En l’an 251 du Deuxième Âge
Après trois jours d’une longue et épuisante marche, je sentais enfin les fragrances de feu de bois, de torchis frais et de graillon qui indiquaient que je me rapprochais de ma destination.
La saison humide battait son plein ici, dans la région de Vael. Baigné·e dans l’empyreume d’une mi-journée ensoleillée, je pouvais entendre nombre d’oiseaux et de petits rongeurs s’affairer dans les fourrés de ce sous-bois. Il y avait même un ruisseau qui coulait non loin dans lequel quelque bête de taille —probablement un ours— pataugeait.
Des clameurs finirent par m’atteindre alors que je n’étais qu’à une centaine de pas de l’entrée du village.
« Euh, bonjour voyageur·euse, » m’accosta une autochtone. « Est-ce qu’on peut vous aider ? »
Je tournai la tête dans sa direction. « Je suis bien au village de Beaubroug-sur-Vanti ? Je suis un·e fegi-shi et j’ai entendu dire que vous aviez besoin d’aide. »
« Fegi-shi ? » demanda la femme.
Une voix d’homme lui répondit. « Tu sais, un·e expert·e des magifestes. Oui, c’est bien ici. Je vais vous emmener au maire. »
Je lui souris. « Merci, mon brave. Je vous suis. »
Il émit un léger raclement de gorge, ne sachant sans doute pas comment procéder.
« Ne vous inquiétez pas l’ami, je vais rester près de vous. Évitons les endroits bondés et il n’y aura pas de soucis. »
Sans rien ajouter, il s’éloigna et je lui emboîtai le pas.
« Vous savez pourquoi on m’a mandé ? La lettre qu’on m’a transmise à la Porte du Havre ne contenait aucun détail… »
Il répondit d’une voix mal assurée. « Oui, mais euh… C’est peut-être mieux si c’est le maire qui vous en parle. J’ai pas envie de dire de bêtise. »
« Oh, bien sûr, je faisais juste la conversation pour que le trajet soit un peu plus simple. »
Un ange passa, à l’issue duquel l’homme, se sentant contraint de continuer la discussion, se renseigna : « Alors comme ça vous venez de la Porte du Havre ? »
« Oui, mais j’étais seulement de passage. Je suis itinérant·e, je ne reste que quelques jours, voire quelques semaines dans les villes que je traverse. »
« Je vois. » Il réfléchit un instant avant d’ajouter. « Il n’y a pas beaucoup de fegi-shi, dans les grandes villes ? »
Je retins un soupir. Question peu subtile, mais je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir. Enfin, peut-être que je pouvais, mais je choisis de ne pas le faire.
« Les fegi-shi sont rares, en général, mais il est commun d’en trouver quelques-uns dans les capitales des duchés. J’ai été dépêché·e parce que j’ai accepté de faire la route jusqu’ici, mais aussi parce que j’ai une bonne réputation dans le milieu. »
La fin du trajet se fit en silence. Le village baignait dans un mélange d’odeurs assez nauséabond, comme si tous les habitants se parfumaient avec des huiles essentielles.
Nous entrâmes dans un bâtiment qui était sans doute la mairie, puis après un court échange auprès d’un commis et l’ascension d’un escalier, nous pénétrâmes dans un bureau dans lequel nous attendait le maire.
La chaleur solaire irradiait la pièce et mon visage. Le maire avait une voix aiguë, mais anguleuse.
« Bienvenue à Beaubourg, voyageur·euse. Vous êtes l’expert·e en magifestes que nous attendions, n’est-ce pas ? »
Je trouvai une chaise et m’assis. « Je suis fegi-shi, oui, et je viens effectivement suite au message que vous avez fait porter à la Porte du Havre. Pourriez-vous me dire ce que vous savez sur la situation ? Je n’ai pour ainsi dire aucun détail. »
Un énième silence s’installa, supposant que le maire me dévisageait.
« Y a-t-il un problème, monsieur le maire ? » soupirai-je, las·se de dissimuler mon exaspération.
Le maire bafouilla. « Euh, et bien… Il se pourrait que votre… situation rende votre travail compliqué. Vous comprenez, la plupart des témoignages que nous avons sont oculaires… »
Je fronçai les sourcils. « Ça, c’est à moi d’en juger. Je vous promets que si vous me chassez à cause de mon handicap, la Porte du Havre ne vous enverra personne d’autre. »
Le maire se frotta bruyamment la barbe en marmonnant. « De toute manière, il faudrait au moins une semaine pour que nous envoyions un autre courrier et ayons la réponse, donc… Je suppose que ça vaut le coup d’essayer. »
Je changeai de place sur ma chaise. « Ne soyez pas trop prompt à juger les gens, monsieur le maire. Je fais ce métier depuis quinze ans et personne ne s’est jamais plaint de ma cécité. »
« Je suppose, je suppose… »
Je fis un moulinet de la main. « Mettons-nous au travail, et vous pourrez bientôt juger pas vous-même. »
« Oui. Vous avez raison, après tout. »
L’homme qui m’avait accompagné·e prit congé et le maire commença à me décrire la situation.
Il m’expliqua qu’ils avaient plusieurs témoignages de ‘bêtes’ et de ‘rongeurs’ qui avaient été vus dans plusieurs bâtiments de la ville. Ça avait touché divers endroits : deux habitations, un atelier de tailleur, un grenier et une bibliothèque.
« C’est rare d’avoir une bibliothèque dans un village aussi profondément ancré dans la campagne », m’étonnai-je. « Vous avez des scribes ou d’autres érudits ? »
« Tout à fait. Une académicienne garrassfantoise est venue il y a quelques années prendre sa retraite ici, où vivait sa famille du temps de sa grand-mère. Elle y forme une scribe et fait régulièrement importer des ouvrages reliés et des codices. Mais bibliothèque est un bien grand mot. Figurez-vous plutôt un lieu public d’étude avec quelques étagères de livres. »
Le maire continua. Il me donna quelques descriptions sommaires, mais peu utiles.
« Il faudrait que je m’entretienne avec ces témoins, sur les lieux où ils ont vu ces supposés magifestes. »
« Bien sûr. Ça risque de prendre un peu de temps, selon la disponibilité de chacun. Vous serez logé·e chez ma fille et son époux, le temps que vous résolviez la situation. »
J’acquiesçai. « Merci bien. Dites-moi, y a-t-il des mages relativement puissants dans votre communauté ? L’académicienne par exemple ? »
Il se frotta de nouveau la barbe.
« Pas que je sache. Elle a certes suivi un cursus universitaire, mais elle est historienne, pas magologue. Quant à nos autres concitoyens… À part une poignée de gens un peu plus doués que la moyenne, je n’en ai jamais eu vent. »
« Personne n’a jamais détruit de porte ou de fenêtre par accident ? Pas de plantation ayant miraculeusement poussé en une nuit ? Pas de guérisseur particulièrement doué ? Pas de mercenaire à la retraite ? »
Il soupira. « Non, non, rien de tout ça. Le bruit aurait couru et me serait parvenu si des choses aussi étranges s’étaient produites. Pourquoi tant d’insistance ? »
Je me penchai en avant pour lui expliquer. « Vous savez que les magifestes n’apparaissent qu’aux endroits où de la magie puissante ou modérée est pratiquée à répétition, n’est-ce pas ? »
Il grogna. Je poursuivis.
« Ça veut dire qu’un des habitants pratique de la magie, en secret, et ce régulièrement, ou bien que l’un d’eux a lancé un sort très puissant à l’insu de tous. Depuis combien de temps ces évènements ont lieu ? »
D’une voix renfrognée, le maire me répondit. « Trois semaines. Mais pourquoi diable quelqu’un ferait-il de la magie en secret ? »
« Ça, c’est à vous de me le dire. Vous n’avez pas de loi ou de tradition interdisant la pratique de la magie ? »
« Non, aucune. »
Je m’allongeai de nouveau sur le dossier de ma chaise. « Il me faudrait aussi la liste des décès au cours de ces cinq dernières semaines, si possible avec le lieu du décès. »
« Pourquoi ? Quel rapport avec les magifestes ? »
« L’apparition de magifestes est inhibée par la mort prématurée des humains. Connaître le nombre et la fréquence des décès, croisés avec la nature des magifestes —que je constaterai moi-même— me permettra de jauger la puissance de la magie qui les a engendrés. »
« Très bien, je vous ferai parvenir ça. Vous me confirmez donc que ce sont bien des magifestes à l’œuvre ? »
Je hochai la tête. « Absolument. Il y a peut-être quelques témoignages induits en erreur par quelque rat ou chien errant, mais certaines descriptions m’assurent qu’il y a au moins plusieurs espèces de magifestes dans votre village. »
Le maire fit racler sa chaise. « Très bien, à moins que vous n’ayez d’autre question, allons directement sur le premier lieu infesté. »
Je savais que nous étions proches de la bibliothèque car les odeurs caractéristiques du papier et du vélin me parvenaient.
« Les fenêtres sont ouvertes ? » déduis-je de l’intensité des effluves que je sentais à même la rue. « Elles n’ont pas peur que les feuillets s’envolent ? Ou que l’humidité ne rentre ? »
« C’est vrai que c’est bizarre, » grogna le maire en se grattant de nouveau les poils du menton, « j’ai pas souvenir de les avoir déjà vues toutes grandes ouvertes comme ça. »
Il frappa à la porte, et ce fut une personne à la voix jeune et féminine qui nous accueillit. L’apprentie scribe.
« Bonjour, monsieur le maire. Quel vent vous amène ? »
« Bonjour, voici le·a fegi-shi que j’ai fait·e venir de la capitale, » déclara le maire avec entrain. « Pouvons-nous entrer ? »
Elle acquiesça. Je pris une grande inspiration, anticipant ce qui allait arriver, et franchis le seuil.
Dans un éclair éblouissant, je recouvris la vue à l’instant où mon pied foula le plancher de l’antre aux livres.
Aveuglé·e, je forçai tout de même mes yeux à rester ouverts, pour profiter de cette rare opportunité.
La pièce était vaste, occupant presque tout le rez-de-chaussée de la bâtisse. De larges fenêtres étaient en effet grandes ouvertes sur tous les murs de la pièce. Quatre grandes étagères contenaient l’intégralité des ouvrages présents, une centaine au total, à vue de nez.
« Attendez, vous… vous pouvez voir, maintenant ? » s’étonna le maire, constatant mon regard balayant la pièce.
« Oui, » répondis-je sans cesser d’admirer le lieu.
Il y avait deux grandes tables de lecture au centre et deux écritoires dans un coin. La seule autre pièce accessible devait être un genre de remise, vue sa petitesse. il y avait aussi une porte ouverte sur un escalier montant vers ce que je devinais être les appartements de l’académicienne.
« Comment ça se fait ? Vous m’avez menti, c’est ça ? Vous vous êtes foutu·e de moi ! »
« Non », lançais-je avec flegme.
Mon regard finit par se poser sur la scribe. Elle était effectivement assez jeune, à peine majeure, assez grande et élancée, avec des mains délicates mais cloquées dû à l’usage de la plume. Sa peau était d’un jaune très clair, presque beige, avec des yeux d’un bleu sombre et profond et des cheveux châtains coupés en brosse.
Elle haussa un sourcil, le regard pénétrant et la bouche tordue de perplexité.
« Vous êtes oracle, c’est ça ? » finit-elle par dire.
Cette remarque clairvoyante me surprit, mais je ne cessai pour autant de la contempler. Ses vêtements étaient simples, mais propres. Elle portait une veste blanche à manches longues sur une tunique brune. Cintrée d’une jupe évasée couleur vert feuille, elle était chaussée de hautes bottes de cuir.
Pour lui répondre, je hochai la tête. « Comment avez-vous entendu parler des oracles ? » Nous étions très peu nombreux et notre existence était pour le moins méconnue.
« J’ai eu un cousin qui était comme vous. Enfin, il voyait très bien, c’est juste qu’il était muet. Sauf la nuit. Là, ça devenait un moulin à parole. »
Elle soupira, mélancolique.
« Personne ne savait ce qu’il avait. Ses parents pensaient qu’il était malpoli et n’arrêtaient pas d’essayer de le forcer à parler. Ils savaient qu’il n’était pas vraiment muet, parce qu’il parlait dès que le soleil se couchait, alors ils le prenaient juste pour un idiot qui ne voulait pas faire ce qu’on lui demandait. »
Elle baissa les yeux.
« Ils le battaient. Au final, il a décidé de déménager à la Passe, pour tenter d’avoir une meilleure vie. Ma mère et moi avons fait le trajet avec lui. C’est là-bas qu’un ecclésiaste nous a appris qu’il était oracle… »
« Et ça consiste en quoi, concrètement ? » demanda le maire.
Je me tournai vers lui, et pour la première fois je pus voir à quoi il ressemblait.
Il était petit, avec des cheveux roux hirsutes et une barbe broussailleuse. Sa peau était d’un jaune sombre et ses yeux vert-de-gris. Il portait une redingote noire poussiéreuse et des chaussures à talonnettes.
« Si j’ai bien tout compris, » continua l’apprentie après avoir pesé mon silence, « ce sont des personnes qui ont un handicap plus ou moins sévère, mais qui disparaît quand elles sont dans certaines conditions. Pour mon cousin, c’était la nuit, et pour vous… »
« C’est la présence de magifestes. » finis-je.
Mes deux interlocuteurs scrutèrent timidement la pièce, comme s’ils cherchaient les magifestes en question.
« Mais comment ça se fait, ça, les oracles ? » s’interrogea le maire. « Ça n’a pas l’air très naturel. »
« C’est une malédiction divine, » répondis-je. Le maire me toisa d’un œil inquisiteur.
« Vous avez énervé les dieux et ils vous ont maudit… »
Je secouai la tête. « Je suis né·e comme ça. Comme tous les oracles. Voyez-ça plutôt comme… »
Comme je cherchais mes mots, la scribe finit ma phrase.
« … comme une épreuve octroyée par les dieux. Il se dit que les oracles sont particulièrement compétents dans de nombreux domaines, comme pour compenser leur handicap. »
Je repris. « Certains le prennent dans l’autre sens. Nous sommes supposément très doué·es, un don fait par les dieux, alors pour compenser, ils nous maudissent. »
Le maire hochait lentement le chef, la main dans sa barbe. « Je vois. Donc vous, vous êtes aveugle, sauf quand il y a des magifestes dans la pièce ? »
J’opinais. « Exactement. »
« Et où sont-ils ? » demanda-t-il en regardant derechef alentour.
« Probablement cachés. Je vais commencer mon travail maintenant. »
Le maire hocha la tête, puis prit congé, prétextant d’autres affaires à gérer.
J’interrogeai la scribe. « Y a-t-il eu récemment des évènements étranges, ou simplement hors du commun, ici, dans la bibliothèque ? »
Elle prit l’air de réfléchir un instant. Dieux, qu’est-ce que c’était agréable de pouvoir lire les émotions de mes interlocuteurs sur leur visage. Il m’avait fallu du temps pour être capable de les déchiffrer à peu près correctement, et même à ce jour je n’étais pas capable de percevoir les émotions les plus subtiles ou dissimulées. Mais sortir de l’obscurité me faisait un bien que ceux qui n’avaient jamais vécu la cécité ne pouvaient comprendre.
« Et bien, euh… Non, pas vraiment. À part le problème d’humidité qu’on a depuis un moment, rien qui ne sorte de l’ordinaire. »
Je haussai un sourcil. « Un problème d’humidité ? Depuis combien de temps ? »
Elle se gratta la tête. « Un peu plus de trois semaines, je dirais ? »
« Ça a l’air lié à notre problème. Vous pouvez me montrer ? »
Me montrer. Ce n’était pas souvent que j’utilisais cette locution.
La scribe me mena dans la petite pièce voisine, où je découvris ce que je devinais être l’académicienne tant évoquée. Fort contrite, elle avait étalé de nombreux rouleaux, feuillets de folios et livres ouverts sur une table. Plusieurs lanternes de sécurité étaient éparpillées çà et là, sans doute dans le but de sécher tous les ouvrages.
Elle était grande et âgée, ses cheveux roux tirés en arrière et attachés serrés. Vêtue de vêtements de villes pratiques, elle transpirait néanmoins d’une modeste richesse, contrastant avec ses concitoyens ruraux.
Je me présentai et lui demandai des informations sur ledit problème d’humidité.
« Je n’en peux plus, » souffla-t-elle d’exaspération. « Peu importe combien de livres je sèche chaque jour, l’humidité persiste et abîme les ouvrages… Ce malgré la chaleur qu’on met en place et l’aération permanente… Je sais que c’est la saison humide, mais c’est la première fois que ça nous arrive ! »
Il me semblait évident que c’était dû à un magifeste, étant donné la situation, mais j’avais du mal à réfléchir clairement et je ne voulais pas précipiter mes conclusions.
« Vous avez rapporté au maire que vous aviez vu des petites créatures rôder dans la bibliothèque ? »
Ce fut la scribe qui me répondit. « Oui, à trois reprises. Des genres de gros insectes volants. La première fois, j’ai cru à des mites et donc me suis montrée vigilante, mais quand je les ai revues, je n’étais plus sûre de moi. Je les ai cherchées, mais sans les trouver. Alors je me suis dit que ce n’était rien. »
Je soupirai en silence. Quand je lui avais demandé si elle n’avait rien vu d’inhabituel, c’était à ce genre de chose auquel je faisais allusion.
« À quelle période de la journée les avez-vous vues ? »
Elle chercha derechef dans sa mémoire. « Le soir, peu après le coucher du soleil. Après une longue journée d’étude, en général. »
« Et où les avez-vous cherchées ? »
Elle haussa les épaules. « Derrière et sous les meubles. Et même dans les écritoires. Mais rien. »
Je retournais dans la salle principale.
« Bon, » commençais-je à déclarer. « Si ce sont bien des magifestes, on a sans doute affaire à un type de nuée. Si mes conjectures sont bonnes, ils sortent la nuit, et cherchent à humidifier le lieu. Et malheureusement, c’est au papier et au vélin que l’humidité s’accroche le plus. Donc… »
Je m’approchai d’une des étagères et entrepris de l’éloigner du mur. Dieux que c’était lourd ! L’apprentie et sa maîtresse m’aidèrent, et nous pûmes découvrir que le dos du meuble était vide.
« J’ai déjà regardé là plusieurs fois… » précisa la scribe.
« J’avais compris, mais je veux tester quelque chose. » Je collais mon oreille au dos de la bibliothèque. « Voulez-vous bien retirer quelques ouvrages, à mi-hauteur ? »
Elles le firent, et avec attention, j’entendis des petits bruits de frottement et des ‘flap flap’ singuliers.
« Je vois, » dis-je en retournant au devant du meuble. « Voici ce que nous allons faire : on va placer un drap au-dessus et autour de nous, puis on va enlever tous les ouvrages. Les magifestes se cachent derrière les livres. Si on les retire tous, ils vont tenter d’aller se cacher ailleurs. Le drap va les en empêcher, et on pourra en capturer un. Une fois fait, on pourra laisser les autres partir. »
Nous mîmes en place le dispositif, et lorsque presque tous les volumes furent retirés des étagères, une nuée de petites créatures volantes surgirent d’un seul homme de leur cachette.
Elles ressemblaient à des petites bandes de papier blanches comme neige. Leur ‘tête’ était repliée vers l’arrière, et leur ‘queue’ avait la forme d’une queue de pie. Ils avaient des ‘ailes’ perpendiculaires à leur corps, plates et arrondies à leurs extrémités. Elles ne battaient pas, elles semblaient se déplacer en planant de manière surnaturelle dans toutes les directions. Ces trajectoires impossibles —en plus de leur apparence singulière— démontraient bien que c’étaient des magifestes.
La scribe parvint à en attraper un entre deux doigts, et je pus l’examiner de plus près.
Le magifeste ne se débattait pas, mais tentait de s’envoler comme s’il n’était pas pris au piège. Pas vraiment intelligent. Ça indiquait que la magie l’ayant engendré était simple.
Je frottai un pan de mon vêtement contre le ‘ventre’ du magifeste, et il se retrouva humide. J’indiquai à la scribe qu’elle pouvait le relâcher, puis nous retirâmes le drap.
« Alors ? » m’interrogea l’académicienne. « Quelles sont vos conclusions ? Que peut-on faire ? »
Mon esprit était terriblement embrumé et j’avais du mal à réfléchir.
« Cela-vous dérange-t-il que l’on sorte dehors, avant de continuer ? »
Les deux érudites échangèrent un regard surpris, mais acceptèrent.
Une chose qui était peu sue à propos des oracles était que nos soi-disant ‘compétences supérieures’ étaient réduites à une certaine médiocrité quand notre malédiction était levée. Ainsi, tant que je voyais, j’avais du mal à réfléchir à pleine capacité.
Quelle merde, cette malédiction.
Une fois dehors, je perdis de nouveau mon précieux sens de la vue, mais je pus enfin prendre un peu de recul sur la situation.
« C’est quoi une nuée ? » demanda la bibliothécaire.
Je pris le temps de répondre. Après tout, il y avait une chance non-nulle que cette situation se reproduise dans le futur.
« Chaque magifeste se manifeste sous une forme unique, mais on les catégorise en quatre groupes. La nuée est celui que vous venez de voir. Il s’agit d’une colonie de petits magifestes qui agissent ensemble. Un exemple connu est celui des Singes Volants résidant aux Archives du Monde. Les membres d’une nuée partagent le même but et agissent souvent de concert. On peut considérer qu’une nuée est en réalité une seule entité, un seul magifeste. »
« Et pourquoi on ne les écrase pas simplement comme des insectes ? » demanda la scribe avec candeur, contrite qu’on les eut laissés s’envoler vers une autre cachette.
« Oh, et bien il y a deux raisons à ça. La première, c’est que les magifestes en général sont compliqués à ‘tuer’. Ce terme est d’ailleurs un abus de langage. On parle plutôt de les ‘détruire’, parce que ce ne sont pas des animaux, ils ne sont pas à proprement parler vivants, ce sont plutôt des évènements naturels. Un peu comme le fait de construire un barrage forme naturellement un lac en amont de la rivière, utiliser la magie à outrance forme naturellement des magifestes. Ils n’ont pas d’esprit et ne respectent pas les lois de la biologie. Ce sont juste… des magifestes.
« La deuxième concerne les nuées en particulier. Malgré leurs nombreux ‘corps’, c’est un seul organisme, comme je l’ai dit. Si nous ne les détruisons pas tous, s’il n’en reste ne serait-ce qu’un seul, alors la nuée se reformera. Et comme vous l’avez vu, ils sont bien cachés, on ne pourra jamais savoir si on les a tous détruits. »
« Oh, je vois. » conclut l’apprentie, déception dans la voix.
« Et les autres types ? » s’enquit l’académicienne.
« Il existe les colosses. Beaucoup de colosses sont connus, comme Testudino, la tortue géante qui trace des routes —bien que ce ne soit pas une tortue— et le Mangeur de Pierres. Ceux-ci se caractérisent par premièrement une taille souvent bien supérieure à celle d’un humain, deuxièmement une grande longévité. En règle générale, ils accomplissent leur tâche lentement, mais sûrement. Certains existent même depuis plusieurs siècles.
« Les deux derniers sont les reclus et les singuliers. Les reclus sont le type par défaut, c’est-à-dire un unique magifeste de taille moyenne, sans longévité particulière et qui ont tendance à se cacher — contrairement aux colosses. Les singuliers sont tous ceux qui sont inclassables dans les trois autres catégories. Ils sont bien plus étranges que leurs homologues, que ce soit dans leur forme ou leur comportement, ce qui les rend très compliqués à gérer. »
Le silence s’installa alors que les deux érudites assimilaient toutes ces informations.
« Pour revenir à notre problème, » repris-je, « comme je l’ai mentionné, l’objectif de ces magifestes-là est d’humidifier toute la pièce. Ils ont probablement migré dans la bibliothèque à cause des livres et du ‘potentiel d’humidification’ du lieu, pour ainsi dire. Cela signifie deux choses. La première, c’est que le ou les sorts lancés qui les ont manifestés visent à sécher des objets. Aucune de vous deux ne pratique la magie à répétition, par hasard ? En particulier pour sécher des livres ou autres ? »
Elles répondirent par la négative.
« Bien. La deuxième, c’est qu’ils ne disparaîtront pas tant qu’ils n’auront pas tout humidifié à leur guise. Je ne peux pas savoir à quel point ils comptent le faire, mais ça peut mettre en grand danger tous les ouvrages qui sont présents. »
J’entendis l’académicienne croiser les bras et changer de posture dans un léger grognement.
« Premièrement, vous allez protéger les étagères avec des peaux animales, des fourrures, ou des draps à défaut. Ensuite, fenêtres fermées, vous allez faire bouillir de l’eau pour que la vapeur se répande dans la pièce et humidifie l’endroit.
« En parallèle, vous allez apporter des choses sèches dans vos appartements à l’étage. Des feuilles mortes, de la paille, bref, des trucs végétaux bien secs. À chaque fois que vous sentirez l’humidité gagner vos appartements, vous les remplacerez pour que ça reste toujours le plus sec possible.
« En deux ou trois jours, les magifestes migreront à l’étage. Vous transporterez alors les livres dans un autre endroit, assez loin et bien à l’abri, et enfin vous pourrez laisser les magifestes humidifier à leur guise toute la bâtisse. Une fois qu’ils auront fini, ils disparaîtront et vous pourrez reprendre une vie normale. »
La bibliothécaire grommela. « Combien de temps ça prendra, une fois les ouvrages déplacés ? »
Je réfléchis. « Je dirais quatre ou cinq jours dans le meilleur des cas et, au pire, deux semaines. »
La scribe intervint. « Et pourquoi on ne bouge pas directement les livres ailleurs ? »
Je secouai la tête. « Si vous faites ça, il y a un risque que les magifestes ‘suivent’ les livres. Donc à moins de les éparpiller dans une dizaine de bâtiments différents aux quatre coins du village, le plus sûr est de les divertir avec un endroit plus attrayant pour eux, et proche de leur position actuelle, avant de migrer les volumes. »
Je soupirai.
« Si on était en saison sèche, ou même en hivers, on aurait pu faire ça dehors au lieu d’inonder vos appartements de paille, mais malheureusement… »
Je laissai traîner ma phrase, réfléchissant à une alternative moins contraignante. Mais je finis par secouer la tête, confirmant que l’opération que j’avais proposée était la meilleure.
J’entendis le craquement des jointures de l’académicienne qui s’étirait pour chasser l’appréhension de l’effort à venir. « Bon. Y’a plus qu’à nous mettre au travail, je suppose. »
Je sentis une main sur mon épaule qui une autre qui se saisit de la mienne. « Merci, fegi-shi. Si on a d’autres questions, on viendra vous voir. »
Je hochais la tête avant de les entendre repartir à l’intérieur et commencer à fermer les fenêtres.
Je levai le visage vers le ciel pour jauger la position du soleil par sa chaleur. Il commençait à se faire tard, notre petite enquête nous ayant occupés un bon moment. Je n’aurai sans doute pas le temps de visiter d’autres témoins aujourd’hui, principalement à cause de la fatigue du voyage qui m’empêcherait de veiller trop tard.
J’avais demandé à la fille du maire de m’apporter une chandelle et de me laisser seul·e dans la chambre qu’elle me prêtait pour mon séjour ici.
Assis·e au petit bureau qui jouxtait le lit, je maintenais un sort du domaine de l’Égide pour créer une bulle autour de la chandelle et étouffer sa flamme. À chaque fois que sa chaleur devenait trop faible et qu’elle menaçait de s’éteindre, je stoppais mon sort, laissais la flamme retrouver de sa vigueur, puis recommençais.
Au bout d’une bonne demi-heure de ce petit manège, ma vue me fut de nouveau rendue.
Le petit magifeste qui venait de naître ressemblait à un minuscule lézard couleur miel strié de nervures rouges. Il n’avait pas de tête, mais une queue qui joignait ses deux extrémités dans une large boucle.
Il s’agrippa à la chandelle, approcha sa queue de la flamme et celle-ci s’embrasa de plus belle en maintenant une luminosité et une chaleur constante.
J’estimai qu’il resterait au moins une heure, voire jusqu’à ce que la chandelle se termine, si j’avais de la chance. Ainsi, je pouvais lire le registre des décès que le maire m’avait fait porter en fin de journée, juste après le repas.
Je profitai de ce moment de clairvoyance pour observer le village plongé dans la pénombre vespérale, à travers la fenêtre. Les maisons étaient vieilles, faites de bois et de torchis comme avant la Guerre Triangulaire, même si leur architecture semblait plus moderne. Le sous-bois que j’avais traversé était l’orée d’une sylve plutôt épaisse qui nimbait le village. Je ne voyais pas le ruisseau que j’avais entendu le midi, mais il traversait certainement le village, sans doute le Vanti qui donnait son nom à Beaubourg-sur-Vanti.
Je me plongeai dans le registre. J’avais du mal à lire, déjà parce que le draschais n’était pas ma langue maternelle, mais surtout parce que mon alphabétisation avait été frugale à cause de mon handicap. Mais heureusement, le registre contenait surtout des noms et des dates.
La lecture m’apprit qu’il n’y avait pas eu de décès lors de ses trois dernières semaines, et un seul dans les deux semaines qui avaient précédé. Ce n’était pas surprenant pour un village comptant au plus trois cents âmes. La magie à l’œuvre ne pouvait donc pas être très puissante. Il se pouvait même que cela soit de la magie pratiquée à très bas niveau, mais à une fréquence très élevée, comme je venais de le faire avec ma petite salamandre-de-chandelle.
La lumière ainsi que mon acuité finirent par s’éteindre. Replongé·e dans la solitude d’une obscurité noire d’encre, je me réfugiai dans mes pensées.
Cela en valait-il vraiment la peine ? C’était comprendre que ma malédiction était liée aux magifestes qui m’avait poussé·e à faire ce métier. Mais être quotidiennement confronté·e au validisme des gens auxquels j’étais sensé·e venir en aide était fatigant. Bien plus que de voyager à pied dans la rase-campagne. Ne ferais-je pas mieux de me réfugier dans quelque lieu où les magifestes étaient en permanence présents, comme aux Archives du Monde, pour finir mes jours en paix ? Ou encore dans quelque ermitage où mon handicap ne sera pas jugé ?
En m’allongeant sur le matelas dur, je balayai cette pensée. Je m’étais toujours interdit·e d’être contraint·e par ma malédiction. Et si je devais passer ma vie à combattre le validisme où que j’aille, et bien soit, j’en ferais mon fardeau.
C’était juste tellement éreintant…
Heureusement, je fus rapidement emporté·e au royaume des rêves.
Le matin fut dur, plus encore que le matelas.
Mon dos me faisait souffrir, la qualité déplorable du lit s’ajoutant aux heures de marche de la veille. Ouvrir les yeux et voir le sempiternel noir, bien que je devrais y être habitué·e, était toujours une surprise désagréable pour mon esprit qui n’arrivait étrangement pas à s’y accoutumer. La perspective d’une journée intéressante de travail fut peu à peu remplacée par la réalité du validisme que j’avais subi la veille et qui allait en toute probabilité continuer pour chaque personne que je devrais interroger.
J’envisageai de rester couché·e, de replonger dans le sommeil ou de feindre une fièvre, mais mon intégrité et surtout la chaleur matinale qui m’aspergeait depuis la fenêtre empêchaient l’une et l’autre de ces options.
Tandis que je m’habillai à tâtons, je me demandais : petit déjeuner ou pas ? La fille du maire s’était montrée timidement curieuse sur mon aptitude à faire mon métier lors du repas de la veille, tandis que son époux s’était reclus dans un silence impoli. Seuls les éclats de voix de leur jeune fille que j’entendais à travers la porte me convainquirent de me joindre à eux.
La pièce à manger était, comme la vieille, imbibée d’huile essentielle. Le couple m’avait expliqué qu’il était coutume dans cette région d’en verser avant chaque repas en lieu de libation, pour remercier les dieux. C’était stupide, parce que les huiles essentielles, même de mauvaise qualité, étaient chères, et que ça me privait du seul sens qui me permettait de savoir ce que je mettais dans ma bouche.
La voix enjouée et pleine de candeur de la gamine me fit néanmoins sourire quand elle m’adressa un « Bonjour, monsieur·dame le·a fegi-shi ! Il y a de la confiture aujourd’hui ! » d’un ton rieur alors que je m’asseyais auprès d’elle. Âgée d’à peine huit ans, c’était la seule de la maison à avoir réagi avec tendresse quand elle avait constaté mon handicap la veille au soir, commençant à me décrire tout ce qui se trouvait sur la table et se proposant de me passer les plats quand je le souhaitais. Preuve encore que le validisme était acquis et non inné.
Comme ce matin ses parents étaient de nouveau murés dans leur malaise, j’en profitai pour lui raconter quelques histoires que j’avais vécues ici et là, ce qui la ravie au plus au point et la contrit quand je dus partir.
À l’hôtel de ville, le maire avait chargé quelqu’un de me guider jusqu’à la deuxième témoin : une jeune fermière qui avait aperçu un gros rongeur étrange — un des supposés magifestes — dans un grenier trônant au centre du village.
« Pourquoi avoir construit un grenier ici ? Ça ne doit pas être très pratique. »
« On m’a dit que c’est pour pouvoir le protéger si on attaque le village, » me répondit la fermière. « Le grain, c’est précieux ici, vous savez. »
Ça m’étonnait. « On vous attaque souvent ? »
Dans un bruissement de jute que je supposais être un haussement d’épaule, elle me répondit « Ya un temps, y’avait pas mal de guerres de vassaux dans la région. Nous, on n’est pas impliqués là-dedans, mais y paraît que c’est important pour eux de prendre les villages fermiers. »
« Vous êtes un village agraire ? J’ai vu que le village était entouré de forêt, où sont vos champs ? »
« Ils sont plus loin, en amont de la rivière. La forêt est pas très grande. Comment vous avez fait pour voir la forêt si vous êtes aveugle ? »
Et c’était reparti. Au moins, elle avait le mérite d’être directe, ce que je savais apprécier. Je lui fis un topo rapide sur ma malédiction, sans entrer dans les détails, et elle ne poussa pas les questions plus loin.
« Pourquoi vous ne coupez pas la forêt ? » m’enquis-je. « Au moins en partie, pour rapprocher les champs ? »
Elle haussa de nouveau les épaules. « Y paraît qu’en cas d’attaque, ça permet de mieux se protéger. »
J’étais perplexe quant à ce raisonnement. Ça faisait beaucoup d’effort au quotidien, de lier le grenier et les champs, pour un avantage très ponctuel, voire inexistant en ces temps de paix, mais je n’émis pas de jugement à haute voix. Au moins, le village était muni d’une palissade, et avoir autant de bois à proximité avait ses avantages.
« Avant d’entrer, » l’interpelai-je, « j’aimerais savoir : pratiquez-vous la magie ? »
D’aucun dirait que j’aurais dû attendre d’entrer pour pouvoir juger sa réaction au faciès, mais en réalité j’étais bien meilleur·e pour jauger les gens à la voix. Conséquence de la pratique et des avantages conférés par ma malédiction.
En guise de réponse, elle ricana. « Vous croyez que je serais paysanne si je pouvais faire des trucs magiques ? »
C’était à mon tour de hausser les épaules. « Pourquoi pas ? Ça peut avoir ses avantages dans votre métier, même à petite échelle. »
« Non, monsieur·dame le·a fegi-shi, » ajouta-t-elle sur un ton plus sérieux, presque contrit. « Je suis absolument nulle en magie »
Plus j’y pensais, et plus j’étais convaincu·e qu’un villageois avec peu d’expérience magique s’isolait en secret pour s’entraîner. Des lieux publics comme une bibliothèque ou un grenier, voire même un atelier, pouvaient servir de lieu confidentiel d’entraînement une fois la nuit tombée. Ma théorie étant que la magie pratiquée était faible et à grande répétition, un mage en pratique autodidacte était la meilleure hypothèse concernant le coupable.
Mais il fallait que je voie les autres magifestes pour confirmer cette théorie. Je gravis quelques marches de bois et entrai donc dans le grenier.
Cette fois-ci, je remerciai la pénombre ambiante qui atténua sensiblement l’éblouissement que je subissais chaque fois que la malédiction se mettait en trêve.
L’endroit était vaste, pour un simple grenier à grain. Et pour cause, ce n’en n’était pas le seul usage. Il y avait aussi de la paille, du bois, quelques pierres de construction ainsi que de la chaux et du sable. C’était plus un entrepôt qu’un grenier.
Je déplorais cependant que le bâtiment en lui-même n’était pas un plaisir pour les yeux. Il était grossier, les planches des murs ayant nombre d’aspérités. Seul le toit était travaillé pour empêcher la pluie de s’infiltrer.
Cela dit, ce qu’on pouvait accorder aux villageois était une organisation minutieuse. Toutes les denrées étaient stockées dans des compartiments bien séparés, j’aurais pu réaliser un inventaire juste en restant sur le pas de la porte.
« Où et quand avez-vous vu le magifeste ? » demandais-je en me tournant vers la paysanne.
Malgré sa voix qui m’avait paru assez juvénile, elle était en fait bien plus âgée que ce que je pensais. Elle devait tourner autour de la quarantaine. Son corps portait les stigmates de son travail difficile et des muscles saillants aux bras et aux jambes étaient visibles à travers son vêtement serré. Elle tenait à la main un large chapeau de paille, laissant apparaître des cheveux rouge feu attachés en chignon. Elle avait le teint tanné des agriculteurs et le visage congestionné dans une mimique fatiguée, les yeux ridés et plissés et le rictus tiré en arrière.
« Deux fois, derrière les sacs de grain. Le matin avant l’aube à chaque fois. »
J’acquiesçais. « Vous pouvez me le décrire ? »
Elle se gratta la joue avec un ongle noir. « Comme un très gros rat, de la taille d’un chien. Mais avec le museau aplati. » Puis, elle ajouta « Vous savez, il fait très sombre à cette heure-là, alors j’ai pas pu voir grand-chose. Et puis, il m’a foutu la frousse, ce truc. »
De la taille d’un chien ? Ça ne devait pas être facile pour lui de se dissimuler.
« Et quand vous l’avez surpris, vous avez pu voir où il allait ? »
Elle enroula ses bras autour de son corps, gênée. « C’est ça le plus bizarre. Les deux fois il a disparu sous les sacs de grain. Comme volatilisé. Personne ne m’a crue quand je l’ai dit, et même en retirant tous les sacs, on n’a rien vu… »
Intrigué·e, je me dirigeai vers lesdits sacs de grain. Avec l’aide de la fermière, nous les déplaçâmes, mais effectivement, il n’y avait rien. Aucune créature ne se cachait entre les sacs, qui eux étaient intacts et bien fermés. Pourtant, le magifeste était bien là, sinon ma malédiction ne se serait pas levée. Je balayai la pièce du regard, songeant à un autre endroit où il aurait pu se cacher. Il y en avait plusieurs, les investiguer tous prendrait du temps.
Cependant, selon ce que m’avait dit la paysanne, j’avais l’intime conviction qu’il était là, sous notre nez.
« Ouvrons-les, si vous le voulez bien. »
Elle leva les sourcils. « Vous pensez qu’il se cache à l’intérieur ? Mais les sacs… »
« Je sais, » la coupai-je en faisant un effort pour rester courtois·e, « mais les magifestes ne suivent pas les mêmes règles que nous. Il n’est pas improbable qu’il puisse se faufiler à l’intérieur sans avoir à bouloter la jute. »
Sans trop y croire, elle m’aida à ouvrir les sacs, en commençant par ceux du fond. Ce que nous découvrîmes fut surprenant.
« Vous stockez du grain vert ? » l’interrogeai-je, contemplant les semences qui étaient bien trop jeunes pour être réduites en farine.
« Euh… non. » répondit-elle, étonnée. « C’est pas normal ça. »
Nous ouvrîmes quelques autres sacs, et la plupart d’entre eux —ceux les plus éloignés de l’entrée— étaient également verts. Les autres contenaient du grain parfaitement normal.
« C’est bien ce que je pensais, » conclus-je. « Le magifeste fait régresser les grains mûrs pour les rendre verts. »
Je me tournai vers la paysanne. « La magie employée est donc un sort de Vie consistant à faire pousser des plantes. Assez peu puissant, je dirais. »
Elle afficha une moue songeuse. « C’est embêtant, ça. On vient de perdre une partie de notre récolte. »
Je fis une rapide estimation. Six sacs étaient affectés, sur les seize qui nous faisaient face. Cinq autres compartiments contenaient aussi du grain, toujours sains d’après un rapide examen, ce qui faisait… six pourcents ? Oui, un peu plus de six pourcents de grain corrompu.
« Vous avez de la chance, c’est assez peu sur le total que possède ce grenier. Mais ça pourrait devenir conséquent si on ne l’arrête pas. »
Elle croisa les bras dans un rictus embêté, fixant les sacs contaminés.
« Cependant, » ajoutai-je, « Je n’ai pas vu le magifeste lui-même. »
« C’est un problème ? », me demanda-t-elle.
Je réfléchis un peu. « Pas forcément, mais le voir et comprendre son comportement me permettrait de mieux savoir comment il a été engendré et comment s’en protéger. »
Elle me fixa d’un air perplexe.
« Par exemple, » je reprends, « qu’est-ce qui le pousse à sortir des sacs si c’est bien là qu’il se cache ? A priori, il pourrait corrompre le grain de l’intérieur, non ? Mais si c’était le cas, il serait presque en permanence invisible et vous ne l’auriez jamais vu. Vous comprenez ? »
Elle secoua la tête. « Pas vraiment, mais je vous fais confiance. »
Je repris mon examen des sacs et des lieux.
Après un certain temps, je remarquai quelque chose d’intrigant.
« Est-ce que les planches du grenier ont été réparées récemment ? », demandais-je à l’agricultrice.
« Pas que je sache, pourquoi ? »
Je pointais le sol, à l’endroit où se trouvaient les sacs de grain vert que nous avions déplacé tantôt. « Regardez, ces planches-là sont beaucoup plus récentes que celles autour. On dirait presque que le bois a été coupé et poncé la semaine dernière. »
Elle s’agenouilla près de moi pour constater mes dires. « C’est bizarre, cette planche-là est même à moitié récente, à moitié vieille. » Elle se tourna vers moi, les sourcils froncés. « Ça fait aucun sens ! »
Je lui souris. « Sauf si..? »
Son visage s’éclaira. « Sauf si c’est le magifeste qui les fait rajeunir ! »
Je hochais la tête. « Tout à fait. M’est avis qu’il ne disparaît pas dans les sacs, mais à travers le bois. »
Je me redressai. « Je pense que le magifeste se cache sous le grenier, je vais y aller pour le voir et le forcer à bouger. Vous, vous restez ici des fois qu’il retraverse le plancher, pour voir s’il ne va pas se cacher ailleurs. »
Je sortis, me coupant de mon sens de la vue pour une courte période, jusqu’à ce que je me glisse sous les fondations en bois du bâtiment, qui étaient surélevé du sol terreux.
Il faisait sombre. Au bout d’une minute, je m’accoutumai et pouvais discerner une silhouette à peine visible, suspendue à l’envers, collée au plancher, à l’intersection de deux poutres. Je gardai mes distances pour ne pas l’effrayer et l’observer.
Le magifeste ressemblait effectivement à un gros rongeur, sans visage ni oreilles, mais avait à la place un labyrinthe de creusets, comme un amas de peau amalgamé en des dizaines de plis sinueux. Après une observation attentive, je remarquai que sa fourrure n’était pas composée de poils, mais de longues échardes de bois gris. Il possédait une très courte queue qui rappelait un épi de blé, mais de la même couleur que le reste de son corps, à savoir un gris plutôt sombre.
« Vous êtes prête ? » je criai à la paysanne à l’étage. « J’y vais. »
Je saisis une poignée de terre que je jetai d’un geste sec en direction du magifeste, qui se met aussitôt à détaler, toujours suspendu au plancher du grenier.
Il n’essaya pas de retraverser les planches, mais à la place sortit à découvert et se jeta contre le mur en bois d’une habitation mitoyenne et disparut, ce qui eut pour effet immédiat de m’aveugler complètement.
« Merde, » murmurai-je.
Je me précipitai avec prudence à la porte de ladite maison pour y frapper trois coups. Comme je m’en doutais —et je l’espérais— personne ne me répondit. Le magifeste devait sans doute chercher la solitude et attendre la nuit pour verdir le grain.
L’agricultrice, attirée par mon chahut, trottina vers moi pour savoir ce qui se passait.
Après une brève explication, je lui dictais la marche à suivre.
« Donc, pour vous résumer tout ce qu’on a appris, le magifeste a pour but de faire verdir le grain dans ce grenier. Il est capable de passer à travers le bois sans problème, et cherche la solitude absolue pour œuvrer. Pour vous en débarrasser, il n’y a qu’une seule solution : déplacer les sacs de grain loin de ce grenier, en n’en laissant qu’une poignée sur le sol. Une fois qu’il aura fait suffisamment régresser ces grains-là, il devrait disparaître. Ce sera facile à vérifier vu qu’il se cache juste sous le plancher. Vous avez bien compris ? »
Je sentis dans la voix de la paysanne qu’elle faisait la moue. « Ça fait beaucoup de travail de tout déplacer et ça ne sera pas pratique. On a bien deux autres greniers, mais beaucoup plus petits que celui-là, et je suis pas sûre qu’on pourra y mettre tous les sacs. »
Je secouai la tête. « Alors vous les mettrez ailleurs. Ce n’est que temporaire. De toute façon, c’est mieux si vous éparpillez les sacs dans le village, ça évitera que le magifeste ne les suive. »
« On ne pourrait pas juste poster quelqu’un en permanence dans le grenier ? Vous avez dit que le magifeste ne fera rien s’il y a des gens présents. »
Je fis derechef un geste de dénégation. « Ça ne fera que le mettre en attente. Il ne disparaîtra pas tant qu’il n’aura pas verdi tout le grain du grenier, donc n’en laisser qu’une poignée et le laisser faire est la solution la plus rapide et la moins coûteuse. »
« Et que se passera-t-il si on enlève juste tout le grain ? », me demanda-t-elle, sincèrement curieuse.
Je haussais les épaules. « Je ne sais pas. On ne peut pas savoir. Si vous faites ça, le magifeste tombera alors dans des comportements imprédictibles, ce qui peut vouloir dire sa disparition ou bien un comportement encore plus destructeur. Vous ne voulez pas prendre ce risque. »
Elle soupira. « Et combien de temps ça prendra ? »
Je réfléchis un instant. « Si on laisse une poignée de grains déjà verts, vu la vitesse de régression, je dirais moins d’une semaine. Une demi-dizaine de jours ? Mais je puis me tromper, c’est impossible à prédire avec exactitude. »
Elle s’étira, ce qui fit craquer ses épaules engourdies. « Très bien, je vais dire ça aux autres. Merci, monsieur·dame le·a fegi-shi ».
Midi s’annonçait. Je demandai à la fermière de m’accompagner à mon logement pour que je puisse prendre mon repas, mais nous fûmes interceptés par le maire.
« Puis-je vous inviter à déjeuner, fegi-shi ? Il y a quelque chose dont il faut que nous discutions. »
J’acquiesçai, et il me guida jusqu’à sa propre demeure. Nous papotâmes un peu sur le chemin, lui me demandant où j’en étais dans mon enquête et moi lui décrivant les directives que j’avais déjà données, mais restant évasiv·e sur mes conjectures concernant la magie utilisée par le coupable.
Quand nous fûmes installés en terrasse de sa demeure, je sentis les fragrances d’un sobre coq au vin réchauffé de la veille, juste avant d’être inondé·e par une odeur boisée et sucrée de santal. La fameuse libation rituelle à l’huile essentielle. Au moins, cette odeur-là était plus facile à supporter que l’essence de bleuet de sa fille et de son gendre. Un peu.
Il aborda ensuite le sujet qu’il voulait tant évoquer.
« Nous n’avons pas encore discuté de votre paiement, n’est-ce pas ? »
J’acquiesçai en mastiquant. « Ça m’a surpris·e qu’on n’en parle pas hier, mais vous aviez l’air de vouloir que je fasse mes preuves. Je suis cependant d’accord qu’il vaut mieux aborder le sujet au plus tôt. »
« Très bien, très bien, » dit-il en me servant un verre de bière. « Et bien, dites-moi, quels sont vos honoraires ? »
« J’opère sur une base de paiement journalier, de 22 Roy par jour, en comptant le temps de voyage pour les missions mandatées —ce qui est le cas ici— avec un surplus pour le logis et le couvert — ce qui n’est pas votre cas, vu que je suis logé·e et nourri·e. Avec les six jours de voyage aller-retour, estimant qu’il me faudra encore deux jours pour boucler l’affaire, totalisant neuf jours au total —en comptant aujourd’hui— on arrive à un total estimé de… 198 Roy. Dans votre monnaie ça ferait… » Je calculai rapidement dans ma tête, « 1650 Rials. Ou 429 Roue du Guide, si c’est ce que vous utilisez ici. »
Il me répondit d’une voix basse. « Non non, bien qu’on est près de la frontière expressionniste, notre devise est toujours le Rial. »
Cependant, et ce depuis la veille, un détail me contrissais. « Bien sûr, il serait aimable de la part de la ville que votre fille soit dédommagée pour son accueil. J’applique usuellement un tarif de douze pourcents pour le logis. Ça lui ferait à peu près 200 Rials en guise de remerciement. »
J’avais arrondi cette dernière somme au supérieur, mais on n’était pas à deux Rials près.
Le maire ricana jaune avant de prendre une gorgée de bière. « J’avais espéré que vous loger allègerait un peu le prix, pour tout vous dire. »
Je ne pus empêcher un sourire narquois de naître sur mon visage. « Voyons, monsieur le maire, héberger un étranger n’est pas aisé. Je n’ai pas envie d’incommoder votre fille et sa famille, c’est quand même la moindre des choses… »
Sa chaise grinça quand il changea de position. Je sentais sa gêne d’ici.
« Sinon, » repris-je, « il y a bien des tarifs préférentiels que j’applique quand ce sont des particuliers peu fortunés ou, comme ici, des villages loin des richesses citadines qui requièrent mes services. Mais j’aurais une condition à cela. »
Il se redressa sur son siège. « Laquelle ? »
« Je vous applique le surcoût du logement et du couvert, que j’irai moi-même remettre à votre fille. »
Il posa ses couverts. « Ce qui nous amènerait à combien ? »
« Pour les villages, la dispense que j’applique est de trente-deux pourcents. En comptant les douze pourcents de logis, ça nous fait un total de 1320 Rials pour le séjour complet, si la situation est effectivement résolue après-demain. »
Il se gratta bruyamment la barbe. « Effectivement, c’est une sacrée ristourne. Très bien, j’accepte. Merci, fegi-shi, pour votre compréhension. »
J’entendis de la vaisselle cliqueter dans ce que je suggérais être un geste pour me serrer la main, que je lui rendis.
« À quel point êtes-vous confiant·e de boucler l’affaire avant après-demain ? » demanda-t-il en reprenant son repas.
« Plutôt confiant·e. Il ne me reste que trois lieux à visiter, après quoi je pourrai réfléchir au profil-type du coupable. Il me faudra aussi faire rédiger à l’écrit toutes les indications que j’aurais données à vos citoyens, plus quelques conseils pour pratiquer la magie en sécurité afin que rien de tout cela ne se reproduise. »
Il resta pensif à cette dernière remarque, et nous finîmes le repas sur des banalités.
J’essayais de me faire une carte mentale de tous les lieux incriminés, avec les deux que j’avais déjà visités et les trois dont on m’avait donné la position.
Les deux endroits les plus centraux étaient le grenier que j’avais investigué le matin et une habitation proche. J’avais donc choisi cette dernière pour l’après-midi. Je fus guidé·e sur place par le maire, qui me quitta rapidement pour continuer ses affaires.
Un homme dans la soixantaine m’ouvrit. Je me présentai, et il me fit entrer.
Je recouvris la vue une fois le seuil franchi —je pourrais m’habituer à ça— et pus constater la même fatigue sur la mine de l’homme que j’avais déjà sentie dans sa voix. Il était grand et large comme un ours, tout aussi poilu, mais avec des traits d’une douceur rassurante. Sa peau était jaune chamois, avec des yeux d’un bleu azur. Il arborait une tignasse et une barbe épaisses, d’un roux très sombre. Il portait une longue robe à manches longues, indigo et brodée d’un fil blanc tout simple, suggérant qu’il était maître artisan par cette très modeste richesse apparente.
« Est-ce que vous voulez une tasse de thé ? »
Ça sonnait presque comme une supplication, comme si le thé qu’il m’offrait était pour lui un répit attendu depuis des éons.
J’acquiesçai, mais constatai que nous nous rendions, plutôt que dans son salon, dans la cuisine.
« C’est une grande maison que vous avez là, » remarquai-je en constatant l’architecture moderne typique du Deuxième Âge, séparant les pièces à vivre, et qui contrastait avec les larges foyers en plain-pied des bâtisses du Premier Âge.
Il haussa les sourcils. « Oui, pardon. Je vous ferai bien passer dans le salon, mais… »
En remontant le petit couloir qui distribuait chacune des pièces communes, il œilla à travers une porte ouverte. Quand je passai devant à mon tour, je pus constater que le salon en question était un capharnaüm, tous les meubles étant repoussés dans un coin comme pour barricader complètement un angle de la pièce.
« Venez, je vais vous expliquer. »
Malgré ces mots, il me servit le thé en silence.
Nous fûmes discrètement rejoints par son mari, qui avait l’air un peu plus jeune que lui — ou bien était le temps qui l’érodait moins. L’homme qui m’avait ouvert était clairement un travailleur manuel, tandis que le mari avait l’apparence plus délicate d’un bureaucrate ou d’un greffier.
L’époux était de visu moins fatigué que son mari, mais était muré dans un mutisme déprimé. Et surtout, une longue cicatrice rose barrait son visage couleur champagne, de l’oreille jusqu’au menton. Ses yeux bleu sombre étaient mi-clos, et ses cheveux coupés en brosse étaient de la même couleur que ceux de son mari. Il était habillé simplement, une chemise en lin délavée et une salopette en chanvre marron.
« Nos enfants sont allés vivre chez leur tante, » m’expliqua enfin l’homme qui m’avait accueilli·e, « l’ambiance était malsaine pour eux. Et on aurait fait pareil si ma sœur avait assez de place chez elle. »
L’époux sortit finalement de son mutisme. « On est très heureux que vous soyez là, maître·sse des magifestes. Ça devient insupportable. »
Je posai ma tasse vide que l’homme s’enquit de remplir de nouveau.
« Et si vous racontiez ce qui vous oppresse ? » proposai-je, l’empathie pour leur état rendant mon envie de les aider intenable.
L’époux souffla, exaspéré comme la réalité le rattrapait, et l’homme se leva et se dirigea simplement vers un des coins de la pièce.
« J’aurais du mal à vous expliquer, le mieux serait que vous veniez voir. »
En me levant, j’œillai l’époux. Il fixait le fond de sa tasse en la serrant fort. J’étais presque sûr·e que sa main tremblait.
L’homme me désigna la rainure joignant les planches qui formaient l’angle du mur. Ou plutôt, l’absence de rainure, ce qui était pour le moins saugrenu. C’était comme si l’angle était continu, comme si les planches avaient été coupées de manière à former un angle droit.
« Hmm… » soufflai-je en approchant un doigt de cet étrange artefact architectural.
« Pas trop près ! » rugit l’homme, me tirant par l’épaule.
« Pourquoi pas ? » le pressai-je en me tournant vers lui, un peu secoué·e par sa réaction.
L’homme zieuta le plafond avant de s’expliquer. « Il y en a dans tous les angles de la maison. Enfin, du rez-de-chaussée. Un genre de long fil qui joint les planches, et qui est collé de très près au bois. »
Hum. Ce n’était donc pas une lubie architecturale élaborée, mais le magifeste, qui se collait dans ces rainures et de la même couleur que le bois. Je parcourus le plafond et le sol des yeux, pour constater qu’effectivement, tous les angles de la pièce étaient ‘continus’ comme celui que je venais de voir.
L’homme reprit. « On a essayé de le décoller, mais le truc est trop élastique et ne se casse pas. »
Cependant, un détail m’intriguait. « Comment vous vous êtes rendu compte que c’était un magifeste et pas autre chose ? »
À mes mots, l’époux se leva et quitta sa pièce, pour remonter à l’étage.
L’homme attendit que son mari soit parti avant de répondre. « On a trouvé sa tête. Enfin, ce qu’on pense être sa tête. »
Je commençais à deviner ce qu’il s’était passé, mais je le laissai continuer.
« On n’arrivait pas du tout à le décoller. Alors, on a essayé avec une flamme et… »
Du bras, il mima le mouvement d’un fouet dont la mèche viendrait claquer près de mon visage.
D’où la cicatrice…
« Je vois, je vois. La tête est dans le salon, n’est-ce pas ? Ça vous dérange si je vais la voir ? »
« Euh… »
« Vous, restez ici. Ne vous inquiétez pas, je ferai attention. »
Il hocha la tête, inquiet pour moi mais soulagé que quelqu’un s’en charge enfin.
Avant de quitter la pièce, je lui empruntai un couteau de cuisine.
En pénétrant dans le salon, je me dirigeai d’abord vers un coin qui n’était pas celui barricadé. Le magifeste-rainure était bien là aussi, et j’entrepris de le décoller avec la pointe du couteau.
Après un effort assez conséquent, j’y parvins. On aurait dit un joint de mur, mais pas en torchis ni en ciment, il était très caoutchouteux. Je passai le fil de la lame en dessous du long brin qui composait son corps, mais je ne parvins pas à le couper, il glissait sur la lame.
Avec une extrême prudence, je pressai avec deux doigts de part et d’autre de la lame, pour le faire tenir en place et forcer la coupe. Mais il était trop résistant.
Je tentais de tirer dessus pour le détacher dans toute sa longueur, mais je n’étais pas assez fort·e pour le décoller de plus d’un quart de disse. Avec plusieurs personnes fortes, cependant, on pourrait peut-être réussir à le retirer complètement.
J’étudiai le coin que formaient les deux murs avec le sol. Hmm… Comme je le pensais, le corps se séparait en deux pour couvrir les rainures qui longeaient le plancher. Tout décoller serait un travail compliqué malgré tout, surtout avec le danger que représentait a priori la tête.
Bon, j’avais de toute évidence affaire à un magifeste de type singulier. Donc toute mon expérience était à peu près inutile, comme à chaque fois que j’étais confronté·e à ce type. Je ne savais pas comment il pouvait ‘fouetter’ les gens comme l’homme me l’avait mimé, mais je n’avais pas envie de le découvrir. Il fallait que je trouve quel était son but, et comme pour tous les autres, définir un plan pour le faire disparaître de lui-même.
Je marchai jusqu’à la barricade et commençai à essayer de passer en écartant les meubles. L’homme vint sur le seuil de la pièce pour observer mon travail, la curiosité l’emportant sur la prudence. Je le laissai faire, il ne risquait rien là où il était.
La ‘tête’ du magifeste était simplement deux globes noirs, comme des yeux de poissons, disposés verticalement, très proches, à à peine quelques vidisses l’un de l’autre. Je savais que le feu déclenchait une réaction agressive, mais rien de plus.
« Vous avez une planche, ou un plat, en métal ou en bois, que je pourrai utiliser ? » demandai-je à l’homme. « C’est pour me protéger le visage. »
Il hocha la tête et revint avec un plat à tarte en cuivre.
Je m’agenouillai pour mettre un peu de distance entre ces yeux de poisson et moi, levai ma protection de fortune et, en tentant de garder une distance respectable, entrepris de décoller le corps du magifeste.
Je finis par y parvenir avec mon couteau, puis je commençai à le remonter le long de la rainure, me rapprochant de la tête.
Le magifeste ne réagit pas, mais à cet endroit il était tellement dur à décoller, que je n’y parvins pas jusqu’au bout.
Je laissais le corps reprendre sa place, pour observer de nouveau la tête. Et si..?
Je me protégeai de nouveau, et cherchai à piquer les yeux à l’aveugle avec la pointe de mon couteau. J’y parvins après quelques essais, mais là non plus ça ne provoqua aucune réaction de la part du magifeste. Ni ne l’endommagea, d’ailleurs. Les yeux aussi semblaient aussi caoutchouteux et résistants que son corps.
Suite à ces observations, une théorie commençait à se former dans ma tête.
« Est-ce que vous avez une hache ? »
L’homme haussa un sourcil. « Vous êtes sûr·e ? Ça a l’air dangereux… »
« Je cherche juste à confirmer mon hypothèse. Et même si c’est risqué, ça n’a pas vraiment l’air mortel. »
L’inquiétude de l’homme était palpable.
Ce couple vivait dans la peur depuis plus d’une semaine. L’évènement qu’ils avaient subi était impressionnant, de même que l’était la blessure de l’époux, mais en réalité, le magifeste était plutôt inoffensif. L’entaille avait été de toute évidence très superficielle, même si elle avait dû beaucoup saigner. À part perdre un œil, si vraiment la malchance était de leur côté, il n’y avait aucun risque pour leur vie.
Et si mon hypothèse se confirmait, leurs mesures de prudence étaient de toute manière inefficaces.
« J’ai un hachoir, si ça vous convient. »
Je secouai la tête. « Je préfèrerais un outil avec un manche plus long, comme une hache de bûcheron. »
« On peut faire le tour des voisins, je suis sûr qu’on pourra trouver ça. »
Je lui lançai un sourire triste. « Vous pouvez vous en charger ? C’est un peu long à expliquer, mais à l’extérieur, je suis aveugle. »
Il haussa les sourcils, surpris — à raison, ce n’était pas commun — mais fit rapidement le lien avec la tête étrange que je devais faire quand il m’a accueilli·e sur le palier.
« Oui, bien sûr. Désolé. »
Je lui fis signe que ce n’était rien, et il partit.
Au moins, il n’avait pas posé de question ni mis en doute mes capacités à cause de ma cécité. Je décidai de lui expliquer plus tard, s’il le désirait. C’était toujours plus facile d’instruire les gens quand leur seule réaction était un haussement de sourcil.
Je balayai la pièce du regard, essayant de profiter de mon sens temporaire de la vue, mais la maison était simple et la pièce si désordonnée que c’en était triste.
Je m’en voulus de m’être aussi vite lassé·e d’une rare occasion de pouvoir voir, mais j’essayai de rester indulgent·e avec moi-même. Après tout, l’abaissement temporaire de ma malédiction nuisait à mon acuité mentale en général, et avoir un sens en plus était un surplus d’information qui me fatiguait vite. Surtout autant de fois à la suite sur une si courte période.
Je sortis donc sur le perron et m’assis sur un banc qui se trouvait non loin.
Le village était plutôt animé. On était en son centre, et j’entendais de toutes parts l’activité des villageois, que ce soit les manuels qui suintaient d’une sueur odorante traduisant le dur labeur, ou les marchands qui brayaient pour négocier leurs biens tout en discutant de la météo.
Ça faisait d’ailleurs deux jours que la pluie n’était pas tombée, et je sentais dans l’air qu’une grosse averse s’abattrait sur nous avant la nuit.
« Ah, je vois que vous êtes sorti·e vous aérer. » La voix grave de l’homme m’extirpa de ma contemplation oisive. « J’ai votre hache, retournons à l’intérieur, si vous le voulez bien. »
Je me relevai.
« Vous voulez de l’aide ? » s’enquit-il.
Je lui souris. « Non, ça ira. Mais merci de proposer. »
Je regagnai la maison sans difficulté, et nous rejoignîmes le salon.
La hache que m’avait trouvée l’homme était toute simple, assez usée, un peu rouillée, mais largement suffisante pour ce que j’envisageai.
L’homme s’était enhardi, il n’avait plus peur d’entrer dans le salon avec moi. Je le mis cependant en garde.
« Là, vous devriez vraiment quitter la pièce, ce que je vais faire est dangereux. »
Il acquiesça, et m’obéit. Je saisis de nouveau le plat en cuivre qui me servait de bouclier, et choisis méticuleusement à quel endroit du mur j’allais faire mon test.
J’arrêtai mon choix sur un mur, assez proche d’un angle mais loin de la ‘tête’ du magifeste, et décidai de l’emplacement exact juste un peu au-dessus de moi. Si mon hypothèse était bonne, c’est ici que je pourrais me protéger au mieux.
Je levai mon bouclier, et d’un coup sec plantai la hache dans le mur.
Un claquement sec fendit l’air et le cuivre sonna comme une cloche, si fort que mes oreilles sifflèrent.
J’attendis quelques secondes, décrocha la hache et posa les ustensiles sur le sol.
Une longue marque barrait le plat de cuivre, mais sans l’avoir déformé ni sévèrement entamé. J’avais protégé mon visage avec succès, mais étais cependant contrit·e de voir autant de sang s’écouler de ma main.
« Oh mes dieux, vous êtes blessé·e! »
L’homme courut chercher un linge propre pour bander ma main. La douleur fusait, mais était supportable.
Soïc·que, je rejoignis la cuisine et fis couler de l’eau su la plaie. C’était impressionnant, la blessure traçant une longue ligne rouge de la base de mon petit doigt jusqu’à mon avant-bras, formant une diagonale sur le dos de ma main, mais rien de vital n’avait été touché. Je n’avais même pas besoin d’être suturé·e.
L’homme m’appliqua le bandage avec précaution, mais la douleur commençait déjà à s’estomper.
J’avais été stupide, j’aurais dû mettre un gant.
L’homme paniquait plus que moi, mais mon flegme le rassura un peu.
« Comment ça se fait que ce truc vous ait attaqué·e ? Vous avez juste fendu le mur ! »
Je hochais la tête. « Oui, c’est ce que je pensais. Le magifeste n’a pas réagi au fait que vous tentiez de le brûler, mais a cherché à protéger la maison. »
La mine de l’homme était circonspecte.
« Les magifestes apparaissent naturellement pour contrer une magie qui a été lancée. Mon hypothèse, qui est maintenant quasiment certaine, est que ce magifeste cherche à préserver la structure du bâtiment. C’est aussi pour ça qu’il n’est présent qu’au rez-de-chaussée. »
L’homme se gratta la tête. « Ça veut dire que quelqu’un a essayé de détruire ma maison avec de la magie ? »
Je secouai la tête. « Par forcément. La magie peut avoir eu lieu à une petite distance d’ici, mais quand le magifeste est apparu, il a ‘considéré’ (je fis des guillemets avec les doigts pour mimer le fait que les magifestes n’étaient pas vraiment conscients, que ce terme n’était qu’une vulgarisation) que votre maison était la plus endommagée du coin. »
L’homme balaya son regard dans la pièce. « C’est vrai qu’elle est très vieille. Mais si quelqu’un a lancé un sort qui affaiblit un bâtiment — ou quoi que ce soit d’autre — c’est normal que le magifeste ne s’occupe pas d’abord de ça ? »
« En temps normal, c’est ce qui est censé arriver. Mais je pense que le sort a été lancé sur une ou plusieurs planches que le mage aurait apportées spécialement pour ça, et une fois sa magie finie les aurait ramenées avec lui. Ainsi, le magifeste n’ayant plus le matériau de base pour réparer les conséquences de l’effet magique, il s’est rabattu sur ce qu’il y avait de plus proche alentour. »
« D’accord. Et comment on s’en débarrasse ? »
Ah, ça…
« Ça risque d’être… compliqué. Comme vous l’avez vu, c’est très dur — voire peut-être impossible — de l’endommager. Et de toute manière… on ne peut pas vraiment tuer un magifeste. D’habitude, je m’arrange pour qu’ils finissent par disparaître, ce qui arrive quand leur ‘tâche’ arrive à son terme. Sauf que là… »
Je réfléchi une seconde.
« Le problème, c’est que je suppute que sa ‘tâche’ est de rétablir ou de maintenir l’intégrité structurelle de votre maison. Je ne sais pas comment émuler cette tâche d’une autre manière pour qu’il la considère terminée… »
J’émis un long soupir avant de reprendre.
« Pour faire simple, il existe plusieurs types de magifestes. Les autres sont assez prédictibles et je connais bien leur fonctionnement global. Mais là, on a affaire à un des rares magifestes de type singulier. Ce qui signifie qu’il ne suit pas les tendances générales des autres magifestes. »
Je voyais la mine de l’homme se décomposer au fil de mes explications.
« Notamment, tous les magifestes finissent par accomplir leur tâche d’une manière ou d’une autre et disparaître. Sauf que comme c’est un singulier et qu’on n’a aucun moyen de connaître son véritable but — on a juste une idée générale — je ne suis même pas capable de vous dire s’il accomplira sa tâche de votre vivant… »
L’homme plongea sa tête dans ses mains.
« Alors, c’est foutu. On va devoir déménager. »
Je secouai la tête.
« Non, pas forcément. Le magifeste ne réagit que lorsqu’on attaque l’intégrité structurelle de votre maison. Quand on menace d’abattre un mur ou d’y mettre le feu, par exemple. Pour vous protéger de cela, c’est très simple : disposez des plinthes en bois sur tous les angles de la maison. Ça cachera le magifeste, et si un jour par accident un mur est abîmé, alors la plinthe vous empêchera d’être blessés. »
L’homme me jeta un regard incrédule.
« Les blessures qu’il inflige sont superficielles. Dans tous les cas, vous n’avez aucun risque d’être estropié ou tué. Je sais que ce qui est arrivé à votre mari est impressionnant, mais si vous faites un peu attention et posez des plinthes, vous ne courrez absolument aucun risque. »
Il n’était toujours pas convaincu.
Je retournai dans le salon. Je saisis une table qui servait pour la barricade et tapa fort un de ses coins contre le mur. Comme je m’y attendais, rien ne se produisit.
« Vous voyez, » conclus-je en direction de l’homme qui m’avait suivi·e de loin. « C’est uniquement si un mur est réellement endommagé que le magifeste réplique. Posez une plinthe robuste, et vous n’aurez plus à vous soucier de votre quotidien. »
Je tentai d’être rassurant·e, mais j’avais bien compris que le choc de la blessure et la peur constante au quotidien étaient loin d’être dissipés.
« Après, si vraiment c’est invivable pour vous, vous pouvez effectivement déménager. Je voulais juste vous dire que rester n’est plus dangereux maintenant qu’on comprend mieux son comportement. »
L’homme émit un long soupir, très las, mais un peu soulagé.
« Je vais tout de suite aller chez le charpentier alors. Vous voulez que je vous raccompagne ? »
Mon travail était fini, j’espérais que cette petite famille allait pouvoir se remettre de tout ça. Ça prendrait un peu de temps, mais rien d’insurmontable.
Chez le charpentier ? Ça me donnait une petite idée.
« Est-ce que ça vous dérangerait de me guider jusqu’à un artisan du bois ? J’aimerais acheter un petit quelque chose pour la famille qui m’héberge. »
L’homme hocha la tête. « Bien sûr, c’est la moindre des choses. »
Je m’empressai d’ajouter. « Et après chez le pâtissier ? Si ce n’est pas trop abuser de votre bienveillance ? »
Il me sourit. « Bien sûr que non, avec plaisir. Je pense aussi y acheter quelque chose, pour nous remonter un peu le moral, à mon mari et moi. »
Le soir, en arrivant chez la fille du maire, trempé·e par la lourde averse qui avait fini par éclater, je fus accueilli·e par un silence circonspect.
J’appelai la petite fille près de moi, et lorsqu’elle s’avança timidement, je sortis de mon sac un petit chariot de bois à roues mobiles.
« Je voulais te dire merci pour ton accueil et ton assistance. Alors, je t’ai acheté ça, tu l’as bien mérité. »
Elle émit un cri de surprise et m’arracha le jouet des mains comme s’il était en or.
« Dis merci à la personne, chérie. » gronda sa mère.
Elle me remercia poliment, puis fila jouer dans sa chambre.
Je tendis au couple d’hôtes la tarte aux pommes encore chaude que je gardais dans un sac à fond plat.
« Et ceci est pour vous. Merci beaucoup pour votre accueil. »
La tarte quitta mes mains. « De rien, c’est bien normal, étant donné la situation. »
Nous nous mîmes à table et l’insupportable odeur de bleuet vint de nouveau occulter mon odorat. Mais ce qui releva un peu ma souffrance fut la petite fille, qui me raconta des histoires d’aventure avec pour protagoniste le fameux chariot qui était tantôt un marchand itinérant, tantôt une guerrière à cheval lors de la Grande Guerre, ou encore un poney sauvage qui vivait des histoires d’amour.
« J’ai discuté avec votre père, » dis-je au couple une fois que l’attention de la petite était absorbée par la tarte. « Pour vous résumer, vous serez dédommagés pour votre accueil. »
Un ange gêné passa. « Vous savez, » me dit la femme avec une timide retenue, « ce n’est pas nécessaire, c’est à nous de vous payer pour vos services, et le logis et le couvert sont la moindre des choses. »
Je balayai sa réplique de la main. « Mes tarifs sont standardisés, et ils incluent le lit et l’assiette. C’est donc normal que je vous remette votre part pour votre participation. »
Je l’entendis inspirer pour contester, mais je l’interrompis. « Monsieur le maire votre père est d’accord, et je vous avoue que c’est plus simple pour tout le monde ainsi. S’il vous plaît, ça me gênerait beaucoup que vous refusiez. »
Après un autre court silence, le couple assentit.
Cette annonce —assortie de ce petit mensonge blanc— eu l’effet désiré, car pour la fin du repas et pour le thé, le couple fut beaucoup plus ouvert et les discussions furent beaucoup plus leste, échangeant même quelques rires francs.
Je ne leur avais pas mentionné la somme, car l’accord que j’avais eu avec le maire n’était qu’un devis basé sur une estimation du temps de travail qu’il me restait, mais savoir que leur générosité forcée allait être compensée avait suffi à alléger leur cœur.
Le lendemain fut assez banal. Il pleuvait toujours d’une averse dense, mais ça ne me dérangeait pas. Je passai la matinée à inspecter l’atelier de tailleur, où un magifeste ressemblant à un croisement entre un gecko et un mille-patte se déplaçait dans les murs, comme un long serpent muni d’une multitude de pattes à ventouses. Il passait son temps à faire craquer les planches qui formaient les cloisons de l’atelier. J’en avais déduit qu’il tentait de les fragiliser ou de les casser, le sort l’ayant engendré visant probablement à réparer des poutres ou des planches en bois. Un lien avec le cas de la veille ? Sans doute.
Pour celui-là par contre, la solution était simple : laisser des petites planchettes neuves çà et là dans les murs, espérant que le magifeste se concentre sur elles plutôt que sur celles des murs avant de disparaître. Il n’avait pas l’air de s’attaquer aux structures porteuses, donc bien que les dégâts risquaient d’être coûteux à réparer, il n’y avait pas de danger immédiat. À surveiller bien sûr, j’ordonnai au maître de l’atelier d’abandonner le bâtiment s’il constatait la moindre fissure dans les poutres porteuses.
L’après-midi ne m’apprit pas grand-chose de plus. L’habitation que je visitai était la plus excentrée de tous les lieux touchés par les magifestes, mais pas de très loin. Le problème que la famille rencontrait était des hordes de petits insectes ressemblant à de petits disques blancs qui s’aggloméraient sur toutes les flammes et sources de chaleur de la maison pour les éteindre. Ce qui avait fait paniquer la famille était que chaque matin, ils se retrouvaient frigorifiés, avec les magifestes les couvrants de pied en cap.
La famille avait temporairement déménagé, de peur de finir en hypothermie —et en vérité absolument terrifiée d’être couverte de ses bêbêtes dont les plus grosses faisaient la taille de la main— mais en réalité ces magifestes-là n’était pas dangereux, ne faisant pas refroidir les objets et les personnes qu’ils touchaient plus bas que la température ambiante.
Il me fallut cependant un peu de temps pour comprendre pourquoi ils n’avaient pas disparu d’eux-mêmes, la maison abandonnée n’abritant pas de source de chaleur. C’est en comprenant que le simple rayonnement du soleil passant à travers les fenêtres suffisait à faire chauffer le mobilier métallique qu’il m’apparut que la solution était très simple : fermer tous les volets, et attendre quelques jours.
C’est ainsi que, le soir de mon troisième jour de séjour, je me retrouvai à dîner avec le maire chez sa fille et son mari, pour faire le bilan de mon travail et aussi un peu fêter la fin de leur calvaire.
« Demain, j’irai faire inscrire le bilan de mes trouvailles chez la scribe, » décris-je en mangeant. « Ça vous permettra d’avoir un rappel des procédures à suivre au cours des prochaines semaines. J’y inscrirai aussi mes conclusions sur les différents sorts ayant engendré tous ces magifestes ainsi que mes conjectures sur la puissance du mage que nous recherchons. Je partirai donc après-demain à l’aube. »
Le maire fut surpris. « Je pensais qu’à l’issue de votre enquête, vous auriez été capable de nous donner le nom du coupable. C’est pas comme ça que vous procédez d’habitude ? »
Cette remarque me fit sourire. « Oulà, non ! Je suis spécialiste des magifestes, pas des enquêtes de proximité ! À moins que vous ne souhaitiez payer une semaine d’honoraire en plus ? »
Ma petite boutade fit rire jaune le maire.
« Blague à part, mes conjectures devraient vous être très utiles pour comprendre qui a lancé la magie, mais surtout je vais vous donner des recommandations à transmettre au concerné —voire même pourquoi pas au village tout entier— pour que cela ne se reproduise pas. Et s’il vous plaît, ne traitez pas le mage qui a commis tout ça comme un criminel. Il n’a a priori brisé aucune loi ni fait aucun mal délibéré. Il faut juste l’éduquer un peu. »
Quand le couple s’en alla s’occuper de leurs corvées vespérales et que la petite regagna sa chambre avec son nouveau jouet, le maire et moi restâmes attablés pour profiter d’un digestif à la poire, fort agréable comme l’odeur d’huile essentielle commençait à se dissiper.
« Je tenais à m’excuser, » commença le maire. « Je vous avais mal jugé·e quand vous êtes arrivé·e, et je n’aurais pas dû. Mon comportement était inapproprié. »
« J’ai l’habitude, » lui répondis-je, l’alcool fort commençant à faire tourner ma tête. « Mais merci, c’est agréable de l’entendre. »
« Oui, j’imagine que ça vous arrive souvent… »
« Trop souvent. »
Nous finîmes la soirée en discutant de la région et des ragots du village. Le couple se joignit à nous avec plaisir quand la petite fut couchée. Nous rîmes de bon cœur, désinhibés par l’ivresse et les préjugés aplanis.
Le matin suivant, je me rendis à la bibliothèque. L’académicienne et la scribe étant occupées à suivre les instructions que je leur avais données l’avant-veille, je décidai de profiter que le magifeste était encore présent dans le lieu et de rédiger moi-même le rapport.
Je commençai par un bilan de mes découvertes et une retranscription détaillée des recommandations que j’avais données.
J’enchaînais par mes conjectures sur les sorts utilisés. Le Cercle de la Vie, celui de la Destruction et celui de la Transcendance étaient évidents. Le magifeste qui corrompait le grain était en réponse à une magie qui faisait pousser des plantes à partir des graines, cercle de la Vie, domaine de la Guérison. Le magifeste des rainures était en réponse à de la destruction partielle de planches, cercle de la Destruction, domaine de l’Explosion. Et la scolopendre à ventouse en réponse, à l’inverse, à la réparation de planches, cercle de la Transcendance, domaine de l’Amélioration. Probablement les mêmes planches, d’ailleurs.
Quant à ceux de l’humidité et du refroidissement, mes conjectures étaient beaucoup moins confiantes. Pour l’humidité, ça pouvait être le domaine de l’Amélioration encore, en fonction de l’objet que le mage voulait sécher. Sinon, c’était le cercle de la Rédaction, domaine de l’Encre. Un domaine un peu compliqué, et un peu mon dam, parce que beaucoup d’effets appartenant aux autres cercles de magie pouvaient être plus ou moins bien émulés via ce domaine.
Quant aux magifestes qui refroidissaient… J’avais juste le cercle de la Rédaction en tête.
Je n’étais pas magologue, mais ce cercle de magie me fascinait. Il était complexe à appréhender et encore plus à maîtriser. De ce que j’en avais compris, il permettait tantôt d’altérer le hasard, tantôt de créer un effet d’ellipse, amenant un évènement qui aurait été réalisable si on ‘avait fait’ quelque chose pendant cette ellipse. En l’occurrence, on pouvait chauffer un lieu avec cette magie en considérant que pendant l’ellipse ‘on allumait un feu dans la cheminée’. Et c’était ainsi qu’on chauffait une pièce sans effectivement allumer la cheminée.
Dans l’ensemble, les sorts employés avaient été très faibles. Pour tous les effets, ils étaient de niveau débutant — sauf la Rédaction, qui aurait pu être plus élevée, mais c’était compliqué de l’évaluer sans connaître l’effet exact du sort.
C’est ce qui m’amena à penser que ce n’était pas un unique mage, mais plusieurs, qui avaient provoqué tout ça. Je voyais bien un club nocturne de villageois se réunir dans le grenier qui était au centre du village pour s’exercer sur une base régulière et partager leurs connaissances et découvertes.
Je notai tout ça sur mon rapport.
Je rédigeai ensuite de longues indications à transmettre à l’ensemble des villageois pour que de telles circonstances ne se reproduisent pas. Par défaut, sortir du village pour faire autant de magie à la fois était une bonne pratique. Et ensuite, peut-être le village pourrait mander un magologue, ou même un simple enseignant en magie, pour que ceux qui le souhaitaient puissent apprendre les bases de la magie dans un contexte sécurisé.
Mais une chose me titillait. Je ne l’écris pas dans le rapport pour ne pas lancer une chasse aux sorcières, mais trois des quatre cercles utilisés n’étaient pas culturellement associés à la tradition dans laquelle se trouvait ce village, le Perfectionnisme. Et aucun d’entre eux même n’était associé à la tradition voisine, l’Expressionnisme. Il y avait peut-être un mage étranger venu ici enseigner sa magie aux locaux, mais aucune tradition n’avait nativement trois des quatre cercles de magie employés ici. Et je voyais mal un polymage venir enseigner en secret dans un endroit aussi reculé. Surtout à l’insu des autorités.
Je balayai cette réflexion, c’était sans doute de la surinterprétation. Le plus probable était que plusieurs personnes du village, originaires d’horizons différents, avaient décidé de confidentiellement pratiquer leur magie ensemble.
Le maire et les habitants allaient sans aucun doute connaître le fin mot de l’histoire. Mais pas moi. Je serai depuis longtemps parti·e quand ils allaient découvrir ce qui s’était réellement passé.
« Vous nous quittez déjà ? »
Le maire avait une surprise sincère dans sa voix.
« Vous ne m’aviez pas dit que vous partiriez demain ? »
Nous étions dans son bureau, juste après le déjeuner. Je l’entendais distraitement feuilleter le rapport que j’étais venu·e lui remettre.
« Si, mais je n’ai plus grand-chose à faire, et je ne veux pas vous facturer une demi-journée en plus pour rien. »
« On peut vous héberger malgré tout, vous savez. Vous n’avez pas à prendre la route en milieu de journée. »
Je soupirai. « Certes, mais à vrai dire, j’ai hâte de rentrer à la Porte du Havre. Votre hospitalité n’a rien à voir avec ça —tout le monde a été au demeurant accueillant— mais je ne vois pas m’ennuyer tout l’après-midi et me lever demain avant l’aube. Plus tôt je partirai, plus tôt je serai rentré·e. Et je dois aussi préparer mon départ vers Passy, que j’avais normalement prévu pour aujourd’hui. »
Je l’entendis se gratter la barbe, circonspect.
« Mais au fait, vous voyagez seul·e ? Comment faites-vous, si ce n’est pas indiscret ? »
Je lui souris. « Je suis oracle, j’ai des capacités exceptionnelles, souvenez-vous. »
« Ah bon… »
Je ris de bon cœur. « Je vous fais marcher. Généralement, j’accompagne d’autres voyageurs que je croise dans les relais. Il y en a un à quelques heures d’ici, et ce n’est pas trop trop dur de suivre la route seul·e quand j’ai à le faire. »
J’entendis le maire se détendre. « Je vois ! Vous voulez alors peut-être que je demande à quelqu’un de vous accompagner jusqu’au premier relai ? »
Je secouai le chef. « Non-non, il ne pourra pas rentrer avant la nuit, et j’ai pas envie de le faire découcher là-bas juste pour moi. Je vais m’en sortir, ne vous en faites pas. Et puis, un peu de solitude ne me fera pas de mal. »
« Très bien, alors dans ce cas, bon vent ! » Je sentais un sourire sincère dans sa voix. Il avait l’air soulagé que toute cette histoire se termine enfin.
Le maire paya mes honoraires, ravi que le devis fut plus léger qu’annoncé. Je fis un détour chez sa fille, pour lui remettre sa part, non sans quelques larmoyants adieux de la part de la gamine, et sortis enfin ce petit village de la campagne profonde.
Après une centaine de pas, je me retournai pour voir une dernière fois ce lieu que tant d’évènements hors du commun avaient perturbé, ces dernières semaines.
Voir avec mon ouïe, les bruits distants des villageois affairés à leurs lourdes tâches quotidiennes.
Voir avec mon odorat, les fragrances d’huiles essentielles, témoins des étranges rites qui s’y nichaient.
Voir avec mon esprit, le visage de tous ces gens que j’avais aidés du mieux que je le pouvais.
Puis je me retournai et quittai ce lieu à tout jamais.