigt continua de glisser sur le papier et dépassa la frontière arcano-alchimique.

« Vous pensez… qu’il a changé de pays ? »

Elle acquiesça. « Il n’y a pas de raison qu’il se soit arrêté à la frontière. »

Je regardais la carte à l’éclairage de cette spéculation. « … ni qu’il n’y ait commencé, » ajoutai-je en pointant du doigt l’emplacement du premier meurtre, proche de la frontière opposée.

« Très bien, » dit-elle, « si on se dépêche d’aller dans le pays de l’alchimie et qu’on arrive à glaner des informations sur place, on a une bonne chance de le rattraper et d’anticiper le lieu de son prochain forfait. »

Je fis la moue. « Le problème, c’est que je n’ai pas la juridiction pour m’immiscer dans les affaires d’un autre pays. Rien que la présence d’un agent du SRE proche d’une scène de meurtre récente pourrait provoquer un incident diplomatique. »

« Vous n’avez qu’à mentir sur votre identité. Je peux facilement vous faire passer pour mon apprentis. Moi j’ai un passeport international, je peux aller où bon me semble. »

« Ça pourrait marcher, mais j’ai une autre idée. Peut-être serait-il utile que j’aille à la tradition Expressionniste pour me renseigner sur les meurtres commis avant qu’il ne passe notre frontière. Pour eux, l’affaire commence à dater, je n’éveillerai pas les soupçons. Qu’en pensez-vous ? »

Eupope réfléchit un court instant, avant d’approuver avec énergie. « C’est parfait, ça nous permettra de récolter le plus d’informations possible sur le tueur. Moi, je pars pour Stellaroc, la capitale alchimique. Quand vous aurez fini, revenez à Ketarop-sur-lac, j’y aurais fait porter une lettre signalant ma position exacte. »

Je ré-enroulai la carte. « Très bien, nous partirons tous deux demain, à l’aube. »


Ça faisait très longtemps que je n’étais pas venue dans le pays de l’Alchimie, mais l’accueil qu’on me réserva fit remonter des souvenirs désagréables.

Les alchimistes n’aimaient pas les enquêteurs indépendants. Ils refusaient que des services privés —surtout étrangers— ingèrent dans leurs affaires criminelles.

C’est pour cette raison —je suppose— que l’inspecteur·ice grimaçait, l’œil torve, en lisant mes papiers de voyage, tandis que j’attendais, assise sur la chaise métallique de sa salle d’interrogatoire.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que ce tueur en série se trouve sur notre territoire, Madame Eupope ? » demanda-t-iel.

Je réfléchis un instant à si je devais lae reprendre et insister sur mon titre de Maîtresse —pour donner un petit effet dramatique— mais décidai de ne pas envenimer la situation.

« Simple déduction. En tant qu’enquêtrice indépendante, j’ai des informations qui vous aideraient à l’attraper. »

Iel se para d’un air désabusé. « Et qu’est-ce ce qui vous fait croire qu’on ne l’a pas déjà attrapé ? »

Je soupirai. « Parce que si c’était le cas nous n’aurions pas cette conversation. »

Iel s’apprêta à reprendre la parole, mais je ne lui en laissa pas le temps. « Cessons, voulez-vous ? Je sais que vous essayez de m’écarter tout en voulant récupérer les infos que j’ai déjà. Mais ce serait beaucoup plus simple pour vous comme pour moi si nous collaborions simplement. »

Iel ouvrit derechef la bouche, mais je continuai.

« Non seulement nous gagnerions du temps, mais en plus nous gagnerions en efficacité. Je suis connue pour être la détective la plus brillante de ma génération — et des génération d’après, même. Quelle que soit la situation je serai apte à vous aider. Mais ma carrière est derrière moi. Il s’agit probablement de ma dernière enquête. Je veux bien vous laisser prendre tout le crédit de celle-ci. Si vous voulez, vous pouvez même gardez secret notre collaboration. »

Je repris mon souffle. Iel attendit patiemment.

« Donc le bilan est simple : si vous faites le métier d’inspecteur·ice pour attraper —entre autres— des meurtriers d’enfants, alors vous avez tout intérêt à accepter mon aide. Si vous le faites pour la gloire ou je-ne-sais-quoi, alors vous devriez également l’accepter, car non seulement je consens à vous laisser porter les lauriers de cette affaire, mais sans moi vous avez peu de chance de la résoudre seul·e. »

Iel haussa un sourcil. « Qui vous dit que je ne suis pas ambitieux·se et compétent·e ? »

Je penchai vers iel un regard incrédule. « Oh, s’il vous plaît, » dis-je en appuyant sur les syllabes de manière exagérée, « nous savons toutes les deux quel genre d’enquêteur·ice vous êtes. Je vois très bien que vous m’interrogez non pas par zèle mais pour éprouver ma détermination. Je l’ai subie suffisamment de fois pour savoir que la procédure applicable est de m’éconduire avec un avertissement et éventuellement une amende. Vous avez confisqué mes dossiers, et même si c’est temporaire, vous avez toute la liberté de les copier. Si nous sommes toutes les deux dans cette salle à en parler, c’est parce que vous avez envie de collaborer, mais que ce n’est pas autorisé par la procédure normale. »

Son langage corporel lae trahissait. Iel trépignait de frustration. Mais iel hésitait encore. C’était donc à moi de faire le premier pas.

« Les détectives indépendant ne sont pas tolérés tels quels, mais vous pouvez tout à fait collaborer avec eux, ça ne déroge pas à vos procédure, tant que l’enquête est supervisée par un·e inspecteur·ice de police. Et vous savez que c’est la meilleure chose à faire. Je répondrai à toutes vos questions et vous aurez préséance sur toutes les décisions que nous aurons à prendre. »

Je tendis la main pour qu’iel me rende mes papiers, ce qu’iel fit presque immédiatement. Je me levai et déclara « Bon, si vous me ramenez mon bagage, je peux vous parler en détail de mes découvertes concernant l’affaire, ici-même. »

Quand iel quitta la pièce pour s’exécuter, je remarquai qu’iel s’était un peu détendu·e.

Je passai l’après-midi à lui détailler les seize meurtres qu’on avait découvert dans le pays d’Arop, et une bonne partie de la soirée à négocier avec iel une autorisation pour mon compagnon qui était en train de glaner des informations de l’autre côté de la Collerette.

« C’est lui qui a pris l’initiative me mettre sur l’affaire, ce serait cruel de l’écarter maintenant. De plus, il est actuellement en train de risquer sa carrière, vu qu’il agit hors de sa juridiction. » dis-je à son visage fermé. Iel passa sa main dans ses cheveux courts et roux, faisant jaillir une constellation de gouttes de sueur qui se détachait dans le contrejour de la lampe de bureau.

« Je suis trop fatigué·e. Nous continuerons cette discussion demain. »

J’acquiesçai. Pour ma part, j’aurais pu continuer de travailler la nuit entière, mais je savais que ce n’était pas une bonne idée. Il faut savoir se reposer quand on en a l’occasion.

« Allez à l’Hôtel des Trois Marées » me conseilla-t-iel. « Ce n’est pas le plus luxueux de Stellaroc, mais il est bon marché et pas très loin d’ici. Je vous rejoindrai à son auberge demain midi avec une dérogation pour vous et votre compagnon — si ma hiérarchie l’accepte, concernant ce dernier. Je vous ferai le point sur notre côté de l’enquête. Mais ne vous attendez pas à grand chose, on commence à peine à faire les liens entre les meurtres… »

L’Hôtel des Trois Marées n’était certes pas luxueux, mais les chambres était spacieuses malgré qu’il été situé centre-ville de la plus grande ville de l’Alchimie. Les lits était durs, mais comme j’étais habituée à dormir dans les relais routiers, je n’y trouvai pas d’inconfort. L’auberge qui occupait le rez-de-chaussée était également tout à fait correcte, et au matin je pus y prendre mon soûl de café, de fruits et de muesli. Cependant la viande qu’on me proposa semblait de qualité médiocre. Je la refusai car j’aimais manger léger quand j’enquêtais.

Je passai une bonne partie la matinée dans la salle d’eau de l’auberge à laver la poussière des routes, et le reste à relire mes notes dans la discrétion de ma chambre.

L’inspecteur·ice arriva en retard au déjeuner, à tel point que j’avais décidé de commencer à manger sans iel.

« Excusez-moi, j’ai eu un grave contretemps, » me dit-iel en s’asseyant en face de moi et en faisant signe au serveur de venir. Son visage était congestionné par la contrariété. Je me surpris à penser que ses traits auraient été très doux, avec sa forme ovale, son nez aquilin et ses yeux bleus d’une extrême finesse, s’iel n’arborait pas en permanence une moue pensive qui fronçait ses sourcils à peine visibles.

« Je me rends compte que je ne me suis jamais présenté·e. Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Iel me tendis une main que je serrai avec ravissement.

Nous passâmes le déjeuner à faire le bilan de l’enquête dont Saras et son équipe étaient chargés. Ça faisait à peine deux jours qu’ils avaient fait le lien entre les trois meurtres d’enfants qui avait eu lieu près de la frontière avec l’Arcanisme. Mais nous nous efforçâmes à écourter le repas, car l’évènement qui avait retenu Saras était la découverte d’un quatrième corps, à Port-Arcane. Le meurtre avait eu lieu l’avant-veille, juste avant que j’arrive.

« Il accélère, » constatai-je alors que nous étions en route pour la scène de crime. « Le rythme des meurtres s’accélère. Plus il se précipitera, plus il aura de chances de laisser des indices-clés. »

Saras secoua la tête. « Je tiens à ce qu’on l’arrête avant qu’il ne commette une hécatombe. »

Je me demandai ce qui pouvait lui faire penser que vingt meurtres n’était pas une hécatombe, mais gardai cette pensée pour moi.

Nous avions embarqué sur une vedette de la police, un petit navire à voile rapide. Il nous fallut un quart pour rejoindre Port-Arcane et arrivâmes donc en soirée.

Nous commençâmes par nous rendre chez la médecin-légiste. Quand j’entrai, le corps bleuit de l’enfant mort gisait sur une grande table en métallique.

« Étranglé, » nous lâcha sobrement la légiste, clope au bec. « Et énucléé. J’avais jamais vu ça avant. Il est mort de la strangulation. Des bleus un peu partout sur le corps. Il s’est débattu. »

Je m’approchai du visage tuméfié. « Je peux lancer un sort ? »

La légiste leva un œil indigné —probablement plus indignée de se faire questionner son travail par une étrangère qu’autre chose— mais hocha la tête.

Je sortis de mon manteau un de mes catalystes. Il s’agissait d’un sobre thermomètre au mercure, qui n’étais pas gradué selon les unités de température standards, mais selon une échelle qualitative qui me servait à avoir des informations sur l’ancienneté des corps et des blessures.

Je lançai un sort de Vision en utilisant ce catalyste, ce qui me permis de percevoir les zones de chaleur, et commença mes mesures. Mes conclusions tombèrent rapidement.

« On l’a énucléé à vif. On lui a retiré ses yeux avant de lui donner la mort. Et la mort a bien été due à la strangulation. »

La légiste pouffa. « Ouai, ça on le savait déjà. »

Je continuai. « L’énucléation a eu lieu entre une et deux heures avant la mort, pas moins. Ça a été fait violemment, pas de manière chirurgicale, mais pas non plus de manière à torturer l’enfant : on ne se souciait pas vraiment de s’il allait y survivre. C’est par hasard qu’il n’est pas mort de cette blessure. »

C’étaient des précisions que la légiste n’avait sûrement pas dû avoir. Elle se taisait maintenant.

« J’ai aussi vu quelque chose d’étrange. Si vous me le permettez… »

Je retournai le corps nu de la victime. Grâce à la rigidité du cadavre et à sa faible carrure ce ne fut pas compliqué.

Je rangeai le thermomètre et sortis un autre catalyste. Ma bonne vieille loupe. Probablement l’objet que j’ai le plus souvent utilisé dans ma carrière.

Je lançai un autre sort de Vision, mais cette fois-ci pour être capable de voir les détails les plus infimes. La loupe avait spécialement été créée pour ce sort.

Ce que je vis confirma mes soupçons. Ce fut avec gravité que je me tournais vers Saras.

« Il a été violé. »


Je baissai les yeux sur les menottes qui attachaient mon poignet droit à la lourde table. La large femme bourrue qui me faisait face me fixait sans mot dire, penchée en arrière sur sa chaise et les bras croisés.

Elle avait passé les deux dernières heure à me fixer, l’air méchant, en me rabrouant et m’insultant chaque fois que je tentais de prendre la parole pour lui demander ce que je faisais ici.

Mon épaule, contrainte dans une position peu naturelle, commençait à me faire souffrir. Chaque grognement ou soupir que la douleur extirpait de mes articulations ankylosées était accueilli par un regard assassin de sa part.

Au bout d’un certain temps, la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit. Un homme beau et élancé entra, tout sourire avec une tasse fumante de ce qui, à l’odeur, me semblait être du café. Il prit une petite clé dans sa poche, et d’un habile jeu de sa main libre me libéra de mes fers.

« Veuillez excuser la véhémence de ma collègue, monsieur, la procédure est un peu ambiguë pour ce genre de situation. » Il leva la tasse qu’il tenait : « Café ? »

Sans attendre ma réponse, il la posa juste devant moi.

J’observai toute cette scène avec le recul du fonctionnaire rompu aux méthodes d’interrogatoire. Je connaissais bien ce petit jeu de faire mijoter un suspect pour ensuite lui sortir le couplet du bon flic, mauvais flic —et pour cause, je l’ai souvent joué—, mais le fait de comprendre leur manège ne rendait pas la situation plus facile à supporter. Au contraire, j’anticipais avec angoisse les différents moments-clés de cette technique.

Quand l’homme s’assit, la femme émit un grognement de frustration et fit craquer les jointures de ses phalanges. Je tentai de l’ignorer et me concentrai sur l’homme qui, j’en étais sûr, était sur le point de me sortir son coupler de bon flic.

« Bon bon bon… Si je résume la situation, vous êtes un arcaniste qui, à peine passé la frontière expressionniste, vient poser des question sur un présumé tueur en série… C’est bien ça ? »

Je soupirai. « C’est un peu résumé, mais oui, en substance, c’est ça. »

« D’accord d’accord, je vous crois. Puis-je vous demander pour quelle raison ? »

Là ça se compliquait. J’avais omis de dire que j’étais un agent de renseignement, je suis sûr qu’ils le prendraient mal. Je répétais le mensonge que je leur avais dit tantôt, mais j’étais persuadé que c’était une question piège.

« Je suis détective, j’œuvre avec une collègue à moi suite à… »

Avec fureur, la femme bourrue se leva de siège, dégaina son épée à la vitesse de l’éclair, et frappa la tasse qui était toujours sur la table, qui se brisa en m’éclaboussant de café brûlant.

« CONNERIES ! On sait que vous avez passé la frontière avec un passeport diplomatique ! Vous êtes un putain d’espion ! »

L’homme posa sa main sur le bras de sa collègue.

« Allons allons, policière Vaveta, être un diplomate curieux ne signifie pas nécessairement être un espion. Calmez-vous donc. »

C’est à ce moment que je compris à quel point cette technique d’interrogatoire était efficace. Même en connaissant cette pratique et en ayant réussi à garder mon flegme, je me sentais malgré moi rassuré quand c’était l’homme qui parlait. Il fallait quand même que je trouve un moyen de m’en sortir sans aller en tôle.

La femme se rassit, haletante, rouge de colère, son épée toujours à la main.

« Cependant… » reprit le policier, « il est vrai que la plupart des diplomates ne sont pas aussi discrets, même quand ils sont curieux. Si on n’avait pas pu compter sur l’extrême vigilance des citoyens de notre petite ville, on n’aurait sans doute jamais entendu parler de vous. »

Il me tendit un mouchoir, que je pris pour m’essuyer le visage et les vêtements. Je décidai de ne pas résister et d’entrer dans le jeu. De toute façon, je savais que ceux qui faisaient les malins finissaient avec un coquard.

« Vous n’avez rien fait de particulièrement illégal, vous savez, hormis le léger trouble à l’ordre public qu’a provoqué votre petit furetage. Soyez sans crainte. »

Il s’approcha de la petite lucarne scellée par des barreaux d’acier.

« Le seul problème, c’est que j’ai un autre rendez-vous, peu avant le coucher du soleil. Si notre petite discussion s’éternise, je vais devoir vous laisser avec nos agents spécialistes de l’interrogatoire, comme la policière Vaveta, vous voyez. »

Il se retourna vers moi.

« Mais aucun de nous deux ne veux ça, n’est-ce pas ? »

Un sourire carnassier apparu sur le visage de la policière. Elle, elle voulait ça.

« Non, bien sûr que non, » répondis-je, feignant une trace de peur.

« Dans ce cas, dites-moi : quel genre de diplomate êtes-vous ? »

C’est à ce moment que ça devenait tendu. Je ne pouvais toujours pas leur dire que j’étais du SRE, mais si je mentais un peu trop, ils continueraient de me cuisiner. Je tentai donc d’élaborer une demi-vérité.

« Je suis lieutenant de la police de Ketarop-sur-Lac. Mais je vous ai bel et bien dit la vérité, car je ne suis pas ici de manière officielle. »

Je fis un petit pause et repris mon souffle. Les deux autres m’écoutaient attentivement, l’air grave, mais l’œil emprunt de curiosité.

« Vous voyez, à Ketarop —et partout dans le pays d’Arop d’ailleurs—, on a eu une série de meurtres. Après une longue enquête infructueuse, mes supérieurs m’ont ordonné de la classer sans suite. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre et me suis associé avec une détective privée de renom pour trouver le fin mot de l’histoire.

« La succession des meurtres semblait indiquer que le tueur provenait des territoires expressionnistes, j’ai décidé de venir ici pour mettre en commun nos informations. Après tout, il n’y a pas de raison particulière pour que les meurtres aient commencé à la frontière, n’est-ce pas ? Et l’affaire est particulièrement complexe, j’ai besoin de toute l’aide qu’on pourra me fournir. »

L’homme secoua la tête. « Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas venu directement à la police ? »

« Comme je vous l’ai dit, j’agis en dehors de ma juridiction et sans l’aval de mes supérieurs. Je ne pouvais de ce fait pas envoyer une lettre officielle pour vous prévenir de ma venue. Techniquement, je suis juste ici en tant que citoyen, pas policier. De plus, j’étais sûr qu’une affaire de cette envergure avait atteint le public général et je pensais qu’interroger les habitants suffirait à me fournir toutes les informations nécessaires. »

Je vis, à l’issue de mon monologue, que leur orgueil de flic avait été piqué, et ce malgré les précautions prises dans les mots que j’avais employé.

Après un court silence, la policière pris la parole. « On ne peut pas transmettre des informations sur des meurtres à des civils. »

Mon regard s’illumina. « Ah ! Il y en a donc bien eu ici aussi ? »

L’homme jeta un regard noir à sa collègue, puis s’adressa à moi. « Oui, cher confrère, il y en a eu. Mais comme elle vient de le dire, ces informations ne peuvent pas être données à n’importe qui. »

Je réprimai le rictus qui tentait de se loger au coin de mes lèvres.

« D’après ce que j’ai pu glaner avant mon arrestation, personne n’est au courant. Du coup, si vous ne m’aidez pas, ma seule possibilité pour obtenir des informations sera de faire un appel à témoin à l’échelle de plusieurs ville… »

L’homme commençait à perdre son sang-froid. « Et vous serez de nouveau arrêté pour trouble de l’ordre public. »

« Oh ! Ça ! Quelle est la sentence pour ce genre d’infraction ? Une simple amende, si ma mémoire est bonne ? Écoutez, si c’est pour attraper un tueur en série international, je suis prêt à la payer, et plutôt deux fois qu’une. »

Il s’impatientait. « Je pourrais aussi vous faire arrêter pour espionnage. »

« Qu’ai-je espionné, sinon les mouvements d’un criminel que vous avez échoué à arrêté ? Je ne suis pas sûr que vos supérieurs apprécient que vous créiez un incident diplomatique pour si peu. En vérité, si vous me transmettez ces informations, vous pourrez considérez que la passation de l’enquête est faite et ça fera ça de moins sur votre conscience. »

L’homme avait les sourcils sévèrement froncés, mais ne dit rien. Sa collègue l’observait, attendant une décision de sa part.

Finalement, il se leva. « Ce n’est pas de mon ressort. Je vais faire remonter cette affaire. Attendez-moi là. »

Il se passa plusieurs heures avant qu’il ne revienne. Quand il fut de retour, il avait un dossier sous le bras.

« Ma hiérarchie a accepté de vous transmettre ce que vous avez demandé, à condition que vous soyez raccompagné à la frontière. »

Je lui souris « C’est précisément ce que je comptais faire. »

Sur la route qui séparait la ville de la frontière, je consultai le fameux dossier. Il était quasiment vide. Mais il contenait une information particulièrement intéressante : le signalement du meurtrier.


« Je suis presque certaine que le tueur va suivre la côte jusqu’à la frontière shamane et faire des victimes sur son trajet. Je ne suis pas sûre de son itinéraire exact mais il y a une bonne chance pour qu’il longe la Briane avant de passer la frontière. » dis-je à Saras lors de notre traversée pour rentrer à Stellaroc.

« Vous pensez qu’on peut l’attraper avant qu’il n’atteigne les pays shamaniques ? »

« Ce n’est pas impossible, mais ça risque d’être compliqué, » lui répondis-je, incrédule. « Nous avons pas mal de retard sur lui, avec tous ses aller-retours, et même s’il ne voyage pas très vite —probablement pour pouvoir repérer les victimes idéales— il y a peu de chance pour que nous retrouvions sa trace avant la frontière. »

Maon compagnon·ne avait l’air contrit·e.

« On a néanmoins une petite chance d’y arriver si on mise sur le fait qu’il longe la Briane. Si c’est le cas, en coupant par le plus court chemin, on pourra peut-être mettre la main dessus à temps. Mais il y a deux gros problèmes à ça.

« Le premier, c’est que ça serait partir du principe qu’on arrivera à le coincer dès qu’on sera dans la même ville que lui. Je dois vous avouer que c’est assez improbable et qu’il faudra un certain temps pour l’attraper dès qu’on l’aura rattrapé. D’expérience, c’est souvent comme ça que ça se passe avec les criminels qui sont très mobiles et dont on ne possède pas le signalement.

« Le deuxième, c’est bien évidemment que c’est un pari très risqué. Il n’y a rien —pour le moment— qui semble indiquer qu’il prendra un chemin plutôt qu’un autre. Il y a des vies en jeu, on ne peur pas se le permettre. »

Saras avait l’air déçu·e. « Alors, quoi ? On continue à le suivre ? »

Je hochai la tête. « Mais d’abord on met toutes les informations en commun. Hier, j’ai envoyé une lettre à Ketarop à l’attention de Betec, et le message que j’ai laissé au poste de police de Stellaroc lui indiquera de nous rejoindre à mon hôtel dès qu’il serait arrivé en ville. Si j’ai bien estimé, il devrait arriver quelques jours après notre retour. »

Iel haussa un sourcil.

« Peut-on se permettre d’attendre plusieurs jours ? »

« C’est mieux ainsi. On a trop de retard pour que ça fasse une différence, et plus on a d’informations mieux c’est. »

« Mais vous n’avez pas dit que le rythme des meurtres accélérait ? »

« Oui, mais partir seules à sa poursuite, dans l’état actuel des chose, ne servira pas à grand chose. Si Betec a une information capitale et qu’en arrivant il ne trouve qu’une autre lettre lui indiquant qu’on est parties devant, on se lance dans une fuite en avant qui ne va qu’empirer les choses. »

Iel acquiesça en silence. Je laissai un ange passer, puis ajoutai : « Vous savez, a priori le tueur voyage par la route. Il devrait arriver à Stellaroc et commettre un meurtre d’ici quelques jours seulement. C’est une occasion pour nous d’essayer d’attraper le coche. »

« Je sais… »

« Mais on a trop peu d’information pour faire quoi que ce soit. C’est triste, mais on va être obligées d’attendre qu’il commette un meurtre pour… »

« JE SAIS ! »

Saras avait frappé le bastingage avec ses deux poings. Ses sourcils froncés et la colère défigurait ce visage si parfait.

« … pour essayer d’avoir les indices les plus frais possibles, ce qui nous permettrait de le coincer. » terminai-je.

Saras se tourna vers moi d’un air de défi.

« Alors pourquoi personne, pourquoi aucune force de police n’a réussi à l’attraper ou à avoir la moindre information utile à son sujet ? »

« Vous vous méprenez, Saras, nous avons beaucoup d’informations utiles —je les résumerai quand Betec nous rejoindra— mais juste pas suffisantes pour faire quoi que ce soit. Quand à savoir pourquoi personne n’a encore mis la main dessus, je dirais : une grande mobilité, accompagnée d’une grande prudence. Mais ça aussi on en reparlera. »

Nous accostâmes à Stellaroc en milieu de mâtiné. Saras avait d’autres affaires à gérer et me demanda de le faire chercher quand Betec serait là. Quant à celui-là, quelle ne fut pas ma surprise quand je le vis arriver le soir même, poussiéreux et exténué.

« Mon ami ! Je ne vous attendais pas si tôt ? Tout s’est bien passé ? »

À ma question, il éclata de rire, avant de me dire sur un ton sérieux : « N’en parlons pas. »

Je ne pu m’empêcher de sourire à l’idée qu’il eut été reçu par les interprètes de la même manière que moi ici-même.

Alors que nous étions toujours debout dans la salle de l’auberge et qu’il empestait la sueur et le cheval, il sorti un folio de son sac. « J’ai des informations intéressantes. »

Je levai une main pour l’interrompre. « Commencez pas prendre un bain, vous serez plus à l’aise pour me présenter ça (moi aussi d’ailleurs, mais je tus cette pensée). De plus, un·e inspecteur·ice d’ici a accepté de nous aider. Je vais lae prévenir et on fera le bilan tous les trois, Demain matin. »

J’étais fourbue du voyage qui m’avait fait traverser la moitié du monde, de l’interrogatoire ma foi oppressant, et de l’aller-retour en bateau. Après tout, depuis le début de l’enquête, je ne m’étais pas arrêtée plus d’une nuit dans la même ville. Sitôt mon repas avalé, j’allai me coucher. Je ne recroisai pas Betec qui avait dû dîner après son bain.

Saras était déjà là quand nous descendîmes prendre le petit déjeuner. Nous occupâmes une table pour six.

« Vous êtes monsieur Steiner, je présume ? Je suis Saras Filsonn, inspecteur·ice de la police nationale. »

Ils échangèrent une poignée de main emplie d’aigreur. Saras avait un langage corporel plutôt hautain envers son homologue arcaniste, et ce dernier semblait contrarié de cette attitude. Il ne cacha pas son amertume, et croisa ses doigts sur la table, sourcils froncés.

Mes compagnons commencèrent alors à étaler leurs documents tout en se faisant servir généreusement en fruits, légumes et viandes. Pour ma part, je continuai de manger léger.

Saras énuméra nos informations et nos conclusions à Betec, qui écoutait poliment, mais il était de toute évidence pressé de présenter ses propres découvertes.

Quand ce fut son tour, il brandit théâtralement la première feuille du folio.

« J’ai réussi à obtenir le signalement du meurtrier. » Nous observâmes le document. « Il s’agit d’une femme ! »

J’acquiesçai. « Ça ne m’étonne pas. »

Betec était surpris. « C’est peut-être sexiste de ma part, mais tout ce temps je m’étais imaginé que le coupable était un homme. »

Je hochai la tête. « C’est normal. Statistiquement, ce sont les hommes qui commettent le plus souvent la combinaison viol-homicide. Mais ce cas-là n’a rien d’habituel. »

Saras acquiesça. « Je vous avoue qu’à l’instar de monsieur Steiner, j’avais par défaut imaginé un homme. Peut-on savoir la raison de votre non-surprise ? »

« Et bien, rien de ce qui est arrivé n’est ordinaire. Pour commencer, un tueur en série qui va de ville en ville, c’est très rare. Ils aiment généralement avoir un pied-à-terre stable, une zone de confort qui leur permet de mieux commettre leurs méfaits, par exemple en invitant les victimes chez eux, ou en disposant de moyens de faire disparaître les corps plus facilement, ou tout simplement de se faire oublier entre deux crimes. Ils en ont bien souvent besoin.

« Commettre des crimes en étant nomade est très complexe, il faut faire du repérage à chaque fois, trouver un moyen d’échapper à la police dans chaque ville, c’est très fastidieux.

« Prenons aussi en compte que la grande majorité des viols —a fortiori les actes pédophiles— sont habituellement commis par des membre de la famille ou des gens très proches, et pas dans la rue.

« Enfin, le modus operandi, qui est unique en son genre.

« On ne peut donc pas appliquer un profil-type standard pour ce genre d’affaire, que ce soit le genre, l’âge, la classe sociale, ou quoi que ce soit d’autre. »

Ils hochèrent tous les deux la tête, convaincus.

Betec m’enjoignit à reprendre la lecture du signalement.

« Nous disions donc : une femme, dans la quarantaine, taille moyenne, phénotype hil-et, à savoir peau olive, yeux bleu sarcelle, cheveux roux orangé. Ah ! Nous avons son physiom ! Il s’agit d’un épais trait de couleur rouge sur son visage, vertical, qui part de son front juste au-dessus de son œil droit et qui descend jusqu’au milieu de la joue. »

« Heureusement que nous avons son physiom », soupira Saras, « la plupart des habitants d’ici on le phénotype hil-et, hormis les quelques shamans qui voyagent vers le primant. Sans ça, son signalement n’aurait pas été très utile. »

Betec nous présenta les autres documents de son folio, qui étaient de simples rapports de scènes de crime.

Le petit déjeuner était désormais terminé et il ne restait plus que nous dans la salle de l’auberge, hormis quelques piliers qui étaient déjà cloués au comptoir.

« Bon, maintenant qu’on a partagé toutes nos informations, faisons un petit résumé », déclara Saras.

Je pris la parole.

« Une femme, originaire du pays de Braam ou de Clava, parcours les routes en commettant des meurtres. Elle serpente le long des routes secondaires, en agissant sur un intervalle de neuf à vingt-huit jours. Nous avons constaté que cet intervalle se réduisait au cours du temps.

« Les crimes qu’elle commet se déroulent ainsi : elle choisit un enfant, l’énucléé, à l’aide d’un instrument métallique, parfois chauffé à blanc, parfois pas, puis dans les deux heures qui suivent le viole par pénétration anale, très certainement avec le même instrument. L’enfant fini par mourir de strangulation, probablement en le maintenant pour ne pas qu’il se débatte. Il est possible que l’enfant meurt de l’énucléation, mais dans ce cas le viol a quand même lieu.

« Il faut cependant prendre ce constat au conditionnel, car presque toutes victimes sont brûlées post-mortem puis cachées dans divers lieux, excepté une qui a été retrouvée intacte au fond de la baie du Golfe Étoilé. Il s’agit donc d’extrapolations faites à partir de cette victime et du rapport des autres.

« La police peine à trouver le coupable, car la tueuse quitte la ville où elle a commis sont crime avant que le corps ce soit retrouvé, et l’absence de point commun signifiant implique que la police met du temps à faire le lien entre les meurtres.

« Selon nos prévisions, elle devrait arriver à Stellaroc dans les prochains jours, tenter de commettre un crime, puis repartir en direction de la tradition Shamanique. »

Un silence lourd était tombé sur mes compagnons. Saras avait le visage tordu de dégout, comme s’iel s’apprêtait à vomir, et Betec avait les mains croisées devant sa bouche, le regard perdu dans le vague.

« A-t-on pu faire un lien entre les victimes ? », demandai-je.

Betec sorti de sa rêverie. « Impossible, on a trop peu d’information sur eux. Vous êtes d’accord, inspecteur·ice Filsonn ? »

D’un geste de la main, Saras commanda une bière avant de répondre. « Oui, étant donné les moyens à notre disposition et de la distance nous séparant des familles des victimes, impossible d’entre savoir plus sur eux. »

« Très bien, » repris-je, « A-t-on des hypothèses quant au mobile ? »

Ils secouèrent la tête en cœur. « Sans doute l’acte lui-même apporte à la tueuse une certaine satisfaction. Je ne vois rien d’autre, » avança Betec.

« Nous sommes complètement aveugles alors. »

Saras déclara, « Je vais transmettre le signalement à tous nos agents et demander à déployer des troupes pour surveiller les endroits peuplés d’enfants. Je ne sais pas si ça suffira, mais c’est le strict minimum. Des suggestions sur d’autres mesures à prendre ? »

C’est Betec qui lui répondit. « Oui. Dites aux gardes qui sont postés aux portes du guide et des dieux de faire suivre toute personne correspondant ne serait-ce qu’un peu au signalement. Il est assez précis pour que ça ne vous coûte pas trop de ressources, mais c’est le meilleur moyen de l’attraper. »

Saras fit la moue. « Je vais devoir demander des renforts au commissariat général de la ville. Ça risque de prendre un peu de temps de mettre ça en place. »

J’intervins. « Renforcez la sécurité dans les bas-quartiers et sur le port, ainsi qu’à tous les endroits où il y a des enfants mendiants. Le fait qu’elle agisse aussi vite, aussi discrètement et avec un certain dédain de la part de la police me fait penser qu’elle s’en prend principalement aux enfants de la basse société. Si vous voyez quelqu’une de suspecte, arrêtez-la et demandez ses papiers de voyage. Ils devraient nous permettre de savoir si elle est passée par le détroit des Dieux ou le détroit du Guide. Dans le second cas, ce sera une sérieuse suspecte. Et bien sûr, surveillez le physiom de chaque personne suspecte, surtout si celle-ci cache son visage. »

Saras se leva. « Très bien. Si vous n’avez rien à ajouter, je vais aller de ce pas transmettre ces instructions. »

Betec se redressa également, « Je vais faire du repérage dans les divers quartiers pour voir quels seraient les endroits propices à ce genre de meurtre. »

« Quand à moi, » dis-je, « je vais transmettre le signalement à toutes les auberges de la ville. »


J’avais beau avoir l’air confiant·e face à mes insolites compagnons, je n’en menais en revanche pas large face à la commissaire générale. Mon propre commissaire m’avait donné sa bénédiction quand je lui avait exposé la situation, mais je sentais bien que pour lui, c’était peine perdue.

« Je vais envoyer un mémo aux autres commissariats, pour qu’ils aient le signalement et puissent prendre leurs propres mesures », m’avait-il dit. En sous-texte, cela signifiait « On a peu de chance d’obtenir un effort de coordination général ». Mais, en bon commissaire, il avait tout de même catapulté ma requête vers les instances supérieures comme l’indiquait la procédure d’usage pour ce genre d’urgence.

Je me préparais à être reçu·e par le commissaire général, l’après-midi-même. Je me maquillais minutieusement, non-seulement pour faire bonne impression mais surtout pour apaiser mon anxiété. J’avais déjà eu affaire à la commissaire générale deux ou trois fois en tant qu’inspecteur·ice, et des dizaines de fois en tant qu’agent·e de police, avant ma promotion. Elle avait une manière de me terrifier, dans sa façon de parler, dans sa façon d’écouter. Elle faisait cette impression à tout le monde. Elle était dans un jugement permanent de la valeur des requêtes qu’on lui apportait. Pour elle, soit on leur donnait trop d’importance —et dans ce cas, on la dérangeait pour rien—, soit on ne prenait pas l’affaire suffisamment au sérieux —dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir remonté plus tôt ? Pourquoi ne pas avoir pris plus d’initiatives ?—. Dans tous les cas, on se faisait remontrer.

Ses remontrances était particulièrement difficiles à vivre. Ce n’étaient pas des reproches directs, ceux pour lesquels on peut serrer les dents et attendre que ça passe, mais de subtils éléments de langage, un adjectif acerbe, un adverbe accablant, une pointe de sarcasme ou juste des variations de ton sans équivoque, au cours d’un long monologue terne en apparence, mais au sous-texte accablant. Rien que de penser à son langage corporel, ses postures, ses regards torves me donnait des frissons.

J’avais mis trop de fond de teint. Perdu·e dans mes angoisses, retardant par tous les moyens le moment fatidique de la confrontation, j’avais surchargé mon maquillage.

Je n’avais pas le temps de le refaire si je voulais être à l’heure, et de toute manière, là où ordinairement ce genre d’apprêt m’aidait à me focaliser, dans le moment il ne faisait qu’accentuer mon sentiment de solitude.

Les requêtes urgentes étaient rapportées dans son spacieux bureau, qui grouillait en permanence de subalternes. J’avais pris avec moi une agente de terrain et un de nos greffiers, la première pour pouvoir transmettre des ordres urgents si elle le demandait, et le second pour lui transmettre les documents appuyant ma requête et consignant, après coup, l’entretien. Ils allaient être témoins de mon humiliation publique.

Debout face à son bureau —il n’y avait aucune chaise ou fauteuil dans cette pièce, ça prenait trop de place et tout le monde était trop occupé pour avoir le temps de s’asseoir—, elle leva les yeux à mon arrivée et me gratifia d’un simple : « J’écoute. »

J’exposai la requête. Directement, simplement, formellement, objectivement, sans aucune forme d’émotion ou de jugement personnel. Elle écouta avec attention.

J’appréhendais désormais sa réaction.

« Je vois. C’est bien. Mais pas de mobilisation générale. Le signalement à été transmit, je vais transférer l’ordre aux gardes des portes de vérifier tout le monde. C’est l’unique chose pour laquelle vous avez besoin de mon ordre direct. Vous pourrez vous charger du reste. »

Un des subalternes de la commissaire générale détala dès la fin de sa phrase, sans doute pour transmettre sans tarder l’ordre en question.

J’étais un peu prise au dépourvu. Malgré les quelques insinuations et le ton maternaliste de sa dernière phrase —qui semblait signifier « vous êtes un·e adulte, vous n’avez pas besoin de moi pour ça »— je me sentis moins troublé·e que ce à quoi je m’attendais. Peut-être que ma mémoire avait amplifié le mal-être qu’elle provoquait chez moi, ou peut-être qu’elle s’était un peu assagie avec le temps. Dans tous les cas, sans aller jusqu’à dire que je me sentais bien, j’avais connu bien pire.

Elle avait baissé les yeux et était retournée dans ses papiers. Quand elle s’aperçut que je n’avais pas bougé, elle leva derechef la tête et conclua d’un simple : « Ce sera tout. »

Quand je sortis du bureau, avant même que je ne puisse relâcher la pression et desserrer les dents, je fus rattrapée par un autre de ses subalternes.

« Comme vous avez fait une requête directe et qu’elle a été entendue, vous êtes maintenant plénipotentiaire concernant cette affaire. Vous pouvez faire vos demande à n’importe quel commissariat de la ville, elles seront écoutée comme si vous étiez un·e de ses subordonnés·e direct·es. Tant que ça reste dans le cadre de l’enquête. »

Sans ajouter un mot, il retourna dans le bureau.

En sortant du commissariat général, j’expirai l’air de mes poumons comme si j’avais retenu ma respiration pendant trois heure. Je regardai mes propres subalternes, ils avaient l’air à la fois fortement marqués par cet entretien et soulagés d’être sortis.

« Je suis content qu’elle vous ai écouté·e, chef·fe », me gratifia mon greffier, accompagné d’un sourire.

Le soleil était sur le point de toucher l’horizon, il était temps de rejoindre mes compagnons à l’hôtel.


Un employé de la municipalité était en train d’allumer les lampadaires de forcelle qui parsemait la rue. Il se pressait, car la lumière du jour baissait rapidement et il en avait encore beaucoup à s’occuper.

J’étais dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, à la jonction entre les docks et le quartier du bas-peuple. La route n’était pas pavée, le sol était en terre battue et rendu humide par l’atmosphère marine.

C’était le genre de quartier idéal pour commettre un meurtre.

J’avais passé l’après-midi à transmettre le signalement de la tueuse à toutes les auberges de la ville.

J’arrivai sur une assez grande place, où quelques personnes étaient présentes. Il y avait un petit groupe de dockers masculins, qui fumaient de l’herbe en plaisantant, un père en promenade avec sa fille, un groupe de six enfants qui jouaient, tombait et se roulait dans la poussière, et une femme entre deux âges qui observait ses derniers d’un œil torve.

Je me dirigeai vers les enfants. Quand je passai devant les dockers, ils m’injurièrent sur mes origines. A priori, ils avaient un grief contre les shamans. Je les ignorai et rejoignit le groupe de bambins.

« Bonjour, je m’appelle Eupope. Vous venez souvent jouer ici ? » Le enfants me dévisagèrent, surpris dans leur jeu par la vieillarde que j’étais. Je vis du coin de l’œil que la femme qui se tenait à l’écart fronça les sourcils.

Un jeune garçon me répondit, « On vient tous les jours après l’école ! »

Je lui souris « Faites attention à vous, d’accord ? Ne suivez pas les gens que vous ne connaissez pas. »

Une des filles semblait ravie. « Oui ! Mon papa me dit tout le temps de ne pas parler aux inconnus ! », puis se rendit compte du paradoxe, et retomba dans le mutisme, déçue d’elle-même.

« Ne vous en faites pas, je vais partir. Mais vous devriez rentrer chez vous, la nuit va tomber. »

Je m’éloignai, tout en constatant qu’ils ne prenaient pas en compte mon conseil. Ils continuaient à jouer. Ils ne nous facilitaient pas vraiment la tâche.

Le père s’était un peu rapproché, tout en tenant la main de sa fille. J’allai à sa rencontre.

Il était habillé avec simplicité, de manière évidente un roturier, avec une casquette sur la tête. Peut-être un manœuvre du port ? Sa fille portait un manteau à capuche d’où émergeait quelques mèche blondes en pagaille. Elle avait l’air envieuse des enfants qui jouaient dans la poussière.

Je n’étais pas sensée en parler aux civils, autres que les aubergistes, mais je ne pus m’en empêcher. « Faites-attention, » dis-je au père, « il y a une rôdeuse qui s’en prend aux enfant, en ce moment en ville. De nuit comme de jour, soyez prudent et ne quittez pas votre fille des yeux quand vous sortez. »

Quand je lui annonçai cela, il sembla effrayé d’abord, puis ses traits trahirent son inquiétude.

« Rassurez-vous, » lui dis-je, « les autorités sont sur le coup. Si vous voyez une femme au comportement suspect, prévenez la police. » Je lui donnai le signalement de notre tueuse.

Il me remercia d’un sourire angoissé, puis décida de rentrer avec sa fille.

Je me dirigeai alors vers la femme louche. En m’approchant, je pus confirmer qu’elle ne correspondait pas au signalement, mais rien ne contre-indiquait que la tueuse agissait seule — bien que selon moi, il était extrêmement improbable qu’elle ait une complice. Mais improbable n’étais pas un synonyme d’impossible.

« Bonjour, » lui dis-je. Elle détourna son attention des enfants et la reporta vers moi. Sans mot dire, elle me dévisagea des pieds à la tête. Elle attendit.

« Vous venez souvent ici ? »

Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que ça peut te foutre ? »

« Je vois. Qu’est-ce que vous voulez à ces enfants ? »

« Qu’est ce. Que ça peut. Te foutre ? »

Je commençais à m’agacer. « Ça peut me foutre que c’est vraiment glauque comme comportement et que je n’hésiterai à prévenir la police si vous ne me répondez pas. »

Elle s’esclaffa d’un rire grinçant. « Essaie un peu pour voir. » Elle fit un signe de la tête en direction des dockers qui observait notre échange de loin. Ils commencèrent à se lever et se répartir autour de nous, à bonne distance mais tout de même suffisamment près pour que si jamais ils recevaient l’ordre de se jeter sur moi, je n’eus aucune issue.

Je reconnaissais un peu ce schéma. Une matrone de maison close, qui prospectait des travailleur·euses potentiel·les tout en étant protégée par les plus fidèles de ses clients. Ce n’était pas surprenant de trouver ça dans ce quartier, défavorisé et proche des docks, mais tout de même, c’étaient juste des enfants !

Je restais calme, fit mine d’être impressionnée, m’excusa et partis, sous le regard menaçant des hommes. Je ne pouvais rien faire sinon en parler à Saras, quand nous nous serions rejoints.

Quand je fus de retour à l’auberge, mes compagnons m’attendaient. Ils avait déjà commencé à manger, et m’avais commandé un plat chaud, que j’accueillis avec grand plaisir. Nous fîmes le bilan de nos journées respectives.

Saras nous résuma son entretien avec la commissaire générale, et sembla satisfait·e du résultat, bien que moi-même considérais que ce n’était pas assez. Betec avait noté divers endroits particulièrement propice aux meurtres, et l’avais transmis à la police. Je notai qu’il y avait inclus la place de laquelle je revenais. Nous n’avions plus qu’à attendre.

Cette attente fut angoissante pour moi. Dans les jours qui suivirent, je me replongeais dans les dossiers qu’avait amené Betec, qui regroupaient tous les meurtres qui avaient eu lieu dans la tradition arcanique ainsi que ceux qu’il avait récupéré à la tradition expressionniste. Saras était retourné·e à ses obligations d’inspecteur·ice, iel avait diverse autres affaires en court. Je suspectais qu’iel en profitait pour se changer les idées.

Quant à Betec, il avait insisté pour participer aux patrouilles, mais ça avait été refusé, sans grande surprise. Il s’était donc posté de lui-même à la Porte des Arcanistes, sous l’œil intrigué des gardes en poste.

Le soir du troisième jour qui suivait la mise en place du cordon, une nouvelle terrible tomba : un nouveau meurtre avait eu lieu, malgré nos précautions. Les habitants d’un des quartiers avait trouvé leur eau brunâtre. Une enquête fut faite auprès du puits, et un petit cadavre étranglé, énucléé et violé fut trouvé au fond.

« On va examiner le corps ? » nous demanda Saras lors de la réunion de crise que nous organisâmes en urgence. « J’ai les accréditations si besoin. »

Je secouai la tête. « Pas la peine, partons ce soir, la criminelle a du partir dans la journée. Il faut qu’on voyage cette nuit si on veut avoir un espoir de la rattraper. »

Ils hochâmes tous deux la tête, puis nous nous rendîmes à l’écurie juste après avoir récupéré nos affaires.

Quand nous quittâmes la capitale, la nuit tombait. Nous trottâmes sur la route pavée à la lueur de nos lanternes.

La route n’étais pas dangereuse de nuit, nous croisâmes même quelques patrouilles. Minas était haute et sa lumière s’ajoutait à celle des lanterne pour éclairer la voie.

Mais nous ne pouvions pas galoper, et la fatigue embrumait notre vigilance. Quand le soleil projeta ses premiers rayons dans le ciel rosé de la fin de nuit, nous n’étions toujours pas arrivés au prochain village. Ce ne fut qu’en milieu de mâtiné que nous l’atteignîmes, fatigués et avec une journée d’enquête se profilant devant nous.

« Pas de temps de chômer, » dit Betec dès que nos chevaux furent à l’écurie, « nous devons nous dépêcher de débusquer la tueuse. Pour rappel, elle ne voyage pas rapidement, aussi elle doit encore être ici, quelque part. »

Saras s’avança. « Je vais prévenir la police locale pour mettre en place des recherches. On se retrouve à l’auberge en fin d’après midi pour faire le point. »

Betec s’adressa à moi. « C’est à mon tour de visiter les lieu d’intérêt du village pour partager le signalement, et au vôtre de crapahuter un peu partout pour avoir une bonne idée de la configuration des lieux. Ça vous va ? »

J’acquiesçai et parti ad hoc.

Le village était suffisamment près de Stellaroc pour avoir une infrastructure moderne. C’était un genre de mélange entre une petite ville côtière et un gros relai routier. Il était découpé en trois zones : la partie centrale où passaient les voyageurs, avec une auberge, un poste de police et la plupart des bâtiments publics —que je laissai donc à Betec— le port, et la zone résidentielle, qui était celle la plus loin de la côte.

Je commençai mon enquête par cette dernière. Il y avait peu de chances que la tueuse se trouve ici, vu qu’elle était itinérante. Je cherchais juste à éliminer cette possibilité dès que possible pour pouvoir enquêter plus tranquillement sur les docks.

Je rencontrai divers enfants et parents, que je pris soin de prévenir en essayant de ne pas les faire paniquer (cette dernière partie était la plus difficile pour moi, j’avais tendance à décrire les faits avec froideur malgré moi). Dans cette petite ville, où ce genre d’évènement ne devait pas être très commun, les gens se montrèrent particulièrement méfiants, voire hostiles à mon égard, et pour la plupart refusèrent de m’écouter.

Je commençais à comprendre que je perdais mon temps. Je cherchais mon chemin hors du quartier quand je fis une rencontre incongrue. Une enfant seule jouait au milieu de la route. Je reconnu instantanément sa tignasse blonde et son manteau, il s’agissait de la petite fille que j’avais croisé quelques jours plus tôt dans les bas-quartier de Stellaroc, celle qui avait été accompagnée par son père.

Quand je m’approchai d’elle, je remarquai son physiom, à savoir que ses oreilles avaient la forme de feuilles de chou-fleur. Elle devait avoir huit ans.

Elle me reconnu tout de suite. Je lui demandai « Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je joue en attendant que papa rentre à la maison. »

Ma question portait plus sur sa présence en ville, mais sa réponse m’avait intriguée. « Ta maison ? Tu habites ici ? »

« Oui ! On a déménagé dans notre nouvelle maison ! »

Amusante coïncidence. Cette petite fille m’intriguait de plus en plus. Je voulais lui poser davantage de questions, mais je ne savais pas trop comment aborder le sujet.

« Est-ce que tu as vu une dame étrange, dans cette ville ? Son physiom est un trait rouge sur le visage, » dis-je en mimant avec le doigt l’emplacement du physiom de la tueuse.

Elle me regarda d’un air confus. « C’est un quoi un physiom ? »

« Un physiom, c’est une caractéristique physique unique à toi. » Sa confusion ne semblait pas s’amoindrir. Il fallait que j’utilise des termes plus simples.

« Tu vois tes oreilles ? Elles ressemblent à des choux-fleurs, non ? »

Elle acquiesça.

« Est-ce que tu as déjà vu d’autre personnes qui ont des oreilles avec la même forme ? »

Elle secoua la tête.

« C’est parce que c’est ton physiom. Il est unique, il n’y a que toi qui l’a. Tout le monde en a un à lui, regarde. »

Je remontai la manche de mon manteau pour lui montrer mon avant-bras. Il y avait dessus une douzaine de petites tâche bleues en forme de trèfles.

« Tu vois ces taches ? Personne d’autre n’a les mêmes. C’est mon physiom. »

Elle fronça les sourcils. « Mais, il y a plein de personnes qui n’ont pas de physiom, pourtant. »

« C’est parce que des fois, il est caché. Ça peut-être par exemple dans le dos. Tu ne le verrais pas si quelqu’un avait un physiom dans le dos. Des fois, aussi, une personne n’a pas de physiom parce qu’il n’y a pas de combinaison possible entre les phyisioms de ses parents. »

Elle inclina sa tête sur le côté. « Les parents ? »

« Oui, le physiom est toujours un mélange de ceux des parents. Alors des fois, quand le mélange n’est pas possible, on ne peut pas le voir. »

Elle se mura dans le mutisme, le regard perdu dans le vague et les traits figés dans une profonde réflexion.

« Par exemple, toi ton physiom, ce sont le oreilles en chou fleur. Est-ce que tu connais le physiom de ton papa ? »

Elle hocha la tête et remonta sa chemise pour me désigner son nombril. « Il a comme moi, mais ici. »

« Il a donc le nombril en chou-fleur. Tu vois ? Vous avez tous les deux le chou-fleur. Et ta maman, son physiom est sur ses oreilles, n’est-ce pas ? »

Elle fronça de nouveau les sourcils. « Non. »

« Alors c’est quoi ? »

Elle pointa derechef son nombril. « Bah, c’est le nombril-chou-fleur ! »

« Non non, je te parle de ta… »

Et ça fit *clic* dans ma tête. Tous les éléments s’emboîtèrent d’un seul coup, en même temps que circonstances coïncidentes s’envolèrent.

« Il est où ton papa ? »

« Je sais pas, il ne me l’a pas dit. Il a dit qu’il rentrerait plus tard. »

« Et elle est où ta maman ? »

Elle fronça les sourcils et me répéta exactement la même phrase, en détachant les syllabes, comme si je n’avais pas bien entendu.

Bien sûr ! Tout faisait sens à présent. Je m’en voulais de ne pas avoir envisagé cette possibilité plus tôt. Quant au physiom du signalement, il était probablement factice. Un bon moyen de tromper la police. Je me tournai de nouveau vers la gamine.

« Est-ce que tu peux me montrer où est ta maison ? »

Elle réfléchit un court instant, puis hocha la tête. Elle me pris par la main et m’emmena à travers les rues.

J’étais désormais sur mes gardes. Je n’avais pas pris mon bâton lesté avec moi, je l’avais laissé avec les chevaux. C’était peut-être une erreur. J’allais identifier la maison et irais chercher mes compagnons.

La fillette m’amena devant une bicoque délabrée. De toute évidence une maison abandonnée. J’énumérai les issues. Une porte devant, probablement une derrière. Quatre fenêtres au rez-de-ch…

« Bonjour, qui êtes-vous ? »

Je me retournai brusquement. Il s’agissait du ‘papa’ de la fillette. Il avait un sac rempli de commissions et un air très méfiant.

« Bonjour ! J’ai croisée votre fille —c’est bien votre fille ?— seule dans la rue. J’étais un peu inquiète alors je l’ai raccompagnée.

J’avais grimé à la hâte ma voix et ma posture pour sembler le plus cacochyme possible, mais ayant été prise par surprise, je n’étais pas convaincue du résultat final. Il me fixa, et je ne parvins pas à savoir s’il m’avait reconnue ou pas.

Son visage s’illumina enfin, ravi. « Merci beaucoup ! Vous n’auriez pas dû, elle est très indépendante pour son âge. Mais que dis-je, venez vous reposer un peu à l’intérieur, je vais faire du thé. »

Il n’y avait plus aucun doute. Qu’il m’ait reconnue ou qu’il ne voit en moi qu’une témoin gênante, une chose était sûre, il voulait m’attirer à l’intérieur pour me tuer.

Je tentai de trouver maintes excuses, mais il les réfuta toutes en bloc. Il invoqua mon amabilité, mon âge et l’hospitalité pour m’attirer à l’intérieur. Je ne savais pas si j’étais capable de m’enfuir, il avait au bas mot soixante ans de moins que moi, il y avait une bonne chance qu’il me rattrape si je partais en courant maintenant.

Aller à l’intérieur, bien que très risqué, me donnait un peu de temps pour réfléchir à un plan et peut-être improviser une arme pour me défendre. De plus, je pensais que je pouvais parier sur le fait qu’il ne me tuerais pas devant sa fille.

La maison n’était pas bien grande, mais avait un étage et une pièce à part au rez-de-chaussée. L’homme demanda « Ma chérie, tu veux bien allumer le poêle ? » et alla remplir la bouilloire. Il y avait une fenêtre à côté de la table où il m’avait priée de m’asseoir, ma seule issue, vu que la porte était à l’opposé du salon. Je n’eus pas beaucoup de temps pour sonder l’endroit, car la petite avait allumé le poêle rapidement, et l’homme avait déjà posé la bouilloire dessus. « Ma chérie, tu veux bien aller dans ta chambre pendant que les grandes personnes discutent ? Ne bougez pas, madame, je vais rapidement me changer. »

Il ne devait pas m’avoir reconnue, sinon il ne m’aurait pas laissée seule. Je tentai d’ouvrir la fenêtre, mais elle semblait bloquée. Je n’insistai pas trop, pour ne pas perdre du temps. J’hésitai un instant à aller à la porte, mais il l’avait verrouillée après m’avoir faite entrer, et chaque seconde comptais. Je m’approchai du poêle.

Il ne s’était pas écoulé plus de quinze secondes au total qu’il revint dans la pièce. Il avait complètement changé. Comme il avait enlevé sa casquette et avait laissé choir sa longue chevelure rousse et satinée —bien que sale—, je remarquai que c’était une femme, sans grande surprise, la femme du signalement. Elle avait tracé un large trait rouge vertical sur son visage au rouge à lèvre, en guise de physiom factice.

Elle tenait un tisonnier tordu et couvert de sang séché à la main. D’une voix plus fluette que celle qu’elle utilisait avec son autre persona, elle me lâcha un simple « Désolée » et se rua sur moi.

D’un geste vif, je saisis la bouilloire et la lança en direction de sa tête. L’eau n’était pas encore brûlante, mais le métal avait commencé à chauffer, et elle eut un cri mélangeant surprise et douleur, se stoppant dans sa course.

J’attrapais une casserole en fonte qui était suspendue non-loin du poêle, et la lança à travers la fenêtre, qui explosa dans un fracas de verre brisé. Je couru pour m’y jeter à travers, mais fus plaquée au sol juste avant de l’atteindre. Dans ma chute, ma main atterri sur un débris de verre qui était encore fiché dans le cadre de la fenêtre, transperçant ma paume de part-en-part, et qui se délogea dans la violence de la chute.

Elle se mit à califourchon sur moi comme je me retournais pour lui faire face. Elle leva le tisonnier à deux mains au dessus de sa tête, pointant versde mon visage. J’eus juste le temps de plonger ma main dans l’intérieur de mon manteau pour toucher un de mes catalystes, et lança aussitôt un sort.

L’incantation lui fit peur, comme mes yeux changèrent de couleur et que je parlais dans un langage inintelligible, et elle eut un mouvement de recul. Mais c’était juste une diversion de ma part, car je ne connaissais pas de sort pouvant me servir à me défendre ou à attaquer.

Je profitai de cette fraction de seconde de répit pour utiliser le morceau de verre planté dans ma main et la blesser. Je visai les yeux, mais ne réussi qu’à atteindre sa joue. Elle lâcha son arme et pressa ses deux paumes contre sa blessure, les yeux révulsés, surprise comme j’étais sa première victime qui se défendait.

Je la renversai en arrière, elle ne parvint pas à se rattraper et se cogna la nuque contre un pied de la table. Pas fort, mais juste assez pour la sonner un instant.

Sans demander mon reste, je sautai par la fenêtre. Dans le mouvement, mon vêtement accrocha un des bout de verre encore sertis dans le cadre de la fenêtre, ce qui me fit tomber à la renverse.

Je tombai à l’extérieur, mais mes chevilles étaient encore au niveau du cadre de la fenêtre et quelque chose —un morceau de verre ou de bois brisé, je ne sus pas— me taillada. La douleur irradia ma jambe.

L’adrénaline parvint à me faire tenir et je couru malgré ma blessure aussi loin que je pus, sans oser me retourner. Elle ne poursuivit pas.

J’avais l’esprit confus, je ne savais pas quoi faire. La partie reptilienne de mon esprit me poussa à aller chercher mon arme, à l’écurie.

En arrivant dans le centre-ville, les gens me jetèrent des regards inquiets à cause de mes vêtement déchirés et tachés de sang. Quand j’arrivai à l’écurie, je beuglai au fille de service d’aller à l’auberge prévenir mes compagnons, tandis que je me dirigeais vers nos montures.

L’adrénaline commençait à retomber, et la douleur s’intensifiait. Il y avait bien sûr ma cheville et ma main —dans laquelle le morceau de verre était encore fiché— mais aussi mon épaule qui avait amorti le premier choc.

Mes forces commençaient à me quitter, j’envisageais de m’asseoir en attendant le secours de mes compagnons, mais une alerte se leva dans ma tête. C’était le sort que j’avais jeté en hâte durant la rixe. Il avait servi à lui faire peur sur le moment, mais c’était un vrai sort que j’avais lancé. Il me permettait de localiser la cible de celui-ci —la tueuse— si elle se trouvait à moins de deux cent disses de moi.

Si elle venait d’entrer dans sa zone d’effet, c’est qu’elle était proche de l’écurie. Elle venait sans doute chercher sa propre monture pour quitter la ville, maintenant qu’une témoin l’avais vue et avait survécu.

Je me cachai sans tarder, en battant la paille pour dissimuler le peu de sang qui avait coulé — rien de vital n’avait été touché, fort heureusement, il y avait peu de sang. Je retins mon souffle, je l’entendis qui apprêtait son cheval dans un boxe non loin du mien. Puis, un bruit de galop qui s’éloignait.

Il fallait que je fasse quelque chose. Je saisis un autre de mes catalystes —une longue-vue— et sorti à découvert. Je la voyais, de dos, qui s’éloignait sur la route, chevauchant son cheval — elle était déjà sortie de la zone d’effet de mon premier sort. Alors, tout en regardant à travers ma longue-vue, j’incantai de nouveau.

Le sort se lança, mais il m’avait demandé un peu trop d’énergie. Ma vue se noircit.


« Eupope ! Vous allez bien ? »

La voix de Betec me réveilla. Je voyais mes deux compagnons au-dessus de moi. Saras me palpait tandis que Betec me pinçait l’intérieur du bras pour me réveiller. Ils me mirent en position semi-assise, tandis que je commençais à recouvrer mes esprit. Une averse avait commencé à tomber et la paille du boxe était imbibée d’eau glacée.

« Vous êtes blessée ! » s’écria le policier alchimiste.

« Pas le temps, » répondis-je, « il faut la poursuivre. Je l’ai repérée. Elle est venue ici chercher sa monture. »

Betec secoua la tête. « Si elle a pris un cheval, elle est déjà loin. Seule, elle ira bien plus vite que nous, et si elle sait qu’elle est poursuivie, elle va tenter de partir le plus loin possible pour nous semer. »

Un mince sourire se dessina sur mon visage tordu de douleur. « J’ai pu lancer un sort avant qu’elle ne s’éloigne. Je peux connaître sa position approximative si elle se trouve dans un rayon de deux à trois kalieues. Pour le moment, elle est toujours en ville, immobile. Elle est sans doute partie récupérer sa fille et ses affaires. On a une chance de la rattraper. »

Ils firent tous deux une moue confuse à l’évocation de ‘sa fille’, mais comprenaient l’urgence de la situation et ne me questionnèrent pas. Saras m’aida à grimper sur ma monture, mais il m’était difficile de la contrôler.

« Essayons de l’intercepter à la porte du triant. Eupope, vous confirmez que c’est par là qu’elle va se diriger ? »

J’acquiesçais. « J’en suis sûre, mais dépêchons nous, elle a recommencé à bouger. »

Au moment où nous eûmes la porte de la ville en vue, nous la vîmes débarquer d’une rue adjacente qui longeait le mur de la ville. Elle avait assis sa fille sur l’encolure, contre son ventre, et celle-ci portait un gros sac dans ses bras.

Devant la porte, elle fit faire un angle droit à son cheval en direction de l’extérieur de la ville. Celui-ci dérapa sur les pavés mouillés et manqua de tomber, mais tenu bon. Nous étions encore trop loin de la porte pour pouvoir la rattraper malgré cette manœuvre.

« Arrêtez-la ! Arrêtez-là ! » hurla Saras.

Les gardes de la porte —qui regardaient vers l’extérieur— se retournèrent tous les deux pour savoir d’où venait ce chahut, mais n’eurent pas le temps de jauger la situation.

Par réflexe cependant, l’un deux s’interposa devant le cheval de la fugitive, mais fut renversé avec violence.

Quand nous passâmes à notre tour au galop à travers la porte, fort heureusement, il bougeait encore et son compagnon était déjà en train d’alerter les secours.

La fugitive était imprudente. Elle chevauchait au triple galop sur une route pavée et mouillée avec un cheval ferré. Par prudence et à cause de mes blessures, nous ne suivions pas son rythme, en restant au galop simple, mais nous parvenions toujours à la suivre grâce à mon sort.

Puis soudain, je sentais qu’elle se rapprochait rapidement de nous.

« Elle s’est arrêtée ! » criai-je par-dessus le fracas du vent et de la pluie.

Effectivement, peu de temps après, dans une courbe, nous vîmes des traces de dérapage et de chute. Le cheval avait sans doute pris la fuite, car nous aperçûmes des traces de bottes dans la boue, qui s’enfonçaient dans la forêt bordant la route.

Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour la rejoindre. Quand je la vis, elle s’était arrêtée et sa fille était assise sur le sol, adossée contre un arbre. J’eus à peine le temps de remarquer qu’elle était armée d’un arc qu’elle décocha une flèche dans ma direction. J’eus le réflexe salvateur de me jeter de côté, mais ce ne fût pas le cas de Saras, qui se trouvait juste derrière moi et qui n’avait pas pu voir le coup venir.

La flèche se planta dans le muscle de son bras, juste sous sa spalière de cuir. Il émit un grognement de douleur et tomba à genoux derrière un arbre. La fugitive encocha une seconde flèche et nous mis en joue. Betec se jeta à l’abri derrière le même arbre que Saras et commença à lui prodiguer les premiers soins. Moi-même me cachai, mais elle ne semblait pas vouloir nous attaquer.

Juste avant de me mettre à couvert, J’avais remarqué que sa fille, à ses pieds, avait les yeux mi-clos était à la limite de la conscience. Sans doute la chute du cheval lui avait provoqué une commotion. Elle n’avait pas l’air de saigner, mais elle avait besoin de soins urgents.

« Laissez-nous tranquille ! » hurla-t-elle.

« Votre série de meurtres s’arrête ici ! » lui lançai-je. « Vous ne pouvez plus en réchapper, vous êtes seule et nous sommes trois. La course est finie pour vous ! »

Je ne savais pas si c’était la meilleure stratégie à adopter, mais ça me permettais de gagner un peu de temps pour que Betec soigne Saras et revienne dans la course. Je ne pensais pas être capable de la combattre seule.

« Votre fille a besoin de soin ! Elle est innocente ! Rendez-vous et on pourra la sauver. »

Je me risquais à jeter un œil hors de mon abris. Elle ne pointait plus son arc vers nous et avait le larmes aux yeux. J’interrogeai Betec du regard, qui me fit signe de continuer.

Je sortis de mon abri et tendis une main vers elle. « Vous êtes en souffrance. N’est-il pas temps que tout cela s’arrête ? »

« Vous ne pouvez pas comprendre ! » Elle semblait folle, ses cris suraigus perçant le vacarme de la pluie forestière.

« Je le peux si vous m’expliquez. » Je fis un pas vers elle. Mais elle eut une réaction violente.

« Si vous faites un pas de plus, je la tue et je me tue ensuite ! »

Je me stoppai. Elle avait son arc braqué sur la tempe de sa fille.

Lentement, je mis ma main dans ma veste et m’empara du petit sifflet de laiton.

Betec, sortit alors lui aussi de sa cachette, et se joignit aux négociations.

« Il y a eu assez de victimes. Votre fille n’a pas a en souffrir. Que faut-il qu’on fasse pour que vous vous rendiez et qu’on arrête les frais ? »

Elle secoua la tête. « Je suis la pire des mère, à cause de moi tu ne pourra pas avoir une vie normale. » Elle ne nous écoutait pas. Elle s’adressait à sa fille. « Tu es condamnée a vivre comme moi. Je ne le permettrai pas. »

Betec renchérit. « On prendra soin de votre fille. On sait qu’elle n’a rien à voir avec vous. Elle pourra avoir une vie normale. »

Elle éclata d’un fou rire hystérique. « C’est ce qu’ils m’avaient dit aussi. Mais regardez-moi ! » Elle baissa la tête, l’air sombre. « J’aurais préféré mourir ce jour-là. »

Un ange passa, durant lequel on n’entendit que le martèlement de la pluie sur la végétation. Ni Betec, ni moi ne savions quoi ajouter. Nous attendions une réaction de sa part.

Après un long instant d’introspection, elle tourna la tête vers nous et cria « Je me rends ! ». Puis, toujours braqué sur la tête de sa fille, elle banda son arc et tira.

J’eus l’impression que le temps ralentit à ce moment-là. Bien avant de faire le geste que je m’apprêtais à faire, j’en avais pris la décision. Peut-être même le jour où j’avais accepté cette enquête, je l’avais prise.

Une fraction de seconde avant qu’elle ne décoche la flèche, je soufflai dans mon petit sifflet de laiton pour lancer mon sort. Il en sortit un sifflement mélodieux, celui d’un pinçon un matin de printemps. Mais sous cette pluie automnale, il résonna d’un son funeste.

Juste avant que les doigts de la fugitive ne lâchent la corde, la magie du sort attira son attention sur moi. Inconsciemment, son corps pivota d’un seul homme, et c’est vers moi que la flèche fendit l’air en sifflant.

J’entendis un craquement odieux quand elle se ficha dans ma poitrine. Tout à coup, ma cheville et ma main ne me faisaient plus mal, mais je perdis le sens de l’équilibre et chus.

Avant de toucher le sol spongieux, je pus voir Betec qui, d’un geste gracile et précis, fit trois pas en avant en dégainant sa canne-épée dans un grand geste semi-circulaire, au-dessus de sa tête, tranchant net quelques feuilles au passage. Puis, dans un dernier pas, il effectua une fente et estoqua la fugitive dans l’abdomen. Celle-ci avait laissé tombé son arc et me fixait avec béatitude, ne comprenant pas ce qui se déroulait devant ses yeux. Elle tomba à la renverse, sans comprendre non plus ce qui l’avait frappé.

Betec se jeta alors sur moi. Comme je saignais abondamment malgré la flèche toujours plantée dans mon thorax, il la brisa et tenta de comprimer la plaie. Mais rien n’y faisait. Elle saignait toujours.

Mes dernières sensations furent la vue de Saras qui hissait la fillette sur son dos de son bras valide. La voix de Betec qui m’ordonnait de rester éveillée. L’odeur du pétrichor. Le goût du fer. Et le contact du petit sifflet de laiton dans le creux de ma main.


Il faisait frais ce matin. Le premier quart venait de passer, mais la brume persistait dans la plaine. Ici, au sommet de la plus haute falaise du monde, j’étais bien au-dessus de la nappe brume qui nimbait le reste du pays.

Le personnel que j’avais engagé pour l’inhumation était déjà parti, j’étais seul. Je jetai un dernier coup d’œil sur la simple plaque de granit posée sur la tombe, quand j’entendis des pas derrière moi.

J’eus un petit sourire. « Vous êtes finalement venu·e, hein ? »

« Bien sûr, cette histoire ne pouvais pas se clore sans un instant de recueillement, ici. »

Je rejoignis Saras Filsonn qui était resté·e à distance respectueuse, mis mes mains à l’abri du froid dans mes poches.

Pendant qu’iel se recueillait, j’observai l’horizon, juste par-dessus le rebord de la falaise. Au delà de la brume continentale qui débordait sur les eaux, je voyais d’une par la mer du Golfe Étoilé, calme et accueillante, et d’autre part la Mer Intérieure, vaste et sauvage. Les séparant, des immenses récifs meurtriers, qui ressemblaient à des montagnes abruptes émergeant des flots.

« Vous l’avez gardé avec vous, n’est-ce pas ? » me demanda maon compagnon·ne, les yeux toujours clos.

Je tirai de ma poche droite le petit sifflet. « Oui. Je m’y suis attaché. Et j’en suis le premier surpris. Pour le peu de temps que nous avons passés ensembles, cette femme m’a marqué. »

« Quelle mort… terrible. » Filsonn serra ses paupières. Une larme se glissa sur sa joue.

« Vous pensez ? Il ne lui restait que trois ans avant sa mort séculaire, et elle n’était pas du genre à mourir paisiblement dans son lit. Je pense qu’elle s’y était préparée. »

Malgré tout, je serrai dans mon poing le sifflet.

« Vous et elle semblaient être du même acabit, sur ce point, » me dit-iel. « Toujours dans l’action, jamais dans la contemplation. Je me trompe ? »

Un ange passa. Filsonn rouvrit les yeux.

« Les shamans ne sont pas censés être enterrés en fosse commune ? Après une veillée solennelle et une grande fête ? »

« Si, mais elle n’a plus vraiment de famille ou d’amis ici, de ce que j’en sais. Et je pense qu’elle aurait aimé être enterrée au côté de son apprenti. »

Filsonn leva les yeux aux ciel, avant d’ajouter « Je pense qu’elle s’en serait fichu. »

Sa remarque me fit sourire. « Oui, sans doute. C’était une personne plutôt pragmatique. »

Un second ange passa, et on pu entendre le chant doux d’une grive.

Je me tournais vers maon compagnon·ne. « Alors, qu’avait vous pu en tirer ? »

Iel prit une grande inspiration. « C’est compliqué. Apparemment, durant son enfance sa grande sœur se faisait violer à répétition par leur oncle. Celui-ci lui faisait du chantage, disant que si elle refusait, c’était sa petite sœur qu’il violerait à la place. Cette dernière assistait souvent à ces scènes, sans qu’il le su. Jusqu’au jour où sa sœur tua son oncle en l’étranglant. »

« Quelle horreur… Elle a assisté à ça ? »

« Oui. Et un étranglement c’est long, très long. La sœur fut mise entre les main des ecclésiastes —elles sont bien nées dans la tradition divine— et elle fut adoptée. Elle tenta de vivre une vie à peu près normal, jusqu’au jour où elle surpris son mari tentant de violer sa fille, âgée d’à peine six ans. »

Iel s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.

« C’est là que tout se mis à dégénérer. Elle a tué son mari et s’est enfuie avec sa fille. Elle fut prise de très forte pulsions sexuelles, qu’elle n’arrivait pas à contenir et qu’elle ne voulait surtout pas déverser sur sa fille. Des pulsions pédophiles. Je vous le dit tel que les médecins me l’ont expliqué, mais les propos de cette femme ont été extrêmement confus à partir de là. Elle s’est mise à violer des enfants et à les tuer. Les médecins pensent que le meurtre était aussi une pulsion névrotique, mais n’en sont pas sûr. Elle semblait réellement regretter tous ces actes, mais c’est difficile de savoir où commence le mensonge, s’il y en est.

« Elle s’est construite une persona à partir de là, se maquillant d’un faux physiom pour se détacher de ses pulsions et pour ne pas être reconnaissable s’il jamais un témoin venait à la surprendre. Comme elle ne supportait plus de se voir dans le miroir, et là encore pour se cacher, elle se grimait en homme le reste du temps. »

« Sa vie a été atroce. Mais ça n’excuse pas ses actes. »

« Certainement pas. »

« Et sa fille ? »

« Comme elle était jeune, elle a réussi à la persuader que son père et sa mère était la même personne. Et elle a l’air d’avoir été protégée des actes de sa mère. En tout cas, rien dans ce qu’elle a dit a laissé pensé qu’elle était au courant.

« Elle n’a apparemment pas de séquelle de sa commotion, et sera bientôt adoptée. Elle n’a pas vraiment eu une vie normale jusque là, à voyager sans cesse avec sa maman-papa. Espérons que ça change. »

« Oui, espérons-le. »

Filsonn eut un hoquet de nausée. Ce n’était pas un·e novice, mais ça l’avait beaucoup secoué·e de prononcer ces horreurs à voix haute. Je pris moi-même conscience que j’avais la respiration saccadée.

« Et que comptez-vous faire, maintenant, inspecteue·ice Filsonn ? » Vous allez regagner votre poste à Stellaroc ?

Iel eut un petit rire. « Non. J’ai dû prendre congé pour venir vous rejoindre ici. Je me suis dit que ce serait une bonne occasion pour prendre des vacances dans ce pays pittoresque. Et puis j’ai besoin de souffler. Mon mari et mes enfants sont en route et me arriveront en ville demain matin. On vas passer une dizaine de jours à se reposer et à se promener. J’ai aperçu un petit châtelet en ruine, non-loin d’ici, qui pourrait être intéressant à visiter. »

La simplicité de ce projet m’allégea un peu le cœur.

« Et vous, monsieur Steiner ? Vous allez rentrer chez vous ? »

Je ris franchement à cette perspective. « Grands dieux, non ! Je vais profiter d’être dans tradition Shamanique pour effectuer quelque mission pour mon agence. Contrairement à vous, je trouve ma plénitude et ma liberté dans un célibat solide, dans des voyages éprouvants et dans mon travail. Mais je me réserve l’opportunité de visiter quelque point d’intérêt, s’il s’en trouve sur ma route. »

Iel me sourit. « Quand vous repasserez à Stellaroc en remontant la côte, venez me saluer au commissariat. On trouvera bien le temps d’aller boire un coup ensemble, non ? »

« Avec grand plaisir ! »

Mégiste ou la soif du savoir

En l’an 121 du Troisième Âge

Le vent était froid. Les os de la vieille dame vibraient, si fort qu’elle dû fermer les yeux.

Quand elle les rouvrit, elle contempla ce paysage qu’elle connaissait si bien. On était en pleine saison humide, la toundra qui s’étendait plus loin que le regard portait était marron, détrempée. À sa gauche, au dessus de l’horizon, pointait le Belvédère des Dieux, magistrale merveille, édifice massif en bois qui s’élevait bien plus haut que la crête sur laquelle était perchée sa bicoque. Il pointait vers le Golfe des Éléments, cette grande mer froide dont les flots se déversait avec fureur sur les récifs au pied de ladite crête. À droite, ça simple masure en bois sombre d’un pays lointain dégageait une aura inquiétante, le vent sifflant entre ses planches mal ajustées.

Son regard se tourna alors vers deux petites silhouettes, qui gravissaient la pente douce avec difficulté, lutant contre le vent. L’une d’entre elle s’aidait d’un long bâton de marche tout en gardant une main sur son chef pour empêcher son chapeau à revers d’être soufflé par les bourrasques. La seconde marchait dans les traces de la première.

La vieille dame demeura dans son fauteuil à bascule et attendit patiemment qu’ils achèvent leur progression.

Quand les voyageurs furent assez près, elle les dévisagea. Celui qui ouvrait la marche était un homme originaire de Slevaria —son teint d’un gris très clair le trahissait, et son accent qu’elle entendit plus tard le confirma—. Il portait une épaisse barbe blanche et des cheveux mi-long fraîchement coupés. Il avait des vêtements épais et son bâton de marche était de bonne facture. Il portait un sac à dos lourd et robuste.

Le second personnage avait la peau absolument blanche. Pas comme les gens de Slevaria, qui avaient la peau pâle mais toujours un peu grisâtre, sa peau à lui était parfaitement immaculée. Il portait des vêtements très légers pour la saison, avec la chemise entrouverte au niveau du col. Il ne portait aucun accessoire, pas de chapeau ni de sac. Sa seule fantaisie était un gant de cuir noir qui enveloppait sa main gauche.

Quand ils arrivèrent, ils se tinrent simplement devant la vieille dame. Aucune remarque sur l’absence de route, aucune question pour savoir comment la vieille s’approvisionnait (comme le faisaient souvent les rares visiteurs). Juste leur souffle haletant. Cela la fit sourire.

Au bout d’une longue attente, le barbu brisa enfin le silence.

« Vous êtes Mégiste, n’est-ce-pas ? »

En signe d’assentiment, la vieille garda le silence.

« J’aimerais utiliser votre bibliothèque. »

La vieille Mégiste se leva, leur fit signe de la suivre, et pénétra dans sa maison.

Ce ne fut qu’une fois à l’intérieur qu’elle prit la parole.

« Entrez entrez, jeunes voyageurs. Ce n’est pas le grand confort, mais il y a ici tout ce que vous cherchez et bien plus. Et vous êtes à l’abri du vent. »

La maison ne possédait pas de vestibule. Elle était faite d’une seul grande pièce dont tous les murs étaient couverts de très hautes étagères, toutes remplies à ras bord de livres plus ou moins anciens.

Un bureau était aménagé pour la vieille Mégiste d’un côté de la pièce, encadrés par trois étagères, et une table de lecture était dressée de l’autre. Au centre exact se tenait un lourd candélabre de deux mètres de haut.

L’homme blanc jeta un rapide coup d’œil au large et confortable fauteuil munit d’un repose-pieds, qui était repoussé dans l’angle de deux étagères, probablement là où la vieille Mégiste dormait. Il n’y avait pas de signe de la moindre nourriture.

« Il paraît que vous avez la plus grande bibliothèque du monde », fit remarquer le barbu. Il fallait dire que bien que simple, la bicoque était spacieuse. D’autant que l’aménagement faisait qu’on avait l’impression qu’elle était plus grande dedans que dehors.

La vieille Mégiste haussa un sourcil. « Quid des Archives du Monde ? De la Bibliothèque Magistrale, à Oasis ? De la Grande Bibliothèque des diseurs de Cosma ? Et des collections personnelles des grands seigneurs de l’Arcanisme ou de la Linguistique ? »

« Je parlais d’ouvrages… » Il laissa traîner sa phrase en faisant un geste circulaire avec les doigts. « Uniques. » L’appui prononcé sur ce dernier mot montrait qu’il savait de quoi il parlait.

Mégiste la bibliothécaire confirma dans un rictus « Dans ce sens-là, oui, c’est la plus grande bibliothèque que vous pourrez trouver. »

Le barbu pris un peu de recul et siffla d’admiration, estimant la quantité de livres entre sept et huit mille—non, plutôt le double vu que la plupart des étagères avaient deux rangées de livres l’une derrière l’autre. Mais cela restait une estimation vague car beaucoup d’ouvrages avaient des formats hors du commun, comme des reliures grossières, étaient des folios, ou encore des rouleaux.

Alors que Mégiste la bibliothécaire s’asseyait à son bureau, les deux hommes parcourait les étagères des yeux, en prenant bien soin de ne toucher à rien.

« Comment sont classés les ouvrages ? » demanda le barbu en tentant de démêler la logique de classification.

C’est l’homme blanc qui lui répondit. « Par aspect, j’ai l’impression. »

Ils passèrent quelques instants de plus à assouvir leur curiosité en lisant ce qu’ils pouvaient des reliures jusqu’au moment où le barbu remarqua l’insistance avec laquelle Mégiste la bibliothécaire regardait son compagnon, les sourcils froncés.

« Mon camarade vous intrigue ? » demanda-t-il.

Elle secoua la tête. « C’est juste que je ne suis pas sûre de me souvenir à quel clan ce teint revient-il. »

Le barbu eut un rictus gêné. L’homme blanc était trop loin et trop absorbé pour entendre leur échange.

« En tout cas il est rare de voir un démon collaborer avec un humain », insista Mégiste la bibliothécaire.

Le barbu haussa les épaule. « Vous savez, je suis des préceptes très spécifiques, et je ne peux pas me permettre de discriminer ceux qui veulent bien m’accompagner. »

Mégiste la bibliothécaire secoua de nouveau la tête. « Je ne parlais pas de vous. Il est évident que nombre d’humains avides consentent à s’entourer de ces engeances. Mais que les démons accompagnent sciemment les humains, dans leur propre intérêt, c’est rarissime. »

« Oui, mais celui-ci est très particulier. Presque unique en son genre. »

Cette dernière remarque provoqua une épiphanie dans les pensées de Mégiste la bibliothécaire. « Un pyrrhonien ! Mais c’est bien sûr ! Je pensais ne jamais en voir de toute ma vie ! »

Cette exclamation fit sursauter le concerné, qui lança vers eux un regard de surprise.

« Je suis navrée », s’excusa Mégiste la savante, « je suis très inculte à propos des démons, je suis née bien avant leur apparition sur Rosarya. »

Le barbu écarquilla les yeux à l’entente de cette dernière phrase. « Attendez, ça veut dire que vous êtes… »

Mégiste la savante sourit. Le barbu se frotta la barbe, essayant de démêler les implications de ce constat.

« Êtes-vous une guide ? » finit-il par demander.

Mégiste la savante inclina sa tête sur le côté. « Plus ou moins. Techniquement, oui, je n’appartient plus aux préceptes divins et je n’ai plus de Psychopompe assigné. Mais je ne suis pas non plus leurs préceptes de la tradition Égérienne. Je suis plutôt une ermite. »

Le barbu réfléchit un instant, le sourire aux lèvres.

« N’y songez pas, » coupa Mégiste la savante. « Devenir guide n’est pas un choix, c’est un corolaire de qui nous sommes. De plus, les bénéfices peuvent sembler alléchants, mais en réalité, à moins d’être une ermite comme moi, c’est un gros risque pour votre santé mentale. »

Le barbu haussa les épaule, laissant filer ce petit espoir qui fut tari aussi vite qu’il était apparu.

Le pyrrhonien s’approcha et revint sur le précédent sujet « Le seul fait que vous connaissiez le nom de mon clan est un exploit que peu de gens son capable d’accomplir. » Il lança un regard au barbu qui avait clairement l’air de dire « On fait quoi ? On la tue ? » mais qui reçu une réponse négative de la part de celui-ci.

« C’est justement parce qu’elle possède de telles connaissances dans ces livres qu’on est venus la voir. » Le barbu se tourna vers elle. « Et puis, je suis sûr que vous avez bien protégé votre maison. »

« Assurément », répondit l’hôte en hochant la tête. Elle espérait cependant ne pas y avoir recours, car si d’aventure les protections de sa maison étaient utilisées à pleine puissance, l’enchantement serait consommé et elle n’était pas capable de faire revenir la mage avec laquelle et l’avait co-conçu —cette dernière étant morte depuis longtemps.

« Or donc, que cherchez-vous exactement ? » changea-t-elle le sujet.

Le barbu lui répondit. « Je suis actuellement sur la voie de la Mélodie Céleste. Assurément vous avez des ouvrages qui en parlent ? »

Mégiste la savante hocha la tête. « J’en ai même un assez grand nombre. Quel aspect d’étude vous siérait le mieux ? »

Ce fut le pyrrhonien qui répondit du tac-au-tac.

« La Migale Ocre. »

Mégiste la savante écarquilla les yeux. « C’est un aspect bien original pour étudier cette voie. L’aspect de la force, du piège et de la cruauté, pour la voie de l’illumination et de l’écoute ? »

Mégiste la savante se leva et se dirigea vers une des nombreuses étagères.

Le pyrrhonien la suivit. « C’est aussi l’aspect de la patience, ainsi qu’un aspect céleste, tout comme la voie de la mélodie éponyme. »

« Bien sûr. À quel niveau de la Migale en êtes vous ? »

Le barbu les rejoignit. « J’ai passé le huitième cercle il y a quelques années. Je peux encaisser le dixième cercle. »

Mégiste la savante eut un rictus. « Faites attention, cette voie peut être extrêmement traîtresse si elle est mal maîtrisée. » Elle se saisit néanmoins d’un lourd in-octavo et l’emmena vers la table de lecture. Le barbu la suivit et s’apprêta à s’assoir.

« Vous payez d’avance. »

Le barbu s’arrêta. « Oui, bien sûr. » Il sortit une bourse et en versa une partie du contenu dans sa main avant de demander. « Quelle devise préférez-vous ? »

Mégiste la savante eut un rire grinçant. « La seule qui compte pour ce genre de transaction… »

Le barbu lui rendit un sourire complice. Il rempocha ça piètre monnaie et fouilla l’intérieur de son épais manteau. Il en sortit une petite bourse de satin violette ornementée d’un symbole kabbalistique cousu au fil d’argent.

Il fit tomber quelques pièces dans sa main. Ces pièces-là étaient plus épaisses que de la monnaie standard. Elles était faites de trois rondelles de métal soudées ensemble, la rondelle centrale était d’un métal irisé, tandis que les deux autres étaient d’un métal précieux qui variait selon la valeur de la pièce. Chacune était frappée d’un symbole alchimique, qui différent en fonction du métal utilisé.

Parmi les étranges devise qui tombèrent dans la main du barbu, la plupart étaient en cuivre, en étain ou en bronze. Mégiste la savante nota cependant qu’une d’entre elle était en or.

« Le prix standard est d’une eidos d’argent par ouvrage consulté. »

Elle lorgna sur le pyrrhonien, resté un peu en arrière, et qui semblait trépigner devant la bibliothèque de la Migale Ocre. « Et on ne touche pas. » Ce commentaire sembla le faire sortir de sa rêverie. Il reprit son vagabondage dans la pièce.

« Je n’ai pas d’eidos d’argent sur moi, » dit le barbu. « Mais je peux faire le change à deux eidos de bronze. »

Mégiste la savante secoua la tête. « Je suis navrée, mais même si c’est théoriquement le cours standard —pour peu que standard ait un sens—, je croule sous les oboles de bronze. Celles d’argent ont infiniment plus de valeur. »

Le barbu, décontenancé, se gratta la barbe en réfléchissant à une contre proposition.

Mais Mégiste l’opportune sauta sur l’occasion. « Par contre, si vous me cédez cette eidos d’or, je vous laisse emporter l’ouvrage avec vous. »

Et puis comme ça, si vous êtes victime de votre hubris, vous ne déchaînerez pas les foudres mélodiques dans ma bibliothèque, ajouta-t-elle mentalement.

Le barbu hésitai. « C’est cher. C’est la seule que je possède et je la réservais à usage ultérieur. »

« C’est un exemplaire unique. Si vous le déchiffrez correctement, pour pourrez passer au douzième cercle en quelques mois. »

Le barbu était tenté. « Ça reste quand même très cher. Ne peut-on pas négocier une légère allonge de votre part ? Consulter un autre ouvrage peut-être ? »

Mégiste l’opportune haussa les épaules. « J’ai toujours l’usage des eidos d’or, mais je n’en n’ai pas spécifiquement besoin. J’en possède déjà une bonne poignée. Au pire, j’attendrai qu’un autre visiteur vienne pour lui proposer un échange similaire. »

Soudain, le barbu réalisa : « Mais au fait, dans quelle langue est écrit l’ouvrage ? »

« En kantadais du Premier Âge. Le texte date du Deuxième Âge tôtif, mais comme il s’agit d’une collection d’opéras, l’auteur·ice a décidé de l’écrire dans le langage qu’iel jugeait le plus approprié. Déjà à son époque, il y a presque huit cents ans, cette langue était morte depuis des siècles… »

Les deux visiteurs échangèrent un regard. « Je parle kantadais, » dit le pyrrhonien, « mais je ne suis pas assez instruit dans la Migale pour pouvoir le lire. Il va nous falloir du temps pour le déchiffrer à deux. » Il s’adressa à son compagnon. « On ne pourra du coup pas le lire ici. »

Cette constatation sembla déconcerter davantage le barbu. « Vous n’avez pas d’ouvrage similaire écrit dans une langue différente ? »

Mégiste l’opportune secoua derechef la tête. « J’en ai, mais ils sont destinés à des cercle inférieurs. J’en ai aussi des cercles supérieur, mais ça, je vous le déconseille fortement. »

Le barbu hésita encore un instant, mais pas longtemps. « Très bien, marché conclu alors. Ça m’arrache le cœur de vous céder mon eidos d’or, mais je n’ai pas vraiment le choix. »

Mégiste l’opportune collecta son dû et se permit de leur accorder un conseil d’amie. « Je connais un confrère qui vis dans les montagnes de l’Échine. Il est loin d’avoir une collection aussi fournie que la mienne, mais aime commercer. Il sera ravis de troquer cet ouvrage contre bon prix quand vous l’aurez terminé. Qui sait, peut-être même que vous en tirerez une eidos d’or ? »

Le barbu la remercia et rangea le in-octavo dans une des poche intérieures de son manteau. Le pyrrhonien semblait absorbé par la contemplation d’une pièce qui était affichée dans un cadre beaucoup trop grand et accrochée au-dessus de l’entrée de la demeure.

« C’est une eidos de platine, au cas où vous vous posiez la question. » expliqua Mégiste l’opportune.

Le pyrrhonien acquiesça, il l’avait reconnue. « Ça fait partie de vos protection, n’est-ce pas ? »

« Bien sûr, » répondit-elle en s’approchant de lui, « Mais c’est surtout par fierté que je l’affiche. J’aurais tout aussi la murer derrière une de mes étagères, ça aurait été tout aussi efficace »

Bien sûr, c’était faux. Mais il était inutile de donner trop de détails sur le sujet de ses protections à des visiteurs.

« On ne va pas user de votre hospitalité plus longtemps, » conclut le barbu. « C’était un plaisir de faire affaire avec vous. »

Il quittèrent les lieux sans se retourner. L’échange avait à peine duré une heure, et Mégiste l’opportune en était ravie.


Mégiste l’occultiste était dans son jardin souterrain. D’une main, elle collecta des champignons et quelques pousses de soja qui croissaient à la lumière d’une lampe verte. De l’autre, elle faisait tourner l’eidos d’or entre ses doigt. De temps en temps, elle s’arrêtait pour contempler le symbole qui y était frappé : un Papillon Noir.

Patience, tenta-t-elle de se convaincre, prend ton temps. Cet eidos n’ira nul part et la précipitations mènent aux pires incidents.

Mais elle trépignait d’excitation, l’esprit obnubilé par l’ultime pièce de son œuvre. Elle était si distraite qu’elle s’entailla le doigt quand elle coupa ses champignons en lamelles.

Elle se força à la patience et prépara son repas consciencieusement. Ses deux siècles et demi d’existence lui avait appris la rigueur et la mesure.

Après la cuisson de son repas, elle l’avala en vitesse. Elle dû se retenir de courir pour joindre la pièce la plus reculée de son habitation souterraine où elle allait enfin pouvoir mettre son eidos d’or à l’usage.

Sur l’immense table carré qui trônait en centre de la pièce, elle examina pour la centième fois le diagramme qui y était tracé à la craie. Elle s’assura que les huit autre eidos d’or déjà présent était bien alignés sur les nœuds du gramme, puis posa la neuvième, la dernière, au centre exact de la table, làoùtous les traits convergeaient.

Mégiste l’occultiste sentait l’énergie du Papillon Noir l’envahir. Elle ressenti une vague de plaisir intense dans tout son corps, doublé d’une douleur sourde, comme un orgasme si puissant qu’il appuyait sur ses nerf et en devenait insupportable de douleur.

Au dessus, dans la bicoque de bois, les feuillets de milliers d’ouvrages tombaient en cendre à mesure que la connaissance affluait dans l’esprit trop étroit de Mégiste l’occultiste.

À mesure que le savoir affluait dans son esprit, Mégiste l’occultiste se rendit compte qu’il n’était point de sagesse, car les innombrables connaissances millénaires étaient attirées de force dans son esprit déjà débordant.

Une seule étagère, quelques dizaines de livres, auraient suffit à remplir l’esprit de n’importe qui jusqu’au ras-bord. Mais la bibliothèque de Mégiste l’occultiste contenait bien plus que cent fois cette quantité, et quand l’esprit de l’occultiste commença à distendre et se déchirer, elle hurla d’effroi autant que de douleur.

Le bois de la bicoque trembla et résonna à travers toute la toundra. Puis, dans un craquement sinistre qui résonna jusqu’au village le plus qui était pourtant à des jours de marche d’ici, la demeure, le sol et la cave s’écroulèrent sous le poids colossal du rituel à l’œuvre, tandis que la séculaire Mégiste l’occultiste se tordait de douleur, s’arrachant, les cheveux, les yeux et la peau.

Ce soir là, le sommeil des villageois fut perturbé par l’écho sinistre de l’hubris qui s’effondrait sur le corps cacochyme d’une vieille dame dont les connaissances avait été incommensurables le temps d’un battement d’ailes, puis s’étaient éteintes à jamais.

Si d’aventure des voyageurs venaient à quérir la vieille Mégiste, il ne trouveraient plus que les restes effondrés d’une sale bicoque en bois noir, avec aucun vestige sinon d’innombrables étagères, brisées et vides.

Et le froid de faire trembler leurs os.

Une idylle solitaire

Note de l’autrice : dans ce texte sont brièvement décris quelques handicaps. reflètent le point de vue de la narratrice qui, par ses propres biais, dégrade la teneur de l’un d’eux. À l’attention de la lecteur·ice de cette nouvelle : être sourd·e n’est pas une une « incommodité », c’est un handicap.

Année 668 du Premier Âge.

Le regard… Le regard est le principal vecteur des émotions que nous ressentons.

D’aucun ne serait pas d’accord avec cela. Après tout, l’ouïe est aussi un sens primaire, il joue beaucoup dans l’appréciation de notre environnement. Mais même si on essaie de se concentrer sur l’ouïe, même si on ferme les yeux pendant qu’on nous raconte une histoire ou qu’on se délecte les sons que la nature nous offre, on ne peut s’empêcher de voir. On ne peut empêcher les images d’apparaître sous nos paupières. La vue est le sens principal de l’humanité.

Mais plus que la vue, le regard. Le regard est la personnification de la vue, un avatar que l’on projette autour de soi, une caresse que l’on fait glisser sur les reliefs qui s’offrent à nos yeux, comme un drapé de soie qui effleure une hanche charnue.

C’est pour cela que, même quand le regard est masqué, il suscite nombre d’émotions. Être sourd est une incommodité. Être aveugle est le plus sévère des handicaps. À quoi ressemble la vie de ceux qui sont aveugles de naissance ?

Les poils se hérissent sur mes bras. Je suis entourée de brume. Ce n’est pas de la purée de pois, un brouillard qui obstrue la vision d’un gradient flou, comme c’est souvent le cas sur les rives du lac au cœur duquel se trouve l’île que je suis en train d’explorer. La brume qui m’enveloppe est presque surnaturelle, comme une fine fumée, dense mais statique, sensiblement palpable mais impossible à dissiper. Elle est blanche, lumineuse. Elle agit comme de fines cloisons guidant ma progression au cœur de ce jardin, sans aucun doute le plus beau jardin du monde. Je sens dans mon cou son toucher glacial, comme un soupir qui éveille en moi des frissons haletants.

Cette exploration est merveilleuse, car surgissent régulièrement, au fil des murs de brume que je traverse, les plantes les plus somptueusement raffinées qu’il ne m’a jamais été donné de voir. La végétation n’est pas artificielle, comme dans la plupart des jardins. On voit que de la terre est douce et riche, que les plantes s’étendent et poussent à loisir, mais ce n’est pas non plus le chaos sauvage que l’on voit dans une vulgaire forêt. C’est comme si chaque végétal, respectueux de la somptueuse beauté de chacun de ses congénères, laissait sciemment à ceux-ci la place d’épanouir leurs feuilles volages et leurs organes turgescents.

Il est difficile de relater la perfection. On pourrait croire qu’il suffirait de décrire les merveilles qui ornent le jardin avec un lyrisme fringant, mais ce ne serait qu’une pâle tentative reproduction à laquelle il manque l’essence de ce qui la rend si parfaite. Comme si lire une pièce de théâtre était une bonne appréciation de celle-ci. Non, le théâtre est une représentation. Le théâtre se vit.

Tout comme ce jardin, il faut le vivre. Comme un échange répété mille fois, à travers tous les autres jardins qu’on a déjà parcourus. Comme une improvisation aussi surprenante qu’alléchante, en découvrant à quel point celui-ci est singulier. Comme une symphonie qu’on a joué tant de fois mais qui reste insaisissable, car chaque interprétation est fondamentalement unique. Comme un crescendo puissant, dont on connaît l’issue pinaculaire mais dont on crève pourtant de redécouvrir l’issue.

Je peux néanmoins retranscrire mentalement ce qui rend ce paysage à la fois si unique et si parfait. Il y règne un silence absolu. Pas un silence lourd, car un bruissement feuillu rythme ma progression. Pas un silence de mort, car la vie n’est pas absente, elle est simplement discrète, rampant sous une feuille ou bourdonnant derrière un tronc. C’est un silence serein, comme si toute la nature était à l’écoute, dans une contemplation d’elle-même. Le même silence que celui qui survient au moment où on retient son souffle, juste avant un hurlement de plaisir.

Les fragrances qui m’enveloppent sont enivrantes, à la fois subtiles et riches. Si cet engourdissement de quiétude, celui que l’on ressent à travers tout son corps quand notre esprit n’a pas encore tout à fait quitté les étoiles et n’est pas encore revenu se loger entre les draps mouillés, avait une odeur, ce serait celle-ci. Cet enivrement est désinhibant, presque psychotrope. Il rend la contemplation naïve et permet à l’œil de se réjouir de la simplicité de ce spectacle coloré, jouant d’ombres et de lumière, de masques et de révélations brumeuses, avant de s’attarder sur la complexe intrication de cette nature luxuriante.

Oui, ce jardin est un chef-d’œuvre pour le regard.


J’ai l’impression de voyager au cœur d’un songe, de surprise en étonnement, d’apaisement en émerveillement.

Pourquoi ce jardin ? Comment ce jardin ?

Je ne sais pas. Et je ne pourrais pas moins m’en soucier. La seule expérience est au-delà de toute préoccupation.

Mais fatalement, je finis par me stopper. Je m’arrête net au milieu de ce paradis. Ils arrivent. Je le sais. Je le sens.

Je ferme alors les yeux et laisse mon regard prendre le dessus. Je me met à courir, au hasard de mon instinct. Mon visage, mes bras et mes jambes, nus, sont fouettés par les autochtones enracinés.

Je m’en veux. Mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas les laisser mettre fin à mon idylle. Je ne me laisserai pas rattraper.

Quand je rouvre les yeux, je suis nul part. Je ne reconnais pas la végétation autour de moi. C’est normal après tout, c’était le but original de mon épopée. Mais maintenant qu’on me force à fuir, maintenant que le charme est rompu, je n’arrive plus à apprécier sa beauté.

Je marche, ne sachant trop que faire, et finis par arriver dans un genre de clairière. Une clairière qui est réellement magnifique, un îlot de calme enrobé d’un gradient de fleurs, le tout couronnée d’une canopée arborescente multicolore. L’œil d’un cyclone de merveilles.

Cette beauté me surprend tant, que j’en oublie le besoin d’échappée. Je ne suis ramenée à la réalité que par le bruissement discret et pourtant croissant d’une masse se déplaçant dans les fourrés, dans mon dos.

Comment font-il pour me pister ainsi ? Par magie, probablement. Ça veut dire que je suis perdue, que je n’ai nul part où aller.

Penser que tout cela me sera bientôt ôté, penser que je serai jugée pour n’avoir succombé qu’à mon désir de sérénitude contemplative, penser qu’à cause de moi, des gens souillent ce jardin fabuleux de leur gauche présence, ça me rend si triste que je suis en larme au moment où mon poursuivant entre dans la clairière.

Il est seul. Un homme. En armes. Il n’a pas d’armure — l’a sans doute retirée avant d’entrer dans le jardin — outre sa barbute de bronze accrochée à son ceinturon. Il a la démarche grossière comme il essaie de ne pas trop perturber la végétation avec ses énormes bottes, et sa lance s’empêtre régulièrement dans les branches d’arbres.

« Arrêtez, » dit-il d’une voix surprenamment calme. « N’allez pas plus loin. N’abîmons plus le jardin. »

Il a les traits étrangement fins. Son casque et son tabard évoquent une personne importante — un officier, comme il disent — mais il ne semble pas avoir plus de trente ans. Il porte des yeux blancs, les sourcils haussés en permanence, ce qui lui donne un air triste, et une barbe blanc cassé, frisée et très bien entretenue, ce qui habille son visage bleu-pâle d’une rigoureuse douceur.

« Je n’abîme pas ce jardin. Seule votre présence est indésirable. »

Sa posture n’est pas belliqueuse. Au contraire, il a la main légèrement tendue vers moi, comme pour m’inviter à la prendre.

Il secoue la tête. « Je suis désolé, vraiment, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous perturbez l’équilibre du jardin. »

Je croise les bras. Il comprend que je vais lui résister, que je ne partirai pas sans argumenter. Il relâche sa posture et se détend.

Il s’apprête à planter sa lance dans le sol, mais quand il se rappelle là où il se trouve, il se ravise et la pose délicatement sur la terre meuble.

« Personne n’est autorisé à venir », renchérit-il. « Je suis sûr que vous comprenez que le jardin doit être préservé. »

« Ah vraiment ? Alors pourquoi ai-je vu un navire embarquer avec un flopée de bourgeois, hier ? Comme chaque semaine ? »

Le soldat secoue la tête « C’est pas moi qui fait les règles. »

Je m’esclaffe. « Ha ! Mais vous les suivez quand même. N’est-ce pas pire ? »

Il hausse les épaules. Je peine à déceler de la sincérité dans cette nonchalance.

« Vous n’êtes pas d’accord, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas d’accord avec eux ! Vous êtes comme moi, vous voyez la réelle beauté de ce jardin. »

Il ouvre la bouche pour formuler une réponse, mais je ne lui laisse pas le temps.

« Mentez-leur. Dites-leur que je me suis enfuie, que je me suis jetée dans le lac pour vous échapper. »

Il secoue derechef la tête. « C’est pas possible, le… »

« La magie, oui, » je réalise rapidement. « Depuis le début vous me traquez avec un sort, vous ne pouvez pas faire mentir la magie. »

Il soupire. Y sens-je de la tristesse ?

« Attendez, c’est vous, le mage, n’est-ce pas ? Vous pouvez mentir sur ce que la magie vous dit, non ? En plus, votre sort a une portée limitée, si on pense que je me suis enfuie, ça sera pas absurde qu’on ne me retrouve pas et… »

Il m’interrompt en levant une main.

« Vous n’y êtes pas. D’autre mages vous surveillent de l’extérieur de l’île. Ils le sentiraient si vous vous enfuyez. »

Oh. C’est sans espoir alors.

Une pensée fugace traverse mon esprit. Celle de me défendre contre le soldat. Résister activement à mon arrestation. Mais cette pensée s’envole aussi vite qu’elle est apparue. C’est absurde. Se battre ? Ici ? Plutôt mourir.

Je lorgne la lance posée par terre. Oserait-il s’en servir ? Il comprends la beauté de cette endroit, c’est clair, mais sa présence indique qu’il est aussi mû par son ‘sens du devoir’. Lequel des deux est le plus important pour lui ?

Je n’ai pas envie qu’il m’attaque. Pas par peur de mourir, mais parce que, ici et maintenant, ma seule volonté est de préserver ce jardin, peu importe le prix.

Aussi suis-je surprise quand il fait quelques pas vers moi, s’éloignant de son arme. Je suis d’autant plus surprise que je le laisse faire.

Il pose sa grosse main sur mon bras, avec douceur. Son gant rugueux râpe ma peau nue. « Comment vous vous appelez ? »

« Azao. Et vous ? »

« Shitooka. Enchanté. »

Je ne parviens pas à décider s’il essaye de me manipuler ou s’il a réellement réduit la distance entre nous.

Il lève la tête et pose son regard tout autour de nous.

« J’aimerais tellement pouvoir venir dans ce jardin pour le contempler. Mais je suis ici avec une mission, un rôle, et je n’ai pas le droit de m’en détourner. Quand on sera rentrés sur la terre ferme, je ne pourrai sans aucun doute jamais revenir. »

« Tu es un bon petit soldat, » je lui lance, l’œil torve et le ton dédaigneux.

Il baisse sa tête et plonge ses yeux dans le miens, avec, je dois dire, une certaine violence (comment fait-il pour se détourner aussi abruptement de la beauté qui l’entoure ?). « Quand je te dis que je n’ai pas le droit de m’en détourner, je ne te parle pas d’ordre ou de hiérarchie, je te parle de droit moral. Connais-tu l’origine de ce jardin ? »

Je ne répond rien.

« On ne sais pas quand ce jardin à été construit. Probablement à l’époque de la colonisation, il y a cinq cent ans. Ce qu’on sait, c’est que cette nappe de brume qui trône au milieu du Havrelac est éternelle et a toujours été là. On a toujours cru à un phénomène météorologique unique, et toutes les embarcation l’évitait, évidemment. C’est seulement il y a cent-cinquante ans qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une île au milieu de cette brume. Quand on s’est mis à l’explorer, on a découvert ce jardin, merveilleux, unique et, point d’orgue, autosuffisant. On n’est même pas sûrs qu’il s’agisse de l’œuvre de l’humain, ou un phénomène naturel, comme la brume l’est. »

Un ange passe.

« C’est pour ça qu’on l’appelle ainsi : le Jardin de Brume. »

Je ne savais pas tout cela. Mais l’origine ambiguë du jardin le rend encore plus somptueux que je ne l’aurais jamais imaginé. On ne sait pas qui ni quoi l’avais engendré, et on ne le saurait sans doute jamais.

Je veux passer le reste de ma vie ici.

« Tu comprends qu’il faut donc le préserver à tout prix, » reprends le soldat, plus sérieux que jamais. « Fouler cette terre implique de la souiller, la ternir. »

Avant que je ne puisse objecter, il renchérit. « Les riches s’octroie le droit de la visiter, assez rarement quand même, parce qu’ils ne supportent pas l’idée de financer quelque chose sans en profiter directement. Ça leur donne de la valeur, du prestige. Mais s’ils n’étaient pas là, personne ne pourrait protéger le jardin, tout le monde viendrait musarder ici, et le jardin serait ruiné. »

À ce moment-là, ça fait *clic* dans ma tête. Je me remémore le symbole qu’il y avait sur le tabard des gens qu’il ont essayé de me m’empêcher d’approcher l’île, tout à l’heure. L’homme face à moi ne porte pas le sien parce qu’il a retiré son armure, mais ça ne fait aucun doute : il s’agit du blason des nobles qui ‘possèdent’ le Jardin de Brume. Ceux-là même que l’homme d’arme en face de moi vient de mentionner.

Ce n’est pas un soldat. C’est un milicien.

D’un geste sec, je dégage sa main qui était toujours posée sur mon bras, et crache entre mes dents « Va te faire foutre. »


Je ne cours pas, je me contente de marcher vite. De toute façon, le milicien peut utiliser sa magie pour me trouver, et il n’a pas l’air d’être pressé vu qu’il me suit de loin.

Occasionnellement, j’entends sa voix qui m’appelle au loin. « Azao ! Reviens ! Écoute, ne fais pas de bêtise. »

Mais, au bout d’un moment, son ton commence à changer. « N’aggrave pas ton cas ! Tu ne peux pas t’enfuir ! »

Oh que si je peux m’enfuir. Il va voir.

Je me rends compte que je me suis suis peu à peu mise à courir. La colère et une panique naissante me poussent au bord de la rage.

Il me suit toujours. S’adapte à ma vitesse, comme s’il faisait exprès de ne pas me rattraper.

Puis j’arrive à la frontière du jardin. La fin de l’idylle. Une falaise de trois mètre, avec l’eau du lac en bas. Mon regard ne porte pas plus loin, car la brume qui nippe cette île s’étend au-delà de ses falaises. Je suis encore dans le cocon de brume.

J’entends le milicien qui s’approche, derrière moi, puis s’arrête à distance respectable.

« Tu es au bout de ta course, Azao. »

Ne prononce pas mon nom, sale traître.

Je me tourne bien face à lui pour lui répondre. « Non, je ne suis pas au bout. Je peux encore sauter et m’enfuir, ce n’est pas très haut. »

« On te retrouvera si tu fais ça. Si tu te rends de ton plein gré, ta peine sera allégée. »

Je secoue la tête. « Je peux m’enfuir, et je connais un endroit où vous ne me retrouverez jamais. »

Il hausse les épaule. Je vois qu’il n’a pas sa lance, mais il n’en n’a jamais vraiment eu besoin.

« Dans tous les cas, ta soi-disant idylle se termine ici. Rien ne sera plus jamais comme avant. »

J’éclate de rire. L’écho de ce rire sonne comme un tintement de cristal qui se reflète sur la majesté du Jardin.

« Je peux m’enfuir. Et mon idylle n’est pas terminée. Et je peux tenir toutes mes promesses et tous mes désirs. »

« Tu en es bien certaine ? » me demande-t-il, incrédule.

« Tu ne comprends pas, parce que tu ne vois pas le monde tel que je le vois. »

Je me tourne vers la falaise, et regarde l’eau en bas.

« Je suis tellement triste. Pour toi. »

Je saute.


Trois mètres, ce n’est pas très haut, mais le temps me semble passer suffisamment lentement pour qu’un long fil de pensée se déroule.

Mes première pensées vont naturellement à Shitooka, ce milicien qui avait tout pour comprendre la merveille qu’il foulait, mais a décidé de ne pas le faire. Nos choix définissent notre identité, et je ne regrette aucun des miens.

Mes pensée vont ensuite à ma quête sempiternelle de visiter tous les jardins du monde. Cette quête a commencé il y a longtemps, quand je voulais devenir styliste. Puis je me suis trouvé une passion pour les jardins, leur architecture, mais surtout ce qu’ils expriment. J’ai parcouru le monde jusqu’à trouver l’ultime jardin, le dernier de mon long périple, le Jardin de Brume.

Puis mes pensées voguent sur les flots de la magnificence que mon regard a épousé au cours des dernières heures. J’ai joui de cette expérience, comme personne n’a jamais joui.

Ensuite, mes pensées vont au fait que je me suis bel et bien échappée, que mon idylle ne sera jamais terminée, que ce jardin est maintenant éternellement mien.

Enfin, mes dernières pensées vont à mes parents, qui ne m’ont jamais appris à nager.

Que les dieux veillent sur toi

Ville de Pas-du-Cheminant, à l’intersection entre la Route de l’Écho et la Route des Arcanistes, Plaine de Garrassfant, année 833 du Deuxième Âge.

J’avais mal à la tête. Le raffut des musiciens et des chanteurs se mêlait aux vapeurs de vin qui m’embrumaient l’esprit dans un tourbillon lancinant. Je jetai un rapide coup d’œil autour de moi, j’étais le seul à ne pas m’amuser.

S’approchant par derrière, quelqu’un me saisit l’épaule avec énergie. Je reconnu immédiatement sa poigne. “Alors, Mavéas, pourquoi tu fais la tête ? Tu veux gâcher mon anniversaire ?”. C’était Syxéus, mon très bon ami. Ma seule famille.

Syxéus et moi nous étions connus quand j’avais vingt-cinq ans. Je venais de perdre mes deux parents et je n’avais pas d’argent. Syxéus, qui avait à l’époque le double de mon âge, m’avait recueillit chez lui le temps que je rebondisse. Quand j’eus trouvé un travail en tant qu’artisan du bois, j’avais pu avoir ma propre maison, mais nous étions tout de même restés très proches.

J’étais maintenant vieux, ayant passé le troisième quart de ma vie. Syxéus avait beau être une des personnes les plus âgées de la ville, il était resté très énergique. Quand je le vis ce soir-là, le soir de son anniversaire, il était encore plus radieux que d’ordinaire.

Il m’attrapa par les deux épaules, plongeant son regard dans le mien, un sourire malin au coin de ses lèvres fines. Sa longue chevelure d’un blanc éclatant tombait en cascade sur ses épaules rondes. Ses yeux, à l’iris blanc et à la sclère turquoise – un physiom original où les couleurs des yeux sont inversées – détaillaient mon visage à la mâchoire carrée, mes cheveux courts et grisâtres et mes yeux humides.

Allez, amuse-toi !”, m’ordonna-t-il dans le patois drachais, “profite de la vie !.

Cette simple phrase, prononcée comme un proverbe, me fit frissonner. Syxéus eut l’air surpris, un instant, puis eut un déclic et comprit le sujet de mon angoisse.

Il se rapprocha et me serra avec tendresse. “Ne t’en fais pas, tout va bien se passer.” Sa voix était douce et son sourire chaleureux. Il s’agissait du même sourire qui m’avait réconforté le jour où on s’est rencontré.

“D’accord”, dis-je en lui rendant un peu son étreinte, “je te crois, tout va bien se passer.”

Il remplit nos deux verres de vin, puis, me lançant un petit clin d’œil, se mit debout sur la table, comme s’il s’apprêtait à faire un discours. Il tapa du pied et brailla pour attirer l’attention des convives qui étaient réunis en son honneur. Ce fut laborieux, mais il finit par obtenir le silence.

Quand toute l’attention fut tournée vers lui, il écarta les bras, toujours avec son verre à la main, et déclara à l’assemblée : “Comme vous le savez tous, cette nouvelle année qui commence est pour moi très spéciale ! Je m’attends à tout : joies, peines, aventures et embûches. Mais je sais qu’au bout du compte, c’est la paix et la plénitude qui m’attendent.”

Il fit quelques pas sur son perchoir. “Pour l’occasion, dès demain je pars en voyage. Il s’agira d’un voyage fabuleux qui me mènera à la fameuse, l’éternelle, l’incontournable : Cosma, la Cité-Univers ! Ce voyage a un but : y retrouver une branche éloignée de ma famille que je n’ai pas vu depuis très longtemps !”

Des murmures parcoururent l’assemblée. Même moi, qui étais pourtant proche de Syxéus, étais surpris. Syxéus n’avait jamais quitté Pas-du-Cheminant. Personne n’était au courant qu’il avait de la famille ailleurs.

“Ce voyage sera long, il durera plusieurs semaines – que dis-je, plusieurs mois ! – Mais je ne compte pas m’ennuyer en route, car je serai accompagné par mon éternel comparse, Mavéas !”

Je m’étouffai. Il brandit sa coupe à l’attention de son public en me désignant avec son autre main. Alors que je me levai, il se tourna vers moi en me jetant un sourire radieux. Je tentai de protester, mais la foule commençait à brailler des “Bon voyages !”, des “Prenez soins de vous !” et des “Revenez-nous vite !”.

Syxéus descendit et s’assit sur la table, juste à côte de moi. Il souffla un coup, toujours son inimitable sourire aux lèvres, et me tendit son verre comme pour trinquer. Je m’approcha de son oreille et cria pour couvrir le brouhaha. “Mais ça va pas ? Tu ne m’as pas prévenu !”

Il me répondit avec emphase. “Allons ! Tu ne vas tout de même pas me laisser faire ce voyage tout seul, si ?”

Bien sûr que je voulais faire ce voyage avec lui, surtout que ma curiosité était titillé par la récente nouvelle qu’il avait une branche inconnue de sa famille à Cosma. Mais j’avais un travail ! Je ne pouvais pas partir pendant plusieurs semaines sans planifier mon départ avec mes collègues et mon patron !

“C’est juste que… qu’est-ce que je vais dire à Andréas ? Il m’attend à l’atelier demain matin !”

Il me répondit avec une moue assurée. “T’inquiète, je vais tout arranger !”.

Il se leva, passa son bras autour de mes épaules et m’emmena voir Andréas. Quand ce dernier nous vit arriver, il nous balança deux grandes accolades.

“Alors, Mavéas ! Tu ne m’avais pas prévenu, pour ce voyage !” Je commençai à répondre, mais il m’interrompit d’un geste. “Oui, je comprends, tu voulais garder la surprise. Ne t’inquiètes pas ! Je m’arrangerais sans toi jusqu’à ton retour ! Tu peux partir serein.”

Et merde.

Syxéus me lança sur un ton railleur : “Tu vois ? Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter finalement ! Allez, va profiter un peu de la fête, et demain matin je viendrai t’aider à faire tes bagages.“

J’avais secrètement espéré que Andréas m’oblige à rester à Pas-du-Cheminant, et ainsi que Syxéus dusse reporter son voyage. Je savais ce qu’impliquait tacitement ce voyage, mais je n’arrivais pas à l’accepter.

Je terminai la soirée dans la morosité. Je jetais mes lèvres dans la boisson et mes pas dans les danses, mais mon cœur était retenu ailleurs. Quand enfin la fête fut finie et que je rentrai chez moi pour me coucher, je ne pus empêcher une vague de tristesse mouiller mes yeux et s’épancher le long de mes joues.

C’était un sentiment égoïste. Je ne souhaitais que le bonheur de Syxéus qui, lui, ne souhaitait que partir. J’étais sans doute la seule personne au monde à ne pas vouloir que ce voyage se produise. Tellement égoïste. Et puérile.


Au petit matin je me levai de bonne heure, juste avant l’aube. Qu’importe mes sentiments : je ne faillirais pas à Syxéus. Celui-ci me rejoignit au milieu du premier quart, mais j’avais déjà fini de me préparer.

“Où sont les chevaux ?” lui demandai-je.

Il prit un air embarrassé “Hum, nous n’en prendront pas. Nous voyagerons à pied.”

Cette surprise n’était pas vraiment bienvenue. Je manifestai mon mécontentement.

“Calme-toi, Mavéas. Il y a une raison à ça.“

Je restai silencieux, attendant qu’il continue. Au lieu de ça, il prit mon bagage et l’emporta vers l’extérieur. “Tu as pris un duvet ? On va passer plusieurs jours à la belle étoile.”

Je décidai de ne pas insister pour le moment. Têtu comme il était, ça ne servait à rien d’essayer de lui tirer les vers du nez.

Cependant, j’exprimai mon inquiétude. “Mais attend une minute. Ni toi, ni moi n’avons jamais voyagé à pieds, et même voyagé tout court. On va faire du camping sauvage, sans expérience ?”

“Et en plein milieu de la campagne.”, renchérit-il. ”On ne passera pas par les grandes routes.”

Je restai sans voix. J’avais passé une bonne partie de ma matinée à me motiver pour ce voyage et à mettre de côté mes sentiments, mais la confiance que j’accordais à Syxéus était sur le point de voler en éclats.

Il vit ma mine déconfite et posa une main qui se voulait rassurante sur mon épaule.

“Ne t’inquiète pas, j’ai beaucoup discuté avec Timotast. Tu sais, le chasseur. Il m’a donné beaucoup de conseil et appris pas mal d’astuces.“

Je n’étais pas convaincu. “Tu sais, la théorie c’est bien beau mais quand on se retrouvera sur le terrain ce sera une autre histoire.”

Il me répondit avec confiance. “Je sais, c’est pour ça que je lui ai demandé de nous accompagner jusqu’au premier village. Il pourra ainsi nous apprendre à nous débrouiller la première semaine, après il nous laissera continuer notre voyage.”

“Ça ne le dérange pas ?”

“Non, ça fait un moment qu’il devait y aller pour régler quelques affaires.”

“D’accord.” Nous prîmes nos sac et commencèrent à nous rendre sur la place principale.

J’étais malgré tout pensif. Le premier village ? Il avait donc un itinéraire bien précis en tête.


Timotast le Rôdeur nous attendait sur la place principale de la ville, juste devant la bourgmesterie. C’était un homme à peine plus vieux que moi, grand et fort, aux bras couverts de cicatrices. Il avait une paupière paresseuse et l’expression lasse des personnes qui ont vécues moult embûches.

Timotast tenait son surnom de Rôdeur du fait qu’il n’est pas originaire de la région. Il Il venait des terres shamanes et était arrivé dans à Pas-du-CHeminant dans des circonstances qu’il avait toujours refusé de partager. Méfiants au début, les habitants de la ville n’ont pas trop aimé sa façon de rôder dans la campagne alentour de la ville, le soupçonnant de braconnage ou de banditisme.

Au fil des années, il avait su gagner sa place dans la communauté en tant que chasseur, trappeur, pisteur, guide et messager. Il s’y connaissait beaucoup en terme de repérage et de crapahutage en rase-campagne, et il avait appris à connaître la région comme sa poche.

Aujourd’hui il était considéré comme un vieux sage, dispensant des conseils aux jeunes chasseurs et allant souvent les aider sur le terrain.

Son origine shamanique se voyait sur ses traits, puisque sa peau était rouge et ses yeux aussi noirs que la nuit.

Il avait sur son dos un sac moitié plus gros que les nôtres, mais le portait comme s’il ne pesait rien. Accrochés à sa ceinture se trouvaient un arc court et un carquois de flèches.

Nous voyant arriver, il nous adressa : “Vous voulez aller à l’Étau-Boire, n’est-ce pas ? On va prendre le chemin le plus direct. Une fois là-bas, les locaux vous indiqueront quelle piste il faut prendre pour continuer.“

Il avait une voix grave mais douce, ce qui contrastait avec son physique un peu rustre.

Syxéus lui lança un sourire aussi cynique que radieux. “Bonjour, Timotast, comment vas-tu ?”. L’intéressé haussa un sourcil en guise de réponse. Syxéus enchaîna : “Oui, la première étape de notre trajet est bien l’Étau-Boire. Tu sais dans combien de temps on y sera ?“

Le chasseur pris une longue inspiration, pour se laisser le temps de réfléchir un peu. “Je dirais six ou sept jours, en fonction d’votre endurance. Un bon pisteur comme moi peu faire le trajet en quatre, mais moi j’peux marcher sans m’arrêter de l’aube au crépuscule.“

“Désolé de nous imposer à toi et te ralentir.” m’excusai-je.

Il m’adressa un sourire paternel. “Au contraire, ça m’fait plaisir d’avoir de la compagnie et de pouvoir vous apprendre deux-trois trucs.“

Je fus un peu surpris par ce côté protecteur. Même si de loin il avait effectivement l’air vulgaire, je me suis dit qu’il allait être un bon compagnon de voyage.

“On va sortir par la porte du monde. On fera quelques kalieues en suivant la route, puis on bifurquera sur une piste que je connais bien.”

Sans autre tergiversation, et parce que la matinée commençait à être bien avancée, nous partîmes.

Nous passâmes à travers le quartier des affaires, ornés de grands bâtiments garnis de bureaucrates et d’entrepôts, où les bourgeois et autres notables négociaient à même la rue, donnant de la voix et employant une gestuelle dramatique. Nous traversâmes ensuite le quartier marchand, qui était juste à côté des portes de la ville et où se trouvaient tous les étals des marchands étrangers étant arrivés par la Route de l’Écho, attenant au quartier des artisans qui lui était positionné devant la porte qui menait à la Route des Arcanistes.

Je jetai un coup d’œil à Syxéus et constatai qu’il ressentait la même chose que moi : une vague mélancolie. Pour la première fois de notre vie, nous allions quitter notre foyer.


La marche fut aisée au cours des premières heures, sur la belle route pavée. Étant à pieds, nous étions un peu plus rapides que les caravanes marchandes, et il nous est arrivé par deux fois d’en dépasser une. Nous étions souvent doublés par des cavaliers, voire même parfois des coursiers qui filaient au galop.

Le paysage aux alentours était détrempé. Nous étions en plein milieu de la saison humide et la plupart des matinées étaient baignée de pluie fine. Nous étions au début du mois d’ambiame, ce qui signifiait que nous arriverions à Cosma vers la fin de la saison humide et que nous ferions le chemin retour en hiver.

Ainsi, les pavés était glissants et on pouvait parfois voir des charretiers accidentés sur le bord de la voie, en train de réparer une roue ou de soigner un cheval à sous le couvert d’un arbre.

La route étaient bordée de grand platanes, qui servaient à offrir de l’ombre durant la saison sèche. Au-delà de la ligne d’arbre on pouvait encore voir des champs, rattachés au territoire de Pas-du-Cheminant.

Après cinq heures de marche nous atteignîmes le dernier champ et la rase-campagne s’étendait à perte de vue de part et d’autre de la route. Nous étions au milieu d’après-midi et la faim commençait à sérieusement creuser nos ventres.

“On va bientôt s’arrêter faire une pause”, dit Timotast en regardant le ciel. “La pluie va bientôt s’arrêter et je connais un banc où on pourra se poser.”

L’idée de m’asseoir me ravit et me donna le courage nécessaire pour surmonter la fatigue. Je n’avais pas l’habitude de marcher aussi longtemps sans m’arrêter, et même si au départ j’avais essayé de tromper l’ennui en bavardant avec mes compagnons de voyage, la fatigue draina rapidement mon souffle et nous avions parcouru la plupart des kalieues que nous venions de faire dans le silence.

Nous arrivâmes à l’endroit mentionné par Timotast. Il s’agissait d’un petit ru qui croisait la grande voie commerciale en passant juste en-dessous des pavés. À leur intersection on pouvait voir un petit autel d’un côté et un banc de pierre blanche de l’autre.

Timotast s’écarta un peu de la route, posa son sac sur le sol et commença à fouiller à l’intérieur. Syxéus se laissa tomber sur le banc en faisant glisser son sac à côté de lui. Pour ma part, j’enjambai le ru et allai regarder l’autel.

“C’est la déesse Essors-Moire, déesse du petit ruisseau que tu vois là, l’Essors, et d’un autre, un peu plus en haut, le Moire”, m’expliqua Timotast de loin. “La plupart des voyageurs s’en fout, mais moi quand je passe par là je lui laisse toujours un petit sacrifice et une prière.“

Je le vit s’approcher de moi et me tendre un petit pain enroulé dans un torchon.

“C’est ici que nous allons quitter la route et nous aventurer dans la campagne. On va suivre un peu son domaine, l’Essors, alors je préfèrerai avoir sa bénédiction.”

C’était la première fois que j’allais prier une déesse que je ne connaissais pas.

Je sortis le pain de son torchon. Je l’émiettai et le jetai dans le ruisseau. Je fermai les yeux et ouvris les mains devant moi, face-à-face.

“Essors-Moire, déesse des deux ruisseaux éponymes, prend ce pain en guise de remerciement. Alors que nous tâcheront d’honorer ton domaine en le traversant, protège nous du malheur.“

En rouvrant le yeux, je constatai que Timotast se tenait non loin de moi, priant en silence, yeux fermés et mains ouvertes comme je l’avais fait. Syxéus, toujours assis sur son banc, avait également fermé les yeux pour accueillir mes paroles.

Même si je ne connaissait pas cette déesse, je ressentis un étrange bien-être après l’avoir priée. C’était plus simple et instinctif que ce que j’avais envisagé.

Inspiré, je pris l’initiative de dire une autre prière. Je fermai de nouveau les yeux, et ouvris les mains, pommes vers le ciel.

“Dieux d’en-haut, je vous conjure de veiller sur notre bonne fortune et sur la réussite de cette entreprise, tant dans le long voyage que nous allons accomplir que dans l’objet de ce déplacement.”

Je plongeai alors ma main dans la poche de mon manteau et sortit un petit objet de bois. Syxéus le reconnu immédiatement : il s’agissait de l’étui à cigarettes qu’il m’avais offert pour mes cinquante ans. Il s’agissait, pour sa valeur symbolique, de l’objet le plus précieux que je possédais.

Je le posai sur un pierre saillante et la brisai d’un coup de pied.

“Acceptez ce sacrifice en guise de bonne foi et de dévotion” finis-je, reprenant une position de prière.

Syxéus se leva enfin de son banc et franchit le ru pour me poser une main sur l’épaule. “Et ben, avec une offrande pareille, il ne peut rien nous arriver de fâcheux.“

Je lui répondit d’un air un peu surpris. “Tu n’as vraiment prévu aucun sacrifice pour ce voyage ? C’est l’occasion ou jamais, pourtant.”

Il secoua la tête d’un air désabusé. “Ça fait un petit moment que je ne prie plus les dieux d’en-haut tu sais. Ils le savent et s’en accommodent bien.“

Oui, c’était vrai, cela faisait quelques lustres que Syxéus ne fait plus de prières aux dieux d’en-haut. Depuis la mort de son mari il n’avait plus eu la foi d’en appeler à ceux qui sont sensés porter la bonne étoile et amener la bonne fortune.

Déjà trente-et-un ans que Papaquis était parti. Cela faisait tellement longtemps que j’arrivais peine à me souvenir de son visage. Ça m’attristait profondément. Avec Syxéus, il avait été une figure paternelle quand je m’étais retrouvé orphelin à mes vingt-cinq ans, et même si j’étais à l’époque un adulte autonome, ils m’avaient tous les deux beaucoup aidé à faire le deuil de mes parents, partageant un peu de leur quotidien avec le misanthrope timide que j’étais alors.

L’accident qui l’emporta, renversé par une carriole lancée à vive allure, avait bouleversé Syxéus. J’avais essayé d’être présent pour lui comme il l’avait été pour moi, mais pour une raison que j’ignorais, cela n’avait pas aussi bien marché que je l’avais espéré. Aujourd’hui encore, derrière son air enjoué et sa nonchalance apparente se cache une tristesse indélébile.

Je chassai ces pensées maussades de mon esprit et me concentrai de nouveau sur notre voyage. Timotast avait rejoint Syxéus sur le banc et ils se partageait une miche de pain, accompagné d’une poignée de fruits confit. Je les rejoignis. Nous déjeunâmes ainsi dans la campagne humide de Garrassfant, dans un silence religieux.


Marcher en pleine nature était beaucoup plus harassant que sur une route bien pavée, mais l’expérience était rafraîchissante et exotique. Les paysages, le contact avec la végétation et les occasionnels animaux sauvages que l’on pouvait voir avaient tout pour émerveiller les deux vieux citadins que nous étions.

Notre première nuit en terre sauvage fut pour le moins dépaysante. Timotast nous montra comment allumer un feu et comment l’entretenir pour qu’il brûle tout la nuit sans risquer d’incendier notre petit campement. Cela nous permettait de tenir les prédateurs comme les loups ou les gueppeurs à l’écart. Il nous montra aussi quelques herbes qui, broyées avec de l’eau et ointes sur le corps, servait à repousser les moustiques et les mammifères fouineurs comme les sangliers ou les tauricrocs.

Malgré cela, nous passâmes une nuit mouvementée à cause des rampants qui venaient grouiller dans nos couches et des hululements plus ou moins lointains d’animaux que nous ne reconnaissions pas.

Timotast nous réveilla à l’aube, et après un petit déjeuner consistant, nous reprîmes la route.


Nous arrivâmes à l’Étau-Boire au crépuscule du sixième jour de voyage. La première chose que nous vîmes furent les champs de blé et les vergers, puis les premières bâtisses, granges et corps de ferme.

Le hameau en lui-même regroupait une trentaine de maisons à peine, encerclant une grande place centrale où étaient disposées en plein air de nombreuses tables, des bancs et des lampadaires à huile. Le village était posé au point de diffluence de l’Essors et de la Moire, au creux de la fourche dessinée par les deux cours d’eau.

Ici, contrairement à la ville, la plupart des structures étaient entièrement en bois. Il n’y avait pas de pavé dans les rues ni sur la grand-place.

Quand nous nous dirigeâmes vers la place centrale, nous constatâmes que tout le village y était réuni pour dîner. La plupart des habitants était assis à des tables pendant qu’une poignée d’hommes et de femmes servaient la nourriture.

Quand les locaux nous aperçurent, une femme se leva et vint vers nous. Elle était assez âgée et son physiom prenait la forme d’une ligne rouge sur sa peau, partant du milieu de son front, contournant son visage sur sa gauche et plongeant le long de son cou vers son buste.

“Bonsoir voyageurs, bienvenue à l’Étau-Boire ! Je suis Fivélos, la bourgmestre. Vous devez être fatigués et affamés. Venez casser une graine à ma table !”

Syxéus, dans un long soupir de soulagement, lui répondit “Merci bien, Fivélos. Ce n’est pas pour me plaindre, mais mes jambes me font souffrir le martyr. Merci pour votre invitation !”

Quand nous nous approchâmes des tablées, plusieurs villageois reconnurent Timotast et le saluèrent avec énergie et avec de grand gestes amicaux.

La table de la cheffe du hameau était au milieu. Les quelques personnes qui étaient déjà à la table se poussèrent un peu pour que nous puissions nous asseoir face à elle.

“Alors, Timotast,” dit la cheffe en commençant à remplir trois écuelles, “tu me présentes tes compagnons ?”

“Bien sûr,” répondit-il, “voici Syxéus et son ami Mavéas.”

“Et qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?” demanda-t-elle à notre égard.

C’est Syxéus, comme à son habitude, qui prit la parole pour nous deux. “Et bien, nous nous dirigeons vers Cosma. On aimerait s’arrêter à Val-de-Bau et Froussebois sur la route, alors on aurait besoin de savoir dans quelle direction aller.”

Syxéus se servi un verre de bière et bût goulument.

“Mais avant de repartir,“ enchaîna-t-il, “je dois voir quelqu’un, ici, dans ce village.”

Fivélos haussa un sourcil curieux. “Qui donc ?”

Syxéus reprit une longue gorgée de bière avant de répondre. “Il s’agit de Tomilas Oumdim.”

La grimace interloquée de Fivélos s’accentua à l’entente de ce nom. “Vous voulez voir ma mère ?”

“C’est bien ça. Si je me souviens bien, elle devrait avoir quatre-vingt seize ans maintenant.”

Notre hôte prit un air pensif. “Hum, oui, c’est vrai. Mais je ne sais pas vraiment si elle pourra vous voir. Elle est assez malade depuis quelques années.”

“Oh, c’est vrai ?” Répondit mon ami avec tristesse. “Je ne voudrais pas la forcer, mais c’est très important.”

Les yeux de Fivélos se raffermirent et son visage s’assombrit. “Je verrai ce que je peux faire.” Elle était beaucoup moins amène que tantôt.

Le repas continua sans encombre. On nous apporta de la viande de tauricroc séchée en rations modestes, des légumes en ragout dans des quantités généreuses et du porridge de céréale en abondance.

La plupart des convives parlait fort, sans se soucier de gêner les autres, et sans être gêné par les vociférations de leurs pairs. Tout le monde semblait se connaître et s’apprécier.

Un peu plus tard, au moment de servir un dessert composé de fruits frais et de confiture, Fivélos se leva. “Timotast, veux-tu bien venir avec moi ? J’aimerais qu’on règle notre affaire ce soir, comme ça tu pourras repartir à l’aube demain matin.” L’intéressé se leva à son tour en inclinant légèrement la tête pour la remercier. Puis elle se tourna vers Syxéus. “Je vais consulter ma mère et je vous informerai de sa réponse.“

“Merci bien !” répondit mon ami avec un excès de zèle dans la voix.

Une heure plus tard, Fivélos nous fit rentrer dans une chambre éclairée par deux chandelles. Une était disposée sur une table jonchée de plantes et d’outils d’herboristerie. L’autre était posée au chevet d’une femme qui semblait assoupie et dont les traits était tellement malades qu’elle semblait beaucoup plus vieille que Syxéus.

Fivélos avait toujours le visage dur. “Je reviens dans une heure. Je compte sur vous pour la ménager.“

La respiration de la vieille femme était imperceptible. Pendant un instant, j’ai même cru qu’elle était éteinte.

Syxéus s’approcha avec un sourire mélancolique. “Tomi, vieille bique.“

La voix de mon ami alluma une flammèche de vie sur le visage de Tomilas. Elle sourit, puis leva lentement ses paupières. “Syxéus. C’est bien toi ? C’est bien vrai ?“

Elle se hissa avec difficulté. Syxéus s’assit sur le lit au niveau de ses jambes. “Ça fait combien de temps ? Cinquante ans ?“

Un rire grinçant s’échappa d’entre les lèvres de Tomilas. Sa voix était rocailleuse. “Fait pas semblant de pas t’en souvenir. Ça fait soixante-quatre ans.“

Syxéus joignit ses mains derrière sa nuque. Il balança sa tête en arrière et contempla la danse des ombres projetée sur le plafond par les flammes vacillantes des deux chandelles.

“Soixante-quatre ans, oui. Ça fait une paie. Le temps passe vite.“

“T’embête pas pour ça, vieux bouquetin. Je sais pourquoi t’as laissé autant de temps passer. Mais je savais que tu reviendrai, tôt ou tard.“

Au fil de l’échange, j’avais l’impression que Tomilas reprenait peu à peu vie. Son visage avait l’air de reprendre de la couleur et un petit sourire lissait ses rides.

Un ange passa, puis Syxéus se tourna vers son amie.

“Qu’est-ce qui te cloue au lit ? C’est grave ?“

L’intéressée haussa les épaules. “Au début on pensait que c’était une bronchite, mais elle est jamais partie. On a fait venir un médecin, sans veine. Notre guérisseur me prépare des onguents qui apaisent la toux et me permettent de dormir.“

Elle fixa le plancher.

“Je pense jamais sortir de ce lit, tu sais.“

Les yeux de Syxéus devinrent brillants.

“Je suis heureux d’avoir réussi à te voir alors. Je n’étais pas sûr que tu le voudrait.“

Tomilas frappa l’épaule de Syxéus de son poing cacochyme.

“Dis pas de bêtise. S’il y a une seule personne que je veux voir sur mon lit de mort, c’est bien toi. Même après toutes ces années d’oubli et d’ignorance.“

Syxéus saisit avec délicatesse le poing de Tomilas et écarta ses doigts. Il frotta la paume avec ses pouces dans un geste de tendresse.

“Je voulais juste te dire…“

J’entendis le son de gouttes tombant sur le tissu. Syxéus toussota pour reprendre contenance, mais ne put empêcher sa voix de dérailler.

“Je voulais juste te dire que tu a été comme une sœur pour moi. Il y a peu de gens que j’ai aimé comme je t’aime, Tomi. Depuis le jour où on s’est rencontré, quand tu as cassé la gueule à ce petit con de Jimias qui me rackettait, jusqu’au jour où tu es partie, pour venir vivre ici avec ton mari.

“Jamais je ne me suis senti aussi proche de quelqu’un. On a rit de tout mais surtout de rien. Pansé mutuellement nos blessures de corps et de cœur. Fait les quatre cent coups et passé des journées entières à aider nos aînés. Ma vie s’est arrêtée le jour où tu es partie.

“Elle n’a repris que quand je me suis marié à Papaquis et ai adopté Mavéas.“

Les deux regards se tournèrent vers moi.

“Je suis heureuse de constater que Syxéus a pu avoir un fils,“ me dit-elle de sa voix tendre.

Elle se tourna de nouveau vers Syxéus. “Et je suis heureuse que tu me dises tout ça. Je le savais, mais j’avais besoin de te l’entendre dire.”

Son visage devint soudain triste. ”Tu sais, ma vie n’a plus jamais été la même sans toi. Je ne me considère pas malheureuse, mais mes années les plus heureuses sont avec toi. C’est certain.”

Elle se cacha les yeux avec une main. “J’ai honte de l’avouer, mais je me suis sentie bien moins triste quand mon époux est mort, que quand je t’ai abandonné pour venir vivre ici.“

Elle se redressa et planta soudain son regard dans celui de son ami. “Pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?“ Sa voix tentait d’être accusatrice, sans grand succès.

“La même raison pour laquelle tu n’est jamais revenue à Pas-du-Cheminant, Tomi. Pour oublier que quoiqu’on fasse, on ne retournera jamais à nos jeunes années passées ensembles.“

Ils baissèrent tous les deux les yeux et soupirèrent avec gravité.

Il passèrent la fin de la soirée à ressasser de vieilles anecdotes, retracer les dix-sept années espièglerie et de complicité qu’ils avait partagé.

J’écoutais leur histoire avec une attention douce, assis dans une chaise à bascule.

Quand Fivélos vint nous sommer de laisser Tomilas se reposer – bien après la petite heure qu’elle nous avait originellement octroyé – les deux amis d’enfance s’étaient assoupis dans les bras l’un de l’autre. Moi-même somnolais dans ma chaise et ne fut réveillé que par le grincement de la porte.

Syxéus quitta sa vieille amie sans la réveiller, après lui avoir déposé un baiser sur la tempe.


Timotast nous réveilla juste avant l’aube. Il allait repartir vers Pas-du-Cheminant et nous indiqua la route à suivre pour rejoindre notre prochaine étape, Val-de-Bau.

Nous finissions nos préparatifs quand nous entendîmes une commotion venant de la maison de Fivélos. Nous vîmes passer en courant un homme qui semblait être le guérisseur du village. Il revint quelque instants plus tard accompagné de la bourgmestre.

Cette dernière nous jeta un bref regard, avant de disparaître au coin d’une maison. Syxéus se redressa de toute sa hauteur et murmura. “Adieu, mon amie. Promis, on se reverra bientôt.“

Ma vue se voila.


Le trajet jusqu’à Val-de-Bau s’avéra beaucoup plus complexe que ce à quoi nous nous attendions. Loin de la sécurité de voyager avec un rôdeur, nous hésitions à chaque étape du trajet, de peur de nous égarer. De plus, il nous fallait mémoriser nombre de repères, car le chemin ne suivait pas un cours d’eau comme ça avait été le cas jusqu’à maintenant. Comme si ça ne suffisait pas, une bruine constante tombait sur nous.

Timotast seul aurait fait le trajet entre l’Étau-Boire et Val-de-Bau en trois jours. Il avait estimé qu’à nous il en faudrait six. Nous mîmes au final neuf jours à atteindre notre destination.

Val-de-Bau était niché entre deux plateaux de la Plaine de Garrassfant, dans un petit vallon où coulait l’éponyme rivière Bau.

Contrairement aux plaines environnantes, le vallon était fortement boisé, et Val-de-Bau vivait de l’exploitation du bois. Du plateau, on pouvait voir la scierie posée sur la rivière, la grande usine à papier et le port. Les productions étaient acheminés en bateau vers l’aval du cours d’eau, à destination d’une ville qui se trouvait sur le grand axe commercial reliant Écho au pays des Mille-lacs.

L’accueil que nous reçûmes fut beaucoup moins chaleureux qu’à l’Étau-Boire. Nous dûmes nous rendre directement à la bourgmestrerie pour avoir les informations qui nous étaient nécessaires.

“Je cherche une personne du nom de Lolohus Ménium.“

Le commis à qui nous nous étions adressé chercha dans son registre. “Oui, c’est elle qui dirige la pépinière depuis quelques années. Vous la trouverez sans doute dans sa loge, juste en amont du Bau.“

Quand nous arrivâmes devant la loge de la pépinière, nous trouvâmes une femme, d’à peu près le même âge que moi. Elle n’était pas spécialement épaisse, mais avait les muscles des avants-bras saillants et les mains caleuses. Ses cheveux étaient courts et sa posture ne laissait aucun doute sur le fait que c’était elle qui dirigeait l’entreprise.

“Partenaire ! Putain, ça fait un bail !“ s’exclama-t-elle, en voyant Syxéus. Elle donna à mon ami une solide tape sur l’épaule, qui manqua de le faire trébucher.

“Lolohus, toujours aussi distinguée, à ce que je vois !“

La pépiniériste lui fit un clin d’œil. “Faut bien que quelqu’un ramasse des échardes, si les petits citadins veulent se chauffer l’hiver. “

Syxéus hassa les épaules. “Y’a pas d’hiver à Pas-du-Cheminant.“

Ils éclatèrent tous deux d’un rire franc, bien exagéré par rapport à la qualité de la blague.

“Et c’est qui, ce gamin qui t’accompagne, Syxé ? Ton fils ?”

“En quelque sorte. Mon fils de cœur.“ Il passa son bras autour de mes épaules. “Ça va faire cinquante ans qu’on vit ensemble, Mavéas, Papaquis et moi.“

“Papaquis ?“

“Feu mon mari.“

“Ah.“

Lolohus nous fit entrer dans la loge, dans laquelle régnait une chaleur étouffante. Elle nous fit asseoir nous servit un café noir.

“Cinquante ans, ça fait autant de temps qu’on ne s’est pas vus, c’est bien ça ?“

“Oui. C’est justement parce qu’on a laissé tomber l’entreprise que j’ai pu me concentrer sur autre chose que moi-même. Je me suis occupé de Mavéas, puis d’autres personnes dans le besoin. Ça m’a amené à rencontrer Papaquis et à fonder une soupe populaire avec lui. Peu après ça, on s’est mariés.“

Lolohus fit la grimace. “Syxé, tu sais très bien qu’on a pas laissé tomber l’entreprise. On s’est faits niquer et on a été forcés de l’abandonner.“

“Je préfère ne pas retenir de grief. L’animosité n’est pas…“

Lolohus frappa du poing sur la table pour l’interrompre, si fort qu’elle fit qu’elle renversa son café.

“Charrette à bras ! Pas de griefs ? Mais bordel Syxé, on nous a saboté ! Tu le sais aussi bien que moi !“

Syxéus éleva la voix contre elle. C’était la première fois de ma vie que je le voyais s’emporter. “Facile à dire ! Toi tu as quitté la ville, tu t’en moque ! Moi j’ai dû vivre avec les conséquences, pour pas que ça me retombe dessus !“

L’argument eu l’air de calmer Lolohus.

“J’avais une vie, après ça. Tu crois que ça aurait été bon pour Mavéas ou ceux qui dépendaient de moi pour manger, si je m’étais entiché d’une quête de vengeance ? Non ! J’ai laissé couler l’eau sous les ponts, attendant qu’il meurt de vieillesse avant de pouvoir respirer de nouveau.“

J’essayais de ne pas intervenir, mais la curiosité était plus forte. “De qui vous parlez ? C’était quoi votre entreprise ?“

Les deux ‘partenaires’ échangèrent un regard entendu. Lolohus me raconta alors leur histoire.

“Tout a commencé quand j’avais vingt ans. J’ai rencontré Syxéus, qui à l’époque ne devait pas avoir plus de quarante-cinq ans, aux réunions du parti.

“On était membres d’un petit parti politique à l’époque, qui cherchait à inverser l’ordre des castes sociales et mettre les artisans au pouvoir. L’idée c’était que vu que c’était eux qui produisaient tous ce que les nobles avaient besoin, on pouvait utiliser ça comme levier pour améliorer leurs conditions de travail et de vie.

“Enfin bref. Avec Syxé, on s’est rendus compte qu’on n’était pas trop d’accord avec ça. Déjà, le parti mettait en avant les artisans, mais laissait de côté les paysans et les ouvriers. En plus, ces cons voulait un renversement social complet. Un peu trop utopique à notre goût.

“Du coup, on a décidé de fonder notre propre parti. Mais cette fois l’idée, c’était plutôt de former des comités pour donner de la voix aux plus basses castes sociales et de s’organiser pour faire pression sur les castes du haut. Fonder une puissance de persuasion en gros.

“Un de nos projet, par exemple, c’était d’inciter tous les producteurs à stopper le travail en même temps, comme ça les nobles n’auraient pas le choix que de les écouter s’ils ne voulaient pas que les prix explosent. Organiser la grève, quoi.

“On faisait beaucoup de propagande en ville, au point où beaucoup de gens commençait à adhérer à l’idée. On avait su concrétiser la chose, nous. Organiser des séminaires, des groupes de parole… Au bout de quelques années, on était devenus un vrai parti.”

Syxéus poussa un long soupir. Lolohus laissa traîner sur lui un regard compatissant.

“Ça n’a pas plus au chef du parti au pouvoir. Ce fils de pute est venu directement nous menacer. Il a dit plus ou moins subtilement qu’il allait faire du mal à nos proches si on continuait notre entreprise.

“On s’est pas démontés, on lui a ri au nez. Une semaine plus tard, mon père s’est cassé la jambe dans un accident du travail. Il était charpentier, c’était pas la première fois qu’il se blessait. J’ai même pas fait le lien à ce moment là.

“Mais deux semaines plus tard, c’est la mère de Syxéus qui a eu un accident. Renversée par un cheval. Elle s’est cassée le coccyx. Elle ne s’est jamais relevée.

“Le connard est revenu nous narguer. C’est là qu’on a vraiment fait le lien. On lui aurait sauté à la gorge s’il ne s’était pas entouré de ses gorilles.”

Syxéus prit la parole pour conclure. “J’ai donc décidé d’arrêter, de dissoudre le parti. Lolo voulait continuer seule, mais vu qu’on était les figures de proues, si je me désistais le parti se déliterait. Et c’est ce qui s’est passé. J’ai quitté le parti et l’ai laissé mourir.“

Lolohus secoua la tête. “C’est pas exactement ce dont je me souviens. Pour moi, Syxé a choisi de protéger sa famille. Protéger ceux pour qui il avait fondé ce parti. On ne peut pas luter contre un mec qui est capable de tout pour arriver à ses fins.“

Mon ami haussa les épaules. Pour lui ça ne faisait aucune différence. Sa mère handicapée et son grand projet qui s’effondrait… Ce n’était pas ce genre de détail sémantique qui allait le consoler.

Lolohus continua. “Après cette histoire, j’ai quitté la ville et suis allée m’enfoncer dans le trou du cul de Garrassfant, là où le climat est polaire et où on a presque aucune commodité. Syxé a choisi de rester en ville. Il ne se sentait pas de tout quitter.“

Syxéus reprit. “Après que Lolo est partie, j’ai reçu des menaces de la part de notre bandit d’adversaire. Ça ne lui plaisait pas de me voir traîner dans le coin. Il m’a clairement dit que mon calvaire n’était pas fini si je continuais dans la politique. Alors j’ai choisi l’humanitaire. C’est quelques semaines plus tard que je t’ai rencontré, Mavéas. La suite, tu la connais.“

Je hochai la tête, pris dans tout le condensé d’information qu’on venait de me livrer. J’avais passé la majeure partie de ma vie avec Syxéus, mais j’avais désormais l’impression qu’il avait vécu toute une vie avant qu’on se connaisse.

Je trouvais ça intrigant qu’il ne m’en ai jamais parlé. Mais ça faisait sens. De son point de vue, c’était un nouveau départ.

“Mais du coup, partenaire, pourquoi tu es revenu aujourd’hui ? Alors que ça fait genre cinquante ans qu’on s’est pas vus ?”

Syxéus posa ses deux mains sur les épaules de Lolohus, à la surprise de celle-ci. “Parce que c’était bien, ce qu’on a fait. C’était une bonne chose.“

“Bah oui,“ répondit-elle nonchalamment, “on l’a fait pour aider les gens. Évidemment que c’était une bonne chose.“

Syxéus secoua la tête, “Je ne parle pas de ça. Je te parle de ma vie après. Non seulement ça m’a permis de rencontrer l’homme de ma vie et mon fils de cœur, mais surtout ça m’a redonné le goût de vivre et d’aider les autres.

“Quand j’étais jeune, j’avais la rage contre les oppressions et le système corrompu établi à Pas-du-Cheminant. Grâce à ce qu’on a fait tous les deux, à notre échec, j’ai compris que je pouvais changer les choses autrement, que je pouvais aider les autres sans me mettre en danger.

“Comme je ne pouvais pas changer le système, je suis devenu un système qui a permit de combler – un peu – les différences de classe de ce système oppressif.“

Le visage de Lolohus s’attendrit et elle posa ses mains sur celles de son ex-partenaire.

“Ça m’touche que tu m’dises ça, partenaire. Tu sais, ici aussi la vie n’a pas été facile, mais j’ai pu redresser les choses et vraiment aider les gens. C’est pas tout a fait pareil, parce qu’on n’est pas dans une grande ville, mais c’est justement ce qui nos a permis, à nous les ouvriers, de nous prendre en main.

“Tu sais que j’ai été bourgmestre ? Eh oui, j’ai été la première roturière bourgmestre, ici à Val-de-Bau. Ça a permis de faire bouger les choses. C’était il y a vingt ans, mais ça a eu un impact. Pour preuve : le bourgmestre actuel est aussi un roturier.

“Ce qu’on n’a pas pu faire à Pas-du-Cheminant, j’ai pu le faire ici. Les bourgeois ici ont finit par comprendre que c’est grâce aux ouvriers qu’ils sont riches et continuent de s’enrichir. Ça équilibre le jeu entre les propriétaires terriens et la force ouvrière.”

Ils sourirent tous les deux, les yeux emplis de mélancolie. Ils étaient à la fois heureux et tristes que leur rêve commun ai pu se réaliser – deux fois, de deux manières différentes – malgré la nécessité que leurs routes se séparent pour que cela arrive. Ils s’étreignirent dans une longue accolade qui était autant une fête de leurs accomplissement qu’une conclusion de leur ‘partenariat’.

Après un long moment de silence, Lolohus fronça les sourcils. “Mais au fait, Syxéus, quel âge ça te fait ?”


Pour fêter la présence de Syxéus, Lolohus sonna prématurément la fin de la journée de travail et invita tous ses ouvriers à la taverne. Nous pûmes la voir déclamer leurs ‘faits d’armes’ du temps de leur parti, encensée par des interventions théâtrales de mon vieil ami.

Les ouvriers étaient conquis par ces récits qui leur semblaient rocambolesques, mais qui s’inscrivaient dans la continuité des revendications menées autrefois par leur contremaîtresse. Elle-même qui ce soir là avait revêtu le rôle de narratrice.

La soirée fut longue et la nuit courte, mais tout le mode se leva tôt, car chacun devait reprendre ou bien son travail ou bien son voyage.

Lolohus nous avait invités à passer la nuit chez elle. Quand nous nous dîmes adieu au point du jour, l’esprit encore embrumé de bière et de récits, je vis des larmes couler sur le visage de l’ouvrière endurcie.

Nous passâmes la première matinée de voyage en silence. Je me remettais encore de la soirée de la veille, sentant peu à peu l’épuisement remplacer manque de sommeil. Quant à mon compagnon, je sentais bien que, plus que de fatigue, c’était l’adieu qui pesait sur son cœur.

Plus nous progressions dans notre voyage, plus les souvenirs alourdissaient ses pas. Ce n’étaient pas toujours des souvenirs tristes, mais comme ils étaient les marqueurs d’un lointain passé, il renforçaient le poids de l’échéance de notre périple.

Nous étions désormais bien plus habitués à marcher en pleine campagne qu’auparavant. Nous n’avancions bien entendu pas au rythme d’un vieux rôdeur, mais nous étions beaucoup moins hésitants et avions de plus en plus l’œil pour discerner les repères sur notre trajet.

La piste qui reliait Val-de-Bau à la grande route reliant Écho à la région des Mille-lacs était bien balisée. Au fil des hameau qui se dressait sur notre chemin, on nous indiquait la route jusqu’à la bordure de l’Attrape-Mouches, une forêt marécageuse au bord de laquelle était établi le village de Froussebois.

Au total, nous mîmes quinze jours, presque deux semaines, pour joindre Froussebois, car la distance qui le séparait de notre précédente étape était grande. C’est à l’aube de notre vingt-neuvième jour de voyage que nous pûmes découvrir ce village bien nommé.

La saison humide avait beau être sur sa fin, l’atmosphère était très lourde à l’orée de l’Attrape-Mouches. La végétation était dense et il nous fallait faire attention à chaque pas pour ne pas tomber dans une tourbe. Heureusement, nous ne devions pas nous enfoncer dans les bois, mais le village que nous cherchions à atteindre était quand même sous la canopée.

Comme à l’Étau-Boire, les maisons était entièrement en bois. Mais en plus, il n’y avait pas de route ou de chemin entre les maisons, juste de l’herbe tassée. Malgré la chaleur humide et suffocante, chaque habitant était lourdement vêtu, avec cape et capuchon, pour se protéger des innombrables diptères.

Nous vîmes passer une grande quantité de travailleurs qui trimbalaient d’immenses ballots d’herbes, venant du tréfonds des bois et les chargeant sur de haut chariots. Ceux-ci allaient et venaient sur une sorte de piste qui partait en direction du guide, probablement vers des terres plus civilisées.

Dans notre progression au cœur du village – qui ne devait pas héberger plus de cinquante familles – nous aperçûmes pas moins de trois enseignes d’herboristerie. Cependant, nous ne trouvâmes pas la moindre bourgmestrerie ou office de tourisme.

Nous dûmes quérir des renseignements auprès des autochtones patibulaires, qui pour la plupart refusait de nous adresser la parole. Il nous fallut ainsi plusieurs heures pour trouver la demeure de Palonumis, la personne que Syxéus était venue voir.

La maison qu’elle habitait était grande et familiale. Nous fûmes accueillis par un certains nombre de personnes, dont la plupart était les enfants ou les petits-enfants de la vieille Palonumis. On nous conduisit à sa chambre.

Quand je vis le visage de la vieille femme, je fus certain de reconnaître ses traits, sans pour autant remettre dans quelle circonstance car, j’en étais sûr, c’était la première fois que je la rencontrais.

C’est Syxéus qui m’éclaira sur la question.

“Mavéas, je te présente Palonumis, la sœur jumelle de Papaquis.“

L’intéressée mis un instant avant de reconnaître Syxéus. Elle entra alors dans une colère folle.

“Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu n’es pas la bienvenue chez moi ! Sors ! Sur le champ !“

Elle avait beau être très vieille – presque cent ans si je m’en référai à l’age qu’aurait eut Papaquis s’il était toujours en vie – elle avait une vigueur qui rivalisait avec celle de mon ami. Elle parcouru la distance qui nous séparait de deux longues enjambées, et gifla Syxéus. Celui-ci ne fit même pas mine d’essayer de l’éviter.

“Écoute, Palo, il fallait que je te vois. Une dernière fois. Après, je te laisserai tranquille pour toujours.“

Les yeux de Palonumis étaient embués de larmes. Je ne parvenais à savoir si c’était de la colère ou de la tristesse.

“Ne m’appelle pas comme ça ! Tu es mort pour moi ! Mort, comme l’est Papa, que tu as tué.“

Syxéus tenta de poser une main sur l’épaule de sa belle-sœur, mais elle se dégagea. Il laissa tomber ses bras le long de son corps dans un soupir. Il s’assit sur une chaise et nous invita tous les deux à faire de même. Il se tourna ensuite vers moi pour m’expliquer.

“Vous ne vous êtes jamais rencontrés, mais elle et Papaquis se voyaient une fois tous les deux ans. Une fois sur deux, c’était elle qui venait, et l’autre c’était Papa qui faisait le voyage.”

C’était il y a plus de trente ans. Même si je l’avais croisée à l’époque, je ne serais pas sûr de m’en souvenir aujourd’hui.

“Depuis son décès, elle n’a plus de raison de revenir à Pas-du-Cheminant. À l’époque je lui avais proposé de venir habiter chez nous, mais elle m’a… accusé d’être responsable de sa mort.“

J’étais confus. “Attendez, le décès de Papaquis était un accident, c’est quoi le rapport avec Syxéus ?”

Le deux tombèrent silencieux. Ils me jetèrent un regard torve.

Palomunis ouvrit la bouche, mais Syxéus leva la main pour l’interrompre.

“Mavéas… Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais… Oui, Papaquis est bien mort d’un accident. Oui, il s’est bien fait renverser par une carriole. C’est juste que le chauffeur de cette carriole…“

Il prit une grande inspiration. Je n’osais pas deviner ce qu’il était sur le point de dire.

“… c’était moi.“

Mon estomac se cambra dans mon ventre. J’ouvrai la bouche, mais aucun son n’en sortit, tant ma gorge était serrée. J’eus un hoquet et une douleur lancinante transperça mon ventre. Je me penchai en avant pour tenter de comprimer la douleur, et ma tête se mis à tourner.

Une main – celle de Syxéus – se posa sur mon épaule. J’essayais de me ressaisir, mais les mots ‘Syxéus a tué Papaquis’ tournaient en boucle dans mon esprit.

Au bout de quelques instants, je parvins à relever la tête. Syxéus avait des larmes sur les joues. Le visage de Palomunis était fermé.

C’est cette dernière qui reprit la parole. “Syxéus a toujours fuit sa responsabilité. Pourquoi tu crois qu’il te l’a jamais dit ? Parce qu’il est dans le déni. Voilà tout.“

Syxéus ferma les paupière si fort que son visage devint rouge. Les larmes ruisselaient encore sur ses pommettes. “Les circonstances…“

Palomunis se leva d’un bond. Pendant un instant, je cru qu’elle allait sauter à la gorge de Syxéus. “Les circonstances ! Les circonstances ! Maudites soit-elles ! Le résultat ne change pas : Papaquis est mort ! À cause de toi !“

Quelque chose se déclencha en Syxéus. Je le vis avoir un tic, puis il se leva et jeta sa chaise à travers la pièce.

“Comment tu peux penser une seule seconde que ça m’affecte pas ? Tous les putains de jours de ma putain de vie, je pense à sa mort ! J’ai cette image dans ma tête, qui reviens dès que je ferme les yeux, de mon mari qui passe sous les sabots de mes chevaux ! Comment je peux la faire partir ? Tous les jours, j’ai envie de mourir et que Papaquis prenne ma place, parce qu’il mérite plus que moi d’être en vie !“

Il avait les yeux révulsé.

“Je le tenais dans mes bras quand il a rendu son dernier souffle ! Il m’a fait promettre de ne pas m’en vouloir. Mais c’est pas possible ! Tu comprends ça, Palomunis ? Je dois essayer de ne pas m’en vouloir parce que je lui ai promis !“

Palomunis était elle aussi en larme désormais.

“Il m’a fait jurer que ce n’était pas grave, qu’il mourrait pour qu’un autre vive, et que c’est tout ce qu’il espérait. Il est mort en souriant, Palomunis !“

Je me retrouvai confus. J’ouvrai la bouche pour interjeter, mais me ravisai. Il fallait que Syxéus s’exprime.

“Comment ça ‘pour qu’un autre vive’ ?“. Palomunis n’avait pas eu la même délicatesse que moi.

Syxéus plongea sa tête dans ses mains. Il mit un certain temps à répondre.

“Une gamine. Une petite fille qui avait quoi ? Huit ans ? J’en sais rien. Elle s’est littéralement jetée devant ma carriole. Papaquis l’avait anticipé, et s’est lui-même jeté en avant pour la pousser hors de la voie.“

Un silence de plomb s’abattit sur nous.

“Et vous savez le pire ? La gamine qu’il a sauvée – Mélanas qu’elle s’appelait – est morte de faim deux ans après.“

L’ironie de la situation tordait le visage de Syxéus dans un rictus macabre. Il avait les genoux qui tremblait. Plaomunis s’approcha lentement de lui, puis posa une main sur son épaule.

Elle l’étreignit sans un mot.


Le lendemain matin, nous quittâmes Palomunis et sa maisonnée avec de longues embrassades. Pas une parole ne fut échangée, tout avait été dit.

Nous continuâmes notre chemin en direction de notre prochaine et dernière étape : Cosma.

Des larmes sur le visage de mon ami. Et un sourire.

Notre interlude campagnard s’avéra un peu plus rieur qu’auparavant. Syxéus avait apaisé beaucoup de ses maux et partageait désormais beaucoup d’anecdotes et de bons moments passés avec les trois personnes que nous avions visitées, maintenant que le gros des émotions était passé.

Le trajet était désormais aisé. Nous n’avions plus le soucis de tenir une piste, nous nous dirigions simplement entre le guide et le monde pour rejoindre la grande route qui joignait la Jetée et le Repos Cosmique – qui s’avérait être notre prochaine étape.

Nous tombâmes sur la grande route en cinq jours. Nous l’empruntâmes en direction du monde et atteignîmes le Repos Cosmique en quatre. Nous restâmes une nuit seulement, juste le temps de se reposer et de reprendre des provisions, puis nous louâmes une place sur une charrette de commerçant pour quelques pièces.

Nous traversâmes ainsi Bois-dense sans effort, appréciant la beauté de cette forêt qui avait la particularité d’être si épaisse – étant surtout constituée de buissons, pour la plupart épineux – qu’il était presque impossible de la traverser en dehors des routes.

Port-du-bois était la dernière étape de notre périple avant Cosma. Nous prîmes une place à bord d’une barge à fond plat qui nous permit de traverser la mer Cosmique et d’atteindre l’île ou trônait la plus grande ville du monde, en moins d’une journée.

Nous fûmes subjugués quand nous aperçûmes les murs titanesques de la cité-univers s’élever sur l’horizon bleu. Elle semblait sortir de l’eau d’un seul homme, construite à même les fonds marins, laissant les flots s’écraser sur les murailles comme on jette du sable sur un mur de briques. Nous avions découvert nombre de paysages et d’architectures depuis le début de notre périple, mais rien n’était aussi détonant que de voir la plus grande ville du monde s’approcher de nous de toute sa hauteur, posée sur les flots calmes de la mer.

Nous fûmes également choqués de découvrir à quel point la ville était dense. Les maisons et les habitants étaient entassés les uns sur les autres, et elle était si vaste qu’il nous aurait fallut plusieurs jours pour la traverser de part en part.

Nous dûmes louer une chambre dans une auberge et marcher une matinée entière pour atteindre le quartier expressionniste et trouver la maison de la personne que nous étions venue voir. D’autant que chaque quartier – qui soit-il important de le noter, était chacun bien plus grand que ma ville natale – avait sa propre organisation interne.

Syxéus était resté très mystérieux au sujet de cette personne, malgré mes nombreuses questions.

La maison que nous trouvâmes était immense et rectangulaire, comme une grosse brique grise posée à la verticale et accolée à d’autre bâtiments du même acabit.

Il s’avérait qu’en réalité plusieurs foyers habitaient dans cette maison rectangulaire. Les propriétaires avaient chacun acheté une petite parcelle d’habitation à un étage donné, et formaient ainsi une petite communauté. Je notai d’ailleurs que la plupart des bâtiments de cette forme avait des échoppes au rez-de-chaussée, permettant ainsi de gagner beaucoup d’espace dans la rue en empilant les commerces et les habitations.

Les couloirs du bâtiment étaient dépourvu de toute forme de style. D’un gris délavé, ils ne portaient aucune forme d’ornementation, comme si l’architecte qui avait conçu les parties communes était un simple exécutant axé sur la rentabilité et l’ergonomie. Je ne m’imaginait pas vivre dans ce genre d’endroit.

Nous croisâmes une jeune famille, qui était pressée de sortir pour se rendre on-ne-sais où. Il ne nous accordèrent aucune salutation, pas même un regard.

L’homme qui nous ouvrit devait avoir dix ans de moins que moi, mais il était particulièrement usé par le temps. Maigre, presque famélique, il portait des vêtements amples pour le cacher. Ses yeux était cernés de nombreuses rides, caractéristique des gens qui passent leur vie à lire. Malgré tout, sa posture était droite, presque digne, et son regard pétillait d’énergie – ainsi que de méfiance à notre égard.

“Bonjour, vous êtes bien le fils de Equylias Alinam ?” demanda Syxéus sans ménagement.

Dire que l’homme était intrigué était un bien faible mot. La moue qu’il nous accorda avait l’air de faire émerger chez lui de très anciens souvenirs. “Oui, je suis Ulutte.“ Il fit jongler son regard entre Syxéus et moi. “Vous avez connu ma mère ?“

Syxéus passa la main dans ses long cheveux. “Plutôt bien, oui. Ulutte, si je ne me trompe pas, je suis ton père.“


L’habitation de notre hôte était riche, témoin d’une vie prospère. Dans les décors, on sentais son amour pour les écrits, puisque nombre de poèmes rédigés dans des langues que je ne connaissais pas étaient encadrés sur les murs.

Nous étions assis sur une banquette assez dure. Ulutte était enfoncé dans un grand fauteuil de cuir. Il versa le thé.

“Je n’ai jamais connu ma mère. Elle est morte en me donnant naissance. J’ai grandi orphelin, avec pour seul héritage une lettre dans laquelle elle me disait qu’elle m’aimait et que je n’avais pas de père.“

Syxéus hocha la tête en se saisissant de sa tasse.

“J’ai connu Equylias il y a…” Il calcula rapidement dans sa tête, ”soixante-trois ans maintenant. Peu après que Tomilas se soit mariée,“ ajouta-t-il à mon attention. “Elle est très vite tombée amoureuse de moi et une complicité s’est installée rapidement. J’ai fini par moi aussi tomber amoureux d’elle.”

Il fit claquer sa langue. Sa bouche semblait pâteuse. Il prit une longue gorgée de thé. “Mais elle était malade. Elle avait un cancer. Sa vie n’était pas en danger mais elle avait régulièrement besoin de voir un mage guérisseur pour que son cancer ne progresse pas.“

Un silence de mort s’abattit sur le salon. Seul le tintement sinistre des tasses en porcelaine vint le perturber, le temps que Syxéus reprenne son récit.

“Elle voulait un enfant. Elle en avait toujours voulu un. Avec sa maladie, c’était un gros risque, car son cancer était logé dans son ventre. Mais elle s’en moquait. Elle me disait toujours qu’elle préfèrerait mourir plutôt que de ne pas essayer d’en avoir.

“Moi aussi j’en voulais, mais pas au point de la perdre. Je lui ai supplié de ne pas essayer d’en faire, mais elle ne m’écoutais pas. Je voyais dans ces yeux qu’elle ne pourrait jamais être heureuse sans enfants. Je me suis rendu compte que mes prières étaient égoïstes.“

Il prit une grande inspiration et fit ce qu’il peut pour ne pas faire trembler sa voix.

“J’aurais pu partir. La quitter, et la laisser avec ses démons. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre. Je voulais l’aider, au mieux, malgré mes propres peurs.

“J’ai accepté de la mettre enceinte.“

D’une main tremblante, chargée de la fatalité que nous réservait la suite de son histoire, il se resservit une tasse de thé. Ulutte et moi étions tétanisés par la dureté des paroles.

“Elle savait que ce qu’elle faisait était risqué et que, quelque part, je sacrifiais ma bonne conscience pour elle, alors elle me proposa un compromis : elle irait accoucher à Cosma. Non seulement s’y trouvaient les meilleurs guérisseurs, qui pourraient la protéger pendant l’accouchement, mais en plus cela lèverait le fardeau pour moi si ça se passait mal.

“En effet, si après l’accouchement ils étaient tous les deux en vie, elle et le bébé reviendraient vivre avec moi. Si elle mourrait mais pas l’enfant, il serait placé dans un orphelinat et je n’en entendrais plus jamais parler. Enfin, si l’enfant mourrait mais pas elle, elle ne reviendrait plus jamais.“

Ces dernières paroles portaient un sous-entendu morbide.

“Je trouvais ça injuste – de ne pas être là pour l’accouchement ou d’être écarté si cela se passait mal – mais c’était ses conditions. Je crois sincèrement qu’elle pensait me protéger en faisant ça.

“Les semaines passèrent et Equylias ne revenait pas. Le deuil fut amoindrit par le maigre espoir que tout ce soit bien passé et qu’elle n’ai malgré tout pas voulu revenir, mais je savais que c’était du déni.

“J’ai rencontré Lolohus, puis Papaquis, et ma peine s’est diluée dans le reste de ma vie. Mais alors que je m’approchais du grand âge, je ressentais que ce mal était toujours ancré au fond de moi. J’avais besoin de savoir.

“J’ai payé un voyageur de commerce pour se renseigner sur Equylias Alinam et sa descendance, et il m’a ramené ton nom et ton adresse, Ulutte.“

Syxéus se pinça l’arrête du nez.

“Je ne sais pas vraiment ce que je fais en te disant tout ça, mais je me dis que tu as le droit de savoir. La vie de ta mère, ses choix, sa mort, pour te donner la vie. Son amour pour toi avant même de te connaître.

“J’ai fais beaucoup d’erreurs dans ma vie, et je pense qu’accepter le marché de ta mère en était une. Je ne suis pas ici pour me faire pardonner, mais pour essayer de réparer ce qui le peut encore.“

Syxéus s’arrêta de parler. Le silence résonna dans mes oreilles.

Je me tournai vers Ulutte. Son visage ridé était couvert de larmes.

“J’aimerais que vous me racontiez comment était ma mère, et ce que vous avez vécu tous les deux, du temps où vous vous fréquentiez…”

Syxéus ferma les yeux en signe d’assentiment. Ulutte se tourna vers moi. “Si ça ne vous dérange pas…“

J’acquiesçai et me levai pour leur laisser de l’intimité.

Avant de partir j’indiquai à mon vieil ami, “Je t’attendrai à l’auberge. Prend ton temps.“


Syxéus prit effectivement son temps. Il ne rentra pas à l’auberge cette nuit-là, ni la nuit suivante. Je commençai à m’inquiéter, quand il me rejoignit au petit-déjeuner de notre quatrième jour de présence à Cosma. Il avait l’air exténué, mais apaisé.

J’appris plus tard qu’ils étaient restés éveillés durant toute la première nuit, et prirent très peu de repos la seconde. Malgré cela, Syxéus insista pour repartir le jour-même.

“Je n’ai plus rien à faire ici. Autant revenir à Pas-du-Cheminant le plus rapidement possible.“

Le trajet du retour fut paisible. Nous mîmes trois semaines – vingt-quatre jours – pour revenir chez nous.

L’hiver était tombé sur nous, et nous passions la plupart de nos journées à discuter en contemplant le mince rideau de flocons qui tombait en-dehors de la voiture que nous avions loué. La majorité de nos nuit se firent dans des relais, en mangeant et buvant comme jamais.

Cela sonnait la fin de notre périple. Tout avait été dit, et Syxéus était maintenant un vieil homme apaisé, libéré de ses vieux démons.

“Tu n’as plus de regrets, maintenant ?“ lui demandai-je lors d’une des rares nuits où le ciel était dégagé et où nous pouvions contempler les étoiles par la fenêtre de notre chambre.

“Bien sûr que si. Je regrette tant de choses. Je regrette de pas être resté en contact avec Tomilas. Je regrette ne pas avoir été au bout de mes projets avec Lolohus. Je regrette de ne pas avoir aidé Palonumis à faire son deuil, de ne pas avoir pris ma responsabilité dans la mort de Papaquis. Je regrette d’avoir laissé Équylias mourir seule et de ne pas m’être occupé de son fils.

“Ces regrets, je les porte depuis longtemps avec moi et je les emmènerai bientôt dans l’Autre Monde. Mais je suis heureux d’avoir pu les partager avec les personnes concernées. J’espère que ça leur adoucira un peu la vie. En tout cas, moi, ça a allégé mon fardeau.”

C’est à ce moment là que je me rendis compte de la vraie nature de ce voyage. Un dernier périple – le seul de toute une vie – mais l’entreprise la plus importante qu’il n’avait jamais réalisé.

Je n’avais plus peur à présent. J’étais heureux pour lui.

Nous arrivâmes à Pas-du-Cheminant au milieu de la nuit. J’attendis que Syxéus récupère ses affaires et l’accompagnai chez lui. Une fois arrivés devant la porte de sa maison, il s’arrêta.

“Mavéas, je suis prêt, maintenant.“

Je fuyais son regard. Déjà ?

“Je le sens en moi. C’est fini. Il ne me reste qu’une dernière chose à faire.“

Il me prit dans ses bras.

Son étreinte fut longue et intense. Pendant qu’il me serrait, je revoyais les cinquante ans de vie que nous avions passé ensemble. Les joies, les peines, le bonheur et le deuil.

Le deuil.

Il me libéra de son étreinte. À travers les larmes qui voilait mon regard, je vis la lune se refléter au fond de ses yeux.

Ce n’était plus la fatalité qui me noyait, mais une forme particulière de bonheur. Pour l’anniversaire de ses cent ans, trois mois plus tôt, j’avais ressentis la fatalité de la mort. Inévitable. Personne ne vivait jusqu’à cent-un ans. La vie et la mort étaient séculaires.

Mais aujourd’hui, c’était le bonheur qui m’inondait. J’étais heureux que les dieux avaient laissé le temps à Syxéus de faire face à ses vieux démons. Maintenant que c’était fait, il allait les rejoindre.

Les derniers mots de mon vieil ami furent silencieux. Il imprima dans mon esprit un large sourire, toujours le même, si insouciant.

Puis il rentra chez lui, sans prendre la peine de fermer la porte.


J’étais absent lors des funérailles. J’étais bien là en personne, mais je n’arrivais pas à ajuster mon esprit à la liesse générale du festival organisé en son honneur.

J’avais un sentiment de vide. Tout semblait terne comparé au bouquet d’émotions que j’avais ressentis lors de notre voyage.

Des dizaines de personnes vinrent converser avec moi ce jour là. Énormément de monde connaissait Syxéus. Je me rendit compte à quel point il était impliqué dans la vie de la cité.

Mais aucune d’entre elles ne connaissait ses véritables secrets. Les seuls qui les partageaient étaient loin d’ici.

Cela n’avait pas d’importance. Pour lui, il avait juste besoin qu’une seule personne soit au courant : moi. Parce que c’était son rôle de tuteur de me montrer ses erreurs et ses regrets. Parce que c’était mon rôle d’ami de l’accompagner dans ce voyage de toute une vie.

Au soir du jour de ses funérailles, je souris d’une mélancolie douce-amère.


Quand j’entrais dans la cuisine, Lili m’indiqua où poser la caisse de chou que je transportais. Baba était sur mes talon, avec une caisse d’oignons.

“Vous tenez le coup ?“, leur demandais-je.

“On fait ce qu’on peut“, répondit Lili. “C’était Syxéus qui faisait la cuisine pour tous les enfants. Depuis qu’il est plus là, sa soupe populaire est trop débordée pour s’occuper de nous.“

Baba renchérit. “On a quand même de la chance qu’il nous ait légué tout son argent. C’est grâce à ça qu’on survit.“

Lili secoua insensiblement la tête à l’attention de Baba, puis fit un geste du menton dans ma direction. Le regard de Baba oscilla entre Lili et moi, puis elle comprit.

“Oh mince, c’est toi qui nous a donné tout ça, Mavéas ? Tu es fou ou quoi ?“

Je haussai les épaules. “Je suis sûr que Syxéus aurait apprécié.“

Baba s’approcha de moi et, sans un mot, m’étreignit.

Lilumis et Barabas était un couple de jeunes femmes qui gérait l’unique orphelinat de Pas-du-Cheminant. C’était une tâche ardue, mais elles tenaient bon. Lili était grande, fine et bricoleuse, alors que Baba était large, costaude et serviable.

Nous étions en train de préparer le repas du soir quand une foule de bambin entra dans la cuisine et se rua sur moi.

“Mavéas ! Mavéas ! C’est vrai que tu va rester avec nous ?“

“Et ben, ça dépend”, répondis-je d’un air goguenard, ”Vous voulez que je reste avec vous ?“

“OUIIIIII !“

“Bon, alors c’est d’accord !“

Une acclamation unanime officialisa mon arrivée à plein temps dans l’orphelinat. Les enfants hurlèrent de joie, Lili applaudit l’évènement avec un large sourire, tandis que Baba joignit ses cris à ceux des enfants, tout en en hissant un sur ses épaules.

Je n’ai pas eu une vie aussi intense que celle de mon vieil ami, mais j’en ai plus appris sur lui l’année de sa mort que les cinquante années qui ont précédé. Mes os se font vieux maintenant, j’ai passé les trois quarts de ma longévité. Mais je ferai en sorte que le quart restant soit dans la continuité de tout ce que tu m’as appris. Je vais aider la communauté comme tu m’as aidé, moi et tant d’autre. Tu seras fier de moi, quand je te rejoindrai.

Mon vieil ami.

Verre de nuit

Trois mille quatre cent quarante trois ans.

Trois mille quatre cent quarante trois années que les Psychopompes sont arrivés parmi les humains.

Les Psychopompes, les avatars des dieux venus pour guider les humains et fonder les huit traditions.

Enfin non, les neuf traditions, si on compte l’Égérie comme telle. Car même si elle ne compte qu’une minorité de membres et n’a pas de Psychopompe attitré, c’est techniquement une tradition à part entière.

L’Égérie est la tradition des guides, les humains qui sacrifient leur âme pour guider leurs congénères.

Sacrifier est un bien grand mot, mais c’est de cela qu’il s’agit : comme ils n’ont pas de Psychopompe, leur esprit de peut pas aller dans l’Autre Monde à leur mort.

Enfin bref, cela fait presque trois millénaires et demi que les Psychopompes sont les guides spirituels suprêmes des huit principales traditions, et personne dans l’Histoire n’a contesté cela.

Les dieux sont absolus, mais pas leur emprise sur les humains. Leurs pouvoirs sont réels – et craints – mais cela ne leur donne pas la légitimité de dominer les humains. Les humains ont effectivement besoin d’être guidés, mais ils doivent aussi chercher des réponses ailleurs que dans les préceptes divins.

Comme dans les écrits de la très secrète Léda, par exemple…


Yven se tira de sa rêverie avec lassitude. Elle écarta le drap en prenant soin de ne pas réveiller la personne à côté d’elle. Elle se leva et contempla cette dernière.

Pour beaucoup de gens, tout est une question de relation de pouvoir. Même le sexe. C’est si absurde.

Elle ramassa son sous-vêtement et l’enfila. Elle mit un peu plus de temps à trouver ses braies et sa ceinture, qui étaient derrière le grand canapé de velours.

Elle vérifia que la personne dans le lit était toujours endormie, puis récupéra la longue dague qu’elle avait caché entre la tête de lit et le mur.

Elle attacha la dague dans son dos, apprécia le contact rassurant du fourreau sur sa peau, puis enfila sa chemise par-dessus.

Elle s’arrêta un instant face à sa blouse, sa longue blouse de soie aux couleurs de feue sa noble famille. Le bleu roi avait terni, les fils d’or était devenu jaunes. Seul le flamboyant orange des motifs en feutrine avait gardé son intensité. À l’instar de l’élégance et de la richesse qu’évoquait autrefois son nom, il ne lui restait plus que sa détermination.

Mais les dieux en était témoins, il s’agissait d’une quantité indécente de détermination.


Les pans de la blouse de soie voletaient dans les rues venteuses de Fort-brise. Le visage caché derrière un large chapeau de paille, peu de passants lui prêtait attention. Quelques roturiers lui adressait un poli signe de tête, mais aucun bourgeois ni aucun noble de daignait baisser les yeux sur ses armories fanées.

Elle s’enfila dans une ruelle et s’arrêta devant une porte qu’elle avait repéré la veille. Elle frappa.

Un petit homme d’âge mûr commença à ouvrir la porte, mais quand il reconnut Yven, il essaya aussitôt de la refermer.

Yven l’en empêcha en donnant un grand coup de pied dans le battant, ce qui projeta le vieillard en arrière.

“Mélia Banen ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Comment m’avez-vous retrouvé ?“

Yven s’approcha de lui en tirant sa dague. Elle plaça la pointe juste sous le menton de l’homme, le feu dans les yeux.

“C’est ‘Mélia Sesfant Banen’ pour toi, sale déserteur. Tu croyais vraiment que je ne pourrais pas te retrouver alors que tu te cache dans la ville qui était autrefois nôtre ?”

Le vieillard tentait de ramper pour échapper à la menace de la lame, mais ne fit qu’accentuer la pression qu’Yven exerçait sur lui.

“Maintenant, dis-moi où ils sont !”

“Q-Qui ?“ demanda le vieil homme en bégayant de peur.

“LES ENFANTS MAUDITS DE LA SYCOPHANTE !“ vociféra-elle en réponse.

Le vieillard semblait des plus cacochymes devant la fureur de l’intruse. Il se ratatina sur lui-même au mépris du long couteau qui opprimait sa gorge.

C’est quand il sentit un filet chaud couler dans le col de sa chemise qu’il se décida à parler.

“Je- je ne sais pas… Il s’est su qu’à sa mort, elle a renvoyé ses enfants dans leur pays de naissance, mais on a retourné le Grand Désert sans – hum – sans succès.“

Yven relâcha un peu sa prise sur la dague.

“Qui as-tu envoyé pour ça ? Et quand ?“

“Les descendants de la maison – de l’ex-maison – Kiaworven…”

Les yeux d’Yven se remplirent d’aigreur en entendant le nom de son défunt père. Le vieil homme avait donc mandaté ses propres cousins.

“Je les ai missionnés il y a environ six ans. Sur les cinq qui ont accepté de partir à leur recherche, seuls deux sont revenus. Deux n’ont pas donnés de nouvelles depuis plusieurs mois, et on m’a confirmé le décès de la dernière.“

Yven réfléchit.

“Qui est celle qui est morte ?” demanda-t-elle.

“Il s’agit de Repias Mélia Trifant Banen Kiaworven Kaggralf”

Yven était contrariée. Elle avait connu la jeune Repias. C’était une bonne fille. Elle se surprit à éprouver de la peine pour elle.

Mais elle se ressaisit.

“Vous avez fouillé l’intégralité des pays de Meyis et Kayis ?“

“Oui. Tout le Grand Désert, je vous dis. Que ce soit les grandes villes ou les villages reculés. De fond en comble. Plusieurs fois. Les descendants de la Sycophante ne sont pas dans le Grand Désert.“

Yven, la dague toujours en main, se concentra pour décider quelle serait la marche à suivre désormais.

“Vous avez échangé des lettres avec mes cousins, pendant leur recherche, n’est-ce pas ? Vous les avez gardées ?“

Le vieillard pointa un doigt timide en direction d’un petit bureau en sapin.

“Entendu. Je vais les prendre. Vous, restez ici.“

Yven rengaina sa dague et rejoignit le petit bureau en question.

À ce moment, le vieillard se trouva un souffle de courage et courut en direction de la porte restée ouverte.

“À moi ! À la g–”

Il fut interrompu net dans sa course. Des pics de verre noirs étaient apparus tout autour du cadre de la porte, juste avant qu’il ne l’atteigne, et il s’était empalé sur trois d’entre-eux, cassant les autres dans sa course et sa chute.

Yven, le bras encore tendu en direction du sort qu’elle venait de lancer, soupira.

Elle se dirigea vers le corps mourant du vieil homme et le saisit par le col.

“Tu devrais pourtant savoir qu’il ne faut pas essayer de me baiser, petit con. Pourquoi crois-tu qu’on m’appelle l’Archimage d’Obsidienne ? Je suis capable d’affronter une armée de vieux mercenaires comme toi, toute seule, et sans transpirer.“

Elle jeta le corps à présent sans vie au milieu de la pièce, puis retourna récupérer les lettres.

Il y en avait deux ou trois dizaines, à vue de nez. Elle les lirait à tête reposée.

Elle vida les lieux sans même refermer la porte derrière elle.


Alors que son destrier galopait a vive allure, juste à côté de la voie pavée, Yven était de nouveau plongée dans des pensées profondes.

Le relations de pouvoir ont beau être absurdes, elles me poursuivent. Il n’aurait pas dû essayer de s’enfuir. Je n’aurais pas eu à le tuer s’il avait su rester à sa place.

Puis elle remarqua la contradiction.

La relation de pouvoir a été installée dès que je suis entrée, en fait. Et j’ai tout fait pour la conserver. C’est en quelque sorte un mal pour un bien, mais est-ce que c’est réellement dispensable ? Est-ce par nature qu’on ramène tout aux relations de pouvoir ?

Son cheval passa à toute vitesse devant un couple de voyageurs qui était assis sur le bas-côté, à un cheveux de les piétiner.

Ou bien est-ce qu’on interprète tout déséquilibre par une relation de dominant à dominé ? Il faudrait que je trouve la réponse à cette question avant de retrouver les descendants.

Son fil de pensée s’interrompit quand elle aperçu les murs de l’Enclave.


Yven attendait son associé en regardant par la fenêtre.

Dieux ce qu’elle détestait cette ville. Elle était bruyante, bondée, hautaine et sale. Plus les semaines passaient, et plus Fort-brise lui manquait.

La porte de l’auberge s’ouvrit et une cavalière crottée entra.

Quand elle aperçu Yven, celle-ci lui fit un signe de la main. Elle vint s’asseoir à sa table.

“Vous avez des résultats cette semaine ?“ demanda Yven.

“Oui. Un de mes coursiers a retrouvé la trace des descendants de la Sycophante” Elle s’autorisa un long soupir de soulagement. ”Apparemment, ils habiteraient à Estmo“

“Ils étaient donc à Slevaria…“ Yven ne put empêcher un rictus d’apparaître à la commissure de ses lèvres. La Sycophante avait été ingénieuse, mais Yven avait réussit à retrouver sa trace.

Elle se leva d’un bond “Très bien ! Je m’y rend immédiatement.“

La cavalière leva sa main gantée. “Attendez, il y a un soucis.“

Yven se stoppa dans son élan, les sourcils froncé d’inquiétude.

“Les descendants ne sont plus là bas. Il sont tous les deux partis. L’un a quitté son domicile il y a une semaine et l’autre a… complètement disparu. Il y a deux ans.“

Yven se rassit.

“On a interrogé les locaux, et apparemment il a disparu du jour au lendemain sans laisser de trace. Des recherches ont été lancées dans les mois qui ont suivis, mais sans succès.“

“Et l’autre est parti il y a une semaine, c’est ça ?”

“Oui. On ne sait pas trop pourquoi, mais certains pensent qu’il essaie de rejoindre les steppes de Balanciel. Du coup, on est allé au port de Uestea pour essayer de l’intercepter avant qu’il ne traverse la Mer Intérieur, mais il n’y avait aucune trace de lui là-bas.“

Yven resta pensive. “Ça veut dire qu’il est parti dans le Grand Désert ? Mais pourquoi faire ?“

Puis elle comprit.

Elle éclata alors de rire, si fort qu’elle s’attira l’animosité des autres clients de l’auberge.

Elle se leva et donna de nouvelles instructions.

“Envoyez un agent au Bazar et essayez de trouver le descendant. Ouvrez l’œil, car il ne devrait pas y rester longtemps. Peut-être même est-il déjà reparti.

“Pour ma part, je vais tenter de l’intercepter plus loin sur la route.“


Yven trouva un banc qui avait l’air relativement confortable et s’y assit.

A-controlo était une ville calme. La seule animation qui l’agitait était la file d’attente devant le péage qui permettait de passer la frontière vers les terres arcanistes.

D’où elle se tenait, elle pouvait voir le visage de tous les voyageurs qui désiraient changer de pays.

Bientôt, elle se tiendrait face à l’un des deux descendants.

Les relations de pouvoir ne s’appliquent pas qu’aux humains. Les dieux ont, dans l’esprit de beaucoup de gens, une relation de domination avec nous autres mortels. C’est un parti pris, un préjugé. Les dieux ne sont rien. Si les dieux pensent avoir un droit inaliénable de domination sur moi, alors je m’octroie le droit de me considérer comme une déesse pour les autres humains. En particulier les descendants.

Elle retourna cette dernière pensée dans sa tête pendant de longues minutes.

Elle fut interrompue par une mendiante qui lui demandait l’aumône. Yven fouilla dans sa bourse et lui donna une plaque monétaire d’une valeur d’un Stel.

Les yeux de la mendiante s’agrandirent, ébahie par tant de générosité. Elle agrippa la plaque à deux mains et arrosa sa bienfaitrice d’éloges. Yven les reçu sobrement et l’enjoignit à continuer sa route afin de pouvoir se replonger dans ses réflexions.

Comment devrais-je procéder, avec le descendant ? Devrais-je l’interroger, pour savoir où se trouve son frère ? L’interroger comment, en lui posant la question l’air de rien ? En le torturant ?

C’est là qu’elle l’aperçut. Elle ne connaissait pas son visage, mais reconnut le physiom caractéristique des enfants de la Sycophante.

Hum, l’enfant maudit est accompagné. Deux personnes. La première ne sera pas un problème, mais la seconde est une guerrière. Il faut que je prenne ça en compte.

Le trio échangea quelques paroles, puis se dirigea vers la station de péage. Yven se leva avec hâte pour arriver dans la file d’attente juste avant eux.

Patienter dans la file lui laissa quelque instants de réflexion supplémentaires, au terme desquels elle prit une décision.

Inutile de tergiverser ou de risquer de mettre ma mission en péril. Je vais les tuer tous les trois.

Elle se retourna brusquement. Les trois regards se tournèrent vers elle, surpris. Le premier était affolé, la peur se lisait déjà sur son visage. Le deuxième était dur, la guerrière avait rapidement compris la situation et était en train de saisir son arme. Le troisième, celui de l’enfant maudit, était éberlué. Rien ne l’avait préparé à cela.

Alors qu’un déluge d’obsidienne déferlait sur tout le monde dans un rayon de vingt pas, faisant gicler quantité de sang et saillir des cris de terreur, Yven avait trouvé la conclusion à ses longues réflexions sur les relations de pouvoir et de domination.

Seule la destruction, peut apporter l’équilibre.

Elle serait donc l’incarnation de la destruction.

Madame Carmin !

Cosma, année 3123 du calendrier divin

“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

En beuglant ainsi comme un dégénéré au milieu du quartier de la Foi, Enven Hansof se dit qu’il devait ressembler à ces personnages caricaturaux qu’on trouvait dans les mauvais romans.

Mais il ne pouvait y couper. L’urgence de la situation prévalait sur sa propre image, et ce malgré le fait qu’il était tout de même un émérite membre de l’administration cosmique – en tout cas, c’est par ces termes que se désignaient les commis administratifs de la ville de Cosma.

Ainsi, malgré les regards fixés sur lui et sur l’insigne qui rebondissait sur sa poitrine – d’ordinaire source fierté mais dans l’instant plus gênante qu’autre chose – Enven Hansof reprit à plein poumons :

“Madame Carmin ! Madame Carmin !”


A première vue, on pourrait se dire qu’il est aisé de naviguer dans le quartier de la Foi. En effet, celui-ci était organisé en une immense avenue rectiligne, partant du centre-ville jusqu’aux quais, pavée de large blocs de marbre parfaitement entretenus, de part et d’autre de laquelle étaient disposés les immenses immeubles richement ornementés caractéristique de l’architecture de cette culture.

Mais Enven Hansof eut la malchance de devoir s’y rendre le matin, à l’heure précise de la prière journalière, moment où tous les habitants du quartier sont invités à se rendre devant les temples pour prier. Comme les bâtiments et la rue étaient larges, les parvis et les trottoirs étaient étroits, ce qui faisait que la grande avenue était noire de monde.

“Poussez-vous ! Ah, mais poussez-vous donc, sacrebleu !“

Le commis essayait de fendre la foule, mais sa petitesse bedonnante ne lui donnait pas le levier nécessaire pour forcer un quelconque passage.

Il commença à jouer des coudes et pu enfin progresser à travers une foule aux sourcils de plus en plus froncés.

“Écartez-vous, je dois voir Madame Carmin urgemment !“ renchérit-il face à tant de jugement silencieux.

Une main se posa sur son épaule, l’arrêtant dans sa lancée. Il s’agissait d’un homme d’âge mûr, probablement quatre-vingt ans passés, qui l’interpella à mi-voix.

“Arrêtez de crier, jeune homme, vous perturbez la prière.“

Hansof bomba le torse pour mettre l’emphase sur son insigne, mais celle-ci s’était partiellement décrochée dans sa course, ce qui lui donnait un air assez pitoyable.

“Oui, j’ai vu,“ repris l’homme, “mais ça ne vous donne pas le droit d’interrompre une cérémonie sacrée.“

Il avait la posture droite des gens importants. Hansof reconnut le blason noble qui était cousu sur sa robe blanche et se sentit soudain diminué. Il n’avait l’autorité ni de perturber une cérémonie traditionnelle, ni de tenir tête à un notable d’une maison majeure.

Il se tordit les doigts. “Mais je cherche Ma…“

“Madame Carmin, oui, ça aussi j’ai entendu.“ Interrompit le noble. “Où se trouve-t-elle ? On va faire en sorte de vous y amener en silence.“

Hansof se sentit penaud, car il ne savait pas. À cause de l’urgence, il avait machinalement couru dans la direction la plus évidente, celle où toutes les têtes était présentement tournées, c’est-à-dire le temple principal qui enjambait de manière grandiose la grande avenue.

Il sentit une grosse goutte perler sur son front. Il n’allait tout de même pas admettre qu’il ne savait pas ? En tant que représentant de l’administration, il ne pouvait pas se permettre de perdre la f…

“J’ai entendu dire qu’elle avait rendez-vous avec la bourgmestre” dit un jeune homme qui se tenait non-loin et qui avait entendu leur conversation. “Peut-être qu’elle sont encore ensemble ?“

Hansof prit son air le plus supérieur et l’instigua “Conduisez-moi à elles.“

Le jeune homme fit une moue mi-confuse, mi-indignée, mais ne bougea pas. Le torse bombé du commis se dégonfla dans un soupir désespéré.

Le vieux noble se pinça l’arrête du nez, puis concéda “Suivez-moi, je vais vous y conduire.“

Ils fendirent la foule avec grâce, le vieux clerc étant visiblement habitué à naviguer ainsi. Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent près d’une petite estrade réservée aux personnes notables, près du grand temple et de l’officiant perché sur une chaire à une hauteur plutôt vertigineuse.

Hansof parvint à distinguer sur l’estrade la bourgmestre du quartier. Il fit un pas dans sa direction, avec la ferme intention d’aller lui parler, mais la main du noble le retint. Le commis tourna vers lui un œil interrogateur, qui lui fut répondu par un simple “Après la cérémonie.“

Enven Hansof dut donc prendre son mal en patience.

On était maesdi, sixième jour de la semaine. Hansof dut faire un effort pour se souvenir quelle prière était effectuée le maesdi. Mais il n’eût pas besoin de se creuser la tête longtemps, vu que d’ici il entendait très bien l’officiant. Celui-ci enjoignait les clercs à remercier Cosma, déesse qui veillait sur la ville éponyme, et No-hide, dieu qui veillait sur la mer entourant la ville. C’était donc la prière de remerciement aux dieux locaux, aussi appelée l’oktane de l’hôtelier.

La prière dura très longtemps, au moins une heure. Tous les clercs du quartier invoquèrent successivement Cosma et No-hide, en offrant des sacrifices de nourriture et quelquefois de bijoux.

Puis, beaucoup de gens enjoignirent la déesse Cosma à communiquer avec eux. Visiblement, pour eux la communication entre dieux et humains était importante, et Hansof pu en voir certains entrer dans une sorte de transe.

Enfin, à l’issue d’un grand chant liturgique repris en cœur par l’assemblée, la prière prit fin. La plèbe commença à se disperser, laissant les restes des sacrifices sur le sol, à la merci des éboueurs qui avaient déjà saisit leur balai.

Les notables sur l’estrade étaient restés pour discuter entre eux, saisissant l’occasion d’être tous réunis pour parler des affaires courantes, comme l’aimaient si bien faire les femmes et hommes politiques.

Hansof remercia le vieux noble d’un signe de tête et s’avança vers la bourgmestre.

Durant les quelques mètres qui le séparait d’elle, il fit un effort surhumain pour tenter de se souvenir de son nom, tout en se maudissant de ne pas y avoir réfléchi pendant l’heure qui venait de s’écouler. Il s’agissait de la personne la plus importante du quartier de la Foi, et il devait s’adresser à elle selon le protocole s’il voulait obtenir quoi que ce soit d’elle.

“Dame… Kiaravan ? Veuillez m’excuser, mais puis-je vous parler un instant ?”

La bourgmestre se tourna vers le petit commis. Sa chevelure rousse était tressée en couronne et formait un complexe chignon à l’arrière de sa tête, ses yeux vert feuille était surmontés de sourcils broussailleux, et sa peau claire tirait sur le jaune. Elle était vêtue d’une redingote pourpre brodée d’or, et d’une longue jupe assortie. Son cou était orné d’une lavallière de soie épinglée d’une broche d’argent sertie d’une émeraude d’une taille estomaquante.

Du haut de son estrade, elle avait l’air sévère et supérieur. C’est un peu le leitmotiv de la caste dirigeante, pensa le commis. Elle jaugea un instant Hansof et lui lança :

“C’est KiaravEn.“ Sa voix était froide et incisive. “Que me veut un simple employé administratif à une heure aussi tôtive de la journée ?“ ajouta-t-elle en remarquant l’insigne branlante de son interlocuteur.

“Je… hem.. Enven Hansof, pour vous servir“, bredouilla ce dernier. “J’ai un message urgent pour Madame Carmin, et certains l’ont aperçue en votre compagnie alors…“

Hansof jeta un œil par-dessus son épaule pour chercher du soutien, mais le noble s’était éclipsé.

La bourgmestre resta un instant interdite, puis finalement répondit avec un geste négligeant de la main.

“Elle m’a quittée juste avant la prière, elle n’est plus ici.“ Puis elle se détourna, comptant bien reprendre ses discussions au plus vite.

“Hem…“ insista Hansof, “Savez-vous dans quelle direction elle est partie ?“

Dame Kiaraven se tourna derechef vers le commis, les sourcils haussés du fait qu’on l’alpague avec une telle simplicité alors qu’elle avait déjà pris congé.

Hansof bomba son torse – comme, vous l’aurez compris, il aimait le faire – et profita que la bourgmestre était coite pour enchaîner avec une aisance entraînée : “Vous connaissez la position de Madame Carmin, en tant que chancelière de l’Administration Globale de Cosma, elle ne peut se permettre aucune entorse à son organisation, quelle qu’en soit la raison ou la personne.“

Kiaraven cligna rapidement des yeux devant le débit de parole du petit homme qui venait miraculeusement de reprendre sa contenance devant elle.

“Or, c’est selon son ordre que je suis missionné de la retrouver, car la nouvelle que je porte est fondamentale pour elle. On ne peut se permettre de perdre une seule minute pour la lui apporter.“

Il était à peine intelligible, mais prenait bien soi d’appuyer sur les mots-clés de son monologue.

La bourgmestre posa ses poings sur les hanches, attentive mais pressée que Hansof aille au bout de son argumentaire.

“Si elle apprend qu’un quelconque obstacle s’est positionné entre elle et son messager, elle risque d’être fort…“ Il laissa un petit silence dramatique. “contrite.“

Il mit une emphase particulière sur ce dernier mot et vit le regard de son interlocutrice ciller presque imperceptible, signe d’une panique naissante.

Kiaraven le fixa un instant, plissant ses yeux scrutateurs, cherchant un éventuel bluff de sa part, mais Hansof était confiant. Et pour cause, il disait la vérité.

Elle céda alors, lâchant son air inquisiteur pour se munir d’une moue faussement détachée. Elle fit un geste de la main vers une rue perpendiculaire, en signifiant “Elle m’a brièvement mentionné qu’elle avait rendez-vous avec quelque bourgeois druide. Elle est partie en direction du quartier druidique.“

Hansof, victorieux, la remercia avec une courtoisie mécanique et partit comme une balle en direction du quartier voisin.

Il longea les bâtiments gargantuesques du quartier divin jusqu’à arriver à la grande porte frontalière, un grand édifice qui était assez large et assez haut pour laisser passer une frégate entière – en tout cas, si les bateaux pouvaient naviguer sur le pavé.

Les portes séparant les quartiers étaient toujours ouvertes en journée, ainsi Hansof s’y engouffra et plongea dans le quartier druidique et ses fragrances luxuriantes.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !“

Enven Hansof trébucha et chut. Les larges dalles blanche du quartier divin s’étaient changées en de longues langues de terre battue envahies par une végétation presque sauvage.

Nez contre terre, Hansof pesta contre ces satanés druides qui refusaient de construire des routes pavées alors qu’on se trouvait en pleine ville.

“Ça va, monsieur ?”

Une femme d’âge moyen s’était approchée de lui et commença à essayer de le relever. Avec son aide, Hansof se hissa en position assise et repris son souffle.

“Y faut pas courir comme ça, monsieur ! Vous auriez pu vous faire très mal !“

Le commis se releva de toute sa hauteur et fit du mieux qu’il pu pour avoir l’air digne.

“Merci beaucoup, ma bonne dame ! Dites-moi, pourriez-vous me dire où je puis trouve Madame Carmin ?“

La druidesse le dévisageait d’un air intrigué. Elle pencha la tête sur le côté et demanda “C’est qui ?“

Hansof dut accuser le fait qu’elle ne connaissait pas Madame Carmin. Voyons, tout le monde connaît Madame Carmin !

“Il s’agit de la Chancelière de l’Administration Globale de Cosma…“

La moue de la femme ne changea pas.

“Vous savez… la plus haute fonctionnaire de la cité ? Celle qui dirige l’assemblée civile ? La cheffe de la commission pluri-traditionnelle ?“

À mesure que les titres se succédaient, les yeux de l’inconnue s’élargissait. Puis un déclic se fit et elle s’exclama : “Aaaah ! La chancelièèèèère ! Bien sûr que je la connais !“

Hansof eut une lueur d’espoir, mais qui se ternit rapidement.

“Enfin, pas personnellement, évidemment. Mais je sais qu’elle fait des… trucs… pour la ville. Enfin, elle est très importante, quoi.“

Le petit fonctionnaire se pinça l’arrête du nez en soupirant et en se répétant mentalement qu’il devait rester courtois avec cette roturière qui l’avait tout de même aidé à se relever.

“Je… Merci madame. Vous êtes fort aimable, je vais pouvoir continuer ma recherche.“

Il commença à s’éloigner en mimant une petite révérence, ce à quoi la roturière répondit un simple. “De rien, et bonjour !”

Enven Hansof progressait à longs pas au fil des chemins tortueux du quartier druidique. Cette partie de la ville était envahie de bout en bout de végétation, de rochers et de constructions grotesques qui formaient un labyrinthe non seulement complexe, mais aussi impossible à cartographier.

Les seuls repères de navigation qu’un non-habitué comme Hansof pouvaient utiliser étaient les sentiers de terre battue – qui n’est le résultat d’aucun projet d’urbanisme mais uniquement dû au passage fréquents des locaux qui, eux, connaissaient bien les différents chemins – et les rares panneaux – si on pouvait appeler ça des panneau vu qu’il s’agissait en réalité de large balises de pierre gravée – dont l’inscription était, bien entendu, en langage druidique.

Le druidique était une langue que quasiment personne ne parlait en dehors de la tradition éponyme, et certainement pas un petit fonctionnaire bedonnant aux genoux écorchés.

Cette organisation pseudo-urbaine pouvait sembler chaotique, mais elle était en réalité étudiée pour que chacun puisse y installer une demeure – fuit-ce une véritable maison de briques ou une simple cabane en paille – en toute intimité.

Au grand dam de Hansof qui cherchait une personne précise.

Il mit une bonne demie-heure à trouver une place où était réunie une large communauté de locaux. Ils avaient tous des habit simples et partageaient une pipe, assis en tailleurs, autour d’un four en pierre sur lequel grillaient quelques légumes.

Ce n’était pas la première fois qu’Hansof avait affaire à des druides et il savait que, malgré les apparences rustres, il y avait très certainement des nobles dans cette assemblée.

Il s’avança donc avec toute prudence.

“Bonsoir mesdames, messieurs, et pardonnez-moi de vous interrompre…“

Il fit une pause un court instant, le temps de voir les yeux se lever vers lui. Il analysa la foule avec l’œil expert des subordonnés de la fonction publique.

Il croisa le regard d’une très jeune femme dont le visage était calme et doux, la tête légèrement inclinée sur le côté en signe d’écoute, mais l’œil retors et les lèvres pincées.

Son instinct lui souffla que ce calme et cette hauteur était la marque d’une noble lignée. Il se tourna donc vaguement dans sa direction et demanda : “Est-ce que l’un – ou l’une – d’entre vous pourrait m’indiquer où je peux trouver Madame Carmin, dont on m’a dit qu’elle avait conversé avec un bourgeois de votre tradition un peu plus tôt dans la matinée ?“

Hansof, une fois sa longue phrase terminée, scruta l’assemblée en attendant une réponse, tout en observant du coin de l’œil la réaction de la jeune femme qu’il avait repéré. Celle-ci, après un court instant à jauger le curieux personnage venu interrompre leur méditation, sourit imperceptiblement et tourna la tête vers une autre femme, sur sa gauche.

Après un hochement d’assentiment, ladite femme s’adressa au commis dans une langue que celui-ci ne comprenait pas – probablement du druidique – tout en pointant dans une direction.

Le petit homme pris bien soin de noter mentalement cette direction, avant de demander derechef : “Excusez-moi, pourriez-vous répéter le nom de ce brave bourgeois ?“

En effet, le fonctionnaire savait que ça ne servait à rien de lui demander de répéter dans une autre langue. Après tout, si elle lui avait répondu, c’est qu’elle avait compris la question, et que donc elle faisait exprès de lui répéter dans une langue qu’il ne comprenait manifestement pas.

Au contraire, ce serait un signe de bonne foi de la part d’Hansof que de s’adapter. Tout ce dont il avait besoin pour continuer sa quête, c’était une direction et un nom. La femme lui avait donné la première, et elle était en train de lui répéter le second.

Des sourire satisfaits apparurent sur le visage des autres druides de l’assemblée. Visiblement, la débrouillardise du petit commis suscitait l’approbation générale. La jeune noble lui octroya même une inclinaison appuyé de la tête en guise de reconnaissance.

Hansof les remercia avec cérémonie puis pris congé dans la direction évoquée.

Les druides sont bien aimables, pensa-t-il, mais leur manie de toujours vouloir donner des “enseignements philosophiques“ à travers leurs échanges avec les autres cultures est parfois peu pertinente. Fort heureusement, on ne me la fait pas à moi ! Je passe mes journée à travailler avec des gens qui ne disent pas ce qu’ils pensent et ne pensent pas ce qu’ils disent. Je suis devenu un expert pour lire entre les lignes !

Naviguer dans ce quartier qui ressemblait plus à une jungle qu’à une ville n’était pas facile, et Hansof dû s’acquiter de l’aide ne plusieurs passant pour rester sur la bonne piste.

C’est ainsi essoufflé et couvert de poussière qu’il arriva à sa destination : une grande demeure construite avec des grosses pierres nue, sans ciment ni ardoise. Les nombreuses fenêtres étaient creuses, sans carreaux, et l’unique porte en chêne massif portait une inscription en druidique que Hansof supposait être le nom du propriétaire.

Il frappa lourdement à la porte et appela “Il y a quelqu’un ?“.

Elle s’entrouvrit à peine qu’il déblatéra : “Bonjour monsieur, je me nomme Enven Hansof et je suis un fonctionnaire de l’administration cosmique. Je cherche Madame Carmin et on m’a prévenu qu’elle était en votre compagnie. Est-elle toujours avec vous ?”

Hansof s’était exprimé en arsom, sa propre langue, qui est aussi la langue la plus parlée dans le monde et, a fortiori, à Cosma.

Il y eut un instant de flottement, au cours duquel les espoirs du commis s’amenuisait peu à peu, craignant que le bourgeois ne le comprenait pas, mais celui-ci finit par dire : “Bonjour monsieur, vous avez l’air affamé. Venez vous restaurer.“

L’hôte ouvrit sa porte en grand, puis s’écarta pour laisser entrer son invité impromptu.

Hansof commença à contester. “C’est très gentil de votre part, mais je suis un peu pressé et…“, mais il fut interrompu par le rugissement sans équivoque de son estomac, réalisant par là même que ça faisait plusieurs heures qu’il avait quitté son poste au bâtiment administratif et que midi était presque là.

Le bourgeois se permit de renchérir avec une voix douce “La coutume m’interdit d’avoir plus d’échange avec vous si je ne vous permet pas d’être à l’aise. Entrez, je vous servirai le thé et quelques gâteaux pendant que je vous expliquerai où est partie Madame Carmin.“

Le petit fonctionnaire entra sans plus de cérémonie et pu découvrir son hôte. Il s’agissait d’un homme, très grand et sec, probablement entre cinquante et soixante ans, légèrement courbé mais la posture digne. Ces cheveux étaient noirs, longs et soignés, tenus par une queue-de-cheval serrée. Il avait la peau rouge des gens qui viennent des terres druidiques, et les yeux noirs assortis.

Ses vêtements étaient discrets, une simple toge grise jetée par-dessus son épaule et laissant voir un sein, ainsi que des sandales de cuir. Mais en s’attardant dessus, Hansof remarqua qu’ils étaient en réalité assez riches. La toge était en soie et brodée de subtils motifs au fil d’argent. Des bijoux discrets mais sertis de pierres précieuses ornaient ses doigts, ses poignets, ses chevilles et ses oreilles.

Ou comment puer le fric en toute sobriété, pensa le commis qui était en train de revoir ses préjugés sur les druides tout en s’installant dans le fauteuil que son hôte lui indiquait.

“… ainsi Madame la chancelière est entrée en contact avec moi pour que nous discutions d’un contrat d’approvisionnement en bois provenant de la Forêt Sacrée.” Il tendit à Hansof une tasse fumante dans laquelle baignait un long biscuit sec.

Il saisit lui-même une tasse et s’assit sur une banquette couverte de peaux.

“C’est un contrat compliqué à établir, car la Forêt Sacrée est relativement loin de Cosma et l’approvisionnement passera forcément par plusieurs autres nations – en tout cas tant que le Marais des Démons reste impraticable.“

Le bourgeois sirota bruyamment son thé et croqua allègrement dans la partie imbibée du biscuit.

“Surtout qu’il y a des règles très strictes sur l’exploitation de la forêt et que les ouvriers druidiques ne travaillent qu’en petites entreprises. Il n’y a pas de conglomérat dans notre tradition. Cela complique beaucoup les choses pour l’exportation de ces denrées…“

Hansof bu lentement son thé pour diluer son impatience.

“J’ai donc dit à Madame Carmin qu’il faudrait qu’on se voie directement à son bureau si elle veut établir pareil approvisionnement, parce qu’il faudra rédiger autant de contrat qu’elle aura besoin d’exploitants arboricoles, et ça prendra beaucoup de temps…“

“C’est à ce moment qu’elle a pris congé ?“ demanda le fonctionnaire, avant de croquer dans son biscuit.

“Oui. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’un scribe. Ont été mentionnés les diseurs, qui d’après elle – et je suis bien d’accord là-dessus – font les meilleurs scribes.“

“Elle est donc partie en direction de la Grande Bibliothèque du quartier linguistique ?“

“Selon toute vraisemblance, oui.“

Hansof se leva en hâte, engouffra le reste du gâteau dans sa bouche et, n’ayant plus vraiment le temps ni l’énergie pour son usuelle courtoisie dithyrambique, prit congé en lâchant un “Merfi, bonne vournée !”


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof trottinait sur les pavés blancs des rues sinueuses du quartier linguistique, en évitant les regards réprobateurs des discrètes gens.

Les diseurs – c’est le nom qu’on donnait aux membres de la tradition linguistique – étaient des individus introvertis et qui préféraient l’ombre des bâtisses en pierre à la lumière du zénith. Car avant tout, c’était un peuple qui venait des grands déserts de sables chauds.

Ici, à Cosma, les diseurs n’étaient pas très couverts – le soleil de la cité n’était rien face à la brûlure diurne du Grand Désert – mais la plupart gardait un foulard autour de la moitié inférieure de leur visage par pudeur.

Ainsi, Hansof ne pouvait voir que les sourcils froncés et les yeux assassins des habitants du quartier qui tentaient de lui enjoindre le silence, en silence.

Le commis, un peu déboussolé, tenta de héler deux ou trois de ces individus, pour au moins obtenir une direction. Mais sitôt qu’il tentait d’accrocher le regard de l’un d’eux, celui-ci l’évitait. Quand il tentait de s’approcher, on lui tournait le dos.

Au bout d’une bonne demi-heure de cette danse gênante, Hansof décida de faire fi de ces ingrats et de tenter de trouver par lui-même la Grande Bibliothèque du quartier.

Mais il rencontra un autre problème, car les architectes diseurs construisaient des bâtiments à étage, séparés par d’étroites ruelles – afin de générer le plus d’ombre possible – et bien qu’il était certain que quelques grands axes existaient, le fonctionnaire se surpris rapidement à être perdu au milieu d’un dédale de rues longues et fines.

Fort heureusement, son tourment fut de relativement courte durée, car il finit par tomber sur une de ces grandes esplanades recouvertes d’étals marchands établis à même le sol.

À partir de là, il put rapidement retrouver son chemin et suivre les panneaux.

Qualifier la Grande Bibliothèque de “grande” était un euphémisme. Pas tant en hauteur, puisqu’elle ne faisait que deux étages en plus du rez-de-chaussée, mais en surface, car elle seule était aussi vaste que cinq ou six blocs de maisons, si bien qu’il aurait sans doute fallu une bonne heure pour en faire le tour complet.

Puisque Hansof jugea qu’il était plus utile d’y pénétrer que d’en faire le tour, il emprunta la première porte qui lui était accessible.

Il fut sobrement accueilli par… des panneaux. Forcément, un bâtiment aussi grand ne pouvait pas posséder un accueil à chacun de ses accès. Mais en tant qu’émérite membre de l’administration cosmique, Enven Hansof se sentit floué par un tel manque d’étiquette bureaucratique. À la Grande Chancellerie, on s’assurait à tout moment qu’aucun citoyen ne se retrouvât à vagabonder seul dans les couloirs ! Certes, c’était surtout pour éviter que les citoyens ne mettent leur nez là où ils ne le devaient pas, mais tout de même !

Ce fut donc en grommelant que l’émérite fonctionnaire se dirigea vers le bureau d’accueil le plus proche, qui se trouvait tout de même à dix minutes de marche.

La frustration du commis s’accentua lorsque, à l’accueil, la première chose qu’il vit était également absente de la Grande Chancellerie : un réceptionniste souriant.

“Bonjour, mon brave monsieur ! Que puis-je faire pour vous ?“

“Je cherche Madame Carmin. On m’a dit qu’elle était passée par ici, à la recherche d’un scribe pour un de ses travaux.“

“Békatra“

Hansof écarquilla les yeux d’incompréhension

“Je vous demande pardon ?”

Le réceptionniste, toujours aussi irritablement souriant, articula :

“Aile B, escalier 4, bureau A. B-4-A.“ L’homme pointait du doigt un petit panneau qui donnaient les directions des différentes ailes de la bibliothèque, qui allaient de A à P.

Hansof répéta “B-4-A. Très bien ! Je vous remercie !”

Le réceptionniste lui rendit un sourire large et le commis se lança derechef dans les couloirs tortueux de la bibliothèque.

Il fallut encore un certain temps pour qu’il trouve l’aile B, puis l’escalier 4, et enfin le bureau A. Le bâtiment n’était pas très ergonomique et le trajet était loin d’être en ligne droite, au point que le commis se demanda s’il ne tournait pas en rond.

Une fois arrivé au B-4-A, il se retrouva devant un tout petit bureau dans lequel une femme entre deux âges était occupée à se plaindre de la quantité de formulaire qu’elle était en train de viser.

Quand il frappa à la porte ouverte, elle lui lança un croassement sec. “QUOI ?”

Hansof fut refroidit par cette agressivité soudaine. Il répondit un petit “Euh… je cherche Madame Carmin…“

La femme leva les bras au ciel en braillant “Et par quel miracle je saurais où se trouve Madame Carmin !“

Le commis de répondre “Parce qu’elle est venue ici plus tôt dans la journée pour engager un scribe ?“

Son interlocutrice laissa mollement tomber ses bras et afficha une moue lasse.

“Hum. Très bien. Je vais regarder le registre.”

Elle s’extraya tant bien que mal de son bureau, en essayant de ne pas faire tomber les hautes piles de formulaires qui attendaient d’être visés.

Elle pris un gros volume à la couverture de cuir qui se trouvait sur un pupitre et se mis à parcourir les lignes.

“Madame Carmin, Madame Carmin… Ha, voilà, je l’ai trouvée. Elle a engagée la scribe Méazi Ok-Alemssif. La commande a été visée, donc Madame Carmin est probablement déjà partie. Mais si vous voulez, vous pouvez aller parler à la scribe qu’elle a engagé. Elle se trouve sans doute au scriptorium, en haut de l’escalier 5, sur votre gauche.“

Enven Hansof, satisfait de ces informations et surtout du fait de laisser derrière lui la râleuse, se munit de son plus beau sourire forcé et articula.

“Merci beaucoup, brave dame. Puissiez-vous passer une bonne journée.“

Renfrognée, elle se contenta de lâcher un “C’est ça. Bonne journée.” tout en regagnant son siège.

Quand Hansof s’éloigna dans le couloir, il put entendre le vacarme d’une lourde pile de feuilles qui tombe sur le sol, accompagné d’une collection de jurons qui ferait rougir un charretier.

C’est quand même amusant, se dit le fonctionnaire en cherchant le fameux escalier 5, c’est plus facile d’avoir du recul sur le fonctionnement de sa propre administration quand on en est confrontée à une autre.

Cependant, quand il fit le bilan des bons et des mauvais côtés qu’il avait pu relever lors des deux échanges qu’il venait d’avoir – tout en gravissant les marches jusqu’au deuxième étage – il se dit que pour améliorer l’administration de la chancellerie de Cosma, cela demanderait beaucoup trop d’argent et de temps, choses qu’il était plus utile d’attribuer aux vrais problèmes.

Perdu dans ces pensées, Hansof poussa la porte du scriptorium sans tenir compte de la prière qui était y inscrite en grosse lettres rouges.

Un grincement sordide se répercuta dans la vaste pièce et fit sursauter la cinquantaine de scribes qui y grattaient du papier, ruinant ainsi probablement une quantité inacceptable de lettrines.

Une vague de regards haineux déferla sur lui, mais pour la première fois, il éprouvait de l’empathie pour ces pauvres travailleurs injustement perturbés et ne put empêcher ses oreilles de rougir de honte.

Il saisit néanmoins l’opportunité que toutes les attentions étaient tournées vers lui pour signifier d’une toute petite voix : “Est-ce que madame Méazi est présente ?“

Il espérait que son seul prénom suffirait car, si d’aventure il était parvenu à se souvenir de son nom de famille – ce qui aurait été un exploit en soi – jamais il ne se serait aventurer à essayer de le prononcer.

Par chance, une des personnes présentes se leva et se dirigea en silence vers lui. Les autres scribes, quant à eux, retournèrent à leur travaux. Le petit commis eut la nette impression que s’il perturbait à nouveau l’assemblée, au moins l’un d’entre serait capable de sortir une arme et attenter à sa vie. Aussi, il invita ladite Méazi à le suivre dans le couloir.

La scribe devait être jeune, à peine majeure, remarqua Hansof, mais elle avait déjà les traits marqués et les yeux plissé des gratte-papiers. Elle portait deS lunettes, qu’elle retira sitôt sortie du scriptorium et qu’elle rangea dans un petit étui de cuir.

“Oui ?“ demanda-t-elle simplement.

“Vous avez parlé à Madame Carmin, aujourd’hui, n’est-ce pas ?“

“Hum, oui, elle avait besoin d’une scribe pour retranscrire un contrat dans trois langues différentes et dans – je crois – cinq exemplaires chacun, alors elle m’a engagée. J’ai rendez-vous avec elle dans deux jours pour parler des détails…”

“Très bien très bien,” l’interrompit Hansof, “est-ce que vous savez où elle est allée, après ? Il y a une urgence qui nécessite sa présence !“

Méazi ouvrit de grand yeux ronds. “Eeeuuuh, je sais pas trop. Elle m’a juste demandé le plus court chemin pour se rendre dans le quartier expressionniste.”

“Très bien, c’est donc là où je vais. Et du coup, quel est le chemin ?”


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof ne se faisait plus vraiment d’illusion à présent, il avait compris qu’il allait devoir traverser toute la ville pour trouver Madame Carmin.

Mais l’urgence était toujours d’actualité – ça il ne l’avait pas oublié –, alors s’il avait la moindre chance de la rattraper avant le coucher du soleil, il fallait absolument qu’il essaye, malgré la fatigue et les humiliations.

Le quartier expressionniste était organisé en parcelles, chacune sous la responsabilité d’une maison majeure de la tradition.

Mais le commis ne savait pas trop quelle direction prendre, car cette fois-ci, il ne savait ni qui Madame Carmin allait voir, ni la raison de sa visite.

Il s’arrêta pour réfléchir. Chaque parcelle avait un genre de bourgmestrerie où on pouvait s’adresser et poser des question – et probablement que s’il se rendait à celle que la Grande Chancelière était allé voir, il le saurait rapidement – mais le problème c’est qu’il y avait une douzaine de maisons nobles, et que toutes les visiter lui prendrait – au bas mot – le reste de la journée.

Et il n’avait pas toute la journée.

Pour contrevenir à ce problème, Hansof se mit en quête d’un petit groupe de jeunes gens. Il tomba rapidement sur une poignée d’adolescentes et adolescents qui fumaient des cigarillos à l’ombre d’un bâtiment résidentiel, le long d’une avenue. Deux d’entre eux donnaient des coups de pieds dans une balle de cuir. Les autres commentaient et discutaient de sujets variés.

“Excusez-moi, jeunes gens ?” héla le fonctionnaire.

Il tournèrent vers lui des visages intrigués.

“Est-ce que certains d’entre vous voudrait gagner un peu d’argent ? J’ai une course plutôt urgente à faire, et j’aurais besoin de petites mains.“

Les ados se regardèrent, quelques instants, sourire aux lèvres, donnant l’impression qu’ils allaient éclater de rire. Quelques uns pouffèrent même, jusqu’à ce qu’une d’entre elle – une des deux qui jouait à la balle – annonça d’un air sérieux : “Moi, ça m’intéresse.”

Les autres lancèrent des “Hein ?” étonnés.

“Ben quoi ? Vous avez vu son insigne ? C’est un fonctionnaire. On peut lui faire confiance. Et puis, les clopes, c’est cher.“

Un silence circonspect s’installa. Hansof patientait calmement.

Puis la voix d’un autre adolescent se fit entendre. “T’as raison. Hé, moi aussi, ça m’intéresse ! Combien ça paye ?“

Le commis de répondre, “Cinq prynces par personne pour aller me chercher une information et me la rapporter ici.“

Rapidement, comme une boule neige, d’autres voix s’élevèrent et de fil en aiguille, tous les ados étaient d’accord pour faire affaire avec le fonctionnaire.

Il leur expliqua la situation et leur demanda d’aller démarcher chaque famille noble du quartier.

Puis il donna une avance de 2 prynces à chaque ados, “Vous aurez le reste quand vous reviendrai avec l’information que je cherche.“

Les jeunes gens se répartirent les bourgmestreries et partir en trottinant dans toutes les directions.

En attendant, Hansof prépara le reste du paiement de ses jeunes coursiers. Bon, je ne pense pas que j’arriverai à faire passer ça en note de frais, mais ça en vaut la peine, se dit-il quand il constata qu’il allait débourser un total de 35 prynces, ce qui faisait (à un arrondi près), presque 3 roys. Ce n’était pas vraiment une fortune, mais c’était suffisant pour lui arracher un rictus amer.

Guidés par la fougue de la jeunesse et l’appât du gain, les adolescent mirent à peine une heure pour ramener à leur commanditaire l’information qu’il convoitait.

“La Maison Pixeum, Madame Carmin a visité la Maison Pixeum.“

Hansof se para d’un sourire satisfait : “Merci beaucoup ! Tenez, voici votre dû !”

Il laissa les jeunes gens derrière lui, satisfait d’avoir pu rôder son autorité de fonctionnaire auprès de quelques citoyens, et se dirigea vers la bourgmestrerie de la maison susmentionnée.

“Bonjour et bienvenue au centre public de la maison Vrévivant Pixeum !“ fut l’accueil mélodieusement tonitruant que l’hôtesse lui lança avec un entrain exercé.

Hansof n’était pas rompu aux usages des interprètes – c’est ainsi qu’on nommait les citoyens de la tradition Expressionniste – ainsi il ignorait ce que signifiait “Vrévivant”. Mais un vague souvenir de son éducation semblait lui souffler que cela indiquait le grade et la fonction de la maison.

“Bien le bonjour, madame ! Je me nomme Enven Hansof et je suis le commis assistant de la Grande Chancelière. J’ai une nouvelle urgente à lui transmettre, et on m’a dit qu’elle était passée par chez vous !“

L’hôtesse hocha de la tête. “Ah, c’est vous qui la cherchez ! Oui, Madame Carmin s’est effectivement entretenue avec un de nos virtuoses. Monsieur Tuly Pixeum a été prévenu et est disposé à vous recevoir.“

“Et bien, vous êtes rapide !“

Un sourire satisfait habilla le visage de la réceptionniste. “Oui, quand nous avons compris que quelqu’un cherchait Madame Carmin, on s’est dit que vous voudriez peut-être rencontrer la personne avec qui elle a conversé. Nous avons donc pris sur nous de la prévenir.“

Elle désigna une porte menant plus profondément dans la demeure.

“Par chance, il n’a aucun autre rendez-vous de prévu aujourd’hui. Tuly Pixeum, sixième porte à droite !“

Satisfait par leur efficacité et leur prise d’initiative, Hansof s’enfonça dans les couloirs richement décorés du manoir Pixeum.

Quand il arriva près de la sixième porte à droite, il entendit une légère musique filtrer au travers, comme si un orchestre de chambre jouait à l’intérieur.

Hansof ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi une famille aussi ostensiblement riche avait une isolation sonore d’aussi piètre qualité. Il ouvrit la porte.

Mais en réalité l’isolation sonore était excellente, et le petit fonctionnaire faillit tomber sur son postérieur sous le souffle de l’orchestre philharmonique qui jouait à pleine puissance dans l’immense salle qui venait de s’ouvrir à lui.

Quand il repris ses esprits, il remarqua qu’un homme dansait, seul, sur la piste, habillé d’un justaucorps sur lequel était brodé les armoiries de la maison Pixeum. Ses longs cheveux d’argent était attachés en un chignon serré. Il n’avait pas remarqué que la porte s’était ouverte et continuait à enchaîner sauts, chassés, pointes et pirouettes.

C’est quand à l’issue d’une figure il se retrouva face à la porte qu’il remarqua la présence du fonctionnaire. Avec un large sourire, il fit signe au maestro d’interrompre la musique d’un gracieux geste de la main.

Le noble parcouru la distance qui le séparait du commis de quelques pas lestes. Il était bien plus grand que lui et, bien sûr, beaucoup plus sec.

“Bienvenue à vous, mon brave monsieur ! Je suis Tuly Piseum, virtuose de la maison Vrévivant Pixeum, à votre service !“

Hansof, qui avait les oreilles qui bourdonnait encore un peu, se présenta maladroitement. “Env… Enven Hansof, assistant de la Grande Chancelière de Cosma. Je cherche Madame Ca…“

“Désirez-vous une tasse de thé, monsieur Hansof, avant toute chose ?“ l’interrompit le danseur.

“Euh… non merci. À vrai dire, je suis un peu p…”

“Très bien !” Tuly Pixeum tapa deux fois dans ses mains. “Bon travail, les enfants. On reprend dans une heure !“

Le musiciens commencèrent à s’agiter. Tuly Pixeum, lui, quitta la pièce à grandes enjambées, invitant Hansof à le suivre, et se dirigea vers une autre pièce, qui se révéla être un salon de thé.

Le noble claqua des doigts à l’intension des domestiques qui s’y trouvaient, et il se posa dans un grand fauteuil molletonné.

Le fonctionnaire choisit de s’assoir sur une banquette de velours – qui se révéla moins confortable qu’elle en avait l’air – et constata avec amertume que les domestiques étaient en train de revenir avec du thé à l’attention de leur maître.

Ce ne fut qu’une fois le thé convenablement servi que Tuly Pixeum daigna s’adresser de nouveau à son invité.

“Et donc, comme ça, monsieur Hansof, vous cherchez Madame Carmin ?“

“Oui”, répondit l’intéressé, “et ne vous inquiétez pas, je serai bref. J’ai compris qu’elle n’était plus avec vous, aussi j’ai juste besoin de savoir où est-ce qu’elle est allée après vous avoir quitté.”

Mais le noble n’avait pas l’air d’écouter.

“C’est pour un motif urgent, si j’ai bien compris ?“

Hansof n’aimait pas la tournure que la discussion prenait.

“En quelque sorte, voyez-vous, il faut que je le retrouve au plus vite pour… raison professionnelle.“

Le danseur sirota sa tasse et afficha une satisfaction narquoise.

“Mais quelle raison professionnelle peut bien amener un petit commis à pourchasser la personne la plus importante de la ville plutôt que de patiemment attendre son retour au bureau ?“

Évidemment, évidemment que le noble allait essayer de politiser la discussion et d’essayer de tire son épingle du jeu. Hansof n’avait ni l’énergie, ni la patience pour jouer à ce jeu là avec lui. Mais il n’avait pas non plus envie de lui dire des choses qu’il n’avait pas à savoir, surtout étant donnée l’ampleur de ladite chose.

Et puis, Madame Carmin allait le lui faire payer, si jamais il vendait la mèche.

Le problème, c’est que le petit fonctionnaire n’était pas a proprement parler un politicien, contrairement à la plupart des membres de la caste noble. S’il tentait de s’en sortir dans les règles de l’art, il allait se faire avoir comme un bleu.

Non, il fallait l’attaquer sur un terrain qu’il maîtrisait. L’administration.

Hansof se para de son plus beau sourire “Oh, je pense que je peux vous le dire, mais pour des raisons d’archives, il faudrait que je le consigne dans le registre du greffier officiel – vous comprenez, tout ce qui concerne les responsabilités de Madame Carmin doit être dûment noté –. Comme c’est impossible vu que le bureau du greffier est assez loin, il suffira de remplir le formulaire A-015.“

Bien entendu, le danseur ne se laissa pas intimider. “Allons, allons, nous sommes entre amis ! Pas besoin de registre !“

“Ah, vous êtes un ami de Madame Carmin ? Dans ce cas, ce sera plus simple en effet, vous devez sans aucun doute déjà avoir sa procuration ! Il s’agit du matricule… B8G, ou B8C, je ne suis plus sûr. Vous voulez bien me la montrer pour que je confirme ? Il s’agit d’une simple formalité.“

“Vous plaisantez, sans doute !“ Son sourire était large, mais son regard trahissait une panique naissante.

“Avec le protocole ? Jamais ! Grands dieux, oh jamais !“ s’offusqua le fonctionnaire avec une exagération cabotine.

Le regard de Tuly Pyseum se fit glacial.

“Bien“, repris Hansof, “en l’absence des formulaires – et procurations – adéquats, je dois me rabattre sur la directive 1, alinéa 16 du protocole d’affectation des fonctionnaires.“

“Qui est ?” interrogea l’hôte d’un air incrédule.

“Retourner à mon poste, pardi !“

Hansof se leva. Le noble était nonchalamment vautré dans son fauteuil, se tenant la tête du bout des doigts, les sourcils froncés de mécontentement.

Il était très certainement vexé, vu qu’il ne fit qu’un geste vague dans sa direction quand Hansof lui tendit sa main pour le saluer, mais le fonctionnaire n’en n’avait cure, s’il avait un problème, il règlerait ça avec Madame Carmin !

Par contre, le fonctionnaire était bredouille d’information. En se dirigeant vers la porte, il commençait déjà à paniquer du fait qu’il ne savait plus où chercher…

“Un instant, monsieur Hansof.“

Le noble avait l’air tout aussi nonchalant, mais il avait changé de position sur son siège.

“Si cela vous intéresse toujours, vous trouverez Madame Carmin au Collège National Andréas Malbosquet.“

Hansof accusa le choc de ce retournement inattendu de situation. “Dans le quartier de l’Alchimie ? Entendu. Merci bien !“

En y repensant, ce n’est pas si inattendu. Tuly Pixeum savait que le commis véhiculait une information urgente pour sa patronne. Si jamais cette dernière apprenait que cette information avait été retardée par la faute de la maison Pyxéum – et Hansof n’aurait pas manqué de le mentionner – la réputation de cette dernière en aurait pâtis. Le titre de Grande Chancelière a beau n’être que mineur face à la grande noblesse expressionniste, Madame Carmin était une femme politique, de poigne et avec de l’influence.

Ainsi, Enven Hansof quitta le manoir Pixeum avec le sentiment satisfaisant du Tout est bien qui finit bien.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Enven Hansof trottinait dans les couloirs du Collège National en tentant tant bien que mal de ne pas perturber les chercheurs, les professeurs et les étudiants qui y travaillaient.

Il n’avait eu aucun mal à s’orienter dans le quartier Alchimique et à trouver le collège. Déjà, parce que les alchimistes avaient conçu leur quartier de manière très ergonomique, mais aussi et surtout parce que c’était dans ce quartier que Hansof avait grandi.

Il avait même passé quelques années à étudier les sciences administratives, entre ces même murs, au Collège National Andréas Malbosquet, comme il a pompeusement été nommé d’après un grand inventeur alchimiste du dixième siècle.

Cependant cela faisait presque trois décennies qu’il n’y avait plus mis les pieds et l’endroit avait bien changé.

Soudain, un homme de haute stature se mit en travers de sa route. Il avait une blouse de chercheur, des lunettes rectangulaires et des sourcils aussi touffus que froncés.

“Non mais ça va pas, de crier comme ça dans les couloirs ? Qu’est-ce que vous voulez à la fin ?“

Un peu penaud, le commis répondit d’une petite voix : “Madame Carmin…”

Une des touffe qui faisaient office de sourcils se leva.

“Et pourquoi ici ?”

Hansof reprit un peu de sa contenance et précisa sa quête.

“J’ai une nouvelle urgente à lui porter et on m’a dit qu’elle était ici.“

Le chercheur se détendit.

“Oh. Dans ce cas vous devriez aller voir madame Mageclass, c’est elle qui s’occupe des visites officielles. Vous pourrez la trouver dans le bâtiment administratif. Pour vous y rendre, il suffit de traverser la faculté de chimie, puis la faculté de magologie, et enfin la fac de sociologie.”

Hansof le remercia et commença à se diriger dans la direction indiquée par les panneau qui étaient accrochés à tous les carrefours, mais la main du chercheur se posa sur son épaule.

“Et tâchez d’arrêter de crier, d’accord ?“

Le fonctionnaire fit un sourire gêné et partit.

La faculté de chimie se tenait dans un bâtiment où toutes les surfaces, mur, sol et plafond, étaient carrelées de blanc. Bien que la plus grande partie du carrelage fut immaculée – probablement nettoyée chaque jour – on pouvait voir çà et là des restes d’expériences qui avaient mal tourné, laissant de larges taches colorées indélébiles.

“Très bien, maintenant nous allons voir le fonctionnement de la chambre à compression de destruction.”

Hansof s’arrêta un instant. De destruction ?

La voix venait d’un amphithéâtre dont la porte avait été laissée ouverte. On pouvait voir une professeure manipuler un tube transparent aussi grand que le bras, qui avait une trappe et un loquet d’un côté, et un ressort étanche bloqué avec une goupille de l’autre.

“Premièrement, remplissons la chambre de compression avec de l’eau.“ Elle ouvrit la trappe, remplit le tube à environ un cinquième de son volume, puis referma la trappe avec le loquet.

“Et maintenant, je vais lancer un sort du cercle de la destruction pour déconstruire l’eau à l’intérieur.”

Elle saisit un paquet de notes s’y référa tout en incantant son sort. Une fois fait, elle pointa du doigt le contenu du tube.

“Si vous regardez bien, vous pouvez voir l’eau bouillir et sa quantité diminuer. C’est parce qu’on a déconstruit la molécule d’eau. Comme l’eau est constituée d’un volume d’hydrogène et de deux volumes d’oxyde, la molécule se casse en trois. Puis, comme cette forme est très instable, une partie va se retransformer en eau, et l’autre va former des molécules d’hydrogène et d’oxygène – qui sont respectivement constituées de deux volume d’hydrogène et de deux volumes d’oxyde.

“Statistiquement, chaque molécule déconstruite a une chance sur deux de reconstruire une molécule d’eau, ce qui fait que pour vingt molécules d’eau, on obtient dix molécules d’eau, cinq d’hydrogène et dix d’oxygène.”

Hansof tenta de confirmer ces nombres en recalculant de tête, mais abandonna rapidement.

“L’effet du sort se maintient sur la durée, donc tant qu’il y aura de l’eau qui se reconstituera, elle sera de nouveau cassée, et la quantité d’eau va ainsi diminuer, jusqu’à ce qu’il n’y en aie plus ou jusqu’à ce que l’effet du sort s’arrête.”

L’eau ne bouillait plus maintenant. Il n’en restait qu’une quantité infime.

“Comme il y avait déjà de l’air dans le tube, et qu’on y a rajouté des molécules d’hydrogène et d’oxygène, tous ces gaz forment une pression immense à l’intérieur du tube.“

La professeur indiqua le ressort qui était toujours bloqué par la goupille.

“C’est le principe du canon magique qu’on appelle alchimique. La pression permet de propulser une capsule alchimique à plusieurs centaines de disses, voire jusqu’à une kalieue, ce qui est bien plus important que tous les trébuchets fabriqués pendant le Premier Âge, et ce en étant bien plus léger à transporter.“

La professeure saisit la goupille fermement et tira d’un coup sec. Un BAM de décompression se fit entendre, et le ressort se comprima au maximum en l’espace d’une fraction de seconde.

“Des questions ?”

Un élève leva probablement la main hors du champ de vision de Hansof car la professeure pointa du doigt et une jeune voix se fit entendre. “C’est quoi ce dépôt blanc sur les bord du tube ?”

La réponse ne se fit pas attendre “Ce sont les minéraux qui était initialement contenus dans l’eau. Comme nous n’avons affecté que la molécule d’eau, tout ce qui y était dissous redevient solide. Il n’y aurait pas eu de dépôt si j’avais utilisé de l’eau distillée.”

Hansof se rendit alors soudainement compté qu’il s’était arrêté pour écouter et que ça faisait bien cinq minutes qu’il n’avait pas bougé, alors qu’il avait une mission urgente en cours. Il reprit sa course effrénée.

La faculté de magologie était une de celles qui était la plus axée sur la recherche. Les couloirs étaient bondés de personnes en blouse – on se demandait bien pourquoi d’ailleurs, vu que la magologie était un travail purement théorique.

Hansof fut stoppé net dans sa course par trois personnes qui occupaient toute la largeur du couloir et qui se disputaient.

“Moi je vous dit que la Théorie des Associations Binaires Complémentaires c’est du génie ! Il faut approfondir ça et continuer les recherches dans ce sens“ mugissait une femme en blouse.

Hansof essaya de passer, mais la femme était en train de tirer un large chariot recouverts de livres, de folios et de feuille volantes, qu’un autre homme empêchait de bouger, ce qui bloquait complètement le passage.

“Mais c’est idiot ! La théorie a plus de cent ans maintenant ! Il faut explorer les disciplines qu’elle a ouverte, et arrêter de théoriser dessus ! Sinon on progressera jamais !“

Le commis essaya de capter leur attention, mais ils criaient trop fort et était confinés dans leur dispute.

La troisième personne, également un homme, se tenait derrière le chariot, les bras croisé et visiblement en colère.

“Ignares ! La magologie moderne ne se limite pas à la Théorie ABC, essayez un peu de vous ouvrir l’esprit et cesser de marcher dans l’ombre des génie passés ! Vous ne voulez pas marquez l’histoire de votre propre révolution scientifique ?“

Hansof se pinça l’arrête du nez. Les trois chercheurs parlaient tous en même temps désormais, chacun contre-argumentant envers ses deux autres collègues.

Le fonctionnaire prit une profonde inspiration, pour se calmer. Il s’apprêtait à la libérer en un long soupir, mais la frustration accumulée dans la journée et la colère vécue sur le moment lui montèrent à la tête, et il hurla à plein poumons :

”ÇA SUFFIT ! Si vous voulez vous disputer, ALLEZ-LE FAIRE AILLEURS ! Il y a des gens qui essayent de TRAVAILLER ici !”

Puis, sans ménagement, il bouscula l’homme qui bloquait le chariot et le passage, forçant ainsi la barricade involontaire.

Alors qu’il s’éloignait, il entendit un des chercheurs murmurer à ses collègues, “c’est qui, lui ?”

Le bâtiment de sociologie était bien plus calme. La plupart des laboratoires et des amphithéâtres gardaient leur porte close, et des seuls qui était ouverts n’émanait que les son des porte-plumes glissant sur le papier, parfois entrecoupé que quelques chuchotements discrets.

Même les gens que Hansof croisaient dans le couloir avaient l’air de flotter tant leur démarche étaient légère et silencieuse. Lui-même osait à peine trottiner et il se sentait gêné d’entendre l’écho de ses bottines à talons résonner dans les couloirs.

Les quelques chariots – aux roues bien huilées – qu’il pouvaient croiser longeait les murs, portant des livres et des folios classés par thématique, et les personnes les accompagnants – professeurs et étudiants confondus – réfrénaient d’élever la voix avant d’avoir atteint leur étude.

Ce silence était presque oppressant, surtout après le remue-ménage de la fac de magologie, mais au moins le couloir était dégagé et Hansof apercevait déjà à son bout le panneau peint en jaune indiquant l’entrée dans le bâtiment administratif.

Il commençait à être à bout de souffle quand il se présenta au secrétariat.

“Bonjour, je viens voir madame Mageclass.“

Le secrétaire lui sourit poliment, “Ça se prononce, Ma-GÈC-lass, monsieur. Puis-je connaître le motif de votre visite ?“

“Hem, comment vous dire, je cherche Madame Carmin – une urgence la concernant – et je sais qu’elle est venue au collège pour quelque affaire. Un des professeurs que j’ai croisé m’a dit d’en parler à madame Mageclass, qui est en charge des interactions avec l’extérieur ? Si j’ai bien compris ?“

Le sourire du secrétaire ne décrocha pas “Oui, effectivement, vous êtes au bon endroit. Je vais voir si elle peut vous recevoir maintenant. Qui dois-je annoncer ?“

Le fonctionnaire bomba le torse malgré lui quand il énonça son titre complet “Enven Hansof, commis administratif de la ville et assistant de Madame Carmin, Grande Chancelière de Cosma.“

“Entendu, monsieur Hansof, ne bougez pas je reviens dans un instant.”

Le secrétaire ne mit pas cinq minute à revenir.

“Vous pouvez y aller. Mais elle n’a pas beaucoup de temps à vous accorder. Est-ce que dix minutes suffiront ?“

Hansof hocha de la tête. “Ce sera plus que suffisant, merci beaucoup !“

Le secrétaire lui indiqua le chemin.

Hansof arriva devant une porte sur laquelle était inscrit en lettre d’airain

Her Mageclass
Directrice des Relations Externes

Il fut reçu dans un grand bureau où on pouvait voir des monceaux de feuilles de papier, affichettes, tracts et posters ventant les mérites de diverses facultés ou évènements collégiaux. Il y avait même une espèce de construct en carton qui était aussi grand que le commis et sur lequel avait été peint en lettres colorées l’inscription Portes ouvertes qui, d’après la date indiquée en dessous de l’inscription, devrait avoir lieu dans deux semaines.

“Bonjour monsieur Hansof, asseyez-vous, je vous en prie.”

La femme qui se tenait devant lui avait facilement passé la soixantaine mais avait un corps robuste et une énergie visiblement débordante.

“Alors alors, vous cherchez Madame Carmin n’est-ce pas ?”

Elle s’était assise derrière son bureau, en face de Hansof, mais ne pouvait s’empêcher de réorganiser les documents qui s’y trouvait pour garder ses mains occupées.

Hansof ouvrit la bouche pour lui répondre, mais elle le coupa “Elle s’est entretenue avec le professeur Sarratsonn, mais elle est partie il y a une demie-heure, je viens de recevoir le mémo y faisant référence.“

Elle agita dans les air une demie-feuille griffonnée à la va-vite.

“J’ai juste besoin de savoir où est-ce qu’elle est allée ensuite” précisa le fonctionnaire.

Mageclass cessa d’agiter la feuille et fixa ce qui y était inscrit d’un air perplexe.

“C’est juste écrit qu’elle a besoin de l’assistance de Fabeiner…”

Hansof réfléchit un instant. “C’est un nom arcaniste, non ?“

Son interlocutrice releva, “Estuged Fabeiner est un scientifique arcaniste réputé, spécialisé en forcelle.“ elle lu de nouveau le mémo qu’elle avait en main. “Apparement, la Grande Chancelière cherche un moyen d’optimiser le bilan énergétique de la cité.“ Elle posa soigneusement le petit papier sur une pile bien ordonnée. “Pas une mince affaire, si vous voulez mon avis.”

Le commis se leva et conclut “Ma patronne est ambitieuse, mais elle a les épaules pour mener ce genre d’entreprise à bien.”

Mageclass lui serra la main en affichant un rictus approbateur “Je n’en doute pas, bonne journée monsieur Hansof !”

“Bonne journée, madame Mageclass !“


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Les rues du quartier arcaniste était désertes. Celui-ci était organisé de manière très systématique : pour chaque seigneur arcaniste résidant à Cosma, une immense tour avait été érigée – une quatorzaine, au total, en comptant les tours plus petites des seigneurs les plus modestes – et autour de chacune de ces spires avait été construit une petite ville miniature, pour accueillir l’entourage de la famille seigneuriale et toutes les facilités de la vie quotidiennes, de sorte à ce que chaque mini-ville forme une espèce d’arcologie.

Ce qui avait pour conséquence que les larges avenues séparant les villes miniatures étaient exemptes de passants.

La tradition arcaniste avait des valeurs théoriquement proches de l’alchimie – qui étais rappelons-le la tradition natale de Enven Hansof – mais en pratique est très élitiste et individualiste. Ainsi, bien que le quartier arcaniste aie été construit de manière urbainement optimale comme son homologue alchimique, aucune indication, panneau, plan ou quelconque manière de se guider n’était à disposition des visiteurs.

De fait, pour Hansof, ce quartier restait un enchaînement d’avenues bordées par les haut murs de chaque mini-ville, sans pour autant savoir où se trouve celle qu’il cherchait.

Fabeiner, Fabeiner, se répétait-il en cherchant des yeux une inscription inexistante, tout en essayant de se rappeler si ce nom – apparemment très connu – lui disait quelque chose ou pas.

Au bout d’une vingtaine de minutes de déambulation futile, il tomba sur les ruines d’une charrette qui avait visiblement cassé une roue, en plein milieu de la route. Un très jeune homme – pas plus de vingt ans – à la peau bleue et aux cheveux blancs y était adossé, l’air las.

Hansof s’approcha du jeune homme :

“Bonjour mon brave, comment allez-vous ? Vous avez l’air de jouer d’infortune.“

“S’lut,“ répondit nonchalamment le garçon, “s’tu parle de la charette, ouai, on a pas eu d’pot.“

Le commis regarda le véhicule d’un air circonspect. “Pourtant, ça doit faire un moment que vu êtes là, vu l’heure qu’il est. Vous n’avez pas pu changer la roue ?“

Le jeune homme haussa les épaule. “S’pas la roue qu’est pêtée, c’est l’essieu. Y’a ma mère qu’est partie chercher un artisan et qui m’a d’mandé de garder les marchandises.”

Hansof prit un air désolé “La guigne !”

Il eut pour réponse une moue fataliste. “Moi j’l’avais bien dit qu’y était trop chargé, mais é m’écoute jamais !”

“Ha ! Ça lui servira de leçon ! Tenez, pendant que je vous tiens, puis-je vous demander un renseignement ?”

Son interlocuteur haussa les épaules. “Bah, j’veux bien, mais comme chu pas du coin, j’vais ptêt’ pas pouvoir t’aider.”

“Hum, je cherche la résidence Fabeiner, vous savez où elle est ?”

Le visage du garçon s’éclaira. “Ah ! Bah bien sûr, mon gars ! On livre souvent là bas ! Par contre, t’es carrément pas du bon côté du quartier… Tu vois la tour, là bas, avec le toit en triangle et les chenaux qui rebiquent ? C’est là. Mais ça fait une trotte !“

Hansof lui accorda un sourire gracieux. “Merci mon brave, et bon courage !“

“À plus mon gars !“

Hansof avait à peine la force de trottiner, et il devait s’arrêter toute les dix minutes pour souffler. Le soleil était environ à la moitié de sa descente vers l’horizon quand il atteint la mini-ville au milieu de laquelle trônait la tour que lui avait indiqué le garçon.

L’entrée de l’arcologie se faisait par un grand portail, ouvert, à côté duquel se trouvait une petite loge de gardiennage.

“Bonjour monsieeeuuur,“ lança la gardienne au fonctionnaire à travers un parloir, en prenant bien soin d’étirer la dernière syllabe de manière nasillarde.

“Bonjour madame, je suis l’assistant de la Grande Chancelière et j’ai besoin de lui parler. On m’a dit qu’elle avait requis un entretien avec monsieur Fabeiner et–“

Docteur Fabeiner” coupa la gardienne.

“Pardon, avec le docteur Fabeiner et je suis venu voir si elle était encore là.”

La gardienne plaqua un formulaire sur le comptoir. “En deux exemplaires s’il vous plaaaîîît.”

Hansof, un peu ébaubi, se saisit d’un stylo de plomb qui se trouvait à sa disposition, et entreprit de remplir les formulaires demandés.

“Dites-donc, date de naissance, pays de naissance, profession actuelle, c’est très détaillé comme formulaire !“

“C’est la procédure, monsieeeuuur…”

Le ton de la gardienne commençait à l’énerver.

“Êtes-vous sûre que c’est bien légal, tout ça ? Techniquement, l’accès aux rues de chaque quartier ne peut être restreint par la tradition qui en est responsable. Ces formulaires sont donc forcément optionnels et relèvent donc soit du recensement, soit du sondage, qui sont tous les deux interdits sur la voie publique.“

La gardienne poussa un soupir las. “Si vous voulez faire une réclamation, je peux vous donner le formulaire adéquat. En trois exemplaires.“

Hansof l’interrompit : “Ça ne sera pas la peine. Je travaille pour l’administration de Cosma.” Il pointa du doigt son insigne – qui à force de chalutage n’était tenu à son vêtement que par quelque fils. “Je ferai en sorte que cette procédure soit auditée dans les prochains jours.“

La gardienne haussa les épaule. Faites ce que vous voulez, ce n’est pas mon problème, semblait-elle dire. Elle fit glisser les formulaires remplis dans une corbeille prévue à cet effet et reprit son journal, se détournant de Hansof sans autre forme de cérémonie.

Celui-ci, de bonne éducation, la salua malgré tout et départit.

L’intérieur de l’arcologie était, en contraste avec l’extérieur, bondée. Les habitants était réunis en petit groupes et profitaient de la chaleur tempérée du milieu de l’après-midi pour discuter en plein air.

Les rues débordaient tellement de monde que Hansof était obligé de marcher sur la route, ce qui n’était pas un problème vu que très peu de véhicule était en circulation à cette heure-là.

Ne connaissant pas la route à prendre, il accosta un groupe de trois personnes qui était en train de plaisanter, le visage souriant et le rire aux lèvres.

Mais quand il exprima son égarement et demanda la direction à prendre, les trois visages devinrent hautain et condescendant.

“Voyons,” lui dit une femme en appuyant son propos d’un geste de la main, “tout le monde sait où se trouve le secrétariat de la maison Fabeiner…“

Une autre femme eu un rire pédant à son égard.

La troisième personne du groupe – un homme – pris ses deux comparses par les épaules et les éloigna du commis.

“Venez, laissez-le chercher son chemin seul. Peut-être que ça l’aidera à être un peu plus autonome.“

Hansof était rouge de rage, mais fut contraint d’intérioriser sa colère. Au vu des broderies sur leurs tuniques, ces trois personnes étaient nobles. Même s’il représentait l’autorité de Cosma, il n’était qu’un simple bourgeois.

Il décida donc de prendre la route la plus évidente à ses yeux : vers la tour principale.

La tour en question était gardée par deux miliciens armées de grandes épées.

“Le motif de votre visite ?” demanda l’un d’eux.

“J’ai besoin de renseignement auprès du secrétariat de la maison Fabeiner, au sujet d’une des commissions du docteur Estuged Fabeiner.”

C’est l’autre milicien qui lui répondit. “La maison Fabeiner ne communique pas d’affaire privée avec les personnes extérieures. Veuillez passer votre chemin.“

Le fonctionnaire se dépêcha de renchérir. “Il s’agit d’une commission qui concerne la ville de Cosma et s’est réalisée auprès de Madame Carmin, la Grande Chancelière, dont je suis le commis personnel.“

Le garde hésita un instant, posa les yeux sur l’insigne de fonctionnaire, puis sur Hansof, et enfin s’écarta sans ajouter un mot.

Le fonctionnaire entra dans le bâtiment et pu découvrir un assortiment incroyablement méthodique de bureaux rectangulaires et aménagés dans un grand espace ouvert qui devait faire en surface presque l’intégralité du rez de chaussée.

Les bureaux étaient groupé en petit nombre, avec des panneaux indiquant la fonction principale de chaque groupe – secrétariat, intendance, comptabilité, etc – et chaque bureau individuel était sertis d’une plaque avec le nom de son occupant ou occupante ainsi qu’un titre complexe et unique.

Hommes et femmes était tantôt à leur poste, tantôt en train de naviguer vers d’autres bureaux ou vers les étages.

Hansof s’approcha timidement du secrétariat et s’adressa à la seule personne présente.

“Euh, pardonnez-moi monsieur…“. Il lut la plaque sertie sur le bureau. Elle indiquait :

Stefalf Ludesholf
Premier secrétaire adjoint au bureau des
relations publiques et de la communication

“… monsieur Ludesholf… Je cherche Madame Carmin. J’ai eu vent de son passage dans la tour Fabeiner et j’aimerais savoir si elle est encore ici.”

Le secrétaire regarda le commis avec un froideur analytique.

“Bonjour monsieur le fonctionnaire,“ répondit-il en lorgnant l’insigne toujours branlante du visiteur, “la Grande Chancelière est effectivement passée dans nos locaux, mais elle est partie il y a un moment déjà.“

“Je m’en doutais un peu, pour tout vous dire. Auriez-vous l’amabilité de m’indiquer par où est-elle partie ?”

“Je suis navré monsieur, mais il faudra vous adresser à ma consœur Beten Anken pour ça, c’est elle qui l’a reçue.”

Hansof ne put s’empêcher de lâcher un soupir : “et où puis-je la trouver, je vous prie ?“

Le secrétaire indiqua le bureau tout juste en face du sien. On pouvait y voir la plaque :

Beten Anken
Secrétaire générale des affaires officielles
Porte-parole de l’administration

Mais ce qui contristait le plus le petit commis, c’était l’absence manifeste de ladite secrétaire derrière son bureau.

“Et… où est elle actuellement ?”

Son collègue répondit sans lever les yeux du papier qu’il était en train d’examiner : “En pause. Elle prend une heure de pause le matin, et une heure l’après-midi. Là je dirais qu’elle en a encore pour vingt bonnes minutes.“

Hansof était dépité. Il avisa une petite rangée chaises, adossée à un mur et décida de se laisser tomber sur l’une d’entre elle. “Très bien, je n’ai pas vraiment le choix, je vais devoir l’attendre.” soupira-t-il en entreprenant de raccrocher convenablement son insigne.

Durant toute son attente, il put observer le fonctionnement des commis de la maison Fabeiner devant lui. C’était une organisation complexe et très bien réglée, où chacun savait sa place et faisait son travail de manière minutieuse. Cependant, les arcanes de cette organisation étaient absconses, probablement uniquement lisibles par les personnes qui l’avait mise en place.

Ainsi, bien qu’en apparence tout se déroulait avec une fluidité parfaite, il était compliqué de prendre du recul et de juger par soi-même la qualité effective de cette organisation.

Nul ne savait ici-bas s’il y avait des processus qu’il était possible de raccourcir ou d’optimiser, s’il y avait des angles morts ou des impasses administratives.

Mais visiblement cela convenait parfaitement au petit personnel. Ils prenaient leur poste, leurs pauses et la quille à heures fixes, menant ainsi une vie bien huilée.

Comme un genre de fourmilière, se dit Hansof en se remémorant soudain un vieux cours d’entomologie.

Puis finalement, de manière presque détachée, il remarqua que quelqu’un vint s’assoir au bureau de celle qu’il l’attendait.

Il sortit de sa contemplation et se rua presque sur la nouvelle arrivante.

“Madame Anken !” rugit-il, faisant sursauter son interlocutrice.

“Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur. Je cherche Madame Carmin, sauriez-vous où est elle partie ?”

La secrétaire jaugea un instant l’inconnu qui se tenait face à elle, puis se saisit d’une feuille qui se trouvait sur son bureau – la première d’une haute pile intitulée À trier – et lu simplement :

Taomi-Kiushin, artisane fondeuse et horlogère, rue des tanneurs, quartier perfectioniste, Cosma, pour le projet d’étude de rénovation de la dissipation thermique de l’infrastructure fonctionnant à la forcelle.

Hansof eut le souffle coupé que ces vingt longues minutes d’attente se concluaient sur une note aussi brève. Il trouva néanmoins la force de répéter.

“Taomi-Kiushin, rue des tanneurs, quartier perfectionniste.“

La secrétaire hocha la tête.

Après cela, Hansof se jura de faire en sorte qu’à l’avenir, il interagirait le moins possible avec les arcanistes.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Hansof se sentait particulièrement malvenu dans le quartier perfectionniste. Premièrement, parce que sa physionomie se démarquait énormément de celle des autochtones, qui pour la plupart avait la peau bleue et les cheveux pâles, contrairement au fonctionnaire qui avait la peau pâle et les cheveux blonds.

De plus, peu d’entre eux parlait arsom, la plupart parlant soit paarann, la langue de la nation perfectionniste, soit tradivi, la langue des pays de la Foi. Tous les panneaux et toutes les enseignes étant dans ces langues, Hansof était incapable de se repérer convenablement.

Mais fort heureusement, Cosma était, comme son nom le suggérait, une ville cosmopolite. Aussi on pouvait facilement trouver des moines qui parlait arsom – comme le jeune livreur de tantôt – ou des membres d’autres traditions qui venaient dans le quartier perfectionniste pour une quelconque affaire.

Hansof approcha donc successivement différents groupes qui avaient l’air de parler sa langue et leur demanda de proche en proche le chemin de la rue des tanneurs.

Celle-ci portait bien son nom, et quand il s’y engouffra, le bureaucrate faillit répandre son déjeuner – qui, rappelons-le, était principalement composé de thé et de biscuits druidiques – tant l’odeur y était forte.

À vrai dire, il n’y avait pas que des tanneries dans la rue éponyme, il y avait également des teintureries, des chapeliers, ainsi que nombre d’entreprises odorantes ou travaillant avec des produits toxiques.

Le commis s’arrêta pour souffler et ne put inspirer de nouveau que lorsqu’il plaça son mouchoir de soie devant sa bouche.

La traversée de la rue ne fut pas sans peine. Quasiment tous les commerces gardaient portes et fenêtres grandes ouvertes pour faire partir les vapeur toxiques ou nauséabondes, portant à toutes les oreilles un vacarme d’outils de bois ou de métal. Comme la plupart des bâtiments étaient des échoppes d’artisans, beaucoup de monde y passait pour acheter, vendre, négocier, tout cela en essayant de se faire entendre au-dessus du tintamarre.

Entre les fragrances et le brouhaha, Hansof se sentit faillir et manqua par quatre fois de choir dans le caniveau.

La fonderie qu’il cherchait se démarquait remarquablement dans ce décor extrême. La dissonance s’accentua quand il remarqua une femme assise en position du lotus juste devant la porte. Au vu de son tablier et de ses lunettes d’horlogerie qui était remontées sur son front, il s’agissait probablement de la tenancière.

Une question alors brûla les lèvre du petit commis si fort qu’il ne put s’empêcher de la prononcer à mi-voix :

“Mais qu’est-ce qu’une fondeuse-horlogère fait dans une rue aussi peu accueillante ?“

L’artisane – Taomi-Kiushin si la mémoire de Hansof était correcte – devait avoir une très bonne ouïe, car malgré le vacarme ambiant, elle ouvrit les yeux et regarda l’inconnu qui venait de la juger.

“C’est un exercice“ répondit-elle avec une voix sèche et tranchante. “Une sorte de mithridatisme.“

Hansof lui jeta un regard ahuri.

“En éprouvant ma concentration dans des conditions aussi extrêmes, cela me permet de l’affiner à son pinacle, et ainsi d’exceller dans mon art. Quand, dans quelques années, je quitterai cette rue pour aller exercer dans un endroit plus calme, j’atteindrai un niveau de concentration et de minutie jamais vu auparavant, et deviendrait ainsi la plus grande artisane de Cosma.“

Ces affirmation sans équivoque laissèrent le fonctionnaire perplexe, mais il se rappela que l’entraînement dans des conditions extrêmes était un des leitmotivs de la tradition perfectionniste. C’était aussi probablement la raison pour laquelle les membre de cette tradition se faisaient appeler des moines.

Il s’efforça cependant de ne pas faire remarquer que le principe du mithridatisme était de s’habituer grâce à des petites doses, et non pas en prenant des doses extrêmes.

Il haussa les épaules et passa au sujet qui l’intéressait.

“Il paraît que Madame Carmin est venue faire affaire avec vous. Je suppose qu’elle est déjà repartie, mais savez-vous où est-elle allée ?”

L’artisane referma les yeux avant de répondre :

“Dites-moi, mon cher monsieur, quel est votre axe de perfectionnement ?”

Le commis fut un surpris de cette question saugrenue. Déjà, il n’aimait qu’on réponde à une de ses questions par une autre question, mais surtout parce qu’il n’avait pas de temps à perdre avec une moniale un peu trop philosophe.

En plus, il ne savait pas quoi répondre.

“Je sais que vous n’êtes pas moine,“ reprit-elle, “mais chaque personne, peu importe sa tradition, doit connaître ses axes d’amélioration. Il n’y a que comme ça que l’on grandit en tant qu’être humain.“

Hansof se gratta la tête puis, contrarié, lui demanda :

“C’est quoi votre définition de l’amélioration ?“

Elle rouvrit les yeux et planta son regard dans le sien.

“Peut importe. Ce qui compte, pour répondre à cette question, n’est pas ma définition de l’amélioration, mais la vôtre.“

Le commis grommela mais ne put s’empêcher de considérer sincèrement sa remarque.

Après un temps de réflexion, il répondit finalement :

« Mon objectif est de servir la ville, pour des raisons qui me regardent, et j’essaie de m’améliorer pour que mon travail soit dans le sens de cet objectif.“

“Du coup, je suppose que vous faites régulièrement de l’exercice physique, vu que que vous avez l’air de crapahuter un peu partout dans le cadre de votre métier ?”, rétorqua-t-elle en désignant du regard les auréoles sous les aisselles de son interlocuteur.

Hansof se contempla un instant et constata l’état de crasse dans lequel il était. Couvert de poussière, de sueur, et même de terre jusqu’aux genoux. Il pouvait sentir son corps exulter de puanteur, et ce malgré l’ambiance particulière de la rue.

“De l’exercice ? Non.“ il éclaira, “Courir est un phénomène rare dans la vie d’un fonctionnaire bureaucrate. Mais si je me tiens devant vous maintenant alors que j’ai quitté mon bureau juste après l’aube, c’est grâce à ma détermination sans faille qui m’a poussé, pendant plus de huit heures, à poursuivre ma tâche qui est de retrouver Madame Carmin, et ce malgré mon physique inapproprié pour une telle escapade.“

Il conclut sa diatribe d’une frappe franche sur son ventre proéminent.

La moniale lui sourit alors. Elle quitta la position du lotus et se leva.

“Entrez, je vous vais vous servir un café.“

Le liquide noirâtre ressemblait à du goudron quand elle le versa dans une grande choppe en porcelaine. Lorsque Hansof le porta à ses lèvres, il se rendit compte que ça en avait aussi le goût.

Mais assis au milieu d’une fonderie, le front perlant de sueur à cause de la chaleur et les oreilles toujours brinquebalées à cause du bruit persistant des atelier alentour – sans parler des odeurs qui peinaient à s’effacer derrière le fumet acre du soi-disant café – le breuvage semblait parfaitement approprié. Ça le rendait, d’une certain manière, appréciable.

La moniale était plus petite que Hansof mais avait des bras aussi large que des poteaux. Elle donnait l’impression d’avoir la peau aussi épaisse que le cuir de son tablier et sirotait son “café” de manière exercée.

“Prenez votre temps, ça décape un peu la gorge quand on n’a pas l’habitude.“

Hansof acquiesça, les lèvres serrées, se retenant pour ne pas tousser à cause du picotement qui remontait le long de son œsophage.

“Du coup, on s’est pas présentés,“ dit-elle tandis que son invité risquait une autre gorgée. “Je suis Taomi-Kiushin, fondeuse et surtout horlogère. Mais ça, vous le savez déjà.“

Hansof hocha la tête. Il déglutit pour lui répondre, mais regretta aussitôt cette décision. Il fut surpris par une quinte de toux violente et douloureuse.

“Oulà, je vous avez dit de faire attention !“ s’esclaffa l’horlogère.

Le fonctionnaire parvint finalement à reprendre son souffle :

“Je suis Enven Hansof, commis de Madame Carmin, et je suis à sa recherche, comme je vous l’ai dit tantôt. Puis-je vous demander si vous savez où elle se trouve ?“

“Oui, je sais où se trouve Madame Carmin, mais je vous le dirai uniquement si vous me promettez de finir votre tasse !“

Hansof scruta le visage hilare de son hôtesse, y cherchant une trace de sarcasme – espérant vraiment y trouver du sarcasme – jusqu’à ce que celle-ci explose de rire et lui donna une tape sur l’épaule

“Je vous charrie, voyons ! Bien sûr que je vais vous dire où elle est partie ! On a discuté de son projet, qui a besoin de pas mal de métallurgie, mais elle voulait savoir s’il était possible de de mettre un garde-fou magique, en cas de surchauffe. Comme moi je sais pas trop faire ça, je l’ai renvoyée vers un artisan-mage que je connais bien.

“Il s’appelle Alémope et travaille dans le quartier shamanique, dans le cercle Valion. C’est facile à trouver, vous verrez.”

“Merci beaucoup !” Hansof fit très attention de reposer sa tasse sans la renverser – il ne voulais pas risquer d’abîmer le revêtement du plan de travail – puis partit en direction du quartier shamanique.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Ces mots n’avaient presque plus de sens dans sa bouche. Hansof était à peine conscient qu’il les prononçaient.

Le quartier shamanique était composé de sous-communautés indépendantes, appelés cercles, chacune ayant leurs propres règles et spécialité, et qui se considéraient entre elle comme si elles étaient étrangères.

Mais contrairement aux arcologies arcanistes, les cercles shamans interagissaient beaucoup entre eux, notamment en terme de commerce, et ainsi les grandes avenues de terre battue qui séparaient ces “villages” étaient couvertes de monde du matin au soir.

Ainsi, Hansof pu rapidement trouver le chemin du cercle Valion, censé héberger le fameux Alémope.

Celui-ci se trouvait dans un atelier à ciel ouvert, en train d’infuser des sorts dans divers outils de forge et de joaillerie.

“Est-ce que je peux vous poser une question ?“, demanda Hansof après s’être brièvement présenté.

“Bien sûr, mon brave !“ répondit l’artisan avec aménité.

“On m’a dit que vous aviez rencontré Madame Carmin, aujourd’hui. Pourriez-vous me dire où elle est partie ensuite ?“

L’artisan réfléchit un instant, puis acquiesça “Oui, je me souviens. Elle m’a dit qu’elle devait rentrer au quartier de l’Égérie pour une réunion urgente avec un juge suprême ou j’sais pas quoi.“

Hansof sombra dans ses pensées. Il consignait tous les rendez-vous de sa cheffe lui-même, mais n’ayant pas son emploi du temps avec lui, il devait faire un effort de mémoire pour s’en rappeler.

Puis enfin, ça lui apparu comme un éclair de génie. ”Mais oui ! La ratification mensuelle des amendements du parlement ! C’était prévu pour ce soir, juste avant le coucher du soleil.”

Il regarda un peu en panique l’astre solaire qui rougeoyait déjà, léchant les toits des maisons au loin.

“Je dois y aller. Merci beaucoup pour votre aide !“

Mais l’artisan leva une main. “Un instant ! J’aimerai vous demander un service en retour.“

Hansof hésita. “C’est que, vous comprenez, je suis pressé…”

Mais le shaman secoua la tête. “Vous savez, mon brave, ici chez les shamans, c’est l’entraide qui prime. Vous aurez toujours ce dont vous aurez besoin, mais en échange il faut aussi que vous portiez votre pierre à l’édifice et répondiez présent si on vous demande de l’aide.“

Cela intrigua le commis. “Mais quelle genre d’aide je pourrais vous apporter ?“

“C’est simple. J’aimerais juste avoir la réponse de la Grande Chancelière – concernant le devis que je lui ai fait aujourd’hui – le plus rapidement possible. Assurez-vous juste qu’on me porte la réponse dès qu’elle se décide. Rien de plus.“

Ce n’était pas un bien grand service, ça Hansof pouvait le faire sans soucis. Et puis, ce n’était qu’un prêté pour un rendu.

“Entendu, je vous tiens au courant !”

L’artisan-mage sourit. “Vous voyez, je ne vous demande pas Minas ! Et au final, ces petits services rendus font que nos deux journées se passent pour le mieux. Vous pensez pas que si tout le monde faisait comme ça, si tout le monde s’entraidait de petits services, tout le monde serait plus heureux, à la fin de la journée ?“

Hansof se gratta le début de calvitie qui trônait sur son chef. “Oui, sans doute. Si au ministère, tout le monde se comportait comme ça, les procédures prendrait chacune, au bas mot, deux fois moins de temps.“

Il rirent tous les deux un bon coup. Mais quand le fonctionnaire se tourna pour repartir, il s’interrompit.

“Attendez une minute, monsieur Alémope, vous prônez ainsi les actions désintéressés, pourquoi vous faites payer la cité pour vos services d’artisans mage ?“

L’intéressé s’esclaffa. “Je ferais certainement ce travail gratuitement et avec plaisir, si la cité elle-même n’était pas si dispendieuse en terme de matières premières, taxes commerciales, loyers, taxes de transport, taxes de…“

Hansof leva la main. “C’est bon, j’ai compris.”

“Au final, je ne fais que subvenir aux besoins de ma communauté en faisant ainsi payer la cité pour mon travail. Ça me permet de me mettre au service de mes proches gratuitement pendant un certain temps.“

“Ce serait en effet compliqué d’appliquer ce mode de pensée aux autres traditions qui habitent la ville.“

L’artisan fronça alors les sourcils “Désolé de vous interrompre, monsieur Hansof, mais vous n’avez pas dit que vous étiez pressé ?“

“Mince !“

Et il détala en direction du quartier central, celui de la neuvième tradition, qui était aussi celui dans lequel se trouvait les bureaux du gouvernement de Cosma : le quartier de l’Égérie.


“Madame Carmin ! Madame Carmin !”

Hansof était à bout de souffle. Cela faisait plusieurs heures qu’il n’avait plus la force de courir et il criait le nom de sa patronne plus par réflexe qu’autre chose.

Les ombres s’allongeaient dangereusement et il croisaient nombre de personnes qui rentraient chez elles après une dure journée de travail..

Il était revenu à son point de départ. C’était le quartier central qui était le quartier des guides mais aussi celui de l’administration centrale, dont Hansof était fonctionnaire.

En passant devant les gardes municipaux qui limitaient l’accès au quartier – et qui, le reconnaissant, lui firent un léger signe de la tête – il eut beaucoup de mal à contenir sa frustration face à l’ironie de la chose.

Et dire que si je m’étais assis sur un banc à l’attendre, j’aurais pu la croiser beaucoup plus tôt… Et surtout je n’aurais pas passé ma journée à courir à travers littéralement tous les quartiers de la plus grande ville du monde.

Le zélé fonctionnaire se retrouva au pied de la Tour Noire, qui était le siège, à Cosma, de la très secrète neuvième tradition, l’Égérie. Là, deux gardes vêtus de noir lui barrèrent la route.

“Désolé, monsieur, mais vous ne pouvez pas rentrer ici sans une autorisation spéciale ou sans être accompagné par un guide.”

Le commis sentit la lassitude le gagner. Il lâcha un long – un très long – soupir.

“Écoutez messieurs, j’ai été mandaté par la Grande Chancelière pour venir lui apporter cette nouvelle dès que j’en aurais pris connaissance. Pour cela, je me suis levé bien avant l’aube, alors que vous même ronfliez encore sous vos édredons, et ne pourrait regagner le mien tant que cela ne sera pas fait. Alors je préfère vous prévenir, et tenez-le vous pour dit, que de gré ou de force, VOUS ALLEZ ME LAISSER PASSER !“

Hansof n’avait jamais crié de la sorte. Il avait beau être facilement décontenancé, contrarié, surpris, pris au dépourvu, penaud ou bien estourbit, sa réputation n’a jamais – au grand jamais – été entachée par quelque comportement aussi colérique.

Mais la fatigue mentale dépassait largement la fatigue physique, et bien qu’essoufflé d’avoir crié, il remercia les dieux qu’il ne portât pas d’arme, car le garde zélé s’en serait trouvé fort marri.

Surtout qu’il refusait toujours de le laisser entrer.

“Allons, allons, pourquoi toute cette commotion ?“

La personne qui avait prononcé ces mots était une femme d’âge mûr, habillée en civil, et qui avait été attirée par les cris du fonctionnaire.

“Madame la Juge Suprême !“ salua le garde. “Nous sommes désolés du dérangement.“

La vieille femme sourit. “Le soleil s’est couché, j’ai déposé mon insigne, je ne suis plus qu’une simple guide jusqu’à demain matin.“

Le commis s’en retrouva tout penaud – un sentiment qui, comme on l’a mentionné, il connaissait bien – et s’excusa à de nombreuses reprise, car les Juge Suprême son les personnes les plus hautes gradées de l’Égérie.

Mais ils ont surtout le rôle de médiateurs et de diplomates dans toutes les affaires d’apparence insoluble. Ainsi, après que Hansof lui a expliqué la raison de sa présence, elle proposa le compromis suivant :

“Et si je vous accompagnais à l’intérieur ? Si ce que vous dites est vrai, votre commission ne devrait pas prendre trop longtemps. Ainsi, vous pourrez délivrer votre message tout en respectant les lois de cette tour.“

Le fonctionnaire la remercia mille fois.

À l’intérieur de la tour, ils n’eurent pas à marcher bien longtemps. Les affaires étrangères à la tradition – même celles impliquant la Grande Chancelière – se faisaient au rez-de-chaussée, les autres étages étant confinés au secret.

Ils arrivèrent devant une grande porte de bois sur laquelle était inscrit un nom pompeux, du genre “Salle de l’Étoile“.

Sans aucune forme de cérémonie, et malgré les protestations de son accompagnatrice, Hansof ouvrit la porte et pénétra dans la salle.

Son regard se posa d’abord sur le petit homme – il devait être encore plus petit que lui – qui était entièrement vêtu de noir, arborait l’insigne des Juges Suprêmes sur le thorax et qui le dévisageait l’air très sévère.

Bien entendu, il le reconnu : c’était le porte-parole des guides pour l’administration de Cosma. La personne la plus haut gradée de l’Égérie. Le chef de tous les Juges Suprêmes.

Hansof sentit son ventre se serrer. Il ne fallait pas plaisanter avec cet individu-là.

Il sentit cependant le ravissement le gagner quand il posa les yeux sur la personne assise en face de lui. Il s’agissait d’une femme élancée, au traits fins mais à l’air sévère. Ses vêtements était simples mais de qualité, et sur sa poitrine trônait la broche réservée à la plus haute fonction de la cité : l’insigne de la Grande Chancelière.

“Madame Carmin !“ rugit le fonctionnaire, subjugué par l’allégresse.

Elle se leva avec aigreur “Que me vaut cette intrusion, Enven ? Ne voyez-vous pas que je suis en pleine réunion ?“

“Désolé”, s’excusa Hansof en faisant un petite courbette insignifiante, “mais vous m’aviez dit de venir vous prévenir immédiatement lorsque…“

Il laissa traîner la fin de sa phrase, mais Madame Carmin avait tout de même compris l’enjeu. Ses yeux s’agrandirent, et elle sorti de la pièce en un éclair, faisant valdinguer la chaise sur laquelle elle était assise l’instant d’avant.

Le Juge Suprême s’en retrouva abasourdi, un peu contrarié et très confus.

Hansof ramassa la chaise que la chancelière avait renversé, et se laissa tomber dessus avec lourdeur. Il pu enfin souffler, et les deux guides présents dans la pièce était persuadés que son embonpoint allait se dégonfler tellement le soupir de soulagement qu’il poussa était profond.

Ses traits se creusèrent sous le poids de la fatigue qui tombait finalement sur lui, et un mince sourire se déposa sur ses lèvres.

C’était fini.

Mais le Juge Suprême ne l’entendait pas de cette oreille.

“J’ose espérer que vous avez une bonne explication pour ce qui vient de se passer, monsieur.“

Hansof eut envie d’éclater de rire. Les préoccupations d’une des personnes les plus importantes de la cité semblaient tellement insignifiantes devant ce qu’il venait d’accomplir.

Mais la vie ne s’arrêtait pas là – c’était le tout le contraire, d’ailleurs – et ainsi le commis pris soin d’expliquer aussi brièvement qu’il lui était donné la situation :

“Vous savez sans doute que Madame Carmin a une fille, n’est-ce pas ? Et bien, depuis ce matin, elle a aussi une petite-fille.“

Le Juge Suprême affichait une expression coite. Hansof ne s’en formalisa pas, et pris congé d’une manière qui lui aurait valu bien des problèmes en d’autres circonstances.

“Sur ce, je vous laisse, je vais aller dormir deux ou trois jours. Je suis sûr que madame la chancelière reviendra vers vous pour finir le processus de ratification. Bonne soirée !“


Hansof frissonnait. Il était immobile, assis sur un banc, les vêtements imprégnés de sueur, à la merci du vent, frigorifié.

La guide de tantôt vint s’asseoir à côté de lui.

“Vous devriez allez dormir, tant que vous le pouvez.“

“C’est amusant,“ releva-t-il, “mais ça fait des années que je travaille au service de la ville, sans vraiment la connaître. Elle est tellement riche et pleine de cultures différentes…“

“C’est pour ça qu’on l’appelle la Cité-Univers, c’est parce qu’elle rassemble toutes les cultures du monde et les surpasse pour former une société unique en son genre. Vous pourriez passer votre vie à essayer d’en apprendre toutes les subtilités que vous n’en connaîtriez pas le dixième.“

Après quelques instants de silence, Hansof sourit.

“Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve ça beau.”

Horror Vacui

Des formes, des couleurs, aussi claires que de l’eau de roche, aussi nettes que n’importe quelle autre forme ou couleur, mais qu’il est impossible de comprendre, de mentalement assimiler. Comme un objet qui serait très réel, très substantiel, mais qu’on ne pourrait jamais saisir. C’est comme si j’oubliais instantanément ce que je vois. Je sais que je les ai vues, je sais que je les ai ressenties, je les perçois dans mon esprit, mais mon intellect est incapable de se concentrer dessus pour les décrire. Imaginez un horizon, bien net, bien concret, mais qui se tordrait dans tous les sens et qui serait répété jusqu’à emplir votre champ de vision en un kaléidoscope asymétrique. Autant de lignes qui sont accrochées à une réalité, chacune de manière indépendante, mais qui sont toutes des abstractions de notre perception. Votre vision sera brouillée par ce bruit, si bien que la réalité substantielle, qui est par essence contenue entre toutes ces lignes, devient illisible. Le tableau se brouille alors, et quand je tente de dissocier le réel et l’abstrait, les deux se mélangent. Le seul remède est de mettre à plat ce tableau, de le tracer sur une feuille. Ainsi, bien qu’il est imparfait, il ancre mes perceptions abstraite dans une représentation matérielle. Mais mon cerveau est malade, aussi limité que celui de mes congénères. Les tracés issus de ma psyché ne sont qu’un fragment du bruit que je perçois. Alors je dois le compléter. On me hurle de le compléter. Je remplis le vide avec la seule chose qu’il me reste : le fil de mes pensées. Ce fil se déroule à tout allure, sans cohérence constante, partant dans toutes les directions, mais suivant une seule ligne. Il n’y a qu’un seul sens, qu’un seul moyen de le parcourir, ce qui est rassurant. Mon tableau se change en une pelote de pensée, le fil canalisé, confiné dans un cadre rectangulaire. Ma perception est selon cinq dimensions, car au-delà des trois dimensions de l’espace et celle du temps que chacun connaît, mes sens en parcourent une cinquième, celle de la réalité. C’est un fil qui s’étend entre l’abstraction absurde et la vérité factuelle, et qui m’est retranscrite selon un gradient dont je peine à détermine la direction. Une feuille de papier rectangulaire ne peut contenir une réelle vision. Car les trois dimensions de l’espace sont réduites à deux, et confinées dans un cadre absurdement petit. Car la dimension du temps ne peut être représentée que de manière abstraite et donc, imprécise. Et car il n’y a aucun moyen de compartimenter la dimension de la réalité à plat. Alors j’aplatis tout, l’espace, le temps, la réalité. Le résultat est très vide et très plein à la fois, car ce fragment de pensée couchée sur papier est infinitésimale, une zeptaportion de ma réelle perception, mais aussi parce que je dois absolument la remplir. Symboliquement. Compulsivement. On obtient un tableau et un dessin fractals, qui sont complexes quelle que soit l’échelle à laquelle on les contemple. Car le vide ne se tient pas seulement sur les surfaces blanches de la feuille, mais aussi entre chaque trait, entre chaque ligne, entre chaque grain de fusain. Tout comme il est impossible de me concentrer sur une idée ou une perception unique pour en saisir la substance, car chaque fois que mon attention s’y porte, je me rends compte qu’elle est aussi complexe que ma psyché toute entière. Alors je dessine, je trace, j’écris, je remplis. Car j’ai horreur du vide. Horreur du vide.

Apologie d’un arbre ou l’extrospection d’un ascète oisif

Écrits retrouvé dans les ruines d’une habitation troglodyte isolée, proche de la ville de Ad-Pyrra, dans la Chaîne de Ryou


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, ce sont les ramures invisibles qui, dans une recherche éternelle de bienfaits nutritifs, vont parcourir les terres les plus éloignées, s’enfoncer dans les sables les plus profonds, faire le tour de rochers incontournables dans le seul but d’obtenir l’ambroisie qui, bien qu’inutile à son propre intérêt, est essentielle à un organe supérieur, à une destinée plus grande, à une volonté plus mystique.

Elles n’ont que faire de cette vie grouillante dont la glaise est la nation. Elles ignorent que c’est cette vie, ainsi que la mort de cette vie, qui lui offre son nectar. Elles l’ignorent et les ignorent.

Une fois installées, il est impossible de les faire partir. Elles ancrent leur destin pour l’éternité, jusqu’à ce qu’elles s’effritent de l’intérieur, ce qui est la fin de leur éternité. Mais même au-delà de cet infini, une partie d’elle subsistera, à jamais enracinée, témoin d’une gloire passée, mais n’étant désormais plus que le cadavre d’un destin éculé et qui n’a plus l’utilité que de, dans une ironie qui constitue l’essence de notre monde, nourrir d’autres ramures souterraines.

En attendant ce sort funeste, elles progressent, avancent, s’enfoncent, percent, soulèvent, contournent, entourent, s’ancrent et se figent comme une fondation inamovible. Leur destin est pluriel, mais simple. Elles progressent, avance et s’enfoncent sans réfléchir. Elles percent, soulèvent et contournent sans se rendre compte des obstacles. Elles entourent, s’ancrent et se figent, car tout repose sur elles.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est le socle majestueux dressé vers le ciel, qui émerge des tréfonds pour octroyer la vie à son être sibyllin, qui est un phare dressé s’offrant à la faune, la flore et à sa propre existence, qui serait d’une laideur monstre s’il était livré à lui-même, mais qui est en réalité le canevas d’une beauté aussi complexe que complète, car il n’existe pas deux troncs qui offrent aux yeux la même peinture.

Mais il n’y a pas que cette esquisse métaphorique qui s’épanche sur sa peau écorchée, il est aussi l’échafaudage d’une vie qui se décrit à de nombreuses échelles. La plus petite d’entre elles se cachent sous sa peau, peinant à se prémunir des instincts de chasse de plus gros, dont les attributs sont spécialement fuselés pour percer celle-ci. Les plus imposants et plus agiles s’en servent à loisir d’abri, de garde-manger ou d’aqueduc. Les derniers, enfin, ont la patience des basidiomycètes et parasitent l’écorce dans un effort de survie.

C’est un pilier de la vie bien au-delà de son corps, car avec ces confrères ils soutiennent l’ombrageuse canopée qui offre un refuge aux être qui fuient les yeux célestes ou les rayons de feu. En famille, ils offrent un labyrinthe aux proie qui courent et aux prédateurs qui guettent. Ils sont le soubassement de la Vie

Le socle est généreux, car dans son immobilité séculaire, il permet à tant d’autres de se mouvoir et de vivre. Cette générosité s’étend bien au-delà de la mort, car lorsque la sécheresse et la pourriture auront pris la place de sa sérénité, la vie n’en sera que plus importante, grouillante et rampante.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est l’expansion fractale d’appendices qui explosent en milliers de mains sinoples. Partant du tronc, les nœuds mènent à d’autres nœuds qui mènent à d’autres nœuds dans une répétition exponentielle qui mène à une asymptote aussi dense que la surface d’une sphère pleine.

Cette infinité est porteuse d’ares cent fois plus conséquente que le sol sur lequel son pilier est posé, car la complexité est synonyme d’optimalité. Une optimalité dont la fonction première est de capter le nectar doré qui s’écoule de l’astre chaud, ainsi les innombrables mains sont tournées vers le ciel, suppliant pour avoir l’énergie d’accomplir le cycle de vie de cet atome forestier.

Le sang de jade affleure à cet endroit, s’abreuvant de la chaleur solaire avant de replonger dans le tube de copeaux. La sensibilité de l’être est la plus forte à l’extrémité de ses membres, car les ramures ne sont que le proxy entre la nutritive terre et les frondaisons lumineusement perméables.

Mais c’est lorsque le vent les caresse qu’elles révèlent leur plus beau secret : une harmonie mélodieuse, subtile et complexe, qui se superpose au chant aphrodisiaque des passereaux qui s’en servent comme promontoire. Ainsi, la vie prend tout son sens dans le creux de l’oreille des animaux et des observateurs qui ont l’intelligence de rester silencieux. Et lorsqu’elle se détache enfin, la petite pelure végétale n’émet dans son dernier souffle que le bruissement ponctuel de sa courbure qui se pose sur le tapis auburn formé des millions de ses congénères tombées avant elle.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est l’apparition miraculeuse d’un grain de vie, qui s’extrude de l’armature rigide qui en est la matrice et expose sa tendre fragilité aux merveilles du monde.

C’est une explosion de couleur et de senteur, qui lance un appel retentissant à la faune bariolée pour qu’elle l’aide à engendrer une génération nouvelle. C’est une explosion de couleur et de saveur, qui lance un appel retentissant à la faune volante et grimpante, pour qu’elle transporte le plus loin possible les petites étincelles de vie qui se cachent au creux de ses chairs.

La fleur est le fleuron de l’organisme, qui met tout en œuvre pour assurer le futur bois vert. Le fruit est le fruit de son travail acharné, la recette de ces nutriments accumulés et très justement dosés, pour être sûr que les petites mains le choisisse. C’est cette complexité ultime qui sonne le pinacle de la beauté de l’être, car tout y converge, de la plus vulgaire racine jusqu’à la plus fine branche.

C’est une bouffée grandiose, une inspiration profonde avant un grand souffle où culmine sa beauté dans la mince brume jaune et les jus sucrés qui sont jetés au monde. Cette respiration cyclant sur une année entière, laissant à chacun de contempler chaque mouvement qui l’anime. Ainsi, avec tous les individus en cœur, c’est la sylve tout entière qui respire à plein poumon pour croitre et s’épandre, un but qui se suffit à lui-même. Un but qui peint un tableau somptueux sans le vouloir. Un but qui s’appelle la luxuriance.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est quand le jonc dépose son dernier souffle, sa dernière chance de féconder la terre, avant de s’abattre sur cette même terre. Son sang est lentement drainé, son écorce lentement asséchée. Parfois, il vit plusieurs décennies de mort avant de choir, parfois il choit presque immédiatement, abattu par la lassitude ou l’instrument d’un bourreau.

Mais le bois mort n’est pas à proprement parlé une mort. C’est le début de la vie, car si son corps n’est, pour un sujet, plus qu’un déchet dépourvu d’âme, il se transforme en abris, en terre fertile où se mettent à habiter nombre d’animaux, de végétaux et de champignons, ce qui représente mille fois plus de vie que celle qui l’habitait quand il se tenait encore debout. Un petit monde qui n’existe que parce que l’écorce qui en est la terre a un jour connu la vie. Ce monde mettra de nombreuse années à être épuisé, tant la quantité de nourriture et la possibilité d’y trouver socle ou refuge sont grandes. Mais il finira par sombrer, comme tous les mondes.

Puis, quand ce corps usé aura perdu tout substance matérielle, que seuls d’abris effondré il ne peut être considéré, de champs épuisés pour les petites vies, il va pouvoir se fondre dans cette terre qui l’a si longtemps porté. Il se glissera alors sous le tapis douillet qu’il a longtemps contribué à pouvoir, et faire don de tout ce qu’il reste de son essence au manteau minéral qui nous a tous porté et nous portera tous, qu’on ignore et piétine à chaque instant. C’est après tant d’année, autant que sa propre vie, qu’on peut effectivement voir que ce corps et devient cendres.

Le cycle se renouvelle, éternel, car ces cendres deviennent le terreaux des nouvelles pousses.


Qu’est-ce que la beauté ?

La beauté, c’est l’équilibre d’un monde complexe.

Heureuse(s)

Cité de La Féria, région des Milles-lacs, année 2066 du calendrier divin.

“Tiens-toi droite, Yot’.“

J’obéis machinalement, alors que ma sœur ajuste un peu plus d’épingles dans mes cheveux.

“Tu peux me rappeler pourquoi c’est pas moi qu’ai choisi ma coiffure ?” je lui demande.

“Parce que je suis ton aînée, que je suis déjà mariée et que moi, au moins, j’ai bon goût.” Elle ponctue sa réponse d’un petit rire espiègle.

Je baisse les yeux vers mes chaussures pour cacher mon sourire. Les souliers à hauts lacets dont je suis parée sont assez confortables et, il faut le dire, très élégants. Ma mère est en train d’y accrocher des petits fanions aux couleurs de notre famille. “Il ne faut pas négliger les détails.” murmure-t-elle à elle-même.

“Je vais serrer ton corset,” m’avertit mon père dans mon dos, lacets en main, “préviens-moi si c’est trop étroit.”

Il entreprend alors de tirer gentiment les lanières de cuir jusqu’à ce que je lui dise d’arrêter.

Pendant que ma famille s’occupe de moi, je laisse mon regard vagabonder par la fenêtre. Un passereau se pose sur la branche d’un cerisier et se met à chanter.

Mon sourire s’élargit un peu plus. C’est agréable de se sentir belle, apprêtée, tout en étant de centre d’attention de toute sa famille.

Je me rends compte alors que c’est la première fois que souris depuis l’annonce de mes fiançailles, il y a huit mois.

Ce constat agit comme un rappel à la réalité et me fait l’effet d’une enclume qui tombe sur ma tête. Mon sourire s’évapore d’un coup. Je change involontairement de position sur mon tabouret, ce qui provoque un éclat de douleur là où les baleines du corset percent mes côtes.

“Aïe !”

“Désolé. Attend, je desserre un peu.” Je l’entends manipuler les lacets de cuir, mais je ne sens pas vraiment de différence. C’est à l’image de ce qu’est ma famille : des personnes très aimables en façade, mais qui veulent me façonner, me faire rentrer dans un moule. Un moule aux couleurs de la noble maison Télehume dont je suis la cadette. Je n’ai jamais rien choisi dans ma vie : ni la coiffure que j’arborais, ni les souliers dont j’étais chaussée, ni les vêtements que je portais…

Ni même la personne que j’allais épouser.

J’ai presque toujours su que j’allais être l’objet d’un mariage arrangé. Il y a presque dix ans, ma sœur a épousé l’ainé d’une maison mineure dans le but de l’absorber. Ce jour, j’ai compris qu’on me réservait aussi comme monnaie d’échange pour une alliance politique.

Mais j’ai toujours pu rationaliser en me disant que l’amour était un sentiment forgé avec le temps. Je me disais que pour peu que mon futur mari soit une personne décente, j’aurai toute ma vie pour en tomber amoureuse.

Après tout, c’est ce qui est arrivé à mes parents : fruit diplomatique d’une puissante alliance, ils ont fini par asseoir la puissance de leur maison respective à travers un mariage stable et aimant. Je les ai toujours connus amoureux, alors qu’ils se sont rencontrés le jour de leur mariage. J’espérais que cela se passerai de la même manière pour moi.

Je me souviendrai toujours du jour où ma mère est venue m’annoncer mes fiançailles. Elle avait dit : “Ma fille, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Tu vas te marier. Grâce ton union, nous allons former une alliance militaire avec la maison Auriam.”

Je suis restée interdite un instant, ne comprenant pas la situation. “Mais, mère, si je me souviens bien, le seigneur Auriam n’a pas de fils à marier, juste une fille…”

C’est dans le regard incrédule de ma mère que je compris que mes espoirs d’amour avaient été vains.

Moi, Yotora Télehume, femme hétérosexuelle, allait épouser une autre femme.

Depuis ce moment, au cours des huit mois qui ont suivi cette annonce, j’étais désespérée. Je suis condamnée à être enfermée dans une relation qui ne me correspond pas. Qui ne pourrait jamais me correspondre. Les mariages homosexuels, même arrangés, ne sont pas vraiment rares, mais mon esprit empli de déni n’avais jamais envisagé cette possibilité.

Soudain, des coups lourds frappent à la porte. Le souvenir douloureux s’estompe et je reviens à la réalité.

Mon père va ouvrir la porte. Il s’agit du majordome de la maison Auriam, venant voir si j’étais prête pour la cérémonie.

“Oui, elle est prête.” lui répond-il. Un peu stupéfaite, je constate que ma rêverie douloureuse a duré assez longtemps pour qu’ils finissent de m’apprêter. Ma sœur place alors un grand miroir devant moi et m’invite à me lever pour me contempler.

Je suis effectivement magnifique. Une longue robe rose et rouge, avec des doublures blanches un peu partout, Des rubans colorés soigneusement entremêlés dans mes cheveux dans une coiffure sophistiquée et des bottines blanches, à hauts talons, auxquelles sont noués des petits fanions discrets de couleur bleu or.

J’enfile les longues mitaines de soie que me sœur me tend, couvrant mes bras jusqu’au-dessus du coude.

Je sens sa main s’attarder sur mon épaule. Quand je tourne mon regard vers elle, je vois la compassion dans ses yeux.

“Ne t’inquiète pas.” Me glisse-t-elle à voix basse. “Je l’ai déjà rencontrée. Elle est très gentille.”

Ces mots me touchent. Le fait de savoir que, à défaut d’amour, je passerai ma vie avec une personne décente atténue un peu ma tristesse. Un peu.

Ma mère me saisit par le bras et m’entraîne hors de la pièce.


À l’image des deux maisons majeures en train de sceller une alliance, le jardin où a lieu la cérémonie est somptueux.

Il fait la taille de deux grands champs. Un tiers de sa surface est recouverte par d’immenses parterres de fleurs, laissant juste assez de place pour marcher et se réunir en petits groupes entre les massifs efflorescents. Les fleurs sont de toutes les espèces et de toutes couleurs, dans un entremêlements de tracés sophistiqués, mêlant virtuosité, esthétisme et symbolisme.

Les arbres, parsemés de loin en loin, sont décorés d’arabesques colorées tracées à même l’écorce à l’aide de peintures spéciales, faisant s’entremêler les couleurs des deux maisons qui s’unissent. Ces peintures seront laissées telles quelles jusqu’à ce que la pluie les lave, témoins de l’évènement pour quelques semaines encore.

À quatre emplacements, chacun situés à distance égale du centre du jardin, se trouvent des estrades. Sur chacune trône une formation musicale différente, allant du groupe de musique traditionnelle au barde de renommée mondiale.

Le clou de la décoration reste l’estrade centrale. Elle est située au bout d’une allée tracée par deux très longues rangées de bancs bleus, autour desquels les longues tables de banquet, pour le moment vide, sont disposées.

L’estrade centrale est immense, obligeant tous les convives à lever la tête pour en voir le sommet. Elle se tient juste entre deux beaux cerisiers en fleurs, dont les branches se rejoignent dans une grande arche florale, qui accueillera les deux épouses et les deux marieurs.

Tous les convives sont déjà présents. Ils sont éparpillés dans le jardin, loin des bancs pour le moment, en petits groupes de discussion. On peut entendre une musique traditionnelle qui est interprétée par un petit orchestre, lui aussi traditionnel.

Ce décor se découvre à mon regard derrière le fin voile blanc qui sert à me cacher. Ainsi en est la coutume : les futures mariées doivent rester à l’abri des regards jusqu’à ce qu’elles entament leur progression vers la grande estrade. Mais le voile est assez fin pour qu’elles puissent observer la foule à leur discrétion.

Ainsi je découvre les coûteuses –mais somptueuses– décorations que ma famille et celle de ma future ont préparé.

Ma promise est proche de moi, mais une draperie épaisse nous sépare. Il nous est interdit de nous voir avant d’avoir prononcé nos prières aux dieux, qui est l’acte qui scellera notre union.

Nos familles respectives se trouvent derrière nous. Elle accompagneront notre avancée dans l’allée centrale.

Je me perds dans la contemplation de décor irréel. J’ai du mal à assimiler le fait que tout cela a été préparé pour moi, en mon honneur – même si en vérité il faudrait plutôt dire en l’honneur de ma famille, et de celle de ma fiancée.

Une trompe sonne une fois, annonçant que la cérémonie va bientôt commencer. Les convives se précipitent lentement vers les bancs, chacun désireux d’être le plus près possible de l’estrade, tout en laissant les bancs la première rangée libres pour accueillir la famille proche des fiancées.

Après cinq minutes, une fois tout le monde assis, la trompette sonne trois fois, marquant le début de la cérémonie. La musique change alors, passant à un morceau entraînant aux envolées lyriques interprété par un orchestre harmonique, car il est coutumier que les différentes formations musicales, sur leur estrade respective, s’enchaînent les unes après les autres au fil des festivités, à chaque fois dans un style différent du précédent, parfois avec des paroles, parfois sans.

Le voile devant nous tombe et l’assemblée nous découvre. Le drap qui se situe entre nous reste dressé.

Les deux marieurs arrivent, habillés de longues robes rouge et or, couronne de fleurs roses sur la tête.

La première marieuse est de haute noblesse, représentante de la plus grande famille de la région des Mille-Lacs. Sa présence indique que ce mariage est sous la protection de la tradition toute entière. Elle est grande, fière, a le visage austère et légèrement altier.

Le second marieur est un ovate, un spécialiste des dieux locaux. Il est présent pour guider la cérémonie et s’assurer que les dieux sont satisfait de l’évènement.

La noble se place à l’avant et l’ovate à l’arrière. Ils se saisissent chacun d’un côté du drap et le soulève, de manière suivre notre progression vers l’estrade.

Nous commençons à marcher dans l’allée, d’un pas lent et cérémonieux. Nos familles forment leur procession et nous suivent.

Je ne peux toujours pas découvrir mon épouse. J’entraperçois son ombre, qui caresse timidement le tissu nous séparant quand un rayon de soleil daigne dessiner sa silhouette.

Nous faisons quelques pas sans nous adresser la parole. Usuellement, la marche vers l’estrade est le moment où les futures mariées échangent quelques mots à voix basse. C’est voulu pour les rassurer, leur confier une intimité face à la foule afin de surmonter le trac qui s’ensuit.

Puis une voix claire et douce vient percer le voile.

“Bonjour…”

Je bafouille une réponse qui n’est certainement pas assez forte pour qu’elle l’entende.

“Nous n’avons jamais été présentées,“ enchaîne la voix d’un ton léger, “je m’appelle Pravée.“

Un peu raide, je lui réponds. “Enchantée Pravée, je suis Yotora Télehume.”

En entendant cela, elle rit d’un petit éclat contenu. “Ce n’est pas la peine d’être aussi formelle, Yotora. Nous sommes vouées à passer beaucoup de temps ensemble, alors autant se sentir tout de suite à l’aise, l’une avec l’autre, n’est-ce pas ?”

Je reste silencieuse, profitant de l’instant pendant quelques secondes. Je ne saurais pas dire précisément pourquoi, mais cet échange m’apaise. La légèreté de sa voix et de son attitude. “Est-ce que je peux vous… Est-ce que je peux te poser une question ?”.

“Bien sûr.”

“Es-tu lesbienne ?”

Juste après l’avoir dite, je regrette d’avoir posé cette question de manière aussi brusque. Je cafouille une excuse mais elle me coupe pour me répondre.

“Oui. Mais j’ai ouï dire que ce n’était pas ton cas. Tu es inquiète ?”

Je fixe mes chaussures qui battent l’herbe au rythme de mes pas lents.

“J’aimerais avant tout que tu te sentes bien avec moi”, reprend-elle, “que l’on se sente bien ensemble.

“Ce mariage est une opportunité pour nos familles respectives, mais nous pouvons le changer en opportunité de prendre soin l’une de l’autre, en marge de tout affect romantique.

“Le pire qui puisse nous arriver, c’est qu’on doivent respectivement passer nos vies avec une personne qui nous délaisse. J’aimerais autant éviter le pire, n’es-tu pas d’accord ?”

J’écoute son apologue avec patience. Depuis le début je me sens perdue, mais elle a l’air de savoir où elle veut aller. Et elle semble vouloir m’emmener avec elle.

“Tu veux dire, qu’on soit amies ?” je lui demande.

Nous nous stoppons. Je constate avec une légère amertume que nous sommes déjà en bas de l’estrade. La marieuse qui tient le voile à l’avant réajuste sa prise, puis commence à gravir l’édifice par l’escalier prévu à cet effet. Pravée et moi la suivons, toujours isolée l’une de l’autre.

“Oui, c’est exactement ça que je veux dire, Yotora.” me répond-elle enfin. Son timbre est si doux que c’est comme si je pouvais entendre son sourire à travers ses paroles.

Nous gravissons les dernières marches de l’estrade quand elle ajoute : ”J’ai hâte de découvrir ce que tu m’as préparé !”

J’ai envie de lui donner une réponse, de lui exprimer la réciprocité de mon transport, ne fut-ce que par politesse, mais je mets trop de temps à réfléchir et notre ascension arrive à son terme.

Le silence nous est imposé. L’orchestre s’interrompt. L’assemblée, qui murmurait jusque là des commentaires à notre égard, se tait également.

Ce silence de plomb dure plusieurs minutes. J’attends, face à la foule, le signal des marieurs pour la suite.

Les deux ecclésiastiques se tournent alors vers moi, m’indiquant d’un signe de la tête que c’est à moi de commencer. Je balai des yeux le sol autour de moi et finis par trouver ce que je cherche. Trois pinceaux et trois pots de peinture, de couleur rouge, orange et vert.

Je prends un des pinceaux puis me tourne vers les pots de peinture. Je réfléchis un instant à avec quelle couleur je devrais commencer, avant d‘opter pour l’orange. Je me retourne face au drap puis, après m’être assurée que la toilé était bien tendue par les officiants, je commence à peindre.

Dans la Tradition Expressionniste, chaque époux doit exprimer ses vœux à l’autre sous la forme d’une expression d’art. Moi-même je ne suis pas une grande artiste, au bas mot médiocre, mais j’affectionne la peinture. J’y consacre quelques heures par semaine. Je n’ai pas vraiment la fibre artistique, mais ça me détend.

Bien sûr, je me suis entraînée en vue de cette cérémonie. Mais je ne suis pas complètement confiante. Un drap n’est pas un canevas, et je veille bien à ce que mes gestes soient mesurés pour que le trait imprègne correctement le tissu et ainsi que l’image dessinée soit aussi élégante du côté de ma fiancée que du mien.

Mais je me suis surtout appliquée à choisir une représentation adéquate et pleine de sens. Utiliser la draperie comme support a été ma première idée. Cela me permet de me montrer originale tout en permettant d’en faire directement profiter ma future épouse. Il ne me restait plus qu’à trouver un sujet.

Au départ, j’avais pensé à une rose, dont les différentes symboliques sont très largement connues. Mais c’était trop simple et peu original. Pour marquer le coup –et honorer ma famille– j’ai plutôt choisi une fleur à la symbolique plus subtile : la fleur du câprier.

Je commence donc à dessiner des pétales orange, renvoyant aux espèces de câprier poussant au pays de Vael et des plaines alentour. Le câprier de Vael est connu pour être d’une persistance légendaire, n’ayant besoin que de très peu de ressources pour survivre. Il est également très peu envahissant, ce qui en fait un arbrisseau parfait pour décorer les jardins. Enfin, c’est une énigme pour les botanistes car bien qu’il soit très persistant, il ne pousse naturellement que dans un climat particulièrement doux.

Le câprier de Vael est donc un symbole de résilience et recherche de paix. J’avais trouvé que c’était une image subtilement adaptée pour un mariage forcé qui ne me rendra pas heureuse.

Cependant, après la petite discussion que j’ai eu avec Pravée, je trouve cette idée un peu amère. Bien sûr la symbolique ne vient pas entacher notre échange, mais je ne suis plus dans le même état d’esprit que lorsque j’ai pensé à cette peinture.

Une fois les pétales terminées, je me saisis alors de la peinture rouge. Par nature, le câprier de Vael a de longs et innombrables pistils jaunes. Mais il existe une espèce de câprier, le câprier épineux de Vael, qui a un pistils rouge. Cette espèce ne pousse que près des étangs forestiers qu’on peut trouver au pied des Pic Acerbes, la plus haute chaîne de montagne du monde.

Cela altère un peu la symbolique originale et représente pour moi une petite touche de solitude, que seuls les plus perspicaces dans l’assemblée pourront comprendre. Mais cela évoque aussi l’eau. Ayant grandi dans la région des Mille Lacs, j’ai un amour tout particulier pour les étendues d’eau.

Une fois les pistils terminés, je décide d’apporter la touche finale à mon œuvre : la tige. Cette espèce de câprier est, comme son nom l’indique, épineuse. Je dessine donc la longue tige verte et, répartis à intervalle régulier, de petits ovales orange. Ainsi, avec un peu de recul, on a l’impression que toutes les épines ont été arrachées.

Je fais quelques pas en arrière pour contempler mon œuvre. Je la trouve pas mal, étant donné le support. J’espère simplement que ma future saura l’apprécier.

Je laisse tomber les pinceaux. Quelques murmures critiques s’élèvent, autant du côté Téléhume que du côté Auriam de l’assemblée. J’essaie de ne pas y prêter attention.

Voyant que j’ai terminé, les deux marieurs pivotent et se tourne vers Pravée, toujours en tenant le drap entre nous.

Le silence enveloppe de nouveau toute la scène. Comme le drap est maintenant couvert de peinture fraîche, je ne perçois même plus l’ombre de ma promise.

Pendant de longs instants, rien ne se passe. J’en viens presque à me demander s’il n’y a pas un problème, lorsque soudain…

Je suis étourdie par la beauté subite d’un son cristallin qui déchire radieusement le silence. D’une douce puissance, aussi aigu que léger, il caresse mes oreilles et celles de l’auditoire comme la douce et chaude brise qu’on ressent à la fin de l’hiver, quand la fraîcheur glace cède enfin sa place au tendre baiser de la saison sèche.

Le son dure quelques longues secondes, avant de changer finalement de ton.

C’est quand commencent à s’enchaîner les notes que je comprends qu’il ne s’agit pas d’un instrument, mais de la voix de Pravée. Une magnifique voix de soprano, qui navigue sur les hauteurs de la tonalité comme un esquif agile effleure les vagues agitées de la mer.

Le chant est somptueux, et l’espace de quelques instants que je me retrouve transportée par la mélodie et ses envolées.

Je reviens à moi cependant, quand je commence à comprendre les paroles.

… Que je suis forte d’emprise et d’émoi
Serait-elle la compagne idéale ?
Une femme, une toile, un don floral
La rosée des Télehume, Yotora !

J’ai peine à y croire. Elle improvise.

Ce n’est pas qu’une chanteuse, c’est avant tout une poétesse.

Un frisson parcourt mon échine. Cette chanson est pour moi ? Aussi impersonnelle qu’était mon œuvre, ma future a été capable de chanter une ode à mon égard à partir de la seule chose qu’elle savait de moi : la peinture que j’ai faite pour elle.

Je me sens soudainement minable. Est-ce tout ce que je suis capable de faire ? Une répartie insipide et dessin fade ? Alors qu’elle a parfaitement maîtrisé la discussion, son rassurement et son art ?

Le chant se termine sur une note douce et légère. Le silence revient, faisant un lourd contraste avec le chant virtuose. J’ai l’impression que quelqu’un me tire les jambes par les chevilles pour me raccrocher au sol.

L’ovate, au plus proche de la foule, prend alors la parole, aussitôt accompagné par les musiciens traditionnels.

“Les deux personnes se trouvant de part et d’autre de l’estrade sont des sommités, représentantes de deux des plus grandes maisons de la région. À ma droite, Yotora de la maison vrécoltant Télehume. À ma gauche, Pravée de la maison vrévivant Auriam.“

L’ovate continue son monologue destiné à la foule, probablement conjointement écrit par nos deux familles. Mon attention est entièrement captée par la personne de l’autre côté du drap, qui ne bouge ni ne fait le moindre bruit.

L’espace d’un instant, je me demande si elle est encore là. Ce sentiment me glace, mais je parviens à rester rationnelle et me rappelle que, comme moi, elle doit attendre patiemment la fin de l’apologue.

“En ma qualité d’ovate, j’invite les deux femmes ici présentes à présenter leurs vœux à Uxa, dieu veillant sur les plaines alentour…”

C’est le moment où nous allons devoir adresser nos prières aux dieux.

“… à Ferria, déesse tutélaire du lac Ferreux…”

Le nombre de dieux à honorer lors d’un mariage est conséquent. Je laisse l’ovate continuer sa tirade, non sans une certaine impatience.

“… à Miléa, déesse veillant sur la région des Mille-lacs…”

L’assistance aussi à l’air de s’impatienter. Elle s’agite, car après deux démonstrations artistiques –dont une de grande qualité qui plus est– un acte aussi formel semble un peu insipide. Même s’il est important –très important– d’honorer les dieux, je me demande s’il n’existe pas de manière plus agréable de le faire.

“… aux dieux d’en-haut pour qu’ils leur apportent chance et bonheur…”

Je me demande ce que Pravée en pense. Elle semble immobile, attendant sagement son tour, mais là encore, je ne peux pas la voir. Qui sait si je pourrais lire l’impatience sur son visage s’il m’étais donné de le contempler ? Je me rends alors compte que ma fébrilité doit être visible de toute la foule. Je raffermis mon expression. Il ne faut pas fléchir.

“… et aux dieux d’en-bas pour qu’ils leur apportent prospérité et protection.“

L’ovate a enfin fini. Je réprime un soupir de soulagement.

La marieuse, dans un mouvement inconfortable dû au fait qu’il devait toujours tenir le drap, puise dans sa ciboire et en sort deux bouteilles de vin, qu’elle dépose par terre, de part et d’autre de la séparation. Je sens peser sur moi le regard de l’ovate, m’invitant derechef à m’exprimer en premier.

Je ramasse donc la bouteille qui m’est destinée. Sans trop m’y attarder, je lis l’étiquette manuscrite qui y est apposée. Il s’agit d’un Cépage des plateaux de Fer, un très bon cru pour ce que j’en sais. Je la débouche et laisse choir le bouchon.

Je dispose mes mains devant moi, perpendiculaires au sol et paumes tournées vers l’intérieur, toujours en tenant la bouteille. Je prends la parole en élevant la voix pour que toute l’assemblée perçoive ma prière.

“Uxa, dieu des plaines, veille sur cette union et fait que la cérémonie soit un moment de divine allégresse pour tous.” Je conclus ma phrase par le versement d’une libation sur le sol, en prenant soin de la verser par-delà l’estrade, directement dans l’herbe.

“Ferria, veille sur notre maisonnée, où que nous logions, et porte nos vœux à travers le pays.“ Derechef, une libation.

“Miléa, fais en sorte que nos paroles et nos actes apportent gloire, honneur, richesse et humilité sur les deux maisons qui scelle une union.“ Une troisième libation.

Je prends une seconde pour respirer. S’adresser directement aux dieux, en particulier devant une foule, est plus fastidieux que ce que j’avais imaginé.

Et le plus dur reste à faire.

Une fois mon souffle calme, je tourne les paumes vers le ciel. C’est assez délicat de le faire sans échapper la bouteille, mais je n’ai pas le droit à l’erreur. Toute incartade au moment le plus solennel de la cérémonie serait terrible pour l’image de ma famille.

L’image de ma famille. Je ne cesse d’y penser depuis que je suis sur l’estrade, probablement parce que rien de ce qui s’y passe n’est destiné à mon bien-être. À défaut de mon bonheur, il ne reste que mon nom à honorer.

“Dieux d’en-haut, apportez-nous chance et fortune au cours de notre vie conjointe, et puissiez-vous nous porter vers le dénouement séculaire de nos existences.“

Une fois de plus, je verse une libation. Je fais bien attention à verser un peu plus de vin pour ces dieux-là. Cela de fait pas vraiment partie de la coutume, mais les dieux d’en-haut m’ont toujours inspiré la crainte. Responsables de la bonne fortune et de l’avancée inexorable du temps, j’ai toujours eu l’impression que je n’étais pas dans leur bonne grâce.

Puis, enfin, je tourne mes paume vers le sol. “Dieux d’en-bas, préservez-nous de maladie et des maux dont l’existence humaine est pourvue, comme nous resterons pieuses toute notre vie.”

Je penche la bouteille une ultime fois, et comme je l’avais bien calculé, la bouteille est complètement vide à l’issue de l’hommage.

C’est maintenant au tour de Pravée de déclarer ses vœux aux dieux.

Son discours ne se démarque pas du mien. Et pour fait : il s’agit exactement du même. Comme les prières ne doivent pas être prononcé à la légère et que c’est la réputation des deux familles qui est en jeu, les seigneurs de nos deux maisons –à savoir ma mère et le père de Pravée– les ont rédigées ensemble avant de nous les faire apprendre par cœur.

Alors, plutôt que d’écouter les mots, je me laisse transporter par le fluet dansant de celle qui est désormais ma femme. Car c’est au moment où les vœux sont déclamés aux dieux que le mariage est acté.

Ce discours est donc le chant du cygne de mon célibat volontaire et de mes espoirs d’amour. À l’instar du panégyrique velouté mais sans substance de ma jeune moitié, cet instant est doux-amer. La porte de la cage dorée se ferme ainsi sur moi.

Je tente en vain de mettre en bride mes émotions, mais ne peux empêcher une larme de s’échapper fautivement de la commissure de mon œil pour aller creuser un sillon humide à travers mon maquillage qui jusque là était parfait.

Puis, sur ordre de l’ovate, le drap tombe, et je peux enfin découvrir le visage de ma femme.


Je garde les yeux fermés. Juste quelques instants encore, je me dis. Le son régulier des vagues s’échouant sur les berges du lac m’apaise.

Je sens quelque chose de soyeux effleurer le dos de ma main. Pravée.

“Tu peux me laisser une minute de plus ?” dis-je sans rouvrir les yeux. “Je ne me sens pas tout à fait prête.“

“Pas de soucis. Je voulais juste te signifier que j’étais toujours là, avec toi.”

Un courant d’air léger fait bruisser les buissons autour de nous.

“Nous sommes seules”, appuie-t-elle, “et nous avons tout notre temps.”

J’inspire profondément par le nez. J’ai l’impression que c’est la première fois que j’arrive à prendre une bouffée d’air frais depuis la cérémonie.

Nous sommes actuellement aux abords du lac Ferreux, à l’abri des regards indiscret au sein d’un petit bosquet.

La tradition veut qu’après les vœux, les épouses descendent de l’estrade et partent s’isoler dans la nature, dans un coin convenu à l’avance, afin d’avoir l’intimité nécessaire pour faire connaissance – même s’il est courant que, lorsque les époux étaient en couple avant le mariage, ils s’adonnent à une autre forme d’intimité.

J’expire par la bouche. Je me sens recouvrer le contrôle de mes sens.

J’ouvre enfin les yeux. L’étendue aqueuse couvre la majorité de mon champ de vision, jusqu’à une petite ligne horizontale au loin.

La main de Pravée effleure de nouveau la mienne. Je sens sa présence à ma droite, légèrement en retrait. Émane d’elle un halo de léger trouble.

Je me perds dans la contemplation du lac. “J’aimerais te poser une question, Pravée”, lui dis-je.

Je la sens se figer, à l’écoute.

“Est-ce que je peux te faire confiance ?“

La question me semble absurde, tournée ainsi, au vu de nos interactions jusque là. Alors je décide de préciser.

“J’ai l’impression que tu es une personne bien, mais j’ai peur que ça cache autre chose. J’aimerais entendre la vérité, de ta bouche.

“Les dés sont jetés pour moi, nous sommes unies jusqu’à la mort pour le bien de nos familles respectives. Je ne ferai jamais en sorte de rompre ou de braver cela. Ne soit donc pas inquiétée, tu n’as pas besoin de façade. Ce que tu pourras m’avouer ne changera pas mon comportement.

“Mais j’ai vraiment besoin de savoir. Si tu me réserves une vie toxique, néfaste, j’ai besoin de m’y préparer.“

Le silence tombe. Lourd. J’espère que poser la question de manière aussi directe la poussera à être sincère. Je sens des larmes me monter aux yeux mais je fais tout pour les retenir.

C’est après ce qui me semble être une éternité qu’elle me répond enfin.

“Tu as si peur de moi ?“

Mes yeux s’embuent. Je les clos pour m’empêcher de pleurer, mais une larme s’échappe malgré tout.

“Je ne te dirai pas ce que tu veux entendre, tout simplement parce que c’est faux. Tu es libre de me croire ou pas.“

J’ai effectivement du mal à la croire. Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment.

“Mais j’ai une question à te poser,“ reprend-elle, “est-ce que tu m’aurais posé cette question si j’étais hétéro ?“

Surprise, je me tourne vers elle. Son regard s’est sensiblement endurci.

“Non, je… c’est pas ce que je voulais dire“ balbutiais-je.

“Réponds moi honnêtement, s’il te plaît.“

Je baisse les yeux. La question est légitime. Aurais-je posé cette question si elle avait eu la même orientation sexuelle que moi ?

“Non,“ je réponds, sans lever les yeux. “Si tu avais été hétéro, j’aurais pas posé cette question.“

“Est-ce que tu sais pourquoi ?“

Je réfléchis un instant sans parvenir à trouver de réponse satisfaisante. Aucune raison logique du moins.

“Tu as peur que notre relation soit asymétrique.” répond-elle à ma place. “Tu as peur que parce que j’aime les femmes, j’aurais de facto un ascendant sur toi. Parce que j’arriverai à vivre cette relation comme une relation normale.“

Elle a raison. C’est effectivement une crainte qui m’habite. Je ne sais pas si c’est ce qui a effectivement motivé ma question, mais cette peur, je la ressens bel et bien.

“Mais je vais te dire une chose : je n’aime pas les femmes hétéros. Je n’aime que les lesbiennes.“

Comme je lève vers elle des sourcils froncés, elle explique : “Crois moi, j’ai déjà eu le béguin pour toute sorte de femmes. Mais l’amour, le vrai, celui qu’on construit autour d’une relation, je ne peux le connaître qu’avec une femme homosexuelle.“

Elle a mis une emphase particulière sur le mot relation. En effet, l’amour, le couple, se définissent au-delà de l’orientation sexuelle.

“Dans ce couple, je suis exactement dans la même situation que toi : coincée avec une femme de qui je ne pourrai jamais vraiment tomber amoureuse…“

Un voile de tristesse recouvre son visage. Je la dévisage. Elle m’apparaît soudainement sous un jour nouveau – sous son vrai jour. Elle n’est pas la femme que j’avais pressentie lors de la cérémonie, pleine d’aménité parce qu’elle était au-dessus de mes craintes et de mon malheur. Elle n’est qu’une femme qui a fait don de gentillesse et d’espoir parce qu’elle-même en avait cruellement besoin.

Pour la deuxième fois aujourd’hui, je découvre une femme que je ne connaissais pas. Un silence navré nous enveloppe, me laissant l’occasion de redécouvrir le tableau qui m’a été offert en mariage.

Le reflet du soleil déclinant coule dans ses longs cheveux auburn, des cheveux incroyablement soyeux qui se laissent soulever par le vent avec une légèreté sans égale. Son teint, très clair, fais ressortir la profondeur de ses yeux en amande, couleur bleu lagon, et l’expressivité de ses traits, parsemés de petit rides espiègles. La touche finale de ce tableau somptueux, vide de tout maquillage tant il est parfait, est sa lèvre inférieure, écarlates et parsemées de petites paillettes argentées.

Ses vêtements sont d’une simplicité élégante. Sa tunique de soie brune est fendue des épaules jusqu’au bout des manches, n’ayant pour fantaisie que quelques broderies noires. Elle descend jusqu’aux genoux, ouverte en haut et en bas pour mettre en valeur son décolleté d’une part et son nombril d’autre part. Ses jambes sont habillées d’un élégant pantalon blanc de coupe droite, qui plonge dans des bottes de cuir d’excellente facture.

Je sens alors, que par mes préoccupations cavalières, c’est à moi de briser ce silence et de faire mea culpa.

“Je comprends, je…“ je laisse traîner la dernière syllabe, ne sachant trop quoi ajouter. Finalement, je sors un simple “Désolée“.

Elle pose sa main sur la mienne. “C’est pour ça que nous devons être ensemble, soudée, parce que cette adversité, nous la partageons.”

Elle caresse de son pouce la base de mon poignet, un geste de sororité. “Si nous parvenons à être amies, nous seront plus fortes, et nous pourront être heureuses.“

Je l’écoute sans rien dire. Je suis transportée par son optimisme et sa bonne volonté, qui survient malgré ses aveux et le fait que sa réalité est aussi dure que la mienne. Cela fait germer en moi une graine d’espoir.

Elle se tourne vers le soleil, plissant ses yeux brillants. “Et qui sait ? Peut-être connaîtrons-nous un jour, chacune, l’amour ?“

Je tique, interloquée par la contradiction de cette dernière phrase avec son discours d’amitié. Elle parle toujours de nous deux ?

Je lui fais une moue interrogatrice, mais son regard et toujours tourné vers l’astre diurne.

Elle se lève alors et me tire gentiment la main. “Viens, il faut que je te montre quelque chose.”

De plus en plus intriguée, je décide de la suivre. Elle m’entraîne sur une vingtaine de pas dans les buissons, en faisant attention de choisir un chemin qui n’éprouverait pas nos tenues délicates.

Au milieu des fourrés, elle s’arrête puis appelle à la cantonade.

“Caloé !“

Je m’ébaubis quand une femme émerge des broussailles. Elle devait être cachée ici avant même qu’on arrive, sinon on l’aurait entendu. Elle est restée là plus d’une heure, à nous attendre ?

L’inconnue s’avance vers Pravée qui lui prend la main.

“Caloé, voici Yotora, ma femme. Yotora, je te présente Caloé, mon amante.“

Cette révélation me laisse sans voix. Je dévisage la femme sans parvenir à contenir une moue contrariée.

C’est de toute évidence une roturière, à en juger par le style négligé de sa coiffure et la mondanité de ses vêtements. Ses cheveux sont courts et roux, sa peau légèrement dorée et ses yeux verts éclatants. Elle porte un chemiser noir sous une salopette vert feuille. Elle est chaussée de solides bottes de travail. Elle ne porte pas de bijou, mais je décèle un maquillage simple, qu’elle n’a visiblement pas l’habitude de porter.

Malgré son port vulgaire, elle a une stature digne et déborde de confiance en elle. Elle fait bien une demi-tête de plus que moi, a les bras d’une charpentière et ne sourcille pas quand je plante mon regard dans le sien, ce malgré notre différence de statut. Ajouté à cela un brin de nonchalance, une main plantée dans une poche de salopette, lui donne – il faut l’avouer – un certain charme.

Pravée lâche alors la main de son amante pour se positionner face à moi et me prendre les épaules.

“Tu vois, rien ne nous empêche de trouver l’amour. Je connais Caloé depuis mon enfance, et nous avons toujours été ensembles. Tu pourras toi aussi te trouver un amant, tant que nos familles ne le savent pas.“

Elle jette un regard par-dessus son épaule vers sa maîtresse qui, silencieuse, observe la scène. Cela la fait sourire.

“Tu verras, Caloé est très gentille, attentionnée et protectrice. J’espère que vous pourrez devenir amies.“

Pravée s’écarte et, maladroitement, Caloé fait quelque pas vers moi pour poser une main caleuse sur mon épaule.

“Enchantée, Yotora.“ sa voix est plus aiguë que ce que j’imaginais, et incroyablement plus douce. “J’espère que tu prendras soin de Pravée.“ Elle ponctue sa prière par un sourire timide.

Tout va si vite. En une journée, je me suis mariée, ai rencontré ma femme, eu une discussion sérieuse sur l’avenir de notre couple, appris que ma femme avait une amante et me suis faite priée par cette même amante de bien prendre soin de ma femme.

Émotionnellement, c’est le chaos. Je suis passée par tellement de sentiments différents que je serais incapable de tous les nommer. J’ai énormément de mal à mettre le doigt sur ce que je ressens actuellement. Gène ? Espoir ? Adultère ? Circonspection ? Probablement un peu de tout ça à la fois.

Je ferme les yeux et me concentre sur ce que je sais. Sur les éléments qui forment le noyau dur de cette journée et de mon avenir. Pravée est ma femme. Elle veut devenir amie avec moi. Elle a déjà une relation. Elle essaye d’être heureuse et de me rendre heureuse.

Le bilan est sans appel. Je rouvre les yeux et souris à mon tour. “Je vais essayer.”


Un flash illumine la pièce. Le tonnerre retenti presque immédiatement après. Je sursaute, manquant de faire tomber le livre qui est posé sur mes genoux.

Je jette mon regard à travers les carreaux de la grande fenêtre. La nuit est noire et un épais rideau de pluie cache le paysage.

J’entends la porte d’entrée qui s’ouvre. Des pas boueux retentissent. L’instant d’après, Pravée entre dans la pièce. Elle a les cheveux, le visage, et les yeux ruisselants.

Elle se laisse tomber en silence dans le fauteuil qui jouxte le mien, alors que je reprends ma lecture.

Elle observe un instant les ouvrages que j’avais disposés à mon propre égard sur la table basse, puis prend celui en haut de la pile.

“Je croyais que tu détestais la philosophie“, dis-je d’un ton que j’ai voulu taquin, mais que l’ambiance morose de cette soirée orageuse a rendu sombre.

“Tout pour oublier cette journée de merde.“ Elle ouvre une page au hasard et se plonge dedans.

Le silence retombe quelques instants, mais je remarque que son regard, au lieu de suivre les lignes, passe à travers le bouquin et se perd dans le vide.

Cela fait maintenant quatre ans que nous vivons ensemble, je commence à connaître ses schémas de pensée. Quelque chose la tracasse et elle n’arrive pas à s’en soustraire.

“Tu penses toujours à elle ?” tente-je.

“Évidemment !” explose-t-elle. “Ça fait à peine trois jours qu’elle est partie… Comment je pourrais penser à autre chose ? On se connaissait depuis qu’on était enfants, j’te rappelle.”

Je ne sais pas trop quoi dire, alors je ne dis rien. Elle essuie son visage humide du revers de la main.

“Je ne sais pas ce que sera ma vie sans affection, sans personne pour s’occuper de moi, émotionnellement.“

Elle me fait de la peine, j’aimerais pour l’aider sur ce plan-là.

Elle reprend. “Je sais pas comment tu fais pour rester seule, toi.“

“J’ai beaucoup trop de travail” je lui réponds, “je n’aurais jamais le temps de m’occuper d’une autre personne.“

Pravée tourne des yeux humides et suppliants dans ma direction. Je réalise alors ma faute, car c’est exactement la raison que Caloé a invoqué pour la quitter.

Je me précipite pour compléter ma pensée : “Mais, si un jour je trouve le bon, ça changera sans doute la donne. Il me suffit de tomber sur un homme à qui ça conviendra, qui acceptera le fait que je suis quelqu’un d’occupé. Tout n’est qu’une histoire de compatibilité, non ?“

“Oui, sans doute.” Elle baisse les yeux. “Mais j’ai toujours du mal à croire que Caloé n’était pas la bonne pour moi.”

“C’est normal.”

Le silence retombe. Je tente de me replonger dans ma lecture, mais sans succès. Le poids du malheur de mon amie m’empêche de me concentrer, mes yeux lisent les mots sans les comprendre.

Je sens le regard de Pravée posé sur moi. Je la vois hésiter, alors je l’enjoins à me parler : “Tu veux me dire quelque chose ? Tu peux continuer à me parler si tu veux.“

Elle prend une grande inspiration, puis se jette à l’eau. “Yot’, est-ce que tu veux bien dormir avec moi ce soir ?“

Je tourne la tête vers elle, les sourcils levés. Après quatre ans de chambre-à-part, c’est assez inattendu comme requête.

Elle insiste en plissant ses yeux en amande. “S’il te plaît ! Je ne me suis jamais sentie aussi seule, je veux juste un peu de chaleur humaine…”

Je reste interdite un instant, subissant la supplique de ma femme.

Malgré ces années de “vie commune”, nous ne sommes pas si proches que ça. Nous avons toutes deux des attributions bien distinctes dans notre vie professionnelle et avons des loisirs différents. Les seuls moments que nous partageons sont les repas du soir et les quelques veillées nocturnes que le hasard des calendriers nous fait partager.

Je ferme le livre qui est sur mes genoux, le pose sur la table et me lève. Je m’approche de Pravée, qui me suis du regard en attendant ma réponse. Je pose une main sur son épaule.

Aussi épars soient nos moments partagés, ce sont tout de même des moments d’intimité. Des moments où nous partageons nos tracas, où nous parlons sans tabou et sans inhibition, comme toutes les meilleures amies le font. Je ne peux pas rester indifférente à ce qu’elle endure.

“Allez, viens“ dis-je en l’enjoignant à se lever. Elle sourit doucement et se lève.

Je la prends dans mes bras. Notre étreinte dure plusieurs minutes, au cours desquelles j’ai l’impression d’entendre des sanglots étouffés.

Une fois finit, je saisis sa main et la mène vers sa chambre.

Timidement, elle murmure de sa voix d’or, “Merci.“